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La bourse ou la vie! (Page 79.)

sur lequel Sigognac tenait toujours les yeux fixés se déplaça. Un long jet de feu sillonna un flot de fumée blanchâtre; une forte détonation se fit entendre, et une balle s’aplatit sous le joug des bœufs, qui se jetèrent brusquement de côté, entraînant le chariot qu’un tas de sable retint heureusement au bord du fossé.

A la détonation et à la secousse, toute la troupe s’éveilla en sursaut; les jeunes femmes se mirent à pousser des cris aigus. La vieille seule, faite aux aventures, garda le silence et prudemment glissa deux ou trois doublons serrés dans sa ceinture entre son bas et la semelle de son soulier.

Debout, à la tête du char d’où les comédiens s’efforçaient de sortir, Agostin, sa cape de Valence roulée sur son bras, sa navaja au poing, criait d’une voix tonnante:

«La bourse ou la vie! toute résistance est inutile; au moindre signe de rébellion ma troupe va vous arquebuser!»

Pendant que le bandit posait son ultimatum de grand chemin, le Baron, dont le généreux cœur ne pouvait admettre l’insolence d’un pareil maroufle, avait tranquillement dégainé et fondait sur lui l’épée haute. Agostin parait les bottes du Baron avec son manteau et épiait l’occasion de lui lancer sa navaja; appuyant le manche du couteau à la saignée, et, balançant le bras d’un mouvement sec, il envoya la lame au ventre de Sigognac, à qui bien en prit de n’être pas obèse. Une légère retraite de côté lui fit éviter la pointe meurtrière; la lame alla tomber à quelques pas plus loin. Agostin pâlit, car il était désarmé, et il savait que sa troupe d’épouvantail ne pouvait lui être d’aucun secours. Cependant, comptant sur un effet de terreur, il cria: «Feu! vous autres!» Les comédiens, craignant l’arquebusade, firent un moment de retraite et se réfugièrent derrière le chariot, où les femmes piaillaient comme des geais plumés vifs. Sigognac lui-même, malgré son courage, ne put s’empêcher de baisser un peu la tête.

Chiquita, qui avait suivi toute la scène, cachée par un buisson dont elle écartait les branches, voyant la périlleuse situation de son ami, rampa comme une couleuvre sur la poudre du chemin, ramassa le couteau sans qu’on prît garde à elle, et, se redressant d’un bond, remit la navaja au bandit. Rien n’était plus fier et plus sauvage que l’expression qui rayonnait sur la tête pâle de l’enfant; des éclairs jaillissaient de ses yeux sombres, ses narines palpitaient comme des ailes d’épervier, ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir deux rangées de dents féroces comme celles qui luisent dans le rictus d’un animal acculé. Toute sa petite personne respirait indomptablement la haine et la révolte.

Agostin balança une seconde fois le couteau, et peut-être le baron de Sigognac eût-il été arrêté au début de ses aventures, si une main de fer n’avait saisi fort opportunément le poignet du bandit. Cette main, serrant comme un étau dont on tourne la vis, écrasait les muscles, froissait les os, faisait gonfler les veines et venir le sang dans les ongles. Agostin essaya de se débarrasser par des secousses désespérées; il n’osait se retourner, car le Baron l’eût lardé dans le dos, et il parait encore les coups de son bras gauche, et pourtant il sentait que sa main prise s’arracherait de son bras avec ses nerfs s’il persistait à la délivrer. La douleur devint si violente, que ses doigts engourdis s’entr’ouvrirent et lâchèrent l’arme.

C’était le Tyran qui, passant derrière Agostin, avait rendu ce bon office à Sigognac. Tout à coup il poussa un cri:

«Mordions! est-ce qu’une vipère me pique; j’ai senti deux crocs pointus m’entrer dans la jambe.»

En effet, Chiquita lui mordait le mollet comme un chien pour le faire retourner; le Tyran, sans lâcher prise, secoua la petite fille et l’envoya rouler à dix pas sur le chemin. Le Matamore, reployant ses longs membres articulés comme ceux d’une sauterelle, se baissa, ramassa le couteau, le ferma et le mit dans sa poche.

Pendant cette scène, le soleil émergeait petit à petit de l’horizon; une portion de son disque d’or rose se montrait au-dessus de la ligne des landes, et les mannequins, sous ce rayon véridique, perdaient de plus en plus leur apparence humaine.

«Ah çà! il paraît, dit le Pédant, que les arquebuses de ces messieurs ont fait long feu à cause de l’humidité de la nuit. En tout cas, ils ne sont guère braves, car ils laissent leur chef dans l’embarras et ne bougent non plus que des Termes mythologiques!

—Ils ont de bonnes raisons pour cela, répliqua le Matamore en escaladant le talus, ce sont des hommes de paille habillés de guenilles, armés de ferrailles, excellents pour éloigner les oiseaux des cerises et des raisins.»

En six coups de pied il fit rouler au milieu de la route les six grotesques fantoches qui s’épatèrent sur la poudre avec ces gestes irrésistiblement comiques de marionnettes dont on a abandonné les fils. Ainsi disloqués et aplatis, les mannequins parodiaient d’une façon aussi bouffonne que sinistre les cadavres étalés sur les champs de bataille.

«Vous pouvez descendre, mesdames, dit le Baron aux comédiennes, il n’y a plus rien à craindre; ce n’était qu’un péril en peinture.»

Désolé du mauvais succès d’une ruse qui habituellement lui réussissait, tant est grande la couardise des gens, et tant la peur grossit les objets, Agostin penchait la tête d’un air piteux. Près de lui se tenait Chiquita effarée, hagarde et furieuse comme un oiseau de nuit surpris par le jour. Le bandit craignait que les comédiens, qui étaient en nombre, ne lui fissent un mauvais parti ou ne le livrassent à la justice; mais la farce des mannequins les avait mis en belle humeur, et ils s’esclaffaient de rire comme un cent de mouches. Le rire n’est point cruel de sa nature; il distingue l’homme de la bête, et il est, suivant Homérus, l’apanage des dieux immortels et bienheureux qui rient olympiennement tout leur saoul pendant les loisirs de l’éternité.

Aussi le Tyran, qui était bonasse de sa nature, desserra-t-il les doigts, et tout en maintenant le bandit, lui dit-il de sa grosse voix tragique, dont il gardait parfois les intonations dans le langage familier:

«Drôle, tu as fait peur à ces dames, et pour cela tu mériterais d’être pendu haut et court; mais si, comme je le crois, elles te font grâce, car ce sont de bonnes âmes, je ne te conduirai pas au prévôt. Le métier d’argousin ne me ragoûte pas; je ne tiens pas à pourvoir la potence de gibier. D’ailleurs, ton stratagème est assez picaresque et comique. C’est un bon tour pour extorquer des pistoles aux bourgeois poltrons. Comme acteur expert aux ruses et subterfuges, je l’apprécie, et ton imaginative m’induit à l’indulgence. Tu n’es point platement et bestialement voleur, et ce serait dommage de t’interrompre en une si belle carrière.

—Hélas! répondit Agostin, je n’ai pas le choix d’une autre, et suis plus à plaindre que vous ne pensez; il ne reste plus que moi de ma troupe aussi bien composée naguère que la vôtre; le bourreau m’a pris mes premiers, seconds et troisièmes rôles; il faut que je joue tout seul ma pièce sur le théâtre du grand chemin, affectant des voix diverses, habillant des mannequins pour faire croire que je suis soutenu par une bande nombreuse. Ah! c’est un sort plein de mélancolie! Avec cela il ne passe personne sur ma route, elle est si mal famée, si coupée de fondrières, si dure aux piétons, chevaux et carrosses; elle ne vient de nulle part et ne mène à rien; mais je n’ai pas le moyen d’en acheter une meilleure. Chaque chemin un peu fréquenté a sa compagnie. Les fainéants qui travaillent s’imaginent que tout est rose dans la vie du voleur; il y a beaucoup de chardons. Je voudrais bien être honnête; mais comment me présenter aux portes des villes avec une mine si truculente et une toilette si sauvagement déguenillée! Les dogues me sauteraient aux jambes et les sergents au collet, si j’en avais un. Voilà mon coup manqué, un coup bien machiné, monté bien soigneusement, qui devait me faire vivre deux mois et me donner de quoi acheter une capeline à cette pauvre Chiquita. Je n’ai pas de bonheur, et suis né sous une étoile enragée. Hier, j’ai dîné en serrant ma ceinture d’un cran. Votre courage intempestif m’ôte le pain de la bouche, et puisque je n’ai pu vous voler, au moins faites-moi l’aumône.

—C’est juste, répondit le Tyran, nous t’empêchons d’exercer ton industrie, et nous te devons un dédommagement. Tiens, voilà deux pistoles pour boire à notre santé.»

Isabelle prit dans le chariot un grand morceau d’étoffe dont elle fit présent à Chiquita. «Oh! c’est le collier de grains blancs que je voudrais,» dit l’enfant avec un regard d’ardente convoitise. La comédienne le défit et le passa au cou de la petite voleuse éperdue et ravie. Chiquita roulait en silence les grains blancs sous ses doigts brunis, penchant la tête et tâchant d’apercevoir le collier sur sa petite poitrine maigre, puis elle releva brusquement sa tête, secoua ses cheveux en arrière, fixa ses yeux étincelants sur Isabelle, et dit avec un accent profond et singulier:

«Vous êtes bonne; je ne vous tuerai jamais!»

D’un bond, elle franchit le fossé, courut jusqu’à un petit tertre où elle s’assit, contemplant son trésor.

Pour Agostin, après avoir salué, il ramassa ses mannequins démantibulés, les reporta dans la sapinière, et les inhuma de nouveau pour une meilleure occasion. Le chariot que le bouvier avait rejoint, car à la détonation de l’arquebuse il s’était bravement enfui, laissant ses voyageurs se débrouiller comme ils l’entendraient, se remit pesamment en marche.

La Duègne retira les doublons de ses souliers et les réintégra mystérieusement au fond de sa pochette.

«Vous vous êtes conduit comme un héros de roman, dit Isabelle à Sigognac, et sous votre sauvegarde on voyage en sûreté; comme vous avez bravement poussé ce bandit que vous deviez croire soutenu par une bande bien armée!

—Ce péril était bien peu de chose, à peine une algarade, répondit modestement le Baron; pour vous protéger je fendrais des géants du crâne à la ceinture, je mettrais en déroute tout un ost de Sarrasins, je combattrais parmi des tourbillons de flamme et de fumée des orques, des endriagues et des dragons, je traverserais des forêts magiques, pleines d’enchantements, je descendrais aux enfers comme Énéas et sans rameau d’or. Aux rayons de vos beaux yeux tout me deviendrait facile, car votre présence ou votre pensée seulement m’infuse quelque chose de surhumain.»

Cette rhétorique était peut-être un peu exagérée, et, comme dirait Longin, asiatiquement hyperbolique, mais elle était sincère. Isabelle ne douta pas un instant que Sigognac n’accomplît en son honneur toutes ces fabuleuses prouesses, dignes d’Amadis des Gaules, d’Esplandion et de Florimart d’Hyrcanie. Elle avait raison; le sentiment le plus vrai dictait ces emphases au Baron, d’heure en heure plus épris. L’amour ne trouve jamais pour s’exprimer de termes assez forts. Sérafine, qui avait entendu les phrases de Sigognac, ne put s’empêcher de sourire, car toute jeune femme trouve volontiers ridicules les protestations d’amour qu’on adresse à une autre, et qui, en changeant de route, lui sembleraient les plus naturelles du monde. Elle eut un instant l’idée d’essayer le pouvoir de ses charmes et de disputer Sigognac à son amie; mais cette velléité dura peu. Sans être précisément intéressée, Sérafine se disait que la beauté était un diamant qui devait être enchâssé dans l’or. Elle possédait le diamant, mais l’or manquait, et le Baron était si désastreusement râpé, qu’il ne pouvait fournir ni la monture, ni même l’écrin. La grande coquette rengaîna donc l’œillade préparée, se disant que de telles amourettes étaient bonnes seulement pour des ingénues, et non pour des premiers rôles, et elle reprit sa mine détachée et sereine.

Le silence s’établit dans le chariot, et le sommeil commençait à jeter du sable sous les paupières des voyageurs, lorsque le bouvier dit:

«Voilà le château de Bruyères!»

Le capitaine Fracasse

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