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Quant à Sigognac, il ne put fermer l’œil... (Page 36.)

les surcots du moyen âge. Le Léandre prenait des tons de cierge jauni et ressemblait à ces Saint-Jean de cire emperruqués de soie et dont le fard est tombé malgré la montre de verre. Le Tranche-montagne, les yeux fermés exactement, les pommettes saillantes, les muscles des mâchoires tendus, le nez effilé comme s’il eût été pincé par les maigres doigts de la mort, avait l’air de son propre cadavre. Des rougeurs violentes et des plaques apoplectiques marbraient la trogne du Pédant; les rubis de son nez s’étaient changés en améthystes, et sur ses lèvres épaisses s’épanouissait la fleur bleue du vin. Quelques gouttes de sueur, roulant à travers les ravines et les contrescarpes de son front, s’étaient arrêtées aux broussailles de ses sourcils grisonnants; les joues molles pendaient flasquement. L’hébétation d’un sommeil lourd rendait hideuse cette face qui, éveillée et vivifiée par l’esprit, paraissait joviale; incliné ainsi sur le bord de la table, le Pédant faisait l’effet d’un vieil égipan crevé de débauche au revers d’un fossé à la suite d’une bacchanale. Le Tyran se maintenait assez bien avec sa figure blafarde et sa barbe de crin noir; sa tête d’Hercule bonasse et de bourreau paterne ne pouvait guère changer. La soubrette supportait aussi passablement la visite indiscrète du jour; elle n’était point trop défaite. Ses yeux cerclés d’une meurtrissure un peu plus brune, ses joues martelées de quelques marbrures violâtres trahissaient seuls la fatigue d’une nuit mal dormie. Un lubrique rayon de soleil, se glissant à travers les bouteilles vides, les verres à demi pleins et les victuailles effondrées, allait caresser le menton et la bouche de la jeune fille comme un faune qui agace une nymphe endormie. Les chastes douairières de la tapisserie au teint bilieux tâchaient de rougir sous leur vernis à la vue de leur solitude violée par ce campement de bohèmes, et la salle du festin présentait un aspect à la fois sinistre et grotesque.

La soubrette s’éveilla la première sous ce baiser matinal; elle se dressa sur ses petits pieds, secoua ses jupes comme un oiseau ses plumes, passa la paume de ses mains sur ses cheveux pour leur redonner quelque lustre, et, voyant que le baron de Sigognac était assis sur son fauteuil, l’œil clair comme un basilic, elle se dirigea de son côté, et le salua d’une jolie révérence de comédie.

«Je regrette, dit Sigognac en rendant le salut à la soubrette, que l’état de délabrement de cette demeure, plus faite pour loger des fantômes que des êtres vivants, ne m’ait pas permis de vous recevoir d’une façon plus convenable; j’aurais voulu vous faire reposer entre des draps de toile de Hollande sous une courtine de damas des Indes, au lieu de vous laisser morfondre sur ce siége vermoulu.

—Ne regrettez rien, monsieur, répondit la soubrette; sans vous nous aurions passé la nuit dans un chariot embourbé, à grelotter sous une pluie battante, et le matin nous aurait trouvés fort mal en point. D’ailleurs, ce gîte que vous dédaignez est magnifique à côté des granges ouvertes à tous les vents, où nous sommes souvent forcés de dormir sur des bottes de paille, tyrans et victimes, princes et princesses, Léandres et soubrettes, dans notre vie errante de comédiens allant de bourgs en villes.»

Pendant que le Baron et la soubrette échangeaient ces civilités, le Pédant roula par terre avec un fracas d’ais brisés. Son siége, las de le porter, s’était rompu, et le gros homme, étendu à jambes rebindaines, se démenait comme une tortue retournée en poussant des gloussements inarticulés. Dans sa chute, il s’était rattrapé machinalement au bord de la nappe et avait déterminé une cascade de vaisselle dont les flots rebondissaient sur lui. Ce fracas éveilla en sursaut toute la compagnie. Le Tyran, après s’être étiré les bras et frotté les yeux, tendit une main secourable au vieux comique et le remit en pied.

«Un pareil accident n’arriverait pas au Matamore, dit l’Hérode avec une sorte de grognement caverneux qui lui servait de rire; il tomberait dans une toile d’araignée sans la rompre.

—C’est vrai, répliqua l’acteur ainsi interpellé en dépliant ses longs membres articulés comme des pattes de faucheux, tout le monde n’a pas l’avantage d’être un Polyphème, un Cacus, une montagne de chair et d’os comme toi, ni un sac à vin, un tonneau à deux pieds comme Blazius.»

Ce vacarme avait fait apparaître sur le seuil de la porte l’Isabelle, la Sérafina et la duègne. Ces deux jeunes femmes, quoiqu’un peu fatiguées et pâlies, étaient charmantes encore à la lumière du jour. Elles semblèrent à Sigognac les plus rayonnantes du monde, bien qu’un observateur méticuleux eût pu trouver à reprendre à leur élégance un peu fripée et défraîchie; mais que signifient quelques rubans fanés, quelques lés d’étoffe éraillés et miroités, quelques misères et quelques incongruités de toilette lorsque celles qui les portent sont jeunes et jolies? D’ailleurs, les yeux du Baron, accoutumés au spectacle des choses vieillies, poussiéreuses, passées de ton et délabrées, n’étaient pas capables de discerner de pareilles vétilles. La Sérafina et l’Isabelle lui paraissaient attifées superbement au milieu de ce château sinistre, où tout tombait de vétusté. Ces gracieuses figures lui donnaient la sensation d’un rêve.

Quant à la duègne, elle jouissait, grâce à son âge, du privilége d’une immuable laideur; rien ne pouvait altérer cette physionomie de buis sculpté, où luisaient des yeux de chouette. Le soleil ou les bougies lui étaient indifférents.

En ce moment, Pierre entra pour remettre la salle en ordre, jeter du bois dans la cheminée, où quelques tisons consumés blanchissaient sous une robe de peluche, et faire disparaître les restes du festin, si répugnants la faim satisfaite.

La flamme qui brilla dans l’âtre, léchant une plaque de fonte aux armes de Sigognac peu habituée à de pareilles caresses, réunit en un cercle toute la bande comique, qu’elle illuminait de ses lueurs vives. Un feu clair et flambant est toujours agréable après une nuit sinon blanche, du moins grise, et le malaise, qui se lisait sur toutes les figures en grimaces et en meurtrissures plus ou moins visibles, s’évanouit complétement, grâce à cette influence bienfaisante. Isabelle tendait vers la cheminée les paumes de ses petites mains, teintes de reflets roses, et, vermillonnée de ce léger fard, sa pâleur ne se voyait pas. Donna Sérafina, plus grande et plus robuste, se tenait debout derrière elle, comme une sœur aînée qui, moins fatiguée, laisse s’asseoir sa jeune sœur. Quant au Tranche-montagne, perché sur une de ses jambes héronnières, il rêvait à demi éveillé comme un oiseau aquatique au bord d’un marais, le bec dans son jabot, le pied replié sous le ventre. Blazius, le pédant, passant sa langue sur ses lèvres, soulevait les bouteilles les unes après les autres pour voir s’il y restait quelque perle de liqueur.

Le jeune Baron avait pris à part Pierre pour savoir s’il n’y aurait pas moyen d’avoir dans le village quelques douzaines d’œufs pour faire déjeuner les comédiens, ou quelques poulets à qui on tordrait le col, et le vieux domestique s’était éclipsé pour s’acquitter de la commission au plus vite, la troupe ayant manifesté l’intention de partir de bonne heure pour faire une forte étape et ne pas arriver trop tard à la couchée.

«Vous allez faire un mauvais déjeuner, j’en ai bien peur, dit Sigognac à ses hôtes, et il faudra vous contenter d’une chère pythagoricienne; mais encore vaut-il mieux mal déjeuner que de ne pas déjeuner du tout, et il n’y a pas, à six lieues à la ronde, le moindre cabaret ni le moindre bouchon. L’état de ce château vous dit que je ne suis pas riche, mais, comme ma pauvreté ne vient que des dépenses qu’ont faites mes ancêtres à la guerre pour la défense de nos rois, je n’ai point à en rougir.

—Non, certes, monsieur, répondit l’Hérode de sa voix de basse, et tel qui se targue de ses biens serait embarrassé d’en dire la source. Quand le traitant s’habille de toile d’or, la noblesse a des trous à son manteau, mais par ces trous on voit l’honneur.

—Ce qui m’étonne, ajouta Blazius, c’est qu’un gentilhomme accompli, comme paraît l’être monsieur, laisse ainsi se consumer sa jeunesse au fond d’une solitude où la Fortune ne peut venir le chercher, quelque envie qu’elle en ait; si elle passait devant ce château, dont l’architecture pouvait avoir fort bonne mine il y a deux cents ans, elle continuerait son chemin, le croyant inhabité. Il faudrait que monsieur le Baron allât à Paris, l’œil et le nombril du monde, le rendez-vous des beaux esprits et des vaillants, l’Eldorado et le Chanaan des Espagnols français et des Hébreux chrétiens, la terre bénite éclairée par les rayons du soleil de la cour. Là, il ne manquerait pas d’être distingué selon son mérite, et de se pousser, soit en s’attachant à quelque grand, soit en faisant quelque action d’éclat dont l’occasion se trouverait infailliblement.»

Ces paroles du bonhomme, malgré l’amphigouri et les phrases burlesques, réminiscences involontaires de ses rôles de pédant, n’étaient pas dénuées de sens. Sigognac en sentait la justesse, et il s’était dit souvent tout bas, pendant ses longues promenades à travers les landes, ce que Blazius lui disait tout haut.

Mais l’argent lui manquait pour entreprendre un si long voyage, et il ne savait comment s’en procurer. Quoique brave, il était fier, et avait plus peur d’un sourire que d’un coup d’épée. Sans être bien au courant des modes, il se sentait ridicule dans ses accoutrements délabrés et déjà vieux sous l’autre règne. Selon l’usage des gens rendus timides par la pénurie, il ne tenait aucun compte de ses avantages et ne voyait sa situation que par les mauvais côtés. Peut-être aurait-il pu se faire aider de quelques anciens amis de son père en les cultivant un peu, mais c’était là un effort au-dessus de sa nature, et il serait plutôt mort assis sur son coffre, mâchant un cure-dent comme un hidalgo espagnol, à côté de son blason, que de faire une demande quelconque d’avance ou de prêt. Il était de ceux-là qui, l’estomac vide devant un excellent repas où on les invite, feignent d’avoir dîné, de peur d’être soupçonnés de faim.

«J’y ai bien songé quelquefois, mais je n’ai point d’amis à Paris, et les descendants de ceux qui ont pu connaître ma famille lorsqu’elle était plus riche et remplissait des fonctions à la cour, ne se soucieront pas beaucoup d’un Sigognac hâve et maigre, arrivant avec bec et ongles du haut de sa tour ruinée pour prendre sa part de la proie commune. Et puis, je ne vois pas pourquoi je rougirais de le dire, je n’ai point d’équipage, et je ne saurais paraître sur un pied digne de mon nom; je ne sais même, en réunissant toutes mes ressources et celles de Pierre, si je pourrais arriver jusqu’à Paris.

—Mais vous n’êtes pas obligé, répliqua Blazius, d’entrer triomphalement dans la grande ville, comme un César romain monté sur un char traîné par un quadrige de chevaux blancs. Si notre humble char à bœufs ne révolte pas l’orgueil de Votre Seigneurie, venez avec nous à Paris, puisque notre troupe s’y rend. Tel brille présentement qui a fait son entrée pédestrement, avec son paquet au bout de sa rapière et tenant ses souliers à la main de peur de les user.»

Une faible rougeur monta aux pommettes de Sigognac, moitié de honte, moitié de plaisir. Si, d’une part, l’orgueil de race se révoltait en lui à l’idée d’être l’obligé d’un pauvre saltimbanque, de l’autre, sa naturelle bonté de cœur était touchée d’une offre faite franchement et qui répondait si bien à son secret désir. Il craignait, en outre, s’il refusait Blazius, de blesser l’amour-propre du comédien, et peut-être de manquer une occasion qui ne se représenterait jamais. Sans doute la pensée du descendant des Sigognac pêle-mêle dans le chariot de Thespis avec des histrions nomades, avait quelque chose de choquant en soi qui devait faire hennir les licornes et rugir les lions lampassés de gueules de l’armorial; mais, après tout, le jeune Baron avait suffisamment boudé contre son ventre derrière ses murailles féodales.

Il flottait, incertain entre le oui et le non, et pesait ces deux monosyllabes décisifs dans la balance de la réflexion, lorsque Isabelle, s’avançant d’un air gracieux et se plaçant devant le Baron et Blazius, dit cette phrase qui mit fin aux incertitudes du jeune homme:

«Notre poëte, ayant fait un héritage, nous a quittés, et monsieur le Baron pourrait le remplacer, car j’ai trouvé, sans le vouloir, en ouvrant un Ronsard qui était sur la table, près de son lit, un sonnet surchargé de ratures, qui doit être de sa composition; il ajusterait nos rôles, ferait les coupures et les additions nécessaires, et, au besoin, écrirait une pièce sur l’idée qu’on lui donnerait. J’ai précisément un canevas italien où se trouverait un joli rôle pour moi, si quelqu’un voulait donner du tour à la chose.»

En disant cela, l’Isabelle jetait au Baron un regard si doux, si pénétrant, que Sigognac n’y put résister. L’arrivée de Pierre, apportant une forte omelette au lard et un quartier assez respectable de jambon, interrompit ces propos. Toute la troupe prit place autour de la table et se mit à manger de bon appétit. Quant à Sigognac, il toucha, par pure contenance, les mets placés devant lui; sa sobriété habituelle n’était pas capable de repas si rapprochés, et, d’ailleurs, il avait l’esprit préoccupé de plusieurs façons.

Le repas terminé, pendant que le bouvier tournait les courroies du joug autour des cornes de ses bœufs, Isabelle et Sérafine eurent la fantaisie de descendre au jardin, qu’on apercevait de la cour.

«J’ai peur, dit Sigognac, en leur offrant la main pour franchir les marches descellées et moussues, que vous ne laissiez quelques morceaux de votre robe aux griffes des ronces, car si l’on dit qu’il n’y a pas de rose sans épines, il y a, en revanche, des épines sans rose.»

Le jeune Baron disait cela de ce ton d’ironie mélancolique qui lui était ordinaire lorsqu’il faisait allusion à sa pauvreté; mais, comme si le jardin déprécié se fût piqué d’honneur, deux petites roses sauvages, ouvrant à demi leurs cinq pétales autour de leurs pistils jaunes, brillèrent subitement sur une branche transversale qui barrait le chemin aux jeunes femmes. Sigognac les cueillit et les offrit galamment à l’Isabelle et à la Sérafine, en disant: «Je ne


Je ne croyais pas mon parterre si fleuri que cela... (Page 43.)

croyais pas mon parterre si fleuri que cela; il n’y pousse que de mauvaises herbes, et l’on n’y peut faire que des bouquets d’ortie et de ciguë; c’est vous qui avez fait éclore ces deux fleurettes, comme un sourire sur la désolation, comme une poésie parmi les ruines.»

Isabelle mit précieusement l’églantine dans son corsage, en jetant au jeune homme un long regard de remercîment qui prouvait le prix qu’elle attachait à ce pauvre régal. Sérafine, mâchant la tige de la fleur, la tenait à sa bouche, comme pour en faire lutter le rose pâle avec l’incarnat de ses lèvres.

On alla ainsi jusqu’à la statue mythologique dont le fantôme se dessinait au bout de l’allée, Sigognac écartant les frondaisons qui auraient pu fouetter au passage la figure des visiteuses. La jeune ingénue regardait avec une sorte d’intérêt attendri ce jardin en friche si bien en harmonie avec ce château en ruine. Elle songeait aux tristes heures que Sigognac avait dû compter dans ce séjour de l’ennui, de la misère et de la solitude, le front appuyé contre la vitre, les yeux fixés sur le chemin désert, sans autre compagnie qu’un chien blanc et qu’un chat noir. Les traits plus durs de Sérafine n’exprimaient qu’un froid dédain masqué de politesse; elle trouvait décidément ce gentilhomme par trop délabré, quoiqu’elle eût un certain respect pour les gens titrés.

«C’est ici que finissent mes domaines, dit le Baron, arrivé devant la niche de rocaille où moisissait Pomone. Jadis, aussi loin que la vue peut s’étendre du haut de ces tourelles lézardées, le mont et la plaine, le champ et la bruyère appartenaient à mes ancêtres; mais il m’en reste juste assez pour attendre l’heure où le dernier des Sigognac ira rejoindre ses aïeux dans le caveau de famille, désormais leur seule possession.

—Savez-vous que vous êtes lugubre de bon matin! répondit Isabelle, touchée par cette réflexion qu’elle avait faite elle-même, et prenant un air enjoué pour dissiper le nuage de tristesse étendu sur le front de Sigognac; la Fortune est femme, et, quoiqu’on la dise aveugle, du haut de sa roue, elle distingue parfois dans la foule un cavalier de naissance et de mérite; il ne s’agit que de se trouver sur son passage. Allons, décidez-vous, venez avec nous, et peut-être, dans quelques années, les tours de Sigognac, coiffées d’ardoises neuves, restaurées et blanchies, feront une aussi fière figure qu’elles en font une piteuse, et puis, vraiment, cela me chagrinerait de vous laisser dans ce manoir à hiboux,» ajouta-t-elle à mi-voix, assez bas pour que Sérafine ne pût l’entendre.

La douce lueur qui brillait dans les yeux d’Isabelle triompha de la répugnance du Baron. L’attrait d’une aventure galante déguisait à ses propres yeux ce que ce voyage fait de la sorte pouvait avoir d’humiliant. Ce n’était pas déroger que de suivre une comédienne par amour et de s’atteler comme soupirant au chariot comique; les plus fins cavaliers ne s’en fussent pas fait scrupule. Le dieu porte-carquois oblige volontiers les dieux et les héros à mille actions et déguisements bizarres: Jupiter prit la forme d’un taureau pour séduire Europe; Hercule fila sa quenouille aux pieds d’Omphale; Aristote le prud’homme marchait à quatre pattes, portant sur son dos sa maîtresse, qui voulait aller à philosophe (plaisant genre d’équitation!), toutes choses contraires à la dignité divine et humaine. Seulement Sigognac était-il amoureux d’Isabelle? Il ne cherchait pas à approfondir la chose, mais il sentit qu’il éprouverait désormais une horrible tristesse à rester dans ce château, vivifié un moment par la présence d’un être jeune et gracieux.

Aussi eut-il bien vite pris son parti, il pria les comédiens de l’attendre un peu, et, tirant Pierre à part, il lui confia son projet. Le fidèle serviteur, quelque peine qu’il eût à se séparer de son maître, ne se dissimulait pas les inconvénients d’un plus long séjour à Sigognac. Il voyait avec peine s’éteindre cette jeunesse dans ce repos morne et cette tristesse indolente, et quoiqu’une troupe de baladins lui semblât un singulier cortége pour un seigneur de Sigognac, il préférait encore ce moyen de tenter la fortune à l’atonie profonde qui, depuis deux ou trois ans surtout, s’emparait du jeune Baron. Il eut bientôt rempli une valise du peu d’effets que possédait son maître, réuni dans une bourse de cuir les quelques pistoles disséminées dans les tiroirs du vieux bahut, auxquelles il eut soin d’ajouter, sans rien dire, son humble pécule, dévouement modeste dont peut-être le Baron ne s’aperçut pas, car Pierre, outre les divers emplois qu’il cumulait au château, avait encore celui de trésorier, une véritable sinécure.

Le cheval blanc fut sellé, car Sigognac ne voulait monter dans la charrette des comédiens qu’à deux ou trois lieux du château, pour dissimuler son départ; il avait, de la sorte, l’air d’accompagner ses hôtes; Pierre devait suivre à pied et ramener la bête à l’écurie.

Les bœufs étaient attelés et tâchaient, malgré le joug pesant sur leur front, de relever leurs mufles humides et noirs, d’où pendaient des filaments de bave argentée; l’espèce de tiare de sparterie rouge et jaune dont ils étaient coiffés et les caparaçons de toile blanche qui les enveloppaient en manière de chemise, pour les préserver de la piqûre des mouches, leur donnaient un air fort mithriaque et fort majestueux. Debout devant eux, le bouvier, grand garçon hâlé et sauvage comme un pâtre de la campagne romaine, s’appuyait sur la gaule de son aiguillon, dans une pose qui rappelait, bien à son insu sans doute, celle des héros grecs sur les bas-reliefs antiques. Isabelle et Sérafine s’étaient assises sur le devant du char pour jouir de la vue de la campagne; la Duègne, le Pédant et le Léandre occupaient le fond, plus curieux de continuer leur sommeil que d’admirer la perspective des landes. Tout le monde était prêt; le bouvier toucha ses bêtes, qui baissèrent la tête, s’arc-boutèrent sur leurs jambes torses et se précipitèrent en avant; le char s’ébranla, les ais gémirent, les roues mal graissées crièrent, et la voûte du porche résonna sous le piétinement lourd de l’attelage. On était parti.

Pendant ces préparatifs, Béelzébuth et Miraut, comprenant qu’il se passait quelque chose d’insolite, allaient et venaient d’un air effaré et soucieux, cherchant dans leurs obscures cervelles d’animaux à se rendre compte de la présence de tant de gens dans un lieu ordinairement si désert. Le chien courait vaguement de Pierre à son maître, les interrogeant de son œil bleuâtre et grommelant après les inconnus. Le chat, plus réfléchi, flairait d’un nez circonspect les roues, examinait d’un peu plus loin les bœufs, dont la masse lui imposait et qui, par un mouvement de corne imprévu, lui faisaient prudemment exécuter un saut en arrière; puis il allait s’asseoir sur son derrière, en face du vieux cheval blanc avec lequel il avait des intelligences, et semblait lui faire des questions; la bonne bête penchait sa tête vers le chat, qui levait la sienne, et brochant ses barres grises hérissées de longs poils, sans doute pour broyer quelque brin de fourrage engagé entre ses vieilles dents, semblait véritablement parler à son ami félin. Que lui disait-il? Démocrite, qui prétendait traduire le langage des animaux, eût pu seul le comprendre; toujours est-il que Béelzébuth, après cette conversation tacite, qu’il communiqua à Miraut par quelques clignements d’œil et deux ou trois petits cris plaintifs, parut être fixé sur le motif de ce remue-ménage. Quand le Baron fut en selle et eut rassemblé les courroies de la bride, Miraut prit la droite et Béelzébuth la gauche du cheval, et le sire de Sigognac sortit du château de ses pères entre son chien et son chat. Pour que le prudent matou se fût décidé à cette hardiesse si peu habituelle à sa race, il fallait qu’il eût deviné quelque résolution suprême.

Au moment de quitter cette triste demeure, Sigognac se sentit le cœur oppressé douloureusement. Il embrassa encore une fois du regard ces murailles noires de vétusté et vertes de mousse dont chaque pierre lui était connue; ces tours aux girouettes rouillées qu’il avait contemplées pendant tant d’heures d’ennui de cet œil fixe et distrait qui ne voit rien; les fenêtres de ces chambres dévastées qu’il avait parcourues comme le fantôme d’un château maudit, ayant presque peur du bruit de ses pas; ce jardin inculte où sautelait le crapaud sur la terre humide, où se glissait la couleuvre parmi les ronces; cette chapelle au toit effondré, aux arceaux croulants, qui obstruait de ses décombres les dalles verdies, sous lesquelles reposaient côte à côte son vieux père et sa mère, gracieuse image, confuse comme le souvenir d’un rêve, à peine entrevue aux premiers jours de l’enfance. Il pensa aussi aux portraits de la galerie qui lui avaient tenu compagnie dans sa solitude et souri pendant vingt ans de leur immobile sourire; au chasseur de halbrans de la tapisserie, à son lit à quenouilles, dont l’oreiller s’était si souvent mouillé de ses pleurs; toutes ces choses vieilles, misérables, maussades, rechignées, poussiéreuses, somnolentes, qui lui avaient inspiré tant de dégoût et d’ennui, lui paraissaient maintenant pleines d’un charme qu’il avait méconnu. Il se trouvait ingrat envers ce pauvre vieux castel démantelé qui pourtant l’avait abrité de son mieux et s’était, malgré sa caducité, obstiné à rester debout pour ne pas l’écraser de sa chute, comme un serviteur octogénaire qui se tient sur ses jambes tremblantes tant que le maître est là; mille amères douceurs, mille tristes plaisirs, mille joyeuses mélancolies lui revenaient en mémoire; l’habitude, cette lente et pâle compagne de la vie, assise sur le seuil accoutumé, tournait vers lui ses yeux noyés d’une tendresse morne en murmurant d’une voix irrésistiblement faible un refrain d’enfance, un refrain de nourrice, et il lui sembla, en franchissant le porche, qu’une main invisible le tirait par son manteau pour le faire retourner en arrière. Quand il déboucha de la porte, précédant le chariot, une bouffée de vent lui apporta une fraîche odeur de bruyères lavées par la pluie, doux et pénétrant arome de la terre natale; une cloche lointaine tintait, et les vibrations argentines arrivaient sur les ailes de la même brise avec le parfum des landes. C’en était trop, et Sigognac, pris d’une nostalgie profonde, quoiqu’il fût à peine à quelques pas de sa demeure, fit un mouvement pour tourner bride; le vieux bidet ployait déjà son col dans le sens indiqué avec plus de prestesse que son âge ne semblait le permettre; Miraut et Béelzébuth levèrent simultanément la tête, comme ayant conscience des sentiments de leur maître, et suspendant leur marche, arrêtèrent sur lui des prunelles interrogatrices. Mais cette demi-conversion eut un résultat tout différent de celui qu’on eût pu attendre, car il fit rencontrer le regard de Sigognac avec celui d’Isabelle, et la jeune fille chargea le sien d’une langueur si caressante et d’une muette prière si intelligible, que le Baron se sentit pâlir et rougir; il oublia complétement les murs lézardés de son manoir, et le parfum de la bruyère, et la vibration de la cloche, qui cependant continuait toujours ses appels mélancoliques, donna une brusque saccade de bride à son cheval, et le fit se porter en avant d’une vigoureuse pression de bottes. Le combat était fini; Isabelle avait vaincu.

Le chariot s’engagea dans la route dont on a parlé à la première de ces pages, faisant fuir des ornières pleines d’eau les rainettes effarées. Quand on eut rejoint la route et que les bœufs, sur un terrain plus sec, purent faire mouvoir lentement la lourde machine à laquelle ils étaient attelés, Sigognac passa de l’avant-garde à l’arrière-garde, ne voulant pas marquer une assiduité trop visible auprès d’Isabelle, et peut-être aussi pour s’abandonner plus librement aux pensées qui agitaient son âme.

Les tours en poivrière de Sigognac étaient déjà cachées à demi derrière les touffes d’arbres; le Baron se haussa sur sa selle pour les voir encore, et, en ramenant les yeux à terre, il aperçut Miraut et Béelzébuth, dont les physionomies dolentes exprimaient toute la douleur que peuvent montrer des masques d’animaux. Miraut, profitant du temps d’arrêt nécessité par la contemplation des tourelles du manoir, roidit ses vieux jarrets étendus et essaya de sauter jusqu’au visage de son maître, afin de le lécher une dernière fois. Sigognac, devinant l’intention de la pauvre bête, le saisit à hauteur de sa botte, par la peau trop large de son col, l’attira sur le pommeau de sa selle, et baisa le nez noir et rugueux comme une truffe de Miraut, sans essayer de se soustraire à la caresse humide dont l’animal reconnaissant lustra la moustache de l’homme. Pendant cette scène, Béelzébuth, plus agile et s’aidant de ses griffes acérées encore, avait escaladé de l’autre côté la botte et la cuisse de Sigognac, et présentait au niveau de l’arçon sa tête noire essorillée, faisant un ronron formidable et roulant ses grands yeux jaunes; il implorait aussi un signe d’adieu. Le jeune Baron passa deux ou trois fois sa main sur le crâne du chat, qui se haussait et se poussait pour mieux jouir du grattement amical. Nous espérons qu’on ne rira pas de notre héros, si nous disons que les humbles preuves d’affection de ces créatures privées d’âme, mais non de sentiment, lui firent éprouver une émotion bizarre, et que deux larmes montées du cœur avec un sanglot, tombèrent sur la tête de Miraut et de Béelzébuth et les baptisèrent amis de leur maître, dans le sens humain du terme.

Les deux animaux suivirent quelque temps de l’œil Sigognac qui avait mis sa monture au trot pour rejoindre la charrette, et, l’ayant perdu de vue à un détour de la route, reprirent fraternellement le chemin du manoir.

L’orage de la nuit n’avait pas laissé, sur le terrain sablonneux des landes, les traces qui dénotent les pluies abondantes dans des campagnes moins arides; le paysage, rafraîchi seulement, offrait une sorte de beauté agreste. Les bruyères, nettoyées de leur couche de poudre par l’eau du ciel, faisaient briller au bord des talus leurs petits bourgeons violets. Les ajoncs reverdis balançaient leurs fleurs d’or; les plantes aquatiques s’étalaient sur les mares renouvelées; les pins eux-mêmes secouaient moins funèbrement leur feuillage sombre et répandaient un parfum de résine; de petites fumées bleuâtres montaient gaiement du sein d’une touffe de châtaigniers trahissant l’habitation de quelque métayer, et sur les ondulations de la plaine déroulée à perte de vue, on apercevait, comme des taches, des moutons disséminés sous la garde d’un berger rêvant sur ses échasses. Au bord de l’horizon, pareils à des archipels de nuages blancs ombrés d’azur, apparaissent les sommets lointains des Pyrénées à demi estompés par les vapeurs légères d’une matinée d’automne.

Quelquefois la route se creusait entre deux escarpements dont les flancs éboulés ne montraient qu’un sable blanc comme de la poudre de grès, et qui portaient sur leur crête des tignasses de broussailles, des filaments enchevêtrés fouettant au passage la toile du chariot. En certains endroits le sol était si meuble qu’on avait été obligé de le raffermir par des troncs de sapin posés transversalement, occasion de cahots qui faisaient pousser des hauts cris aux comédiennes. D’autres fois il fallait franchir, sur des ponceaux tremblants, les flaques d’eau stagnante et les ruisseaux qui coupaient le chemin. A chaque endroit périlleux, Sigognac aidait à descendre de voiture Isabelle plus timide ou moins paresseuse que Sérafine et la duègne. Quant au Tyran et à Blazius, ils dormaient insouciamment ballottés entre les coffres, en gens qui en avaient bien vu d’autres. Le Matamore marchait à côté de la charrette pour entretenir, par l’exercice, sa maigreur phénoménale dont il avait le plus grand soin, et à le voir de loin levant ses longues jambes, on l’eût pris pour un faucheux marchant dans les blés. Il faisait de si énormes enjambées qu’il était souvent obligé de s’arrêter pour attendre le reste de la troupe; ayant pris dans ses rôles l’habitude de porter la hanche en avant et de marcher fendu comme un compas, il ne pouvait se défaire de cette allure ni à la ville, ni à la campagne, et ne faisait que des pas géométriques.

Les chars à bœufs ne vont pas vite, surtout dans les landes, où les roues ont parfois du sable jusqu’au moyeu, et dont les routes ne se distinguent de la terre vague que par des ornières d’un ou deux pieds de profondeur; et quoique ces braves bêtes, courbant leur col nerveux, se poussassent courageusement contre l’aiguillon du bouvier, le soleil était déjà assez haut monté sur l’horizon, qu’on n’avait fait que deux lieues, des lieues de pays, il est vrai, aussi longues qu’un jour sans pain, et pareilles aux lieues qu’au bout de quinze jours durent marquer les stations amoureuses des couples chargés par Pantagruel de poser des colonnes milliaires dans son beau royaume de Mirebalais. Les paysans qui traversaient la route, chargés d’une botte d’herbe ou d’un fagot de bourrée, devenaient moins nombreux, et la lande s’étalait dans sa nudité déserte aussi sauvage qu’un despoblado d’Espagne ou qu’une pampa d’Amérique. Sigognac jugea inutile de fatiguer plus longtemps son pauvre vieux roussin, il sauta à terre et jeta les guides au domestique, dont les traits basanés laissaient apercevoir à travers vingt couches de hâle la pâleur d’une émotion profonde. Le moment de la séparation du maître et du serviteur était arrivé, moment pénible, car Pierre avait vu naître Sigognac et remplissait plutôt auprès du Baron le rôle d’un humble ami que celui d’un valet.

«Que Dieu conduise Votre Seigneurie, dit Pierre en s’inclinant sur la main que lui tendait le Baron, et lui fasse relever la fortune des Sigognac; je regrette qu’elle ne m’ait pas permis de l’accompagner.

—Qu’aurais-je fait de toi, mon pauvre Pierre, dans cette vie inconnue où je vais entrer? Avec si peu de ressources, je ne puis véritablement charger le hasard du soin de deux existences. Au château, tu vivras toujours à peu près; nos anciens métayers ne laisseront pas mourir de faim le fidèle serviteur de leur maître. D’ailleurs, il ne faut pas mettre la clef sous la porte du manoir des Sigognac et l’abandonner aux orfraies et aux couleuvres comme une masure visitée par la mort et hantée des esprits; l’âme de cette antique demeure existe encore en moi, et, tant que je vivrai, il restera près de son portail un gardien pour empêcher les enfants de viser son blason avec les pierres de leur fronde.»

Le domestique fit un signe d’assentiment, car il avait, comme tous les anciens serviteurs attachés aux familles nobles, la religion du manoir seigneurial, et Sigognac, malgré ses lézardes, ses dégradations et ses misères, lui paraissait encore un des plus beaux châteaux du monde.

«Et puis, ajouta en souriant le Baron, qui aurait soin de Bayard, de Miraut et de Béelzébuth?

—C’est vrai, maître,» répondit Pierre; et il prit la bride de Bayard, dont Sigognac flattait le col avec des plamussades en manière de caresse et d’adieu.

En se séparant de son maître, le bon cheval hennit à plusieurs reprises, et longtemps encore Sigognac put entendre, affaibli par l’éloignement, l’appel affectueux de la bête reconnaissante.

Sigognac, resté seul, éprouva la sensation des gens qui s’embarquent et que leurs amis quittent sur la jetée du port; c’est peut-être le moment le plus amer du départ; le monde où vous viviez se retire, et vous vous hâtez de rejoindre vos compagnons de voyage, tant l’âme se sent dénuée et triste, et tant les yeux ont besoin de l’aspect d’un visage humain: aussi allongea-t-il le pas pour rejoindre le chariot qui roulait péniblement en faisant crier le sable où ses roues traçaient des sillons comme des socs de charrue dans la terre.

En voyant Sigognac marcher à côté de la charrette, Isabelle se plaignit d’être mal assise et voulut descendre pour se dégourdir un peu les jambes, disait-elle, mais en réalité dans la charitable intention de ne pas laisser le jeune seigneur en proie à la mélancolie et de le distraire par quelques joyeux propos.

Le voile de tristesse qui couvrait la figure de Sigognac se déchira comme un nuage traversé d’un rayon de soleil, lorsque la jeune fille vint réclamer l’appui de son bras afin de faire quelques pas sur la route unie en cet endroit.

Ils cheminaient ainsi l’un près de l’autre, Isabelle récitant à Sigognac quelques vers d’un de ses rôles dont elle n’était pas contente et qu’elle voulait lui faire retoucher, lorsqu’un soudain éclat de trompe retentit à droite de la route dans les halliers, les branches s’ouvrirent sous le poitrail des chevaux abattant les gaulis, et la jeune Yolande de Foix apparut au milieu du chemin dans toute sa splendeur de Diane chasseresse. L’animation de la course avait amené un incarnat plus riche à ses joues, ses narines roses palpitaient, et son sein battait plus précipitamment sous le velours et l’or de son corsage. Quelques accrocs à sa longue jupe, quelques égratignures aux flancs de son cheval prouvaient que l’intrépide amazone ne redoutait ni les fourrés ni les broussailles: quoique l’ardeur de la noble bête n’eût pas besoin d’être excitée, et que les nœuds de veines gonflées d’un sang généreux se tordissent sur son col blanc d’écume, elle lui chatouillait la croupe du bout d’une cravache dont le pommeau était formé d’une améthyste gravée à son blason, ce qui faisait exécuter à l’animal des sauts et des courbettes, à la grande admiration de trois ou quatre jeunes gentilshommes richement costumés et montés, qui applaudissaient à la grâce hardie de cette nouvelle Bradamante. Bientôt Yolande, rendant la main à son cheval, fit cesser ces semblants de défense et passa rapidement devant Sigognac, sur qui elle laissa tomber un regard tout chargé de dédain et d’aristocratique insolence.

«Voyez donc, dit-elle aux trois godelureaux qui galopaient après elle, le baron de Sigognac qui s’est fait chevalier d’une bohémienne!»

Et le groupe passa avec un éclat de rire dans un nuage de poussière. Sigognac eut un mouvement de colère et de honte, et porta vivement la main à la garde de son épée; mais il était à pied, et c’eût été folie de courir après des gens à cheval, et d’ailleurs il ne pouvait provoquer Yolande en duel. Une œillade langoureuse et soumise de la comédienne lui fit bientôt oublier le regard hautain de la châtelaine.

La journée s’écoula sans autre incident, et l’on arriva vers les quatre heures au lieu de la dînée et de la couchée.

La soirée fut triste à Sigognac; les portraits avaient l’air encore plus maussade et plus rébarbatif qu’à l’ordinaire, ce qu’on n’eût pas cru possible; l’escalier retentissait plus sonore et plus vide, les salles semblaient s’être agrandies et dénudées. Le vent piaulait étrangement dans les corridors, et les araignées descendaient du plafond au bout d’un fil, inquiètes et curieuses. Les lézardes des murailles bâillaient largement comme des mâchoires distendues par l’ennui; la vieille maison démantelée paraissait avoir compris l’absence du jeune maître et s’en affliger.

Sous le manteau de la cheminée, Pierre partageait son maigre repas entre Miraut et Béelzébuth, à la lueur fumeuse d’une chandelle de résine, et dans l’écurie on entendait Bayard tirer sa chaîne et tiquer contre sa mangeoire.


La soirée fut triste à Sigognac... (Page 52.)

Le capitaine Fracasse

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