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CHAPITRE VI.
Les Bohémiens

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«Il cheminait si gaîmant,

«Si vite, si lestement,

«Qu'il se mit enfin en danse

«Sous la potence.»

Ancienne chanson.

L'ÉDUCATION qu'avait reçue Quentin Durward n'était pas de nature à faire germer dans le cœur de doux sentimens, ni même à y graver des principes bien purs de morale. On lui avait appris, à lui comme à tous les Durward, que la chasse était le seul amusement qui lui convînt, et la guerre leur unique occupation sérieuse; le grand devoir de toute leur vie était de souffrir avec fermeté, et de chercher à rendre au centuple les maux que pouvaient leur faire leurs ennemis féodaux, qui avaient enfin presque exterminé leur race: et cependant il se mêlait à ces haines héréditaires un esprit de chevalerie grossière, et même de courtoisie, qui en adoucissait la rigueur; de sorte que la vengeance, seule justice qui fût connue, ne s'exerçait pas sans quelque égard pour l'humanité et la générosité. D'une autre part, les leçons du bon vieux moine, que le jeune Durward avait peut-être écoutées, dans l'adversité et pendant une longue maladie, avec plus de profit qu'il ne l'eût fait s'il eût été heureux et bien portant, lui avaient donné des idées plus justes sur les devoirs qu'impose l'humanité: aussi, si l'on fait attention à l'ignorance générale qui régnait alors, aux préjugés qu'on avait conçus en faveur de l'état militaire, et à la manière dont il avait été élevé, le jeune Quentin était à même de comprendre les devoirs moraux qui convenaient à sa situation dans le monde, avec plus de justesse qu'on ne le faisait généralement alors.

Ce fut avec embarras et désappointement qu'il réfléchit sur son entrevue avec son oncle. Il avait conçu de grandes espérances; car quoiqu'il ne fût pas question à cette époque de communications épistolaires, un pèlerin, un commerçant aventureux, ou un soldat estropié, prononçaient quelquefois le nom de Lesly à Glen-Houlakin, et vantaient tous, d'un commun accord, son courage indomptable et les succès qu'il avait obtenus dans diverses expéditions dont son maître l'avait chargé. L'imagination du jeune Quentin avait complété l'esquisse à sa manière: les exploits de son oncle, auxquels la relation ne faisait probablement rien perdre, lui représentaient cet aventurier semblable aux champions et aux chevaliers errans chantés par les ménestrels, gagnant des couronnes et des filles de roi à la pointe de l'épée et de la lance. Il était maintenant forcé de le placer à un degré beaucoup plus bas sur l'échelle de la chevalerie; et cependant, aveuglé par le respect qu'il avait pour ses parens et pour ceux dont l'âge était au-dessus du sien, soutenu par les préventions favorables qu'il avait conçues sur son compte, dépourvu d'expérience, et passionnément attaché à la mémoire de sa mère, il ne voyait pas sous son véritable jour le caractère du seul frère de cette mère chérie, soldat mercenaire comme il y en avait tant, ne valant ni beaucoup plus ni beaucoup moins que la plupart des gens de la même profession, dont la présence ajoutait encore aux maux qui déchiraient la France.

Sans être cruel de gaieté de cœur, le Balafré avait contracté, par habitude, beaucoup d'indifférence pour la vie et les souffrances des hommes. Il était profondément ignorant, avide de butin, peu scrupuleux sur les moyens d'en faire, et en dépensant le produit avec prodigalité pour satisfaire ses passions. L'habitude de donner une attention exclusive à ses besoins et à ses intérêts, avait fait de lui un des êtres les plus égoïstes de l'univers; de sorte qu'il était rarement en état, comme le lecteur peut l'avoir remarqué, d'aller bien loin sur aucun sujet, sans considérer en quoi il pouvait lui être applicable, ou, comme on le dit, sans en faire sa propre cause, mais par un sentiment bien, différent de ceux qu'inspire un désintéressement généreux. Il faut ajouter encore que le cercle étroit de ses devoirs et de ses plaisirs avait circonscrit peu à peu ses pensées, ses désirs et ses espérances, et calmé jusqu'à un certain point cette soif ardente d'honneur, ce désir de se distinguer par les armes, qui l'avaient autrefois animé.

En un mot, le Balafré était un soldat actif, endurci, égoïste, à esprit étroit, infatigable et hardi dans l'exécution de ses devoirs; mais ne connaissant presque rien au-delà, si ce n'est l'observance des pratiques d'une dévotion superstitieuse, à laquelle il faisait diversion de temps en temps en vidant quelques bouteilles avec le frère Boniface son camarade et son confesseur. Si son génie avait eu une portée plus étendue, il aurait probablement obtenu quelque grade important; car le roi, qui connaissait individuellement chaque soldat de sa garde, avait beaucoup de confiance dans le courage et dans la fidélité du Balafré. D'ailleurs, l'Écossais avait eu assez de bon sens ou d'adresse pour pénétrer l'humeur de ce monarque, et pour trouver les moyens, de la flatter; mais ses talens étaient d'un genre trop borné pour qu'il put être appelé à un rang plus élevé; et quoique Louis lui accordât souvent un sourire et quelques faveurs, le Balafré n'en resta pas moins simple archer dans la garde écossaise.

Sans avoir parfaitement défini quel était le caractère de son oncle, Quentin n'en fut pas moins choqué de l'indifférence avec laquelle il avait appris la destruction de toute la famille de son beau-frère, et il fut surpris qu'un si proche parent ne lui eût pas offert l'aide de sa bourse, qu'il aurait été dans la nécessité de lui demander directement, sans la générosité de maître Pierre. Il ne rendait pourtant pas justice à son oncle, en supposant que l'avarice était la cause de ce manque d'attention. N'ayant pas lui-même besoin d'argent en ce moment, il n'était pas venu à l'esprit du Balafré que son neveu put en être dépourvu; autrement, il regardait un si proche parent comme faisant tellement partie de lui-même, qu'il aurait fait pour son neveu vivant ce qu'il avait tâché de faire pour les âmes de sa sœur et de ses autres parens décédés. Mais quel que fut le motif de cette négligence, elle n'était pas plus satisfaisante pour Durward, et il regretta plus d'une fois de ne pas avoir pris du service dans l'armée du duc de Bourgogne, avant sa querelle avec le forestier.

– Quoi que je fusse devenu, pensait-il, j'aurais toujours pu me consoler par la réflexion que j'avais en mon oncle un ami sûr en cas d'événemens fâcheux; mais à présent je l'ai vu, et malheureusement pour lui j'ai trouvé plus de secours dans un marchand étranger que dans le frère de ma propre mère, mon compatriote, et noble cavalier. On croirait que le coup de sabre qui l'a privé de tous les agrémens de la figure lui a fait perdre en même temps tout le sang Écossais qui coulait dans ses veines. Durward fut fâché de n'avoir pas trouvé l'occasion de parler de maître Pierre au Balafré, pour tâcher d'apprendre quelque chose de plus sur ce personnage mystérieux: mais son oncle lui avait fait des questions si rapides et si multipliées, et la cloche de Saint-Martin de Tours avait terminé leur conférence si subitement, qu'il n'avait pas eu le temps d'y songer. Il se rappelait que ce vieillard paraissait revêche et morose, qu'il semblait aimer à lâcher des sarcasmes; mais il était généreux et libéral dans sa conduite, et un tel étranger, pensa-t-il, vaut mieux qu'un parent insensible.

– Que dit notre vieux proverbe Écossais? ajoutait-il encore: Mieux vaut bon étranger que parent étranger. Je découvrirai cet homme: la tâche ne doit pas être bien difficile, s'il est aussi riche que mon hôte le prétend. Au moins, il me donnera de bons avis sur ce que je dois faire; et s'il voyage en pays étranger, comme le font bien des marchands, je ne sais pas si l'on ne peut pas trouver des aventures à son service tout aussi-bien que dans les gardes du roi Louis.

Tandis que cette pensée se présentait à l'esprit de Quentin, une voix secrète, partant du fond du cœur, dans lequel il se passe tant de choses à notre insu, ou du moins sans que nous voulions nous les avouer, lui disait bien bas que peut-être l'habitante de la tourelle, la dame au luth et au voile, serait du voyage auquel il songeait.

En ce moment le jeune Quentin rencontra deux hommes à physionomie grave, probablement habitans de la ville de Tours. ôtant son bonnet avec le respect qu'un jeune homme doit à la vieillesse, il les pria de lui indiquer la maison de maître Pierre.

– La maison de qui, mon fils? dît l'un des passans.

– De maître Pierre, répondit Durward, le riche marchand de soie qui a fait planter tous ces mûriers.

– Jeune homme, dit celui qui était le plus près de lui, vous avez commencé bien jeune un sot métier.

– Et vous devriez savoir mieux adresser vos sornettes, ajouta l'autre. Ce n'est pas ainsi que des bouffons, des vagabonds étrangers, doivent parler au syndic de Tours.

Quentin fut tellement surpris que deux hommes qui avaient l'air décent se trouvassent offensés d'une question si simple, et qu'il leur avait adressée avec la plus grande politesse, qu'il lui fut impossible de se fâcher à son tour du ton de dureté avec lequel ils y avaient répondu. Il resta immobile quelques instans, les regardant pendant qu'ils s'éloignaient en doublant le pas et en tournant de temps en temps la tête de son côté, comme s'ils eussent désiré se mettre le plus tôt possible hors de sa portée.

Il fit la même question à une troupe de vignerons qu'il rencontra ensuite, et ceux-ci, pour toute réponse, lui demandèrent s'il voulait parler de maître Pierre le maître d'école, ou de maître Pierre le charpentier ou de maître Pierre le bedeau, ou de cinq à six autres maîtres Pierre. Les renseignemens qu'il obtint sur tous ces maîtres Pierre ne convenant nullement à celui qu'il cherchait, les paysans l'accusèrent d'être un impertinent qui ne voulait que se moquer d'eux; et ils montraient même quelques dispositions à passer à des voies de fait contre lui pour le payer de ses railleries; mais le plus âgé, qui paraissait avoir quelque influence sur les autres, les engagea à ne se permettre aucun acte de violence.

– Est-ce que vous ne voyez pas à son accent et à son bonnet de fou, que c'est un de ces charlatans étrangers que les uns appellent magiciens ou sorciers, et les autres jongleurs? Et qui sait les tours qu'ils ont à nous jouer? On m'en a cité un qui avait payé un liard à un pauvre homme pour manger tout son saoul du raisin dans son vignoble, et il en a mangé plus de la charge d'une charrette, sans défaire tant seulement un bouton de sa jaquette. Ainsi, laissons-le passer tranquillement; allons-nous en, lui de son côté, et nous du nôtre. Et vous, l'ami, de crainte de pire, passez votre chemin, au nom de Dieu, de Notre-Dame de Marmoutiers et de saint Martin de Tours, et ne nous ennuyez plus de votre maître Pierre, qui, pour ce que nous en savons, peut bien n'être qu'un autre nom pour désigner le diable.

Le jeune Écossais, ne se trouvant pas le plus fort, jugea que ce qu'il avait de mieux à faire était de continuer sa marche sans rien répondre. Mais les paysans, qui s'étaient d'abord éloignés de lui avec une sorte d'horreur que leur inspiraient les talens qu'ils lui supposaient pour la sorcellerie et pour dévorer leurs raisins, reprirent courage quand ils se trouvèrent à une certaine distance; ils s'arrêtèrent, poussèrent de grands cris, le chargèrent de malédictions, et finirent par lancer contre lui une grêle de pierres, quoiqu'ils fussent trop loin pour pouvoir atteindre ou du moins blesser l'objet de leur courroux. Quentin, tout en continuant son chemin, commença à croire à son tour qu'il était sous l'influence d'un charme, ou que les paysans de la Touraine étaient les plus stupides, les plus brutaux et les plus inhospitaliers de toute la France. Ce qui lui arriva quelques instans après tendit à le confirmer dans cette opinion.

Une petite éminence s'élevait sur les rives de la magnifique et rapide rivière dont nous avons déjà parlé plus d'une fois; et précisément en face de son chemin, Durward aperçut deux ou trois grands châtaigniers si heureusement placés, qu'ils formaient un groupe remarquable. À quelques pas, trois ou quatre paysans immobiles levaient les yeux, et semblaient les fixer sur les branches de l'arbre le plus près d'eux. Les méditations de la jeunesse sont rarement assez profondes pour ne pas céder à la plus légère impulsion de la curiosité aussi aisément qu'un caillou, que la main laisse échapper par hasard, rompt la surface d'un étang limpide. Quentin doubla le pas, et arriva sur la colline, assez à temps pour voir l'horrible spectacle qui attirait les regards des paysans. C'était un homme pendu à une des branches de châtaignier, et qui expirait dans les dernières convulsions de l'agonie.

– Que ne coupez-vous la corde? s'écria Durward, dont la main était toujours aussi prête à secourir le malheur des autres qu'à venger son honneur quand il le croyait attaqué.

Un des paysans, pâle comme la cendre, tourna vers lui des yeux qui n'avaient d'autre expression que celle de la crainte, en lui montrant du doigt une marque taillée sur l'écorce de l'arbre, portant la même ressemblance grossière avec une fleur de lis, que certaines entailles talismaniques, bien connues de nos officiers du fisc, ont avec la flèche du roi[34]. Ne sachant pas ce que signifiait ce symbole, et s'en inquiétant peu, Quentin grimpa sur l'arbre avec l'agilité de l'once, tira de sa poche cet instrument compagnon inséparable du montagnard et du chasseur, son fidèle skene dhu[35]; et criant à ceux, qui étaient en bas de recevoir le corps dans leurs bras, il coupa la corde avant qu'une minute se fût passée depuis qu'il avait aperçu cette scène.

Mais son humanité fut mal secondée par les spectateurs. Bien loin d'être d'aucun secours à Durward, ils parurent épouvantés de son audace, et prirent la fuite d'un commun accord, comme s'ils eussent craint que leur présence suffit pour les faire regarder comme complices de sa témérité.

Le corps n'étant soutenu par personne, tomba lourdement sur la terre, et Quentin, descendant précipitamment de l'arbre, eut le désagrément de voir que la dernière étincelle de la vie était déjà éteinte en lui. Il n'abandonna pourtant pas son projet charitable sans faire de nouveaux efforts. Il dénoua le nœud fatal qui serrait le cou du malheureux, déboutonna son pourpoint, lui jeta de l'eau sur le visage, et eut recours à tous les moyens pratiqués ordinairement pour ranimer les fonctions suspendues de la vie.

Tandis qu'il prenait ainsi des soins qui lui étaient inspirés par l'humanité, il entendit autour de lui des clameurs sauvages en une langue qu'il ne comprenait pas; et à peine avait-il eu le temps de remarquer qu'il était environné d'hommes et de femmes d'un air singulier et étranger, qu'il se sentit saisir rudement par les deux bras, et qu'on lui mit un couteau sur la gorge.

– Pâle esclave d'Eblis! s'écria un homme en mauvais français; volez-vous celui que vous avez assassiné? Mais nous vous tenons, et vous allez nous le payer.

Dès que ces paroles eurent été prononcées, les lames de couteau brillèrent de toutes parts autour de Quentin, et ces êtres, féroces et courroucés qui l'entouraient avaient l'air de loups prêts à se jeter sur leur proie.

Son courage et sa présence d'esprit le tirèrent pourtant d'affaire. – Que voulez-vous dire, mes maîtres? s'écria-t-il. Si ce corps est celui d'un de vos amis, je viens de couper par pure charité la corde qui le suspendait; et vous feriez mieux de chercher à le rappeler à la vie, que de maltraiter un étranger innocent qui n'a voulu que le sauver, s'il eût été possible.

Cependant les femmes s'étaient emparées du corps du défunt; elles continuaient les mêmes efforts qu'avait déjà faits Durward pour ranimer en lui le principe de la vie; mais n'obtenant pas plus de succès, elles renoncèrent à leurs tentatives infructueuses. La bande entière alors s'abandonna à toutes les démonstrations de chagrin usitées dans l'Orient, les femmes poussant des cris de douleur et s'arrachant leurs longs cheveux noirs, tandis que les hommes semblaient déchirer leurs vêtemens et se couvraient la tête de poussière. La cérémonie de leur deuil les occupa tellement, qu'ils ne firent plus attention à Durward, la vue de la corde coupée leur ayant fait reconnaître son innocence. Le plus sage parti qu'il eût à prendre était sans doute de laisser cette espèce de caste sauvage se livrer à ses lamentations; mais habitué au mépris de tous les dangers, il éprouvait dans toute sa force la curiosité de la jeunesse.

Les hommes et les femmes de cette troupe bizarre portaient des turbans ou des toques qui ressemblaient plutôt à celle de Quentin qu'aux chapeaux alors en usage en France. La plupart des hommes avaient la barbe noire et frisée, et tous avaient le teint presque aussi noir que des Africains. Un ou deux, qui semblaient être leurs chefs, avaient quelques petits ornemens en argent autour de leur cou ou à leurs oreilles, et des écharpes jaunes, ou d'un vert pâle; mais leurs jambes et leurs bras étaient nus, et toute la troupe semblait misérable et malpropre au dernier degré. Durward ne vit d'autres armes parmi eux que les longs couteaux dont ils l'avaient menacé quelques instans auparavant, et un petit sabre mauresque, c'est-à-dire à lame recourbée, porté par un jeune homme paraissant fort actif, qui surpassait tout le reste de la troupe dans l'expression extravagante de son chagrin, et qui, mettant souvent la main sur la poignée de son arme, semblait murmurer des menaces de vengeance. Ce groupe en désordre, qui se livrait ainsi à des lamentations, était si différent de tous les êtres que Quentin avait vus jusqu'alors, qu'il crut presque reconnaître une troupe de Sarrasins, de ces chiens de païens, éternels antagonistes des braves chevaliers et des monarques chrétiens, dans tous les romans qu'il avait lus ou dont il avait entendu parler; et il était sur le point de s'éloigner d'un voisinage si dangereux, quand un bruit de chevaux arrivant au galop se fit entendre: ces prétendus Sarrasins, qui venaient de placer sur leurs épaules le corps de leur compagnon, furent chargés au même instant par une troupe de soldats français.

Cette apparition soudaine changea les lamentations mesurées des amis du défunt en cris irréguliers de terreur. Le corps fut jeté à terre en un instant, et ceux qui l'entouraient montrèrent autant d'adresse que d'activité pour échapper aux lances dirigées contre eux-mêmes en passant sous le ventre des chevaux, pendant que leurs ennemis s'écriaient: – Point de quartier à ces maudits brigands païens; arrêtez-les, tuez-les, enchaînez-les comme des bêtes féroces; percez-les à coup de javeline comme des loups!

Ces cris étaient accompagnés d'actes de violence; mais les fuyards étaient si alertes, et le terrain si défavorable à la cavalerie à cause des buissons et des taillis qui le couvraient, qu'ils réussirent tous à s'échapper, à l'exception de deux, qui furent faits prisonniers. L'un d'eux était le jeune homme armé d'un sabre, et il ne se laissa pas arrêter sans faire quelque résistance. Quentin, que la fortune semblait avoir pris en ce moment pour le but de ses traits, fut saisi en même temps par les soldats, qui lui lièrent les bras avec une corde, en dépit de toutes ses remontrances: ceux qui s'étaient emparés de sa personne mirent dans leurs opérations tant de promptitude, qu'il était clair que ce n'étaient pas des gens novices en expéditions de police.

Jetant un regard inquiet sur le chef de ces cavaliers, dont il espérait obtenir sa mise en liberté, Quentin ne sut pas trop s'il devait s'alarmer ou s'applaudir, quand il reconnut en lui le compagnon sombre et silencieux de maître Pierre. Il était vrai que, quelque crime que ces étrangers fussent accusés d'avoir commis, cet officier pouvait savoir, d'après l'aventure de cette matinée même, que Durward n'avait avec eux aucune espèce de liaison; mais une question plus difficile à résoudre était de savoir si cet homme farouche serait pour lui un juge favorable ou un témoin disposé à lui rendre justice; or Quentin ne savait trop s'il rendrait sa situation moins dangereuse en s'adressant directement à lui.

On ne lui laissa pas le temps de prendre une détermination.

– Trois-Échelles, Petit-André, dit à deux hommes de sa troupe l'officier à figure sinistre, ces arbres se trouvent là fort à propos. J'apprendrai à ces mécréants, à ces voleurs, à ces sorciers, à se jouer de la justice du roi quand elle a frappé quelqu'un de leur maudite race. Descendez de cheval, mes enfans, et remplissez vos fonctions.

Trois-Échelles et Petit-André eurent mis pied à terre en un instant, et Quentin remarqua que chacun d'eux avait au pommeau et à la croupière de la selle plusieurs trousseaux de cordes; et tous deux se mettant à les dérouler avec activité, il vit qu'un nœud coulant y avait été préparé d'avance afin de pouvoir s'en servir à l'instant même. Son sang se glaça dans ses veines quand il vit qu'ils en prenaient trois, et qu'ils se disposaient à lui en ajuster une au cou. Il appela l'officier à haute voix, le fit souvenir de leur rencontre, réclama les droits que devait avoir un Écossais libre dans un pays allié et ami, et déclara qu'il n'avait aucune connaissance des gens avec lesquels il avait été arrêté, ni des crimes qui pouvaient leur être imputés.

L'officier, à qui Durward s'adressait, daigna à peine le regarder pendant qu'il lui parlait, et ne parut faire aucune attention à la prétention qu'il avançait d'être déjà connu de lui. Il se contenta de se tourner vers quelques paysans accourus soit par curiosité, soit pour rendre témoignage contre les prisonniers, et il leur demanda d'un ton brusque: – Ce jeune drôle était-il avec ces vagabonds?

– Oui, monsieur le grand prévôt, répondit un des paysans. C'est lui qui est arrivé le premier, et qui a eu la témérité de couper la corde à laquelle était pendu le coquin que la justice du roi avait condamné, et qui le méritait bien, comme nous l'avons dit.

– Je jurerais par Dieu et par saint Martin de Tours, dit un autre, que je l'ai vu avec la bande quand elle est venue piller nôtre métairie.

– Mais, mon père, dit un enfant, celui dont vous voulez parler avait la peau noire, et ce jeune homme a le teint blanc; il avait des cheveux courts et crépus, et celui-ci a une longue et belle chevelure.

– C'est vrai, mon enfant, répondit le paysan, et de plus cet autre avait un habit vert, et celui-ci en a un gris. Mais monsieur le grand prévôt sait fort bien que ces vauriens peuvent changer leur teint aussi aisément que leurs habits, et je persiste à croire que c'est le même.

– Il suffit, dit l'officier, que vous l'ayez vu interrompre le cours de la justice du roi en coupant la corde d'un criminel condamné et exécuté. Trois-Échelles, Petit-André, faites votre devoir.

– Un moment, monsieur l'officier, s'écria Durward dans une transe mortelle, écoutez-moi un instant. Ne faites pas périr un innocent; songez que mes compatriotes en ce monde, et la justice du ciel dans l'autre, vous demanderont compte de mon sang.

– Je rendrai compte de mes actions dans l'un et dans l'autre, répondit froidement le prévôt, et il fit un signe de la main aux exécuteurs. Alors avec un sourire de vengeance satisfaite, il toucha du doigt son bras droit, qu'il portait en écharpe probablement par suite du coup qu'il avait reçu de Durward dans la matinée.

– Misérable, âme vindicative! s'écria Quentin, convaincu par ce geste que la soif de la vengeance était le seul motif de la rigueur de cet homme, et qu'il n'avait à attendre de lui aucune merci.

– La peur de la mort fait extravaguer ce pauvre jeune homme, dit le prévôt; Trois-Échelles, dis-lui quelques paroles de consolation avant de l'expédier; tu es un excellent consolateur en pareil cas, lorsqu'on n'a pas un confesseur sous la main. Accorde-lui une minute pour écouter tes avis spirituels, et que tout soit terminé dans la minute suivante. Il faut que je continue ma ronde. Soldats, suivez-moi!

Le prévôt partit avec son cortège, dont il laissa seulement deux ou trois hommes pour aider les exécuteurs. Le malheureux jeune homme jeta sur lui des yeux troublés par le désespoir, et crut voir disparaître avec son cheval toute chance de salut. En tournant ses regards autour de lui avec désespoir, il fut surpris, même dans un tel moment, de voir l'indifférence stoïque de ses compagnons d'infortune. D'abord ils avaient montré une grande crainte, et fait tous les efforts possibles pour s'échapper; mais depuis qu'ils étaient solidement garrottés, et destinés à une mort qui leur paraissait inévitable, ils l'attendaient avec l'indifférence la plus stoïque. La perspective d'une mort prochaine donnait peut-être à leurs joues basanées une teinte plus jaune, mais elle n'agitait pas leurs traits de convulsions, et n'abattait pas la fierté opiniâtre de leurs yeux. Ils ressemblaient à des renards qui, après avoir épuisé toutes leurs ruses pour donner le change aux chiens, meurent avec un courage sombre et silencieux que ne montrent ni les loups, ni les ours, objets, d'une chasse plus dangereuse.

Leur constance ne fut pas ébranlée par l'approche des exécuteurs, qui se mirent en besogne avec encore plus de promptitude que n'en avait recommandé leur maître: ce qui venait sans doute de l'habitude qui leur faisait trouver une espèce de plaisir à s'acquitter de leurs horribles fonctions. Nous nous arrêterons ici un instant pour tracer leur portrait, parce que, sous une tyrannie soit despotique soit populaire, le personnage du bourreau devient un sujet de grave importance.

L'air et les manières de ces deux fonctionnaires différaient essentiellement. Louis avait coutume de les appeler Démocrite et Héraclite; et leur maître, le grand prévôt, les nommait Jean qui pleure et Jean qui rit.

Trois-Échelles était un homme grand, sec, maigre et laid. Il avait un air de gravité toute particulière, et portait autour du cou un rosaire qu'il avait coutume d'offrir pieusement à ceux qui étaient livrés entre ses mains. Il avait continuellement à la bouche deux ou trois textes latins sur le néant et la vanité de la vie humaine; et si une telle cumulation de charges eût été régulière, il aurait pu joindre aux fonctions d'exécuteur des hautes œuvres celles de confesseur dans la prison.

Petit-André, au contraire, était un petit homme tout rond, actif, à face joyeuse, et qui faisait sa besogne comme si c'eût été l'occupation la plus divertissante du monde. Il semblait avoir une tendre affection pour ses victimes, et il leur parlait toujours en termes affectueux et caressans: c'étaient ses chers compères, ses honnêtes garçons, ses jolies filles, ses bons vieux pères, suivant leur âge et leur sexe. De même que Trois-Échelles tâchait de leur inspirer des pensées philosophiques et religieuses sur l'avenir, ainsi Petit-André manquait rarement de les régaler d'une plaisanterie ou deux pour leur faire quitter la vie comme quelque chose de ridicule, de méprisable, et qui ne méritait pas un seul regret.

Je ne puis dire ni pourquoi ni comment cela arrivait; mais il est certain que ces deux braves gens, malgré l'excellence et la variété de leurs talens, très-rares chez les personnes de leur profession, étaient peut-être plus cordialement détestés que ne le fut jamais aucune créature de leur espèce, avant ou après eux, de quiconque les connaissait: il ne restait qu'un doute; c'était de savoir lequel était le plus redouté ou le plus abhorré, du grave et pathétique Trois-Échelles, ou du comique et alerte Petit-André. Il est sûr qu'ils remportaient la palme à ces deux égards sur tous les bourreaux de la France, si l'on en excepte peut-être leur maître Tristan l'Ermite, le fameux grand prévôt, ou le maître de celui-ci, Louis XI.

Il ne faut pas supposer que ces réflexions occupassent en ce moment Quentin Durward. La vie, la mort, le temps, l'éternité, étaient en même temps devant ses yeux: perspective accablante qui fait frémir la faiblesse de la nature humaine, même quand l'orgueil cherche à la braver. Il s'adressait au Dieu de ses pères; et pendant ce temps la petite chapelle ruinée où avaient été déposés les restes de toute sa famille, dont il était le seul reste, se présenta à son imagination.

– Nos ennemis féodaux, pensa-t-il, nous ont accordé une sépulture dans notre domaine, et il faut que je serve de pâture aux corneilles et aux corbeaux dans un pays étranger, comme un félon excommunié!

Cette pensée lui tira quelques larmes des yeux. Trois-Échelles, lui frappant doucement sur l'épaule, le félicita de ce qu'il se trouvait dans de si heureuses dispositions pour mourir, en s'écriant d'une voix pathétique, beati qui in Domino moriuntur! il ajouta qu'il était heureux pour l'âme de quitter le corps pendant qu'on avait la larme à l'œil. Petit-André, lui touchant l'autre épaule, lui dit: – Courage, mon cher enfant; puisqu'il faut que vous entriez en danse, ouvrez le bal gaiement, car les instrumens sont d'accord. Et il secoua sa corde en même temps pour faire ressortir le sel de sa plaisanterie. Comme le jeune homme tournait un regard de désolation d'abord sur l'un et ensuite sur l'autre, ils se firent entendre plus clairement en le poussant vers l'arbre fatal, et en lui disant de prendre courage, attendu que tout serait terminé dans un instant.

Dans cette fâcheuse situation, le jeune homme jeta autour de lui un regard de désespoir! – Y a-t-il ici quelque bon chrétien qui m'entende, s'écria-t-il, et qui veuille dire à Ludovic Lesly, archer de la garde écossaise, surnommé en ce pays le Balafré, que son neveu pérît indignement assassiné?

Ces mots furent prononcés à propos; car un archer de la garde écossaise, passant par hasard, avait été attiré par les apprêts de l'exécution, et s'était arrêté avec deux ou trois autres personnes pour voir ce qui se passait.

– Prenez garde à ce que vous faites! cria-t-il aux exécuteurs; car, si ce jeune homme est Écossais, je ne souffrirai pas qu'il soit mis à mort injustement.

– à Dieu ne plaise, sire cavalier! répondit Trois-Échelles; mais il faut que nous exécutions nos ordres. Et il tira Durward par un bras pour le faire avancer.

– La pièce la plus courte est toujours la meilleure, ajouta Petit-André en le tirant par l'autre.

Mais Quentin venait d'entendre des paroles d'espérance; et, réunissant toutes ses forces, il se débarrassa, par un effort soudain, de ses deux satellites, et courant vers l'archer les bras encore liés: – Secourez-moi, mon compatriote, lui dit-il en Écossais, secourez-moi, pour l'amour de l'écosse et de saint André! Je suis innocent; je suis votre concitoyen; secourez-moi, au nom de toutes vos espérances au jour du dernier jugement!

– Par saint André! ils ne vous atteindront qu'à travers mon corps, répondit l'archer en tirant son sabre.

– Coupez mes liens, mon compatriote, s'écria Quentin, et je ferai quelque chose pour moi-même.

Le sabre de l'archer lui rendit l'usage des mains en un instant, et le captif libéré, s'élançant à l'improviste sur un des gardes du grand prévôt, lui arracha la hallebarde dont il était armé.

– Maintenant, s'écria-t-il, avancez si vous l'osez!

Les deux exécuteurs se parlèrent un instant à voix basse.

– Cours après le grand prévôt, dit Trois-Échelles, et je les retiendrai ici, si je le puis. – Soldats de la garde du grand prévôt, à vos armes!

Petit-André monta à cheval, et partit au grand galop, tandis que les soldats, dociles au commandement de Trois-Échelles, se mirent en ordre de bataille avec tant de précipitation, qu'ils laissèrent échapper les deux autres prisonniers. Peut-être ne mettaient-ils pas beaucoup d'empressement à les garder; car, depuis quelque temps, ils avaient été rassasiés du sang de bien des victimes semblables; et, de même que les autres animaux féroces, ils s'étaient lassés de carnage à force de massacres. Mais ils alléguèrent, pour se justifier, qu'ils s'étaient crus appelés immédiatement à la sûreté de Trois-Échelles; car il existait une jalousie qui conduisait souvent à des querelles ouvertes entre les archers de la garde écossaise et les soldats de la garde prévôtale.

– Nous sommes en état de battre ces deux fiers Écossais, si vous le voulez, dit un de ces soldats à Trois-Échelles.

Mais ce personnage officiel fut assez prudent pour lui faire signe de rester en repos; et, s'adressant à l'archer Écossais avec beaucoup de civilité: – Monsieur, lui dit-il, c'est une insulte grave au grand prévôt, que d'oser interrompre ainsi le cours de la justice du roi, dont l'exécution lui est dûment et légalement confiée; c'est un acte d'injustice envers moi qui suis en possession légitime de mon criminel; et ce n'est pas une charité bien entendue pour ce jeune homme lui-même, attendu qu'il peut être exposé cinquante fois à être pendu, sans s'y trouver jamais aussi-bien disposé qu'il l'était avant votre intervention malavisée.

– Si mon jeune compatriote, répondit l'archer en souriant, pense que je lui aie fait tort, je le remettrai entre vos mains sans discuter davantage.

– Non, pour l'amour du ciel! non! s'écria Quentin; abattez-moi plutôt la tête avec votre sabre. Cette mort serait plus convenable à ma naissance que celle que je recevrais des mains de ce misérable.

– Entendez-vous comme il blasphème? dit l'exécuteur des sentences de la loi. Hélas! comme nos meilleures résolutions s'évanouissent promptement! Il n'y a qu'un instant, il était dans les plus belles dispositions pour une bonne fin, et maintenant le voilà qui méprise les autorités!

– Mais apprenez-moi donc ce qu'a fait ce jeune homme, demanda l'archer.

– Il a osé, répondit Trois-Échelles, couper la corde qui suspendait le corps d'un criminel aux branches de cet arbre, quoique j'eusse gravé moi-même sur le tronc la fleur de lis.

– Que veut dire ceci, jeune homme? dit l'archer. Pourquoi avez-vous commis un tel délit?

– Par la protection que j'attends de vous, je jure de vous dire la vérité comme si j'étais à confesse, répondit Durward. J'ai vu un homme pendu à cet arbre, dans les convulsions de l'agonie, et j'ai coupé la corde par pure humanité. Je n'ai pensé ni à fleurs de lis, ni à fleurs de giroflée, et je n'ai pas eu plus d'idée d'offenser le roi de France que notre saint père le pape.

– Et que diable aviez-vous besoin de toucher à ce pendu? reprit l'archer. Vous n'avez qu'à suivre les pas de ce digne personnage, et vous en verrez accrochés à tous les arbres comme des grappes de raisin, vous ne manquerez pas d'ouvrage dans ce pays, si vous allez glaner après le bourreau. Néanmoins, je n'abandonnerai pas un compatriote, si je puis le sauver. écoutez-moi, monsieur l'exécuteur des hautes œuvres, vous voyez que tout ceci n'est qu'une méprise. Vous devriez avoir quelque compassion pour un voyageur si jeune. Il n'a point été accoutumé dans notre pays à voir rendre la justice d'une manière aussi expéditive que vous et votre maître la rendez.

– Ce n'est pas que vous n'en ayez bon besoin, monsieur l'archer, répondit Petit-André qui arrivait en ce moment. Tiens ferme, Trois-Échelles! voici le grand prévôt qui vient; nous allons voir s'il trouvera bon qu'on lui retire son ouvrage des mains, avant qu'il soit achevé.

– Et voici fort à propos, dit l'archer, quelques-uns de mes camarades qui arrivent.

Effectivement, tandis que Tristan l'Ermite gravissait d'un côté avec sa suite la petite colline qui était la scène de cette altercation, quatre ou cinq archers arrivaient de l'autre, et le Balafré lui-même était de ce nombre.

Ludovic Lesly, en cette occasion, ne montra nullement pour son neveu cette indifférence dont celui-ci l'avait intérieurement accusé; car, dès qu'il eut vu son camarade et Durward dans une attitude de défense, il s'écria: – Cunningham, je te remercie! Messieurs mes camarades, je réclame votre aide. C'est un gentilhomme Écossais, mon neveu. Lindesay, Guthrie, Tyrie, dégainons et frappons!

Tout annonçait un combat désespéré entre les deux partis, et ils n'étaient pas en nombre assez disproportionné pour que la supériorité des armes ne donnât pas aux cavaliers Écossais une chance de victoire. Mais le grand prévôt, soit qu'il doutât de l'issue de l'affaire, soit qu'il prévît que le roi pourrait s'en fâcher, fit signe à ses gens de s'abstenir de toute violence; et s'adressant au Balafré, qui était en avant comme chef de l'autre parti, il lui demanda pourquoi lui, cavalier de la garde du roi, il s'opposait à l'exécution d'un criminel?

– C'est ce que je nie, répondit le Balafré. Par saint Martin! il y a quelque différence entre l'exécution d'un criminel et le meurtre de mon propre neveu.

– Votre neveu peut être criminel comme un autre, répliqua le grand prévôt, et tout étranger est justiciable en France des lois du pays.

– Soit! répliqua le Balafré; mais nous avons nos privilèges, nous autres archers Écossais. N'est-il pas vrai, camarades?

– Oui, oui! s'écrièrent tous les archers; nos privilèges! nos privilèges! Vive le roi Louis! vive le brave Balafré! vive la garde écossaise! mort à quiconque enfreindra nos privilèges!

– écoutez la raison, messieurs, dit Tristan; faites attention à la charge dont je suis revêtu.

– Ce n'est pas de vous que nous devons entendre la raison! s'écria Cunningham; nous l'entendrons de la bouche de nos officiers; nous serons jugés par le roi, ou par notre capitaine, puisque le grand connétable est absent.

– Et nous ne serons pendus par personne, ajouta Lindesay, si ce n'est par Sandie Wilson, le vieil officier prévôtal de notre corps.

– Ce serait faire un vol à Sandie, si nous cédions à d'autres ses droits, dit le Balafré; et Sandie est un homme aussi brave que n'importe quel homme qui ait jamais fait un nœud coulant à une corde. Si je devais être pendu, moi-même, personne que lui ne me serrerait la cravate.

– Mais écoutez-moi, dit le grand prévôt; ce jeune drôle n'est pas des vôtres, et il ne peut avoir droit à ce que vous appelez vos privilèges.

– Ce que nous appelons nos privilèges! s'écria Cunningham. Qui osera nous les contester?

– Nous ne souffrirons pas qu'on les mette en question, s'écrièrent tous les archers.

– Vous perdez l'esprit, mes maîtres, dit Tristan l'Ermite. Personne ne vous conteste vos privilèges'; mais ce jeune homme n'est pas des vôtres.

– Il est mon neveu, dit le Balafré d'un air triomphant.

– Mais il n'est pas archer de la garde, à ce que je pense, dit Tristan.

Les archers se regardèrent l'un l'autre d'un air incertain.

– Ferme, cousin, dit tout bas Cunningham au Balafré; dites qu'il est enrôlé parmi nous.

– Par saint Martin! vous avez raison, beau cousin, répondit Ludovic; et élevant la voix, il jura qu'il avait enrôlé ce matin même son neveu parmi les gens de sa suite.

Cette déclaration fut un argument décisif.

– Fort bien, messieurs, dit le grand prévôt, qui savait que le roi avait la plus grande crainte de voir des germes de mécontentement se glisser dans sa garde; vous connaissez vos privilèges, comme vous le dites; mon devoir est d'éviter toute querelle avec les gardes du roi, et non de les chercher. Je ferai un rapport au roi sur cette affaire et il en décidera lui-même. Mais je dois vous dire qu'en agissant ainsi je montre peut-être plus de modération que le devoir de ma charge ne m'y autorise.

À ces mots, il ordonna à sa troupe de se mettre en marche, tandis que les archers, restant sur le lieu, tinrent conseil à la hâte sur ce qu'ils avaient à faire.

– Il faut d'abord, dit l'un d'eux, que nous avertissions notre capitaine, lord Crawford, de tout ce qui vient de se passer, et que nous fassions mettre sur le contrôle le nom de ce jeune homme.

– Mais, messieurs, mes dignes amis, mes sauveurs, dit Quentin en hésitant, je n'ai pas encore suffisamment réfléchi si je dois m'enrôler parmi vous ou non.

– Eh bien! lui dit son oncle, réfléchissez si vous voulez être pendu ou non; car je vous promets que, tout mon neveu que vous êtes, je ne vois pas d'autre moyen pour vous sauver de la potence.

C'était un argument irrésistible, et Quentin se vit réduit à accepter sur-le-champ une proposition qui, en toute autre circonstance, ne lui aurait point paru très-agréable. Mais après avoir si récemment échappé à la corde, qui lui avait été à la lettre passée autour du cou, il aurait probablement consenti à une alternative encore plus fâcheuse.

– Il faut qu'il nous accompagne à notre caserne, dit Cunningham; il n'y a pas de sûreté pour lui hors de nos limites, tant que ces lévriers sont en chasse.

– Ne puis-je donc passer cette nuit dans l'hôtellerie où j'ai déjeuné ce matin, bel oncle? demanda Quentin, qui pensait peut-être, comme beaucoup de nouvelles recrues, que même une seule nuit de liberté était toujours quelque chose de gagné.

– Vous le pouvez, beau neveu, lui répondit son oncle d'un ton ironique, si vous voulez nous donner le plaisir de vous pêcher dans quelque canal, ou dans un étang, ou peut-être dans un bras de la Loire, cousu dans un sac, ce qui vous donnera plus de facilité pour nager. Le grand prévôt souriait en nous regardant quand il est parti, continua-t-il en se tournant vers Cunningham, et c'est un signe qu'il médite quelque projet dont nous devons nous défier.

– Je m'inquiète fort peu de ses projets, répliqua Cunningham: des oiseaux tels que nous prennent leur vol trop haut pour que ses traits puissent les atteindre. Mais je vous conseille de conter toute l'affaire à ce diable d'Olivier le Dain, qui s'est toujours montré ami de la garde écossaise. Il verra le père Louis avant que le prévôt puisse le voir, car il doit le raser demain matin.

– Fort bien, répliqua le Balafré; mais vous savez qu'on ne peut guère se présenter devant Olivier les mains vides, et je suis aussi nu que le bouleau en hiver.

– Nous pouvons tous en dire autant, dit Cunningham; mais Olivier ne refusera pas d'accepter pour une fois notre parole d'Écossais. Nous pouvons entre nous lui faire un joli présent le premier jour de paie; et s'il s'attend à entrer en partage, permettez-moi de vous dire que le jour de paie n'en viendra que plus tôt.

– Et maintenant au château, dit le Balafré. Chemin faisant, mon neveu nous dira comment il s'y est pris pour mettre à ses trousses le grand prévôt, afin que nous puissions préparer notre rapport à lord Crawford et à Olivier.

34

Broad arrow. On appelle ainsi en Angleterre les lettres initiales H. M. His Majesty (Sa Majesté), qui servent à désigner les caisses contenant les objets à l'usage du roi ou pour le service de l'état; c'est un symbole employé surtout dans les magasins de la marine, les entrepôts de douanes, etc. – (Note de l'éditeur.)

35

Poignard Écossais. – (Note de l'éditeur.)

Quentin Durward

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