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BAL DES VICTIMES
(JANVIER 1795.)

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Tout est de l'histoire chez un peuple comme nous… Nous sommes légers dans ce qui est sérieux, sérieux dans ce qui est léger; et tout cela avec un aplomb parfait. Je ne veux pas, en avançant cette opinion, soutenir une thèse défavorable à la nation française. Je dis seulement qu'elle est légère et peu réfléchie dans les grandes choses. Les infortunes les plus terribles ne laissent pas de souvenirs dès qu'elles sont éloignées, même avec les deuils les plus profonds. Cela est heureux, dira-t-on vulgairement: peut-être. Je ne crois pas que le bonheur consiste à oublier. – Il est des peines dont il faut même que le souvenir demeure comme leçon, ou même comme point de ressemblance. – En quoi que ce soit en ce monde, tout est préférable à l'oubli… L'oubli est une mort morale de l'âme et du cœur… L'oubli annonce l'absence de toute affection douce… Celui qui oublie, enfin, est un être à part dans la création, car, s'il n'a pas de souvenirs, il n'a pas d'espérances, il n'a pas de craintes; et toute la vie pourtant ne se compose que de ces continuelles péripéties. C'est par elles que notre existence est animée; c'est par elles enfin que nous sortons de l'apathie et du néant, et que nous vivons.

Ce fut surtout au moment où la France échappa à ce massacre général dont quelques monstres l'avaient menacée, que cet oubli de toutes choses dont j'ai parlé fut frappant; à peine respirait-on! à peine était-on rassuré sur sa vie et celle des siens, qu'oubliant l'état dans lequel était encore Paris après 1794, les femmes et les hommes de tous les âges et de toutes les conditions, fatigués de larmes et de souffrances, ennuyés d'une aussi longue privation de tous plaisirs, firent un appel à toutes les joies, à tous les plaisirs. Mais un obstacle renaissait sans cesse pour s'opposer à ces joyeux desseins; on voulait rire, mais on n'osait pas; on oubliait le danger passé parce qu'il rappelait à beaucoup de gens qu'ils devraient être encore en deuil, mais on voulait bien se le rappeler pour laisser éveiller une crainte personnelle. Aucune personne de la société ayant un nom, une fortune, une position, ne voulait recevoir ni ouvrir sa maison; il y avait un reste de terreur qui parfois se soulevait encore et faisait trembler les faibles… Ah! c'est qu'on avait été si malheureux, qu'il était bien permis de craindre!.. Si je me plains, c'est qu'on ne craignait pas assez.

Il en est de la patrie comme de la famille dans beaucoup de circonstances; on est solidaire pour plusieurs choses, et sur ces choses on se tait; mais il en est d'autres tellement connues qu'il vaut mieux les expliquer que de les tenir sous le silence. De ce nombre est la légèreté qu'on nous a reprochée après 1793. Sans doute elle fut coupable, toutefois sa source ne fut pas dans un sentiment cruel. Nous sommes bons, et cette qualité est une de celles dont nous pouvons être fiers. Mais nous sommes légers; nous le sommes au point de rire de notre supplice à nous-même; et lorsque M. de Champcenetz disait au Tribunal révolutionnaire, en écoutant sa condamnation: Je demande si c'est ici comme à la garde nationale… et si l'on peut se faire remplacer pour vingt-quatre heures seulement? le mot eût été atroce dit sur un autre; mais pour celui qui allait mourir, il est rempli de courage, car il annonce de la présence d'esprit.

Non, c'est une injustice d'attribuer à un mauvais sentiment cette extrême légèreté dont nous fîmes une si éclatante démonstration en 95. Elle n'en est pas moins blâmable; mais l'origine n'a rien de ce qui, surtout dans des femmes, est toujours révoltant et repoussant même… la cruauté. – Nous sommes légers. Nous sommes comme le peuple du Pirée. Nous avons besoin d'un changement de situation, et, lorsque cette situation est passée, il nous faut en quoi que ce soit plaisanter sur elle.

Cela ne m'empêche pas d'être fière de ma nation. Nous n'avons rien de caché, au moins. On peut nous juger sur nos actions; et lorsqu'on aura dit que nous sommes légers, on aura dit à peu près tout le mal qu'on peut dire de nous.

Lorsqu'il fut reconnu qu'il n'y aurait pas encore de longtemps de maisons particulières où l'on recevrait, alors les jeunes gens les plus à la mode parmi les incroyables, les femmes les plus élégantes parmi les merveilleuses, décidèrent qu'on danserait dans des bals publics, où toute la bonne compagnie allant en masse, elle ne serait pas exposée à rencontrer des personnes étrangères à elle. La chose arrêtée, on choisit un local; le premier fut l'hôtel de Richelieu, au bout de la rue Louis-le-Grand: on l'appela par cette raison le bal Richelieu. Plus tard, on prit l'hôtel de Thélusson26, rue de Provence, et le bal reçut également le nom de bal Thélusson.

Mais ce fut le premier qui reçut une seconde dénomination bien étrange! on l'appela le bal des Victimes!… et voici l'origine de ce nom.

Au moment où la France en deuil se voyait décimer chaque jour, la plupart des femmes en prison, voulant sauver le trésor de leur chevelure pour le léguer à ceux qu'elles aimaient, avaient pris le parti de les couper elles-mêmes… avant même que le bourreau n'y eût un droit… Lorsqu'elles sortirent de prison ensuite, ces jeunes femmes, elles se trouvèrent avec des cheveux courts, et la première d'elles toutes était madame Tallien. Comme elle était parfaitement belle, et que cette coiffure lui allait bien, elle la garda. Mais ce fut autre chose avec des femmes qui n'avaient pour elles que des cheveux coupés…

On trouva un moyen terme: ce fut d'en faire une mode générale. On appela cela galamment une coiffure à la victime!… mais où ce mot devint choquant, ce fut au bal de Richelieu.

Deux mères que je ne nommerai pas, car elles existent toutes deux, avaient leurs deux enfants avec elles à ce bal; l'une était une fille, l'autre un fils: la fille avait treize ans, et le garçon de quinze à seize. Ces deux dames se rencontrèrent au bal de Richelieu pour la première fois depuis la Révolution; la dernière fois qu'elles s'étaient vues, c'était aux Tuileries, en 1791. L'une de ces dames avait émigré: son mari n'avait pas voulu la suivre, et le malheureux avait payé son obstination de sa tête. C'était le père du jeune homme. Celui de la jeune fille était mort à Quiberon.

L'orchestre venait de jouer les premières mesures d'une contredanse, lorsque la jeune fille, qu'on appelait Adèle, fut engagée par un jeune homme inconnu. Avant de répondre, elle tourna les yeux vers sa mère pour lui en demander la permission; mais au lieu de répondre par une acceptation, la mère de la jeune fille dit au jeune homme: – Je suis bien fâchée, monsieur, ma fille est engagée.

Le jeune homme se retira avec regret, car la jeune fille était alors fort jolie.

– Mais, maman, dit-elle à sa mère, pourquoi avoir répondu que j'étais engagée? je ne le suis point du tout.

– Je le sais bien, ma fille; un peu de patience.

Et, se penchant alors vers son ancienne amie de l'Œil-de-Bœuf…

– Ernest est-il engagé? lui demanda-t-elle.

– Non…; pourquoi?.. je crois qu'il n'aime pas beaucoup la danse…

– Croyez-vous qu'il voudra bien danser avec ma fille?

– Vraiment, reprit l'amie, je le crois bien… Ernest… engagez mademoiselle de ***.

Monsieur Ernest ne se le fit pas répéter deux fois; et, saisissant la main de mademoiselle de ***, il l'entraîna dans la contredanse, où précisément il manquait un couple.

– Ne voyez-vous pas pourquoi j'ai fait danser ces deux jeunes gens ensemble? demanda madame de *** à l'amie de l'Œil-de-Bœuf.

– Non…; pourquoi cela? parce qu'ils sont tous deux très-gentils peut-être?

– Ce n'est pas cela: c'est que leurs pères sont morts tous deux pour le Roi; et je trouve que jamais une jeune fille orpheline du fait de ces cannibales ne devrait danser qu'avec le fils d'un martyr comme son père.

– Ah! que c'est merveilleusement trouvé! s'écria l'amie…; c'est une idée qu'il faut faire courir… Hélas! nous ne sommes que trop ici ayant perdu des parents aussi tragiquement… Venez, prenez mon bras, nous allons prêcher votre invention.

Le croira-t-on? à peine cette volonté si étrange fut-elle connue, que les malheureux enfants qui avaient des droits à cette affreuse distinction furent classés, et la contredanse qui suivit ne fut composée qu'ainsi que l'avait désiré madame de ***.

Le bal suivant, la chose avait fait des progrès: elle avait été revue et corrigée, et elle était en exercice fort activement. Je l'ai vue. – J'ai vu danser la contredanse des Victimes, et cela, sans que les mères eussent un moment la pensée qu'elles faisaient une chose extraordinaire selon les lois du cœur et celles du monde: car ces femmes étaient bonnes; et l'une d'elles est même PARFAITEMENT bonne, et, certes, elles savaient bien vivre. Quant aux enfants, il est inutile de dire qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.

J'ai longtemps été frappée, quoique bien jeune à cette époque, de cette manière d'établir et prouver des regrets.

La chose se soutint. Il y a plus: lorsqu'elle devint publique, plusieurs personnes qui ne s'étaient pas abonnées, mais qui étaient pourtant dans les conditions voulues, firent prendre des abonnements. On annonçait que le père, le frère, l'oncle, la mère ou la tante enfin, avaient été victimes de la Révolution, et l'admission dans le cercle intime avait lieu aussitôt. On avait soin même de former la contredanse de cette manière: on mettait ensemble les orphelins les plus élevés en infortune, et celui qui n'était mort qu'en prison ne trouvait pas dans cette nouvelle loi assez de protection pour que son fils ou sa fille eût une première place. Ce n'était pourtant pas la faute du père ou de la mère s'ils n'étaient morts qu'en prison!

J'ai vu madame de Staël bien étrangement courroucée de ce bal des Victimes et de cette coiffure à la Victime dont la forme rappelait cette horrible mesure précédant l'exécution, et cet assemblage de la fille et d'un fils de deux martyrs dans un bal, au milieu des chants de joie, des éclats de la folie!.. En vérité, celui qui aurait vu de pareilles choses, et qui aurait été témoin de plusieurs jours de notre Révolution, l'étranger qui aurait assisté à de pareilles saturnales, pourrait dire que notre nation est une méchante nation, et certes il n'en est rien.

Ce bal des Victimes était, malgré ce que je viens de dire, un fort beau bal, mais avec le grand inconvénient d'une fête donnée sans maîtresse de maison. Il y avait du froid, et pourtant on devait craindre la licence dans un lieu où nul frein n'était apporté pour réprimer un excès.

C'est à cette même époque du bal des Victimes que madame Tallien était dans le plus beau moment de ses triomphes; la rare perfection de sa personne avait reçu un complément tellement parfait, qu'en vérité, une femme aussi belle est une merveille de la création que Dieu doit rarement donner à la terre. C'était elle qui protégeait aussi la coiffure à la Victime, parce qu'elle lui seyait miraculeusement. Quant à la contredanse, elle ne s'en mêlait pas: je ne l'ai jamais vue danser. Et pourtant si elle était grande, elle ne l'était pas trop pour danser; et, au moment où je parle, elle était svelte comme une biche et parfaitement élégante. Une seule fois je lui vis danser une anglaise, ou plutôt la marcher… Chez elle, à la chaumière de Chaillot, elle recevait du monde, mais sans donner de bals. On y jouait très-gros jeu, on y soupait, on dînait, et voilà comment la vie se passait.

Quant au bal Thélusson, il était bien composé aussi, mais moins bien pourtant que le bal Richelieu. J'ai vu dans ce dernier une foule de noms qui seraient aujourd'hui sur la liste de la personne la plus difficile de Paris; tandis qu'au bal Thélusson ils étaient plus rares, et d'autres plus abondants. Mais un bouleversement bien sensible pour nous, qui aimons tant nos plaisirs, était celui qui avait eu lieu dans le Théâtre-Français; ce théâtre était tout à fait détruit: la moitié des acteurs avaient été enfermés, les hommes à Picpus et aux Madelonnettes, et les femmes aux Anglaises et à Sainte-Pélagie… Les hommes étaient: Fleury, Dazincourt, Saint-Prix, Larochelle, Champville, Dupont; les femmes: mademoiselle Raucourt, mademoiselle Contat (l'aînée), mademoiselle Contat (la cadette), mademoiselle Lange, mademoiselle Devienne, et quelques autres encore; toute la comédie enfin, car mademoiselle Mars n'était pas alors ce que nous avons depuis trouvé en elle, un diamant sans prix.

C'était une chose remarquable que plusieurs de ces comédiens que je viens de citer…: mademoiselle Raucourt, mademoiselle Contat (l'aînée), mademoiselle Lange, mademoiselle Devienne… Oh! celle-là, quelle adorable actrice! quel cœur d'or en même temps, mais quel talent!.. Ah! qu'on est triste, lorsque le souvenir des bonnes soirées qu'on passait à la Comédie-Française vient vous traverser la pensée au milieu d'une représentation comme une certaine à laquelle j'ai assisté il n'y a pas longtemps; c'était une comédie… je ne veux nommer ni la pièce ni les acteurs, mais c'était bien mauvais. Il n'y a plus maintenant que Firmin, Ligier et Monrose. Qu'est-ce que le reste27?.. qu'est-ce que… mais silence.

La Comédie-Française fut enfin délivrée; ce furent, quoi qu'en disent de certains livres fort bien écrits, mais très-infidèles, deux camarades en querelle avec eux qui les firent sortir de prison et s'exposèrent à la mort: ce fut Talma, aidé de Dugazon.

La biographie de quelques-unes de ces personnes intéressera peut-être, étant surtout fort exacte et fidèle pour ce qu'elle rapporte des événements de l'époque.

Mademoiselle Raucourt28 était une personne d'une beauté achevée. Née en 1750 à Nancy, elle avait quarante-trois ans lorsqu'elle fut arrêtée, et elle était encore belle à étonner à ce moment. Sa beauté avait fait son premier succès. Naturellement très-forte, le timbre de sa voix s'en était ressenti, et il était souvent rauque et dur; sa diction était juste, mais ses intonations ne l'étaient pas toujours. Elle avait reçu une bonne éducation, et voulut suivre la carrière du théâtre: à dix-sept ans elle quitta Nancy, et alla débuter à Pétersbourg; à vingt-deux ans elle revint à Paris, et débuta dans les rôles de Didon, Émilie, Idamé, etc. Jamais une plus belle femme n'avait paru sur le théâtre: elle excita une admiration folle et passionnée; on payait une place de parterre UN LOUIS, somme énorme pour ce temps-là. Elle eut une vogue qu'aucune actrice n'a vu se renouveler depuis. Les présents les plus riches, les cadeaux les plus ingénieux, les dons les plus rares, lui furent prodigués. Madame Dubarry lui donna un jour, à Versailles, après une représentation où elle avait joué Mérope avec une grande perfection, un collier de diamants, estimé 10,000 francs.

– Soyez sage surtout, lui dit madame Dubarry.

Louis XV vivait toujours!.. – La reine Marie-Antoinette la protégea, et mademoiselle Raucourt se dévoua à elle avec un profond sentiment de respectueuse tendresse. Proscrite en 93 avec ses camarades, libre ensuite avec eux, elle fut encore persécutée par le Directoire; mais, au 18 brumaire, elle fut protégée par Napoléon, qui lui fit une forte pension sur sa cassette et lui donna la direction du théâtre français en Italie. L'un des rôles qu'elle jouait le mieux était Médée; ensuite la Cléopâtre de Rodogune; Léontine dans Héraclius. Dans ces rôles-là, elle était parfaite.

En 1776, il lui arriva une singulière aventure qu'elle ne voulut jamais expliquer; elle disparut tout à coup, et reparut ensuite en 1779, sans que la cause de cette retraite ait été bien connue29.

Chénier, qui n'aimait pas beaucoup de monde, n'aimait pas du tout mademoiselle Raucourt; il fit contre elle un quatrain fort méchant, et plus méchant que spirituel… il fut fait après une représentation de Phèdre.

Ô Phèdre, en tes amours que de vérité brille!

Oui, de Pasiphaé je reconnais la fille,

Les fureurs de ta mère et son tempérament,

Et l'organe de son amant.


Elle fut tout entière excellente dans plusieurs rôles qui lui furent donnés et qu'elle créa. C'était une femme d'un grand et beau talent. Mademoiselle Georges est son élève, et on le voit bien30.

Je ne sais pas si l'on connaît l'origine de mademoiselle Contat. Elle s'appelait Louise Perrin, et sa mère était blanchisseuse établie dans le faubourg Saint-Germain. Cette femme blanchissait madame Préville et madame Molé (l'auteur de Misanthropie et Repentir). En la voyant si jolie, en examinant ses yeux, cette bouche de rose, ces dents perlées, ce nez si mignon et si spirituel, des mains aux doigts effilés, malgré son état rude et grossier; quand ces deux femmes, dont l'une habile et plus qu'habile même dans son art, démêlèrent tout l'avenir de mademoiselle Contat dans un de ses sourires, elles décidèrent que la petite Louise serait une grande actrice, et certes leur prédiction s'est grandement réalisée… Quelle destinée théâtrale! comme elle était adorée du public…! Mais aussi quelle verve! quelle finesse! Qui a jamais joué Suzanne comme mademoiselle Contat (et non pas Contat31, comme il y a des hommes qui ont le mauvais goût de parler encore aujourd'hui)?.. Il y a des rôles surtout où le souvenir de mademoiselle Contat suffit pour me guider encore aujourd'hui, tant l'impression qu'elle me produisit fut profonde.

En 1789, la Reine, qui l'aimait, voulut la voir jouer. On lui donna deux jours pour apprendre ce rôle, c'était celui de la Gouvernante: il a sept cents vers; elle l'apprit et le joua.

«J'ai appris depuis deux jours (écrivit-elle à la personne qui fit ses remerciements à la Reine) que le siége de la mémoire est dans le cœur.»

Ce fut cette lettre qui la fit enfermer en 1793.

Elle quitta le théâtre encore jeune et charmante32; elle avait épousé depuis dix ans le chevalier de Parny, neveu du poëte et poëte lui-même. La société et la causerie de mademoiselle Contat étaient charmantes. Je l'ai vue très-souvent à la Malmaison, où elle était toujours fort accueillie.

Sa sœur n'était pas mauvaise, mais elle n'était jamais bonne; elle jouait passablement quelquefois les servantes de Molière.

Mais une personne charmante, qui était tout à la fois bonne actrice, bonne amie, bonne fille, excellente femme, c'était mademoiselle Devienne. Ses camarades l'adoraient. Le public ne manquait jamais de venir remplir la salle le jour où son nom se voyait sur l'affiche… Bientôt ce fut un délire, et son nom valait comme pour une nouvelle pièce. Elle était jolie, et surtout jolie pour une soubrette… un nez fin, des yeux vifs, une bouche fraîche et bien garnie et familière au rire…; des mains, une taille, un pied… tout cela, le bon Dieu l'avait fait comme si elle eût été sotte, et Dieu sait qu'elle ne l'était pas… En peu de temps elle eut un nom, une position, et une élevée, dans la sphère qu'elle s'était choisie.

Mais qui était-elle? Ah! voilà le roman, ou plutôt l'histoire.

Mademoiselle Devienne était de Lyon. Son père était menuisier ou charpentier, je ne sais bien lequel des deux; mais ce que je sais, c'est qu'il était le plus renommé dans la ville pour son honneur et sa probité. On disait du père Thévenin que si la noblesse avait ses chartres, la bourgeoisie les avait aussi. Ainsi donc le père Thévenin était le doyen de son état, et il était honoré et respecté de tous.

Il se disposait, avec sa femme, à parler à leur fille pour lui faire épouser un honnête garçon à rabot et à scie, selon l'usage antique et solennel de la famille. Mais les enfants pensent quelquefois différemment de leurs parents; c'était précisément le cas de la petite Thévenin. Elle se consulta, et vit en elle une si grande horreur pour le rabot et la scie, qu'elle voulut épargner du malheur au brave menuisier qu'on lui donnerait pour mari; et un matin, tandis qu'aucune fenêtre n'était encore ouverte, lorsque Notre-Dame de Fourvières était à peine éclairée par la première lueur matinale… la jeune fille fit un petit paquet, s'agenouilla devant la porte de la chambre de ses bons parents, et… s'enfuit.

Elle courut beaucoup, mais aussi profita beaucoup. Enfin, elle en vint à entrer à la Comédie-Française, et à être ce que je vous ai dit.

Elle gagnait tout ce qu'elle voulait, et son sort était heureux. Le souvenir de sa famille la troublait un peu seulement, et bien souvent elle voulait partir pour Lyon.

Les années s'écoulèrent. Un jour, il arriva de grandes choses… C'était la Révolution, c'est-à-dire son commencement, la fédération. Mademoiselle Devienne était au Champ-de-Mars, comme les autres, élégamment habillée, dans une voiture attelée de deux chevaux magnifiques, et elle, toute resplendissante de sa charmante figure et de son élégante richesse.

Un ami de mademoiselle Devienne, qui depuis fut le plus dévoué des miens, la rencontra au milieu du Champ-de-Mars qui courait comme une folle, seule, pour rejoindre sa voiture…

– Qu'avez-vous? où courez-vous? s'écria-t-il en lui prenant le bras.

– Ah! mon ami, mon cher Millin, si vous saviez ce qui m'arrive?..

Et elle riait et pleurait tout ensemble…

– Mon ami, j'ai retrouvé… mon père!.. oui, mon père…; il m'a reconnue…; il a reconnu sa pauvre fille dans la belle dame avec des diamants! Ah! c'est beau cela, Millin, n'est-ce pas?..

Millin sourit. Il n'y avait qu'un cœur parfait comme celui de mademoiselle Devienne pour dire une telle parole…

– Oui, il m'a reconnue, disait-elle tout en courant; il est ici avec la garde nationale de Lyon… et il veut bien loger chez moi!.. Il le veut bien!.. mon bon père!.. si vous le voyiez avec ses beaux cheveux blancs!..

Cette pauvre Devienne était insensée de joie; elle rentra chez elle, mit la maison sens dessus dessous, et lorsque son père sortit de la revue, il trouva son appartement tout prêt, et sa place à table, vis-à-vis de sa fille, comme étant le maître chez elle… Elle le présenta à tous les princes, les ducs, les marquis, les barons, qui venaient dans sa maison. Il faut que vous connaissiez mon bonheur, disait l'aimable fille.

Sa mère vint aussi de Lyon; c'était une dévote, mais une vraie sainte. La maréchale de Mouchy la fit aller au spectacle: vrai miracle pour cette bonne vieille qui de sa vie n'y avait été!.. Elle alla voir Athalie: on avait choisi cette pièce. La pauvre bonne femme crut lire dans sa Bible; et tout à coup, au grand amusement de toute la salle, elle tomba à genoux dans la loge de la maréchale; et, faisant le signe de la croix à haute voix, elle entonna une prière.

Mademoiselle Devienne, adorée du public, de ses amis, dont elle faisait le charme, se retira trop tôt pour Tous de la scène. Elle épousa M. Gévaudan, dont elle a complété la félicité en consentant à prendre son nom.

Mademoiselle Lange était la cinquième prisonnière des Anglaises avec ces dames; elle était ravissante de beauté, mais moins bonne actrice que celles que je viens de citer. Elle jouait les amoureuses avec un talent qui était doublé par sa charmante figure et un organe enchanteur… Cette physionomie touchante, cette parole harmonieusement accentuée, eurent un grand effet sur un tribunal entier, à peu près vers le temps de la première année du Consulat.

26

Cet hôtel n'existe plus… il était en face de la rue Cerutti, aujourd'hui la rue Laffitte… Murat l'acheta lorsqu'il se maria, c'est-à-dire deux ans après… Il avait pour portail une immense arcade de mauvais goût.

27

J'excepte mademoiselle Mars; elle est toujours parfaite.

28

Françoise-Marie-Antoinette Saucerotte, née à Nancy, d'un comédien de province et d'une femme attachée à la maison du roi de Pologne. Ce fut madame de Graffigny qui la tint sur les fonts de baptême.

29

Se trouvant un jour au Raincy, chez moi, avec M. de Sainte-Foix, il lui dit en riant qu'on savait bien la raison pour laquelle elle était partie. – Vraiment! dit-elle sérieusement; eh bien! je vous affirme que ni vous ni personne ne le savez et ne le saurez jamais.

30

Mademoiselle Raucourt n'était ni bonne camarade ni douce dans ses relations; elle ne fut ni estimable, ni recommandable dans sa vie privée. En 1815, elle mourut subitement. Elle avait une belle terre dans les environs d'Orléans, où elle avait les plus belles fleurs et les plus beaux fruits et des terres magnifiques. Elle venait souvent à la Malmaison, et Joséphine échangeait souvent avec elle des graines ou des plantes. À sa mort, le curé de Saint-Roch, qui avait bien emboursé l'argent de ses aumônes, n'a pas voulu l'enterrer. Elle fut portée au Père-Lachaise, après le service qui lui fut fait par un prêtre.

31

Cette manière que quelques hommes d'aujourd'hui ont prise de dire: Taglioni, Mars, Contat, etc., est du plus mauvais ton. C'est là où on voit l'habitude de la bonne compagnie, ou seulement son reflet imparfait. Ainsi, l'on croit imiter les roués des temps passés; mais qu'on aille écouter M. de Talleyrand, ou M. de Montrond, ou M. de Narbonne quand il vivait, ou M. de Laval (Adrien de Montmorency), enfin mille autres du même cercle. – Rien n'est, à mon gré, plus platement ridicule que l'affectation de l'aisance dans les manières.

32

Elle mourut la même année que mademoiselle Raucourt; la cause de sa mort fut un cancer. Elle était alors à Vitry, dans une propriété que madame la duchesse douairière d'Orléans acheta ensuite.

Histoire des salons de Paris. Tome 3

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