Читать книгу Les nuits mexicaines - Aimard Gustave, Gustave Aimard, Jules Berlioz d'Auriac - Страница 7
VI
PAR LA FENÊTRE
ОглавлениеLa salle à manger de l'hacienda del Arenal était une vaste pièce longue, éclairée par des fenêtres en ogives à vitraux coloriés et dont les murs, recouverts de boiseries en chêne rendu noir par le temps, lui donnaient l'apparence d'un de ces réfectoires de Chartreux du quinzième siècle; une immense table en fer à cheval, entourée de bancs sauf à la partie supérieure, tenait tout le milieu de la pièce.
Lorsque le comte de la Saulay pénétra dans la salle à manger, la plupart des convives, au nombre de vingt à vingt-cinq, s'y trouvaient réunis.
Don Andrés, de même que beaucoup de grands propriétaires mexicains, avait conservé, sur ses domaines, la coutume de faire manger ses gens à la même table que lui.
Cette coutume patriarcale, tombée depuis longtemps déjà en désuétude en France, était cependant, à notre avis, une des meilleures que nous aient léguées nos pères; cette vie en commun resserrait les liens qui attachent les maîtres aux domestiques et les inféodait pour ainsi dire à la famille, dont ils partageaient jusqu'à un certain point, la vie intime.
Don Andrés de la Cruz se tenait debout au fond de la salle, entre doña Dolores sa fille, et don Melchior, son fils.
Nous ne dirons rien de doña Dolores que le lecteur connaît déjà; don Melchior était un jeune homme du même âge à peu près que le comte: sa taille élevée, ses membres robustes, en faisaient un beau cavalier, dans la vulgaire expression du mot; ses traits étaient mâles, caractérisés, sa barbe noire et bien fournie. Il avait l'œil grand, bien ouvert, le regard fixe et perçant, son teint fort brun était légèrement olivâtre, le son de sa voix un peu rude, son accent bref et cassant, sa physionomie sombre, dont l'expression, à la plus légère émotion, devenait menaçante et hautaine. Du reste, son geste était noble et ses manières extrêmement distinguées, il portait le costume mexicain dans toute sa pureté.
Aussitôt que les présentations eurent été faites par don Andrés, les convives prirent place; l'hacendero, après avoir fait asseoir Ludovic à sa droite, auprès de sa fille, fit un signe à celle-ci; elle dit le bénédicité; les convives répétèrent amen et le repas commença.
Les Mexicains, de même que leurs ancêtres Espagnols, sont fort sobres, ils ne boivent pas pendant les repas; ce n'est que lorsque les dulces ou confitures sont apportées, c'est-à-dire au dessert, que des vases contenant de l'eau sont placés sur la table.
Par une attention délicate, don Andrés avait fait servir du vin à son hôte Français, qui était servi par son valet de chambre, debout derrière lui, à l'ébahissement général des assistants.
Le repas fut silencieux, malgré les efforts répétés de don Andrés pour tâcher d'animer la conversation; le comte et don Melchior se bornaient à échanger entre eux quelques phrases de politesse banale et se taisaient. Doña Dolores était pâle, elle paraissait souffrante, mangeait à peine et ne soufflait mot.
Enfin, le dîner se termina, on se leva de table, les serviteurs de l'hacienda se dispersèrent pour retourner à leurs travaux.
Le comte, préoccupé malgré lui de l'accueil froid et compassé que lui avait fait don Melchior, prétexta la fatigue du voyage pour témoigner le désir de se retirer dans son appartement.
Don Andrés y consentit avec une vive répugnance. Don Melchior et le comte échangèrent un salut cérémonieux et se tournèrent le dos; doña Dolores fit un salut gracieux au jeune homme et le comte se retira enfin après avoir serré avec effusion la main que lui tendait son hôte.
Il fallut quelques jours au comte de la Saulay, habitué aux élégances confortables et aux relations si pleines de bon goût et d'atticisme de la vie parisienne, pour s'accoutumer à l'existence triste, monotone, étriquée et sauvage de l'hacienda del Arenal.
Malgré la cordiale réception qui lui avait été faite par don Andrés de la Cruz et les attentions dont il ne cessait de l'entourer, le jeune homme ne tarda pas à s'apercevoir que son hôte était la seule personne de la famille qui le vît d'un bon œil.
Doña Dolores, fort polie avec lui, gracieuse même dans leurs rapports journaliers et lorsque le hasard les mettait en présence, semblait cependant être gênée devant lui, et fuir toute occasion où il aurait pu l'entretenir en particulier; dès qu'elle s'apercevait que son frère ou son père quittaient la pièce où elle se trouvait en compagnie du comte, elle interrompait aussitôt la conversation commencée, balbutiait en rougissant une excuse, et s'éloignait ou plutôt s'envolait, légère et rapide comme un oiseau, et sans plus de cérémonie, laissait là Ludovic.
Cette conduite de la part d'une jeune fille à laquelle depuis son enfance il était fiancé, à cause de laquelle il avait traversé l'Atlantique presque contre sa volonté, et seulement pour faire honneur à l'engagement pris en son nom par sa famille avait droit de surprendre et de mortifier un homme comme le comte de la Saulay que sa beauté physique, son esprit et même sa fortune n'avaient jusqu'alors nullement habitué à être traité avec un aussi étrange sans-façon et un si complet dédain par les dames.
Naturellement peu disposé au mariage que sa famille lui voulait imposer, nullement amoureux de sa cousine, qu'il s'était à peine donné le temps de regarder, et, à cause de son peu de laisser-aller vis-à-vis de lui, assez porté à la croire sotte, le comte aurait facilement pris son parti de la répugnance qu'elle semblait éprouver pour lui, et se serait non seulement consolé, mais encore félicité de la rupture de son mariage avec elle, si dans cette affaire son amour-propre ne se fût pas trouvé mis en jeu d'une façon fort blessante pour lui.
Quelque grande que fût l'indifférence qu'il éprouvait pour la jeune fille, il était froissé du peu d'effet que, par sa mise, ses manières, son luxe même, il avait produit sur elle et de la façon froidement dédaigneuse dont elle avait écouté ses compliments et reçu ses avances.
Bien que désirant sincèrement au fond de son cœur ne pas voir se conclure ce mariage qui lui déplaisait pour mille raisons, il aurait cependant voulu que, sans venir positivement de lui, la rupture ne vînt pas aussi nettement de la jeune fille, et que les circonstances lui eussent permis tout en se retirant avec les honneurs de la guerre de se voir regretté de celle qui devait être son épouse.
Mécontent de lui et des personnes dont il était entouré, se sentant dans une position fausse et qui ne tarderait probablement pas à devenir ridicule, le comte songea à en sortir le plus tôt possible; mais avant que de provoquer une explication franche et décisive de la part de don Andrés de la Cruz qui semblait nullement se douter de l'état des choses, le comte résolut à part lui, de savoir positivement à quoi s'en tenir sur le compte de sa fiancée; car avec cette fatuité native de tous les hommes gâtés par les succès faciles, il avait la conviction intérieure qu'il était impossible que doña Dolores ne l'eût pas aimé si son cœur n'avait pas déjà été pris d'un autre côté.
Cette résolution une fois prise et bien arrêtée dans son esprit, le comte, qui d'ailleurs se trouvait fort désœuvré dans l'hacienda, se mit en devoir de surveiller les démarches de la jeune fille; déterminé, une fois une certitude acquise, à se retirer et à regagner au plus vite la France, qu'il regrettait tous les jours davantage, et qu'il se repentait d'avoir ainsi brusquement abandonnée pour venir chercher à deux mille lieues de sa patrie une si humiliante aventure.
Malgré son indifférence pour le comte, nous avons fait observer que cependant doña Dolores se croyait obligée à être sinon aussi aimable qu'il l'eût désiré, du moins toujours convenable, polie et même prévenante; exemple que son frère se dispensait complètement de suivre envers l'hôte de son père, qu'il traitait avec une froideur tellement affectée qu'il aurait été impossible au comte de ne pas s'en apercevoir, bien qu'il dédaignât de le laisser paraître; feignant de prendre les manières brusques, tranchantes et même brutales du jeune homme comme étant naturelles et parfaitement en rapport avec les mœurs du pays.
Les Mexicains, hâtons-nous de le dire, sont d'une politesse exquise, leur langage est toujours choisi, leurs expressions fleuries, et à part la différence du costume, il est littéralement impossible de reconnaître, un homme du peuple, d'une personne d'un rang élevé. Don Melchior de la Cruz, par une singulière anomalie provenant de son naturel farouche sans doute, se distinguait complètement de ses compatriotes; toujours sombre, compassé, renfermé en lui-même, il n'ouvrait en général la bouche que pour prononcer quelques brèves paroles, d'un ton brusque et d'une voix rude.
Dès les premiers instants qu'ils se rencontrèrent, le comte et don Melchior semblèrent également peu satisfaits l'un de l'autre: le Français paraissait trop maniéré et trop efféminé au Mexicain, et, par contre, celui-ci repoussait l'autre par sa brutalité, la grossièreté de sa nature et la trivialité de ses gestes et de ses expressions.
Mais s'il n'y avait eu réellement que cette instinctive antipathie entre les deux jeunes gens, peut-être aurait-elle peu à peu disparue, et des rapports amicaux se seraient sans doute établis en se connaissant mieux et par conséquent s'appréciant davantage; mais il n'en était pas ainsi, ce n'était ni de l'indifférence, ni de la jalousie que don Melchior avait pour le comte, c'était une belle et bonne haine mexicaine.
D'où provenait cette haine? Quelle particularité inconnue du comte l'avait fait naître? Ceci était le secret de don Melchior.
Du reste, le jeune hacendero était tout confit en mystères; ses actions étaient aussi ténébreuses que sa physionomie; jouissant d'une liberté illimitée, il en usait et abusait à sa guise de la façon la plus large pour aller, venir, entrer et sortir sans rendre de comptes à personne; il est vrai que son père et sa sœur, faits sans doute à sa façon d'être, ne lui adressaient jamais de questions, et ne lui demandaient point où il avait été, ni ce qu'il avait fait, lorsqu'il reparaissait après une absence qui souvent s'était prolongée pendant plus d'une semaine.
Dans ces circonstances fort fréquentes, c'était ordinairement à l'heure du déjeuner qu'on le voyait arriver.
Il saluait silencieusement les assistants, se mettait a table sans prononcer un mot, mangeait, puis il tordait une cigarette, l'allumait, se levait et se retirait dans ses appartements sans autrement s'occuper des assistants.
Une ou deux fois don Andrés, qui comprenait fort bien ce que cette conduite avait d'inconvenant et surtout de peu poli pour son hôte, avait essayé d'excuser son fils, en rejetant sur des occupations fort sérieuses et qui l'absorbaient complètement cette apparente impolitesse; mais le comte lui avait répondu que don Melchior lui paraissait un charmant cavalier, qu'il ne voyait rien que de très naturel dans sa manière d'agir à son égard, que le sans-façon même qu'il montrait était pour lui une preuve de l'amitié qu'il lui témoignait en le traitant non comme un étranger, mais comme un ami et comme un parent, et qu'il serait désespéré que, à cause de lui, le señor don Melchior fît la moindre violence à ses habitudes.
Don Andrés, sans être dupe de l'apparente mansuétude de son hôte, avait jugé prudent de ne pas insister sur ce sujet et tout avait été dit.
Don Melchior était craint et redouté de tous les peones de l'hacienda et, selon toute apparence, de son père lui-même.
Il était évident que ce sombre jeune homme exerçait sur tout ce qui l'entourait une puissance qui pour être occulte n'en était peut-être que plus redoutable, mais personne n'osait se plaindre, et le comte, qui seul aurait pu risquer quelques observations, ne se souciait nullement d'en faire, par la raison toute simple que se considérant comme étranger, de passage pour quelques jours seulement au Mexique, il n'éprouvait aucun goût à se mêler à des affaires ou à des intrigues qui ne le regardaient pas et qui ne devaient en aucune façon le toucher.
Près de deux mois s'étaient écoulés depuis l'arrivée du jeune homme à l'hacienda; le temps s'était passé en lectures, ou en promenades faites aux environs, en compagnie presque toujours du mayordomo de l'hacienda, homme d'une quarantaine d'années, à la figure franche et ouverte, à la taille courte et trapue, aux membres vigoureux, qui paraissait jouir d'une grande privauté auprès de ses maîtres.
Ce mayordomo nommé Léo Carral s'était épris d'une grande affection pour ce jeune Français dont la gaieté inépuisable et la libéralité lui avaient touché le cœur.
Il prenait plaisir pendant leurs longues courses dans la plaine à perfectionner le comte dans l'art de l'équitation, lui faisait comprendre les défectuosités des principes de l'école française et s'appliquait à en faire, comme il avait la prétention justifiée du reste de l'être lui-même, un véritable hombre de a caballo et un jinete de première force.
Nous devons ajouter que son élève profitait parfaitement de ses leçons, et non seulement était en peu de temps devenu un parfait cavalier, mais encore, grâce toujours au digne mayordomo, un tireur émérite.
Le comte avait, d'après les conseils de son professeur, adopté depuis peu le costume mexicain, costume élégant, commode et qu'il portait avec une grâce sans pareille.
Don Andrés de la Cruz s'était joyeusement frotté les mains en voyant celui qu'il considérait déjà presque comme son gendre, prendre le costume du pays, preuve à ses yeux certaine de l'intention du comte de se fixer au Mexique; il avait même à cette occasion essayé d'amener adroitement la conversation sur le sujet qui lui tenait le plus au cœur, c'est-à-dire le mariage du jeune homme avec doña Dolores. Mais le comte toujours sur ses gardes avait, ainsi que plusieurs fois déjà il l'avait fait, évité ce sujet scabreux, et don Andrés s'était retiré en hochant la tête et eu murmurant:
– Il faut cependant que nous nous expliquions?
C'était au moins la dixième fois depuis l'arrivée du comte à l'hacienda que don Andrés de la Cruz se promettait ainsi d'avoir avec lui une explication, mais jusque-là, le jeune homme s'était toujours arrangé de façon à l'éluder.
Un jour que le comte, retiré dans son appartement, s'était laissé aller à lire plus tard que d'habitude, au moment de fermer son livre et de se mettre au lit, en levant les yeux par hasard, il lui sembla voir passer une ombre devant la porte-fenêtre qui donnait dans la huerta.
La nuit était avancée, depuis plus de deux heures déjà tous les habitants de l'hacienda étaient ou devaient être livrés au sommeil: quel était donc ce rôdeur, que sa fantaisie poussait à se promener si tard?
Sans se rendre bien compte du motif qui l'engageait à agir ainsi, Ludovic résolut de s'en assurer.
Il quitta la butaca sur laquelle il était assis, prit sur une table deux revolvers Devisme à six coups, afin d'être préparé à tout événement, et ouvrant aussi doucement que possible la porte-fenêtre, il s'élança dans la huerta en tournant du côté où il avait vu disparaître l'ombre suspecte.
La nuit était magnifique, la lune éclairait comme en plein jour, l'atmosphère était d'une transparence telle, qu'à une fort longue distance on distinguait parfaitement les objets.
Ce n'était que fort rarement que le comte était entré dans la huerta dont il ignorait par conséquent les détours, aussi hésitait-il à s'engager dans les allées qu'il voyait s'allonger devant lui dans tous les sens, se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres, ne se souciant nullement, si belle que fût la nuit, de la passer à la belle étoile.
Il s'arrêta donc pour réfléchir; peut-être s'était-il trompé, ou avait-il été le jouet d'une illusion, et ce qu'il avait pris pour l'ombre d'un homme, n'était peut-être que celle d'une branche d'arbre agitée par la brise nocturne, qui l'avait fait aux rayons de la lune miroiter devant ses yeux?
Cette observation était non seulement juste, mais encore logique; aussi le jeune homme se garda-t-il bien d'en tenir compte; au bout d'un instant un sourire ironique plissa ses lèvres, et au lieu de s'engager dans le jardin il se glissa avec précaution le long de la muraille touffue qui formait de ce côté une muraille de verdure à l'hacienda.
Après avoir ainsi plutôt glissé que marché pendant une dizaine de minutes, le comte s'arrêta, pour reprendre haleine d'abord, puis ensuite pour s'orienter.
– Bon, murmura-t-il après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, je ne me suis pas trompé, c'est bien là.
Alors il se pencha en avant, écarta avec précaution, les feuilles et les branches, et il regarda.
Presqu'aussitôt il se rejeta en arrière, en étouffant un cri de surprise.
L'endroit où il se trouvait faisait face à l'appartement de doña Dolores de la Cruz.
Une fenêtre de cet appartement était ouverte, et doña Dolores, penchée sur l'appui de la fenêtre, causait avec un homme qui, lui, se tenait dans le jardin, mais juste en face d'elle; une distance de deux pieds à peine séparait les causeurs qui paraissaient engagés dans une conversation des plus intéressantes.
Il fut impossible au comte de reconnaître quel était l'homme dont il n'était éloigné cependant que de quelques pas; d'abord, il lui tournait le dos, puis il était enveloppé dans un manteau qui le déguisait complètement.
– Ah! murmura le comte, je ne m'étais pas trompé!
Malgré ce que cette découverte avait de blessant pour son amour-propre, cependant ce fut avec la satisfaction intérieure d'avoir deviné juste que le comte prononça ces paroles: cet homme quel qu'il fût ne pouvait être qu'un amant.
Cependant, bien que les deux causeurs parlassent doucement, ils ne baissaient pas assez la voix pour qu'à une courte distance on ne pût les entendre, et tout en se reprochant l'action peu délicate qu'il commettait, le comte, excité par le dépit et peut-être à son insu par la jalousie, entr'ouvrit les branches et se pencha de nouveau en avant pour écouter.
C'était la jeune fille qui parlait:
– Mon Dieu! disait-elle avec émotion, je tremble, mon ami, lorsque je suis plusieurs jours sans vous voir, mon inquiétude est extrême; je redoute toujours un malheur.
– Diantre! murmura le comte, voilà un gaillard qui est bien aimé.
Cet aparté lui fit perdre la réponse de l'homme. La jeune fille reprit:
– Suis-je donc condamnée à demeurer encore longtemps ici?
– Un peu de patience, j'espère que bientôt tout sera fini, répondit l'inconnu d'une voix sourde; et lui que fait-il?
– Toujours il est le même, aussi sombre et aussi mystérieux, répondit-elle.
– Est-il ici ce soir?
– Oui.
– Toujours aussi hargneux?
– Plus qu'il ne l'a jamais été.
– Et le Français?
– Ah, ah! fit le comte, voyons ce qu'on pense de moi.
– C'est un charmant cavalier, murmura la jeune fille d'une voix tremblante, depuis quelques jours il semble triste.
– Il s'ennuie?
– Je le crains.
– Pauvre enfant, dit le comte, elle s'est aperçu que je m'ennuie; il est vrai que je prends peu le soin de le cacher. Ah ça mais, est-ce que je me serais trompé? Cet homme serait-il autre chose qu'un amoureux? C'est bien improbable? Cependant qui sait? ajouta-t-il avec fatuité.
Pendant ce long aparté, les deux causeurs avaient continué leur conversation qui avait été totalement perdue pour le jeune homme; lorsqu'il se reprit à écouter elle finissait.
– Je le ferai, puisque vous l'exigez, disait la jeune fille; mais est-ce donc bien nécessaire, mon ami?
– Indispensable, Dolores.
– Diable! Il est familier, dit le comte.
– J'obéirais donc, reprit la jeune fille.
– Maintenant séparons-nous; je ne suis demeuré que trop longtemps ici.
L'inconnu rabattit son chapeau sur ses yeux, murmura une dernière fois le mot adieu et s'éloigna à grands pas.
Le comte était demeuré immobile à la même place en proie à une stupéfaction profonde; l'inconnu passa presque à le toucher sans le voir, en ce moment une branche fit tomber son chapeau, un rayon de lune tomba d'aplomb sur son visage, le comte le reconnut alors.
– Olivier! murmura-t-il, c'est donc lui qu'elle aime!
Il rentra chez lui en chancelant comme un homme ivre; cette dernière découverte l'avait bouleversé.
Le jeune homme se mit au lit, mais il ne put dormir, il passa la nuit entière à former les projets les plus extravagants. Cependant, vers le matin, son agitation parut céder à la lassitude.
– Avant de prendre un parti quelconque, dit-il, je veux avoir une explication avec elle; bien certainement je ne l'aime pas, mais pour mon honneur il est nécessaire qu'elle soit bien convaincue que je ne suis pas un niais et que je sais tout. C'est arrêté: aujourd'hui même je lui demanderai un entretien.
Plus tranquille, après avoir définitivement pris un parti, le comte ferma les yeux et s'endormit.
En s'éveillant, il vit Raimbaut, devant son lit, un papier à la main.
– Qu'est-ce? Que me veux-tu? lui dit-il.
– C'est une lettre pour monsieur le comte, répondit le valet de chambre.
– Eh, s'écria-t-il, serait-ce des nouvelles de France?
– Je ne crois pas; cette lettre a été donnée à Lanca par une des caméristes de doña Dolores de la Cruz avec prière de la remettre à monsieur le comte aussitôt son réveil.
– Voilà qui est étrange, murmura le jeune homme en prenant la lettre et l'examinant avec attention; elle est bien à mon adresse, murmura-t-il en se décidant enfin à l'ouvrir.
Cette lettre était de doña Dolores de la Cruz et ne contenait que ces quelques mots écrits d'une écriture fine et un peu tremblée:
«Doña Dolores de la Cruz prie instamment le señor don Ludovic de la Saulay de lui accorder un entretien particulier pour une affaire fort importante, aujourd'hui à trois heures de la tarde; doña Dolores attendra le señor comte dans son appartement. »
– Pour cette fois, je n'y comprends plus rien du tout, s'écria le comte; bah! reprit-il après un moment de réflexion, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi et que cette proposition vienne d'elle.