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Il y a un fond de mépris dans la gloire que les hommes réservent aux femmes. Ils ne célèbrent guère d'elles que la beauté. Les dons de l'esprit et de l'âme ajoutent, ornements accessoires, à la parure des privilégiées qui possèdent l'essentiel, la perfection du corps. Faute de beauté, tout obscures et comme éteintes, quels talents ou quelles vertus ne leur faut-il pas pour sortir de l'ombre? Si cette beauté est éclatante, quoi qu'elles en aient fait, elles les absout et leur séduction leur survit. Le moins méritoire des avantages est celui dont on leur sait le plus de gré, et le plus court des triomphes perpétue leur nom.

Aux grandes amoureuses surtout va cette popularité posthume. On dirait que, pour s'être données à quelques hommes, elles aient droit à la reconnaissance de tous. La curiosité du public reste fidèle aux plus inconstantes, il veut posséder les certitudes de leurs caprices, et des écrivains graves mettent les scellés de l'histoire sur des ailes de papillons. A cette sollicitude se révèle «l'éternel masculin», l'attrait permanent de la chair de l'homme pour la chair de la femme. C'est lui qui reconnaît dans les plus femmes des femmes «l'éternel féminin», le chef-d'œuvre de joie offert à l'homme par la nature. Et l'homme pense à lui-même, quand il s'occupe d'elles. La célébrité durable qu'il accorde aux dispensatrices les plus généreuses de cette joie est un encouragement aux vivantes de ne pas se montrer plus avares. Dans ces amours passées, le présent à son tour lit ses amours à venir. Ainsi, par la commémoration des disparues qui pratiquèrent la religion du plaisir, le culte de la volupté survit jusque dans le culte de la mort.

Une autre gloire avait, à la fin du XVIIIe siècle, commencé pour «la jeune captive» dont les plaintes inspirèrent André Chénier. Sœur d'Iphigénie et non moins touchante, elle représentait, comme la vierge antique, et contre la même cruauté de la politique meurtrière, les droits d'une vie qui s'ouvre au bonheur. Le plus grec de nos poètes semblait l'avoir parée pour le sacrifice qui est la destinée de l'innocence et de la faiblesse dans les querelles des hommes. La puissance du génie créant une légende, les premiers de ceux qu'avait émus la plainte de la jeune captive crurent pleurer sur une victime des justices révolutionnaires. Et cette existence si tôt et si cruellement tranchée paraissait complète, privilégiée, puisque, assez longue pour connaître tous les bonheurs en espérance, il lui avait manqué seulement les années des désillusions, et puisque la morte avait obtenu du génie l'immortalité.

La légende, comme à l'ordinaire, était plus belle que l'histoire. La jeune fille était une jeune femme, mariée depuis huit ans: elle échappa à l'échafaud, et mourut en 1820 dans son lit. Pour Aimée de Coigny, duchesse de Fleury, la renommée virginale et héroïque se continua en une de ces réputations moins austères qui ne se sacrent pas, mais caressent. Les temps si divers où elle vécut s'accordaient à lui reconnaître une double puissance: tant de beauté qu'on lui eût permis d'être sotte, et tant d'esprit qu'on lui eût pardonné d'être laide. La beauté de traits n'a qu'une beauté, la beauté d'expression a autant de beautés que de sentiments. Tous ceux d'Aimée se reflétaient sur son visage et passaient dans ses attitudes. Le charme même de son corps était fait aussi de pensée. Et cette pensée profonde, variée, imprévue, hardie en ses examens, soudaine en ses ripostes, redoutable dans ses ironies, irrésistible dans sa gaieté, tirait de sa mobilité même un charme de plus et paraissait toujours nouvelle. Il y avait en elle trop de femmes pour qu'on se défendît contre toutes: qui résistait à l'une cédait à l'autre. Voilà le secret de l'empire exercé par elle et par celles qui lui ressemblent. Cette surabondance, si elle multipliait les séductions de son corps et les activités de son intelligence, précipitait aussi les mouvements de son cœur. Et, comme aucune passion ne tient ses promesses et que la lie de chaque joie épuisée donne la soif d'autres joies, l'amour de l'amour avait fait, disait-on, à travers la diversité des expériences, l'unité de sa vie.

Sa mort parut d'abord délivrer de ces faiblesses éphémères ses mérites dignes d'un souvenir durable. Ils reçurent aussitôt un hommage public, et presque officiel, en un article que publia le Moniteur et qu'avait signé Népomucène Lemercier. Aujourd'hui, l'on ne connaît plus de cet écrivain que les défauts; en 1820, on n'avait d'yeux que pour ses qualités. Ce qui s'appelle maintenant la lourdeur de son style s'appelait alors le poids de ses jugements. A cet âge de disgrâce où la tradition du XVIIIe siècle était épuisée, où la fécondité du XIXe ne se parait encore que de Chateaubriand, Lemercier, honnête homme, avec du goût pour la pensée noble, quelques visions du sublime, et qui gâtait ses idées en les exprimant, était le prince des médiocres, comme Chapelain durant la jeunesse de Corneille. Chef d'école, il consacrait en ces termes le talent de la disparue:

«Également familière avec les belles-lettres françaises et latines, elle avait tout l'acquis d'un homme; elle resta toujours femme, et l'une des plus aimables de toutes. Sa conversation éclatait en traits piquans, imprévus et originaux. Elle résumait toute l'éloquence de madame de Staël en quelques mots perçans. On a lu d'elle un roman anonyme qui, sans remporter un succès d'ostentation, attacha parce qu'elle l'écrivit d'une plume sincère et passionnée. Elle a composé des Mémoires sur nos temps et une collection de portraits sur nos contemporains les plus distingués par leur rang et par leurs lumières, qui réussirent mieux, étant plus vivement tracés et plus sincères encore[1]

[1] Moniteur universel, 25 janvier 1820.

Le public apprit comme une bonne nouvelle que cette remarquable femme, non contente de répandre en une compagnie de privilégiés l'éclat sans lendemain de sa pensée parlée, avait songé à survivre par sa pensée écrite. Il espéra, grâce à la publication de ces œuvres, connaître à son tour la séductrice dont F. Barrière, huit ans après Lemercier, disait: «L'esprit, l'instruction, la grâce et tous les attraits réunis plaçaient la duchesse de Fleury au premier rang parmi les femmes de son temps[2].» Mais, bien qu'une mode de curiosité pour la fin du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe suscitât partout les fureteurs d'inédit, les pages annoncées demeurèrent introuvables. Il a fallu accepter l'hypothèse de Charles Labitte: «Par malheur, le roman dont parle Lemercier, et dans lequel les admirateurs du poète eussent cherché avec charme quelques accents de la jeune captive, n'a pas été imprimé; et remis, ainsi que des Mémoires sur la Révolution, entre les mains du prince de Talleyrand, il paraît avoir été détruit[3]

[2] Barrière, Tableaux de genre et d'histoire, in-8o, p. 231. Paris, Paulhan, 1828.

[3] Ch. Labitte, Études littéraires, t. II, p. 184.

En revanche, à mesure que les «Souvenirs» et les «Correspondances» de cette époque venaient au jour, ils montraient Aimée de Coigny vivante, suivie par l'attention anecdotière de ses contemporains, surtout de ses contemporaines, et lui faisaient une autre renommée.

Ces sortes d'écrits ne sont guère des jugements sur l'essentiel des choses et des personnes; ce sont des bavardages sur les détails les plus propres à distraire la curiosité de chaque jour. Aussi le succès actuel de cette littérature ne prouve-t-il pas un retour au sérieux. Nos oisifs, à la lire, se flattent d'avoir perdu leurs goûts frivoles; ils l'aiment, au contraire, parce qu'ils y retrouvent leur propre façon de comprendre et de vivre la vie: ces grands enfants croient s'intéresser à l'histoire et continuent à n'aimer que les histoires. Surtout les mémoires et billets où des femmes s'occupent de femmes ne racontent-ils pas l'omnipotence des riens et l'obsession de plaire? Pour elles, qu'est regarder l'une d'elles? Mesurer l'importance de leur contemporaine à l'étendue du cercle mondain où, par consentement général, elle est la première; mesurer son pouvoir au nombre et aux mérites des hommes qui, non contents de l'entourer, ont vécu sous son charme; enfin, puisque la preuve suprême du charme est l'amour, chercher par qui elle a été aimée, et si, comment, pourquoi, et par qui la conquérante des cœurs se serait laissé prendre le sien. Voilà précisément ce que ces voix du passé racontaient d'Aimée. Unanimes à célébrer son esprit, mais seulement cet esprit des mots qui est le fard de la pensée, elles appréciaient surtout ses dons intellectuels comme auxiliaires, faits pour rendre plus complets ses triomphes de beauté, et elles médisaient de ces triomphes où elles surprenaient ses faiblesses.

En 1825, parurent les Mémoires de madame de Genlis. Personne n'avait été mieux placé pour connaître le monde de l'ancien régime à la veille de la Révolution: elle écrivait qu'il avait suffi à la jeune duchesse de paraître pour conquérir la société, on pourrait dire la cour du duc d'Orléans[4]. Mais madame de Genlis était née institutrice pour faire la leçon aux succès des autres. Dès 1804, hâtive comme l'envie, dans un livre qu'elle ne signa pas et où les victimes de sa mémoire étaient, sans être nommées, enlaidies avec assez d'art pour demeurer reconnaissables, elle avait dit Aimée «légère, étourdie, avec des accès de gaieté qui ressemblent un peu à de la folie», et «quelque chose d'indécent[5]».

[4] «Madame de Fleury était fort jolie. M. le duc de Chartres l'aimait tellement qu'il l'appelait sa sœur; elle l'appelait son frère.»—Madame de Genlis, Mémoires, t. IV, p. 348. Paris, Lavocat, 1825.

[5] Souvenirs de Félicie, p. 180.

Bien autres furent les sentiments inspirés par la duchesse à madame Vigée-Lebrun. La grande artiste qui a rendu impérissables pour nous les dernières grâces de l'aristocratie française avait aussi une plume, bien qu'inégale à son pinceau. Ses Souvenirs, publiés en 1828, présentent ainsi la femme qu'elle avait connue durant la Révolution: «La nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus;… le goût et l'esprit de la duchesse de Fleury brillaient par-dessus tout.» C'est l'œil difficile du peintre qui juge cette beauté du corps: les autres mérites ont gagné le cœur de l'amie. Elle est d'autant moins suspecte quand elle ajoute: «Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui menacent tous les êtres doués d'une imagination ardente. Elle était tellement susceptible de se passionner que, en songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse penser qu'elle était fort innocente… La dernière passion qu'elle prit s'alluma pour un frère de Garat[6].» La bienveillante observatrice admet, il est vrai, qu'aimer n'est pas faillir. Mais, bientôt après, les Souvenirs d'une autre contemporaine, la baronne de Vauday, donnaient des détails peu platoniques sur l'aventure avec Garat[7], et le caprice pour Lauzun n'avait pas semblé plus pur à un autre témoin, Horace Walpole.

[6] Madame Vigée-Lebrun, Souvenirs, t. II, pp. 60-62.

[7] Souvenirs du Directoire et de l'Empire, par madame la baronne de V…, Paris, Cosson, 1847.

Les lettres de celui-ci furent connues du public en 1864. L'une, datée de Paris, en 1794, quand Lauzun venait de mourir et la duchesse de Fleury d'être arrêtée, se scandalise que «notre jeune étourdie, notre gentille petite malicieuse», ne fit que «chanter toute la journée. Puisqu'elle chantait au lieu de sangloter, je suppose qu'elle était fatiguée de son Tircis et qu'elle est bien aise d'en être débarrassée». Supposer à la fois en une personne le désordre et l'insensibilité, c'est rendre plus inexcusable chacun des deux vices: le glacial ami de madame du Deffant semblait mal qualifié pour cette rigueur de vertu. Est-ce bien de la vertu? Elle n'a pas cet accent, elle est triste du mal qu'elle constate, elle n'en triomphe pas. Cet homme était une coquette. Il s'était mis à visiter la société de l'Europe comme ses compatriotes en visitent aujourd'hui les paysages. Mais lui voyageait pour être connu en plus de contrées, et il tenait par-dessus tout à passer pour spirituel à Paris. L'attention qu'on prête à Aimée de Fleury lui semble volée à Horace Walpole. De là, peut-être, sa malveillance. C'est une antipathie de nature: c'est une rivalité entre la chaleur sans rayons de sa houille anglaise, et la flamme claire, gaie, pétillante, d'un sarment français.

Mais, si les insinuations d'un jaloux sont suspectes, comment récuser les aveux de l'accusée? Ces aveux sont venus de nos jours. Les archives diplomatiques de l'Empire n'occupaient pas tellement le prince Lobanoff, ambassadeur ou ministre, qu'il ne trouvât du temps pour se faire des archives moins graves avec les correspondances où l'aristocratie du XVIIIe siècle, à la veille de mourir, avait si bien écrit sa joie de vivre. Admis à puiser dans cette collection, M. Paul Lacroix publia, en 1884, une partie de ces lettres[8], quelques-unes d'Aimée. Elles ne laissent pas de doute qu'elle n'eût rien refusé à Lauzun, et, les aveux allant plus loin que les soupçons, elles attestent d'égales bontés pour un jeune lord, dont nul encore n'avait parlé. On a aussi, en ces dernières années, découvert d'autres billets d'elle à Mailla Garat, et ceux-là, tant s'y dévoile l'indécence des caresses, doivent demeurer dans le musée secret des curieux[9].

[8] Lettres de la marquise de Coigny et de quelques autres personnes appartenant à la société française de la fin du XVIIIe siècle, publiées sur les autographes, avec notes et notices explicatives, par Paul Lacroix.—Jouault et Sigaux, 1884.

[9] Ces quatre lettres à Mailla Garat sont dans la collection de M. Gabriel Hanotaux.

A chercher ses livres, on n'avait trouvé que ses amants. Les lettrés eux-mêmes se sont mis à servir la seule de ses réputations qui eût laissé des traces. Autour de cette tombe le myrte repoussait toujours, ils n'ont entretenu que lui. Ils ont présenté les aventures de cette femme comme son originalité et semblé croire que le plus charmant de ses ouvrages était ses faiblesses. Il ne leur a plus suffi de celles qui étaient connues, ils se sont ingéniés à en découvrir de nouvelles. Elle est devenue le type de ces femmes portées de caprice en caprice, comme ces jolies guêpes qui, sur chaque fleur où elles puisent sans se poser, gardent leurs ailes étendues pour repartir plus vite. Cette butineuse d'amour aurait volé de Lemercier à Jouy[10], et, hier encore, on la montrait, passant de Garat en Garat, comme de rose en rose sur le même buisson[11]. Elle a donné de l'imagination aux dictionnaires mêmes et il n'est pas jusqu'à Larousse qui n'ait voulu dire sur elle du nouveau. Elle gardait encore une gloire pure, les vers d'André Chénier. La sympathie que la jeunesse du malheur inspira à la jeunesse du génie n'a été qu'un roman de prison: «Dans quelle salle, derrière quelle grille fut-il donné à Léandre de dire de sa bouche à la belle Héro les vers qui ont éternisé le souvenir de ce lien charmant tranché par la guillotine?» Mais si la grille et la salle restent incertaines à cet historien scrupuleux, sans hésiter il nous transporte «sur le balcon où Roméo dut posséder sa Juliette[12]». Ainsi presque tous ceux qui ont parlé d'elle se sont piqués d'honneur à la déshonorer un peu plus, et sa gloire a fini par n'être plus faite que de sa mauvaise réputation.

[10] Lettres, etc., p. 202.

[11] Garat, par Paul Lafond: in-8o, Calmann-Lévy, 1900, pp. 287-297.

[12] Larousse, Grand Dictionnaire, au mot: André Chénier.

Plus ces affirmations se sont multipliées, plus elles ont déçu. On en savait à la fois trop et pas assez. Entre cette existence de succès passagers et vulgaires, et l'aristocratie de goûts, d'allures, d'intelligence à laquelle était rendu un hommage unanime, il y avait contradiction. Le souvenir trop conservé de tous ses amours rendait plus regrettable la perte de toutes ses œuvres, et qu'ainsi tout en cette femme eût été fragilité.

Mémoires de Aimée de Coigny

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