Читать книгу Mémoires de Aimée de Coigny - Aimée de Coigny - Страница 8
IV
ОглавлениеSi la duchesse avait voulu deux amants pour mieux s'assurer le dévouement de l'amour, l'expérience eût été décisive. Tous deux l'avaient abandonnée au premier péril, elle restait seule. En des jours où les protecteurs devenaient si vite des suspects, elle commença à croire, elle aussi, que sa solitude était sa sûreté[22]. Maintenant il n'y avait plus que son mari à la compromettre: contre l'émigré elle invoqua et obtint le divorce[23]. Malgré ce gage donné à la Révolution, le 4 mars 1794, elle était arrêtée, conduite à Saint-Lazare[24]. Elle n'avait gagné à son divorce que d'être écrouée sous le nom de Franquetot, au lieu de l'être sous le nom de Fleury.
[22] Elle s'était retirée dans sa terre de Mareuil-en-Brie. Le 18 mars 1793, un mandat d'amener la forçait à comparaître à Paris devant les administrateurs de police. Ils lui demandaient compte de son temps durant les mois où elle avait disparu. Elle affirma n'avoir pas quitté la France: son séjour en Angleterre fut escamoté en «différents petits voyages autour de Paris pour se promener». Et elle mit un tel naturel à mentir et tant d'ingénuité dans sa rouerie que les administrateurs, «ne trouvant aucune preuve d'émigration contre la citoyenne, la renvoient en pleine liberté».—Archives de la police; registre des interrogatoires des émigrés du 9 mars 1793 au 25 ventôse an II. F. 22 et 23.
[23] «Extrait du registre des actes de divorce de la municipalité de Paris, du mardy 7 mai 1793, l'an second de la République: Acte de divorce d'Anne-Françoise-Aimée Franquetot-Coigny et d'André-Hercules-Marie-Louis Rosset-Fleury… Les actes préliminaires sont une décision du tribunal de famille rendue exécutoire par ordonnance du tribunal du sixième arrondissement de Paris, ce vingt-trois avril dernier, de laquelle il résulte que l'époux est émigré, et une citation aux termes de la loi… Antoine-Edme-Nazaire Jaquotot, officier public, a prononcé ce divorce en présence des témoins et de l'épouse qui a signé avec eux au registre.»—Archives de Mareuil.
[24] M. Paul Lacroix fait remonter cette arrestation à juin ou juillet 1793; M. Paul Lafond, au retour du voyage de la duchesse en Italie, c'est-à-dire à 1792. C'est une erreur d'un ou de deux ans. Les véritables dates sont fournies par la pièce suivante: «Convention nationale. Comité de sûreté générale et de surveillance de la Convention nationale. Du 14 ventôse, l'an second de la République une et indivisible; vu l'arrêté du 9 de ce mois du Comité de surveillance de Seine-et-Marne. Le Comité de sûreté générale arrête que la ci-devant nommée duchesse de Fleury qui a dû être conduite dans la maison d'arrêt dudit département ainsi que sa femme de chambre anglaise seront amenées dans la prison de la Force ou toute autre à Paris; sera quant au surplus l'arrêté du 14 suivi et exécuté. Les représentants du peuple, membres du Comité de sûreté générale: Jagot, Dubarreau, Louis du Bas-Rhin. Vu par le représentant du peuple dans les départements de Seine-et-Marne et de l'Yonne le 20 ventôse, an II de la République: Maure, l'aîné».—Archives de la police, arrestations, ordres de mandats, 7.406.
La prisonnière fut conduite à Saint-Lazare. Deux registres d'écrou tenus dans cette prison durant la période révolutionnaire avaient été jusqu'en 1871 conservés aux archives de la police: le premier, qui va du 29 nivôse au 25 ventôse an II, existe seul aujourd'hui; le second a disparu lors de la Commune, en 1871. Le mandat de transfert signé le 14 ventôse an II devait, semblait-il, avoir été exécuté avant le 25 ventôse et l'écrou d'Aimée de Coigny être inscrit sur le registre. Il n'y figure pas. Cela s'explique parce que l'arrêté du 14, transmis à Melun, fut visé seulement le 20 par le représentant Maure. Transporter la prisonnière de Melun à Paris, la conduire à la Force et peut-être comme on faisait alors, de prison en prison, en quête d'une place vide, n'était pas l'affaire d'un seul jour. Aimée dut être écrouée sur le second registre.
En voici la preuve: Dans le premier registre, à la suite de la dernière inscription faite le 25 ventôse, se trouve inscrite, d'une écriture récente et à l'encre rouge, une liste de noms, avec une date et un numéro d'ordre. C'est une reconstitution partielle du registre disparu, faite après 1871, et sur des notes prises antérieurement, par l'archiviste de la préfecture, M. Labat. Or, sur cette liste est écrit: 26 ventôse, no 886, Fleury Anna-Aimée Franquetot (femme).—Archives de la police. Registre d'écrou de la prison Saint-Lazare, 106-E.
Chénier, arrêté dix jours après elle, fut quatre mois son compagnon de captivité. Le chant de pitié que la prisonnière inspira au poète fut-il un aveu d'amour? En eux, comme en tant d'autres, la menace de la mort prochaine souleva-t-elle une de ces passions imprévues qui, sans l'espoir de durer ni le loisir d'attendre, naissaient, au hasard, fleurs soudaines et violentes de l'angoisse commune? C'était, au contraire, une ressemblance de nature, qui, s'ils se fussent rencontrés plus tôt, dans les derniers des jours tranquilles, aurait préparé l'entente de leurs cœurs. Chénier était un héritier de l'art antique et de la morale païenne. Belles comme le marbre de Paros, ses poésies célébraient, comme les statues taillées dans cette blancheur sans tache, la perfection impure des corps faits pour le désir. Et de même que, dans ses vers, la beauté achevée semblait une pudeur et étendait un voile d'innocence sur la volupté de ses inspirations, de même la jeune femme cachait ses audaces sous la grâce presque enfantine du visage et la trompeuse candeur des regards. En elle le génie de Chénier eût reconnu sa vivante image et, comme Prométhée, peut-être aimé la statue.
Mais, depuis que la Révolution avait poussé son cri de liberté et de justice, Chénier était devenu un autre homme. Le poète uniquement soucieux jusque-là d'orner sa vie par l'art avait été surpris par la révélation de plus belles beautés. Son intelligence avait vu la stérilité de la joie apportée par les formes exquises aux voluptueux subtils, quand restait à faire mieux ordonnée et meilleure la société humaine. Et quand, presque aussitôt, les sublimes promesses furent démenties par les actes des lâches et des scélérats, il devint une voix d'accusation et de colère contre ces voleurs d'idéal. Les chants de sa poésie se turent, il saisit le fer de la prose, et cet abandon de sa gloire devint pour lui une autre gloire et plus rapide. A peine quelques lettrés connaissaient le poète, l'écrivain parut aussitôt le premier parmi les polémistes, et l'orateur assez puissant pour qu'on le comparât à Vergniaud[25]: tant la nature lui avait été prodigue des dons qu'elle lui prêtait pour si peu de jours, et tant il s'était lui-même donné à sa nouvelle œuvre. L'héroïque transfuge, infidèle à la Grèce, patrie de la beauté antique, pour la France, patrie du droit immortel, ne redevint poète que le jour où, prisonnier, il n'eut plus ni presse, ni tribune. Alors, loin qu'il redemandât l'oubli de la défaite et des vainqueurs à ses inspirations anciennes, sa lyre même lui fut une dernière arme pour continuer le combat. Et quand l'amour dont il avait été le chantre sensuel lui apparut jusque dans la prison, il ne le reconnut pas. Ces galanteries lui prouvaient maintenant l'incurable légèreté de ces «honnêtes gens» pour qui il avait lutté, pour qui il allait périr. Leurs gestes de menuet dans la tempête, leurs rires dans la tragédie, leurs baisers, qui épuisaient en plaisir le temps dû aux haines et aux amours publics, furent sa dernière douleur. En ses satires inachevées il mit toute l'amertume de son désenchantement: il y partage ses justices entre les attentats des assassins et la légèreté des victimes. Son âme tragique n'était plus capable d'oublier son deuil pour une passion privée et fugitive. Il ne vit en Aimée que la statue de ce deuil, et il n'aima dans la beauté de ces yeux que la source des larmes les plus touchantes contre la cruauté des bourreaux[26].
[25] Lacretelle, qui l'avait admiré à la tribune des Feuillants, a écrit: «Lui seul eût pu disputer la palme de l'éloquence à Vergniaud».
[26] Les vers sur la Jeune Captive furent pour la première fois publiés dans la décade du 20 nivôse an III, quelques mois après la mort d'André. Mais pour croire au génie du poète, l'opinion attendit le témoignage de Chateaubriand: celui-ci commença, par quelques lignes du Génie du christianisme, la renommée d'André Chénier. Il cita précisément les vers de la Jeune Captive, et ils devinrent célèbres avant que l'on sût qui les avait inspirés. On parlait d'une Coigny, sans préciser laquelle, et Sainte-Beuve d'ordinaire si informé, nommait dans sa Causerie du lundi 2 février 1857, la fille de la marquise, qui épousa le général Sébastiani. Pourtant la vérité avait été écrite depuis longtemps, dans l'Encyclopédie de l'an VII. L'ouvrage était de l'archéologue Millin, qui devint membre de l'Institut. Millin avait été enfermé à Saint-Lazare avec André Chénier et Aimée de Coigny. Il accompagna les vers d'une note qui ne laissait de doute ni sur le moment où il en était devenu dépositaire, ni sur la personne pour laquelle ils avaient été faits. Il disait de l'ode: «Elle a été composée pour madame de Montrond, par André Chénier pendant que nous étions ensemble dans la prison de Saint-Lazare sous le règne de Robespierre. J'ai le manuscrit de sa main.»
Qu'il ait été cher à la jeune captive, il n'y a ni preuves ni vraisemblances. De stature massive, de taille épaisse, il avait cet aspect de puissance stable qui sied aux orateurs et aux combattants, mais qui, hors de l'action, paraît lourdeur. Ses yeux vifs étaient petits, sa chevelure abondante et bouclée grossissait la masse de sa tête forte, mais avait déjà disparu de son crâne où se continuait la grandeur de son front, comme si la pensée eût pris la place de la jeunesse, et les trente-deux ans qu'il avait à peine semblaient plus nombreux. Une femme de ses amies a dit qu'il était à la fois très laid et très séduisant; mais c'est un mauvais début de séduction que la laideur. Et la duchesse de Fleury était d'autant moins portée à distinguer le charme derrière cette apparence qu'à ce moment un autre homme occupait son attention.
Le même jour qu'elle, avait été conduit à Saint-Lazare le jeune Mouret de Montrond; sur le registre d'écrou, son nom de Mouret fut inscrit à côté de celui de Franquetot[27]. Ce hasard le conduisait sur les pas d'Aimée à la porte de la prison, en homme qui suit une femme et entre où elle entre. Cet air convenait au personnage. Il avait alors vingt-quatre ans, la plus jolie tournure, avec cette mauvaise réputation qui semble la plus enviable à nombre d'hommes et la plus intéressante à plus de femmes encore. L'assurance lui était si naturelle et il la garda si semblable à travers les changements d'âge et de fortune qu'elle servit à le désigner comme «signe particulier», même sur ses passeports. L'un, daté de 1812, à côté du signalement ordinaire, porte, d'une autre main que celle de l'expéditionnaire: «Bel homme, à l'air avantageux». Ce passeport révèle aussi en Montrond une originalité dont il était moins fier. Le petit doigt de sa main droite se continuait, divisant la paume de la main jusqu'au poignet. C'était un commencement de griffe, qu'il tenait gantée, comme Méphistophélès.
[27] La liste de Labat porte: 26 ventôse, no 885 Mouret Charles (ou François-Casimir).
Envers une Marguerite qui n'était plus innocente, Méphistophélès se montra bon diable. Pour que le tentateur pût la perdre plus tard, il fallait d'abord la sauver. Il survenait au moment de l'extrême péril. La loi des suspects avait été si largement appliquée que toutes les prisons anciennes ou improvisées étaient pleines. Pour faire place aux nouveaux suspects, il fallait se débarrasser des anciens et, comme mettre en liberté n'était pas du temps, guillotiner les uns paraissait le seul moyen de loger les autres. Mais encore, pour guillotiner, fallait-il un prétexte, et, contre la plupart des prisonniers, il n'y avait pas de charges. C'est à ce moment que fut découvert le complot des prisons: les complots sont en tout temps la ressource des gouvernements embarrassés. Les suspects devaient être irrités de leur captivité par provision et souhaiter la fin de cet arbitraire. Il suffisait d'appeler ces colères et ces espérances un attentat contre la République. Pour recueillir les propos dont on avait besoin, les provoquer, les suppléer au besoin, on mêla aux suspects des hommes qui semblaient des prisonniers et étaient des agents. A Saint-Lazare, trois misérables acceptèrent ce métier. Aucun d'eux n'était français. Le principal, Jaubert, acteur belge, avait trouvé là le seul rôle pour lequel il fût doué, le rôle de traître. Il le jouait à dessein assez mal pour que les prisonniers devinassent son vrai personnage, et il inscrivait sur sa liste, comme conspirateurs, ceux qu'il estimait les plus riches. Puis il traitait avec eux de leur radiation, tout prêt à reconnaître l'innocence de qui la lui prouvait en bonnes pièces. Mais il n'effaçait un nom que pour en inscrire un autre. Ces nouvelles victimes étaient sollicitées de se disculper au même prix, et ces marchandages successifs réduisaient la liste à ceux qui, trop fiers ou trop pauvres, semblaient à Jaubert indignes de pitié. Et, malgré la hâte des terroristes, il prenait le temps de faire et de défaire, car le pourvoyeur de l'échafaud, Fouquier-Tinville, était de moitié dans cette exploitation fructueuse de la mort.
Montrond suivait ce travail avec l'attention d'un homme résolu à vivre, et il n'aurait pas cru sauver toute sa vie s'il avait laissé périr Aimée. Il sut qu'elle et lui figuraient sur la liste. Cent louis, dont il négocia le versement à Jaubert, firent rayer les deux noms[28]. Celui de Chénier était inscrit et resta.