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LA LIBERTÉ HUMAINE.

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Armé de cette définition nouvelle du Temps ou de la durée, comme d'une clé magique, M. Bergson va s'essayer à ouvrir cette «serrure embrouillée» de la Métaphysique, qu'on appelle le problème de la Liberté humaine.

Après avoir supprimé de la durée psychologique où se meut notre Liberté toute distinction de parties, tout nombre et toute quantité mesurable se déroulant successivement dans le Temps, voici comment il procède:

Il appelle à sa barre partisans et adversaires de la Liberté, et leur demande d'expliquer le motif de leur querelle. Ceux-ci soutiennent que dans le conflit des motifs qui nous font hésiter dans nos choix, et finalement prendre un parti, c'est toujours le motif le plus fort qui l'emporte, et, partant, pas de Liberté possible!

Ceux-là, au contraire, disent que, dans ce conflit, le motif qui reste le plus fort n'est devenu tel que par notre libre choix: donc, la Liberté demeure.

La cause est entendue, et M. Bergson de répondre: Vous avez tort les uns et les autres, parce que vous posez mal le problème, «en le posant dans le nombre et dans l'espace». Cette diversité de motifs est un nombre. Ce déroulement successif du conflit, ce n'est pas du temps, c'est de l'espace.

Et puisqu'il n'y a plus dans la simplicité de la durée psychologique, ni multiplicité de motifs, ni aucune distinction possible d'éléments divers, votre conflit de motifs est purement illusoire. Pareillement illusoire votre conclusion pour ou contre la Liberté.

Et dans les considérants de l'arrêt nous retrouvons toujours le fameux principe: «On analyse et l'on décompose une chose, mais pas un progrès; on décompose l'étendue et non la durée[80].»

Ainsi nos plaideurs sont renvoyés dos à dos[81].

Cette solution géniale me rappelle la fable des Plaideurs et de l'Huître, à laquelle la méthode de M. Bergson permettrait d'apporter une solution nouvelle que notre bon La Fontaine n'avait pas prévue. Qu'est-ce que l'huître? dira le nouveau juge à ses plaideurs, sinon un produit de l'Océan, un extrait de l'Océan, comme une perle de l'Océan? Or, l'Océan n'appartient à personne! Et, de nouveau, les plaideurs seront renvoyés dos à dos, grâce à l'ingéniosité d'une définition nouvelle.

C'est un véritable charme d'entendre M. Bergson lui-même exposer les tours et les détours subtils par lesquels, après bien des hésitations qui ménagent les esprits timorés, il se voit conduit à des définitions surprenantes pour le sens commun. D'ordinaire, le professeur accompagne et souligne ses exposés littéraires et pittoresques d'un geste de la main qui intrigue quelque peu les spectateurs novices, surtout les plus jeunes: cet âge est sans pitié!...

Il tend vers eux le pouce et l'index de la main, comme pour leur montrer une muscade invisible. Les plus myopes sont même tentés de s'approcher pour en bien constater la réalité. Puis, après un moment solennel, sa main s'ouvre entièrement et la muscade a disparu.... Geste intéressant, et surtout symbolique, qui mériterait d'avoir été celui qu'Aristote attribuait au sophiste Cratyle: άλλα τὁν δάχτυλον έκείνει μόνον[82].

Ce résumé de la théorie bergsonienne sur la Liberté est, sans doute, beaucoup trop succinct et schématique, aussi avons-nous hâte d'en examiner les principaux détails. Mais nous tenions, dès le début, à confier au lecteur l'impression d'ensemble produite en nous par la lecture de ces soixante-quinze pages qui terminent les Essais.

M. Bergson admet la liberté humaine et s'en proclame le champion. Ce serait assurément très bien et l'auteur mériterait tous nos éloges si nous n'avions à faire bientôt de graves réserves sur la manière dont il définit la liberté, car elle risque fort de défigurer ou de supprimer la chose après en avoir conservé le mot.

En attendant, ce dont nous le louerons sans aucune restriction, c'est d'avoir, pour en démontrer l'existence, conservé cet argument du témoignage de la conscience, si imprudemment lâché par des spiritualistes contemporains et même des catholiques, malgré l'évidence intime de sa force probante.

Nous aimons à relire sous la plume de M. Bergson des phrases comme celles-ci: «Même lorsqu'on esquisse l'effort nécessaire pour accomplir une action, on sent bien qu'il est encore temps de s'arrêter.» «Nous ne connaissons la force que par le témoignage de la conscience, et la conscience n'affirme pas, ne comprend même pas la détermination absolue des actes à venir: voilà tout ce que l'expérience nous apprend, et si nous nous en tenions à l'expérience, nous dirions que nous nous sentons libres....» «La liberté est donc un fait, et parmi les faits que l'on constate, il n'en est pas de plus clair.»[83]

Et remarquez que M. Bergson se garde bien, après avoir admis la liberté, de la reléguer avec honneur parmi les noumènes inaccessibles, comme l'avait imaginé Kant: hypothèse invraisemblable contre laquelle il proteste franchement: «Kant, dit-il, l'éleva donc (la liberté) à la hauteur de noumène ... inaccessible par conséquent à notre faculté de connaître[84]. Mais la vérité est que nous nous apercevons de ce moi toutes les fois que, par un vigoureux effort de réflexion, nous détachons les yeux de l'ombre qui nous suit pour rentrer en nous-mêmes. » Un peu plus loin, il affirme encore que «le moi saisi par la conscience est une cause libre; nous nous connaissons absolument nous mêmes ... cet absolu se mêle sans cesse aux phénomènes, en s'imprégnant d'eux....»[85]

Cette profession de foi est vraiment bien, et quoi qu'elle soit précédée et suivie de ces idées systématiques que nous sommes en train de réfuter, on peut l'en abstraire et l'approuver pleinement.

Toutefois, il ne saurait nous suffire d'entendre la liberté humaine proclamée, il nous faut voir surtout comment M. Bergson va la défendre, car il a la curieuse prétention de la défendre contre ses partisans non moins que contre ses adversaires: ce qui paraît quelque peu inquiétant.

Dès le début, l'auteur nous expose les deux conceptions opposées de la Nature: mécanisme et dynamisme, que la question de la liberté met aux prises. Le mécanisme, dit-il, veut expliquer le plus par le moins, la volonté par l'acte réflexe, l'acte réflexe par un simple mouvement cinétique. Le dynamisme, au contraire, croit que le plus est seul capable d'expliquer le moins, et projette le psychique à divers degrés d'atténuation dans l'Univers matériel.

Le déterminisme lui-même se divise en deux espèces, selon qu'il se fait de la nécessité une conception physique ou bien psychologique. Mais la première de ces deux formes se ramène à la seconde, car tout déterminisme, même physique, implique une hypothèse psychologique....

Toutefois, cette démonstration n'intéressant pas notre but, nous ne pouvons y suivre l'auteur; encore moins le suivrons-nous dans son exposé historique et sa critique du principe de la conservation de l'énergie, qui, malgré leur réel intérêt, nous semblent ici des préambules un peu longs et même superflus.

Passons à l'exposé du déterminisme psychologique. Sous sa forme la plus précise et la plus récente, nous dit l'auteur, il implique une conception associationniste de l'esprit. Il se représente l'état de conscience actuel comme lié aux états précédents, et aussi nécessité par eux. Sans doute, cette nécessité ne saurait être géométrique, comme il arrive pour la résultante de plusieurs forces qui se combinent en donnant une somme totale, mais plutôt métaphysique, comme tout effet dépend de sa cause. «Nous admettrons sans peine, observe M. Bergson, l'existence d'une relation entre l'état actuel et tout état nouveau auquel la conscience passe. Mais cette relation, qui explique le passage, en est-elle la cause?»[86]

Observation très juste, qui nous montre que des phénomènes psychologiques, tout en se succédant à la surface de nos consciences, ne sont pas toujours pour cela des causes l'un de l'autre. Ainsi la faim à satisfaire et la faim satisfaite sont deux états de conscience qui se succèdent sans se causer. Et nous nous servirons plus tard de cette observation contre le phénoménisme de M. Bergson, qui, en supprimant leur cause profonde avec la substance de l'âme, laisse les phénomènes psychiques se succéder sans cause et sans aucune raison d'être. Une fois le moteur central disparu dans votre montre, comment les mouvements extérieurs pourraient-ils continuer à se succéder?

Mais n'anticipons pas—fermons la parenthèse,—et revenons à la première réfutation du déterminisme associationniste.

Qu'ils se causent réellement l'un l'autre, ou qu'ils se conditionnent seulement—peu importe,—les phénomènes de la conscience n'en sont pas moins affirmés multiples et parfaitement distincts, au point de se conditionner les uns les autres. Comme Bain le proclamait si heureusement: «Toute pensée obéit à la loi du nombre. Par cela seul que notre vie mentale procède par battements et transitions, que nos sentiments sont interrompus et repris, ils sont des nombres et toute conscience est une conscience du nombre.» Or, c'est cette multiplicité dans la durée dont M. Bergson ne veut à aucun prix. C'est «l'illusion du morcelage» qu'il ne cessera de dénoncer. «Le point de vue même où l'associationnisme se place implique une conception défectueuse du moi et de la multiplicité des états de conscience.»—«La multiplicité (de nos états de conscience) n'apparaît que par une espèce de déroulement dans ce milieu homogène que quelques-uns appellent durée et qui est en réalité de l'espace.... Mais parce que notre raison, armée de l'idée d'espace et de la puissance de créer des symboles, dégage ces éléments multiples du tout, il ne s'ensuit pas qu'ils y fussent contenus. Car au sein du tout ils n'occupaient point d'espace (!) et ne cherchaient point à s'exprimer en symboles (!!); ils se pénétraient et se fondaient les uns dans les autres. L'associationnisme a donc le tort de substituer sans cesse au phénomène concret qui se passe dans l'esprit la reconstitution artificielle (!) que la philosophie en donne et de confondre ainsi l'explication du fait avec le fait lui-même.»[87]

En lisant cette théorie, que M. Bergson croit sans doute explicative, le lecteur se sera demandé avec son vulgaire bon sens: Est-ce que trois sentiments successifs, d'amour, de haine et de repentir, ne font plus trois sentiments? Est-ce que trois propositions d'un syllogisme, se déroulant, ne font plus trois propositions? Et si elles se déroulent, est-ce bien dans l'espace, comme le prétend M. Bergson, ou bien dans le Temps, comme tous les hommes, savants et ignorants, l'ont toujours cru?

Assurément, les états de conscience dont nous soutenons la distinction et le nombre ne sont pas pour cela séparés et discontinus, comme des «atomes» de conscience juxtaposés. Rien n'empêche qu'ils se suivent dans une parfaite continuité. Quand le physicien compte les sept couleurs du spectre solaire: violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge, il ne nie pas pour cela que chaque couleur soit liée à la suivante, comme à la précédente, par d'imperceptibles nuances. Mais cela ne l'empêche pas de distinguer le bleu du rouge ou le vert du bleu. De même, le psychologue a le droit de distinguer une joie d'une souffrance, un sentiment d'une représentation, un raisonnement d'un acte de liberté. Il peut donc, lui aussi, distinguer, classer et compter des états différents, lors même qu'ils se suivent d'une manière continue.

Si cela est vrai des états de conscience qui se succèdent dans la même série unilinéaire, à plus forte raison des séries multiples qui s'écoulent simultanément. Ainsi, en écoulant un orateur, je puis à la fois voir, entendre, jouir, comprendre, etc. Je puis être assiégé par les sentiments les plus divers, sollicité par des désirs bons ou mauvais, ou par les mobiles les plus variés. Et là est aussi un autre vice de la notion bergsonienne, de considérer le Temps de la conscience comme toujours unilinéaire, alors qu'il est le plus souvent un écoulement simultané de flots multiples provenant d'une même source, c'est-à-dire d'une multitude d'actions ou d'émotions simultanées provenant d'un même agent aux puissances multiples.

Tantôt cette multiplicité d'actions est unifiée par un même objet auquel nous le rapportons ou bien par une même fin; tantôt elle reste distincte et sans liaison. Ainsi nous pouvons à la fois méditer, marcher, voir ce qui nous entoure, éviter les obstacles, parler et gesticuler. Nous pouvons même penser à plusieurs choses disparates en même temps. Un grossissement remarquable de ce fait banal nous est fourni par le génie et la folie. On sait que des esprits particulièrement puissants, tels que Jules César ou Napoléon, pouvaient conduire en même temps des séries multiples de pensées différentes, et par exemple dicter à plusieurs secrétaires à la fois. D'autre part, dans certains cas de folie, tels que les curieux phénomènes de «dédoublement de la personnalité», la dissociation des états de conscience est si évidente qu'elle suffirait à prouver la pluralité de ces états[88].

Quoi qu'il en soit, que le continu de nos consciences s'agglomère en une série linéaire unique, ou qu'il se disperse parfois en plusieurs séries parallèles ou divergentes, la distinction et, partant, la multiplicité des opérations ou des états, dans le même moi-agent, s'imposent, bon gré, mal gré, à tout observateur que les préjugés n'aveuglent pas[89].

D'ailleurs, n'est-elle pas de M. Bergson, cette ingénieuse théorie des plans de conscience superposés et impuissants à fusionner entre eux? N'est-elle pas de lui, celle comparaison si poétique et si gracieuse: «Il s'en faut que toutes nos idées s'incorporent à la masse de nos états de conscience. Beaucoup flottent à la surface, comme des feuilles mortes sur l'eau d'un étang

Vaincu par l'évidence, M. Bergson lui-même sera bien forcé d'employer le mot de multiplicité pour décrire nos états de conscience si variés et si opposés les uns aux autres. Mais aussitôt après il essayera de se reprendre en neutralisant le sens de ce mot par une épithète nouvelle. Il forgera pour cela l'expression de multiplicité qualitative[90]. Comme si les qualités qu'on peut compter ne formaient plus un nombre! Une telle prétention est vaine: tout ce qui est accessible à la numération ou au calcul ne peut pas ne pas faire un nombre; et c'est en cela même que la quantité s'oppose irréductiblement à la qualité.

M. Bergson invente aussi le mot de multiplicité de fusion ou de pénétration mutuelle, qu'il oppose à notre prétendue multiplicité de juxtaposition[91]. Mais d'une part, nous n'avons jamais soutenu que les moments ou les unités de durée se succèdent par juxtaposition, mais au contraire par une vraie continuité. D'après le théorie aristotélicienne, les parties qui ne seraient que juxtaposées ou contiguës l'une à l'autre sont déjà divisées. Or, nous reconnaissons qu'une telle conception des parties dans la durée serait fausse—les parties du continu n'étant pas divisées mais seulement divisibles, en puissance seulement et non pas en acte,—comme nous l'avons déjà expliqué.

D'autre part, la multiplicité de fusion ou de pénétration mutuelle dont parle M. Bergson est impossible entre termes successifs, car si l'on peut unir le passé, le présent et l'avenir dans une suite continue, on ne peut les réunir, les fusionner ensemble et les compénétrer: ce ne serait là qu'une conception contradictoire.

Il ne reste donc plus à admettre dans le continu temporel qu'une multiplicité de parties virtuelles, capables d'être distinguées et comptées, c'est-à-dire une multiplicité vraiment quantitative et numérique[92].

La philosophie de M. Bergson

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