Читать книгу La philosophie de M. Bergson - Albert Farges - Страница 8

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Voilà le sens métaphysique et rigoureux de ces termes. Ce qui n'empêche pas de prendre aussi l'instant au sens psychologique[49], comme un minima de durée perceptible à la conscience. Mais alors ce minima n'est plus instantané, il a une durée finie—comme tous les prétendus instantanés des photographes,—et la durée totale n'est plus qu'un multiple de cette durée partielle. On peut prendre alors ce minima comme une tranche ou une unité du temps, sans encourir le reproche en question.

Que si aucune unité du temps ou de l'espace n'a rien d'infini, le mouvement peut les traverser, et tous les arguments de Zénon contre la possibilité du mouvement tombent du même coup. Et c'est ce que, dans sa réfutation de Zénon, M. Bergson n'a pas vu et n'a pas pu voir, du point de vue à contre-sens où il s'est placé[50].

Concluons: l'unité n'est pas un nombre de fractions, ni fini ni infini.

III. Troisième confusion: celle du nombre avec l'espace. D'abord, peut-on affirmer sans réserve, comme le fait M. Bergson, que «l'espace est la matière avec laquelle l'esprit construit le nombre, le milieu où l'esprit le place»?[51]

Sans doute, c'est avec des boules ou d'autres objets matériels et étendus que l'enfant apprend à compter, et en ce sens c'est bien avec de l'espace que l'on commence à construire des nombres. Mais l'esprit s'en dégage bientôt et s'élève au-dessus de la matière pour compter des choses inétendues, comme des points géométriques, des notes de musique, des données psychiques ou morales, telles que les sept sacrements ou les trois vertus théologales; ou bien des données métaphysiques, comme les dix catégories ou les six transcendentaux. Il compte aussi des nombres abstraits composés d'unités abstraites qui n'ont rien d'étendu. Enfin, il compte le nombre d'années, de mois, de jours, de minutes qu'il a vécus, et il le place dans le temps et nullement dans l'espace, quoique ce temps ait, d'une certaine manière, traversé les espaces et les lieux où l'on a vécu.

Allons plus loin. Si l'espace, où M. Bergson voudrait reléguer le nombre, le contient réellement, c'est qu'il l'a emprunté bien moins à la quantité et aux dimensions spatiales des objets qu'il contient, qu'à la variété et aux contrastes des qualités qui distinguent surtout les choses entre elles, aux yeux de l'observateur attentif. En effet, videz l'étendue de toutes ses différences qualitatives, supprimez les figures, les couleurs, les sons.... Aussitôt elle devient une continuité uniforme et confuse, où je ne sais plus distinguer de nombre. C'est donc bien plus avec des figures et d'autres qualités qu'avec des étendues que je compte. Or, pour nombrer des qualités, inutile de les projeter dans l'espace ou, tout au moins, de nombrer les espaces où je les projette. Pour compter les espèces de plantes ou d'animaux, je n'ai besoin de compter aucun lieu; encore moins pour compter les peines et les plaisirs, les pensées et les désirs que j'éprouve. Le nombre déborde donc l'espace de tous côtés; il gouverne la qualité non moins que la quantité, le temps non moins que l'espace, l'esprit non moins que la matière. Il fait éclater de toute part l'étroite prison où M. Bergson voudrait le renfermer.

Il est donc faux de dire: «Toute idée claire du nombre implique une vision dans l'espace»;—«c'est à cause de leur présence dans l'espace que les unités sont distinctes»;—toujours «nous localisons le nombre dans l'espace»[52]. L'auteur de ces paroles est le jouet de son imagination captive elle-même de l'étendue spatiale.

Cela est faux, disons-nous, parce que c'est contraire aux faits. Nos idées des trois vertus théologales ou des sept sacrements, des trois propositions d'un syllogisme ou des minutes qu'a duré une argumentation, sont parfaitement claires et distinctes sans avoir besoin d'être localisées dans aucun espace.

Ce n'est pas que la localisation ne soit très souvent utile pour soutenir la pensée. Nos idées les plus distinctes du temps et de l'espace peuvent s'appuyer sur des images temporelles ou spatiales. Ainsi, pour compter les noies ascendantes de la gamme, je puis me figurer une ligne verticale en mouvement de bas en haut et y échelonner des notes qui s'élèvent pareillement des plus basses aux plus hautes. Mais je sens bien qu'en les comptant, je compte autre chose que de l'espace, car si je ne comptais que des points dans l'espace, une ligne horizontale me servirait tout aussi bien qu'une ligne verticale: ce qui n'a jamais lieu. Donc, même en utilisant des images spatiales pour compter, je compte autre chose que de l'espace.

Le nombre est donc, par essence, une notion transcendante de l'espace comme du temps. Et cela est vrai, tout aussi bien des unités qui composent le nombre que de la somme totale produite par ces unités.

Aussi ajouter, comme le fait M. Bergson, que, «par cela même qu'on admet la possibilité de diviser l'unité en autant de parties que l'on voudra, on la tient (l'unité) pour étendue»[53], est un non-sens. Ni les fractions concrètes d'un temps donné ni les fractions abstraites des mathématiciens ne font un atome d'étendue. Pas plus qu'une unité générique ou spécifique des logiciens ou des botanistes n'est étendue par cela seul qu'elle peut être divisée en catégories subalternes.

Répétons-le: on divise autre chose que l'étendue, parce que la quantité extensive n'est pas la seule espèce de quantité. Ainsi l'on divise en degrés la puissance d'une force et l'intensité d'une qualité.

Il est vrai que ces fractions dans l'unité, comme ces unités dans un nombre, sont coexistantes ou simultanées. Mais la coexistence n'est pas suffisante à constituer de l'étendue. Trois sons simultanés, trois douleurs ressenties à la fois, trois termes de la même proposition ou trois propositions d'un même syllogisme, ne font pas un atome d'espace. Et c'est cette nouvelle confusion de la simultanéité avec l'espace qui clôt dignement cette dissertation: «Toute addition implique une multiplicité de parties perçues simultanément»[54], et partant de l'espace.

Sous cette nouvelle forme se cache toujours la même erreur, à savoir que toute quantité se ramène à des dimensions spatiales, à des rapports de contenant et de contenu dans l'espace.

IV. La quatrième erreur, avons-nous dit, consiste à identifier l'espace avec l'homogène. «L'espace doit se définir l'homogène, et inversement, tout milieu homogène et indéfini sera espace.»[55] D'où M. Bergson conclura plus tard, comme nous le verrons: le temps de la science et du simple bon sens est homogène; donc il n'est que de l'espace. Il n'est pas le vrai temps.

Pour percer à jour ce sophisme, il suffira de rappeler encore une fois les définitions classiques, calquées sur les faits les plus élémentaires de l'expérience universelle.

On peut entendre par quantité homogène, soit la quantité discrète ou le nombre, soit la quantité continue. Mais le nombre est désormais hors de cause, après ce que nous venons de dire sur l'impossibilité de le confondre avec l'espace. Reste donc à parler de la quantité continue, c'est-à-dire de celle dont les parties, bien loin d'être distinctes et actuelles, comme les unités dans un nombre, sont au contraire indistinctes et en puissance avant la division qui les fait naître.

Or, il y a deux espèces de quantité homogène et continue, comme l'expérience nous le révèle. L'une est simultanée, l'autre successive. L'une possède à la fois toutes ses parties quoique à l'état confus et indivis; l'autre les acquiert peu à peu dans un écoulement continu. La première s'identifie avec l'espace, soit avec l'espace plein ou physique, soit avec l'espace vide ou géométrique qui est la mesure idéale du précédent. Contenant et contenu sont en effet deux points de vue de la même notion d'espace.

Mais si nous accordons volontiers que l'espace s'identifie avec une telle quantité continue et homogène, nous ne pouvons admettre qu'il s'identifie pareillement avec cette autre quantité continue et homogène dont la réalité, bien loin d'être simultanée, n'est que successive et graduelle. Et pour nier résolument cette prétendue identité, il nous suffit d'en appeler aux faits les mieux expérimentés, tels que le temps, le mouvement local et le discours.

Le temps se compose d'intervalles écoulés entre deux instants donnés, le mouvement de distances parcourues, et le discours de paroles ou de phrases prononcées. Or, jamais on ne peut se trouver en présence de deux parties simultanées d'une telle quantité successive. Tandis que deux parties du même espace coexistent sous nos yeux, jamais deux minutes du même temps, ni deux stades du même mouvement, ni deux paroles du même discours. Et cette possibilité ou impossibilité de coexistence de plusieurs parties n'est pas un détail accidentel, mais l'essence même de ces notions, ce qui distingue la quantité simultanée de la quantité fluente, l'espace du temps. La quantité homogène et successive n'est donc pas de l'espace et s'en distingue essentiellement. Le nier, ce n'est pas adapter les théories aux faits, mais les forger sans se soucier des faits. Ce n'est plus de la science, c'est de la fantaisie ou du rêve.

V. La cinquième erreur consiste à confondre le temps avec le mouvement qui se produit avec le temps, et par conséquent à confondre la partie avec le tout. Et comme le mouvement conscient est le seul, d'après M. Bergson, où le temps se révèle, c'est aussi avec le mouvement psychique ou vital qu'il le confondra bientôt par la négation du temps cosmologique.

Sans doute, répondrons-nous, il n'y a pas de temps sans mouvement. Malgré cela, le temps n'est pas identique au mouvement. Il en est seulement la condition et la mesure.

Aristote et saint Thomas[56], avec leurs commentateurs les plus autorisés, ont donné de cette distinction des preuves nombreuses et péremptoires faciles à résumer en quelques mots.

1° Le mouvement est plus ou moins rapide dans le même temps; donc il en diffère.

2° Le temps est la mesure du mouvement—puisqu'il mesure su durée, et qu'il entre dans la mesure de sa quantité; or, la mesure et le mesuré font deux.

3° Pour être une mesure, le temps doit être uniforme et non pas plus ou moins rapide comme le mouvement.

4° On conçoit des mouvements instantanés—comme le passage de l'être au non-être,—tandis qu'un temps instantané serait contradictoire et inintelligible.

5° On conçoit aussi la réversibilité des mouvements, revenant à leur point de départ (chaque fois, du moins, que des liaisons causales ne s'y opposent pas). Or, la réversibilité du temps serait absurde, car le temps passé ne revient plus.

Donc, le temps et le mouvement ne sont pas identiques; ils s'accompagnent seulement, comme le dit si bien saint Thomas: tempus sequitur motum[57].

On pourrait donc se représenter la quantité de temps et la quantité de mouvement dans un temps donné comme deux faces inséparables et, pour ainsi dire, deux dimensions du même mouvement, non équivalentes et essentiellement distinctes.

Cette conception d'un réalisme modéré—aussi éloigné d'un réalisme absolu que d'un idéalisme pur—n'est pas plus inconcevable que toute autre notion de grandeur, par exemple, de la longueur, objectivement distincte de la largeur et de la profondeur, quoique inséparable, et servant de mesure partielle au volume total. Ainsi, la quantité de temps, quoique inséparable de la quantité de mouvement, en est objectivement distincte et lui sert de mesure partielle.

Que si, au contraire, nous avions confondu le temps avec le mouvement, nous devrions admettre qu'une même quantité de temps correspond toujours à une même quantité de mouvement, ce que l'expérience la plus élémentaire dément. Nous devrions admettre, en outre, des espèces de temps aussi nombreuses que les espèces de mouvement: des temps rectilignes et circulaires, des temps vibratoires, rotatoires et ondulatoires; des temps uniformes, accélérés ou ralentis, etc., ce qui n'a pas de sens. En outre, tous ces temps étant sans commune mesure, il serait impossible de mesurer l'un par l'autre. Impossible, par exemple, de mesurer le temps qu'a duré la course d'un projectile par le temps marqué par un chronomètre, ni celui-ci par le temps sidéral: tous ces temps pouvant être d'espèce ou de vitesse différentes. Donc, plus de mesure uniforme et commune. Et c'est bien la conclusion devant laquelle ne recule pas M. Bergson, qui se scandalise de ce que, dans l'hypothèse où «les mouvements de l'Univers se produiraient deux ou trois fois plus vite, il n'y aurait rien à modifier ni à nos formules (pour mesurer le temps) ni aux nombres que nous y faisons entrer»[58].

Bien loin que le temps soit rapide ou lent comme le mouvement, nous voyons, au contraire, que le mouvement est d'autant plus rapide qu'il s'accomplit en moins de temps, et d'autant plus lent qu'il en exige davantage.

Il semblerait cependant, parfois que le temps s'accélère ou se ralentit avec la vitesse du mouvement. Ainsi, dans ces longues heures de sommeil où la vie se ralentit, le temps semble plus court: le réveil paraît presque continuer les derniers moments de la veille, les instants intermédiaires n'ayant pas été perçus par la conscience. D'autres fois, au contraire, lorsque le mouvement de la vie s'accélère avec une activité dévorante, le temps se précipite pareillement et paraît beaucoup plus court. Mais ce n'est là qu'une apparence due à une impression subjective de la sensibilité, comme le prouve l'opposition même de ces deux expériences. Car si le temps était identique au mouvement et à l'intensité de la vie, il devrait être dit long dans le deuxième cas et court dans le premier, au lieu d'être dit court dans les deux cas.

Du reste, pour mesurer le mouvement par le temps où il s'exécute, il faut que le temps soit une mesure uniforme et constante, car une mesure élastique et variable ne mesurerait rien exactement. Il doit être uniforme comme le nombre qui nous sert à le compter et qui n'est jamais ni lent ni rapide. Il a donc fallu distinguer du temps concret que marque plus ou moins exactement notre montre, par exemple, un temps abstrait et idéal qui seul a le droit de régler le premier.

Le mouvement apparent des cieux en serait comme la grandiose horloge, tant sa durée a semblé typique et régulatrice, la plus voisine de l'idéal.

De même que pour calculer les directions des mouvements dans l'espace, il a fallu distinguer des espaces réels et mobiles, un espace abstrait, absolu et immobile, réceptacle immense et sans fin où tous les corps se déploient, ainsi a-t-on imaginé un temps absolu, parfaitement régulier dans sa marche, où toutes les durées particulières coïncident et prennent date en se déroulant. Mais ce sont là des êtres de raison, des artifices ingénieux pour fixer les idées dans les calculs, qui ne suppriment nullement la réalité des espaces concrets et des durées concrètes dont ils sont la mesure idéale et le réceptacle imaginaire.

Quoi qu'il en soit, il est certain que le temps réel et concret mesure le mouvement. Or, ce qui mesure et ce qui est mesuré sont distincts; on ne peut donc les confondre.

VI. La sixième erreur des Bergsoniens, l'erreur capitale—et par elle nous abordons le nœud vital du sujet,—est de définir le Temps par qualité hétérogène, ou, comme ils disent, par une «hétérogénéité pure», étrangère à toute espèce de quantité. En sorte que le Temps serait conçu d'abord comme une pure qualité, absolument simple et impossible à mesurer ou à diviser en intervalles égaux ou inégaux; ensuite comme qualité hétérogène, c'est-à-dire en changement perpétuel et essentiel, supprimant toute ressemblance, à plus forte raison toute identité du même être à deux instants de sa durée, et par suite supprimant la durée dans le Temps.

C'est ici que le paradoxe de M. Bergson atteint son maximum d'acuité et d'invraisemblance, en même temps que de subtilité; aussi réclamons-nous du lecteur toute sa bienveillante attention, tout son effort d'application.

Pour comprendre comment M. Bergson a été conduit à une telle notion excentrique, si étrangère aux données de l'expérience, il faut connaître le point de départ et l'orientation première de sa pensée.

De très bonne heure, nous dit un de ses biographes et admirateurs, notre jeune philosophe, qui était surtout fort en mathématiques, fut frappé de la différence profonde qui semble exister outre la notion mathématique et la notion philosophique du temps. Voici comment il résume sa pensée:

«Le caractère singulier du temps dans les équations de la mécanique est de ne pas durer. Le temps abstrait t attribué par la science à un objet matériel ne consiste en effet qu'en un nombre déterminé de simultanéités, ou plus généralement de correspondances, nombre qui reste le même quelle que soit la nature des intervalles qui séparent les correspondances les unes des autres. On pourrait supposer, par exemple, que le flux du temps prit une rapidité infinie, que tout le passé, le présent et l'avenir des objets matériels fut étalé d'un seul coup (?) dans l'espace: il n'y aurait rien à changer aux formules du savant, le nombre t signifiant toujours la même chose, savoir un nombre déterminé de correspondances entre les états des objets et les points de la ligne toute tracée qui serait maintenant le cours du temps.»

Et M. Bergson de conclure: «La science n'opère sur le temps et le mouvement qu'à la condition d'en éliminer d'abord l'élément essentiel et qualitatif,—du temps la durée, et du mouvement la mobilité.»[59]

Pour lever ce scandale un peu factice, il suffit de reconnaître que la science et la philosophie traditionnelle, tout en acceptant la donnée vulgaire du temps, ne l'étudient pas au même point de vue ni dans le même but. La science s'occupe de la mesure du temps; la philosophie étudie surtout le temps mesuré. Or, de même que pour l'espace le contenant et le contenu sont deux points de vue différents du même espace, ainsi le temps-mesure et le temps mesuré devront être pareillement des points de vue différents.

La différence est même ici beaucoup plus notable pour le temps que pour l'espace. En voici la raison:

Tandis que nous pouvons mesurer directement l'espace concret, tel que la longueur A B en lui superposant un étalon de convention tel que le mètre, et calculer d'après la comparaison des deux espaces, mesurant et mesuré, combien il y a de mètres ou de fractions de mètre entre A et B, nous ne pouvons plus procéder ainsi quand il s'agit du temps.

Il n'y a pas d'étalon tout fait du temps que je puisse plier ou rouler comme un décamètre, ou manipuler comme lui pour le superposer à la durée réelle. Il n'y a pas non plus d'étalon fluide et successif. Je ne puis prendre une révolution apparente du soleil et l'appliquer sur celle de demain pour les comparer, ni prendre une oscillation du balancier et l'appliquer sur d'autres oscillations, comme on applique une ligne sur une autre pour voir si elles sont égales. Ici, toute superposition est impossible[60].

Pour mesurer le temps, cette grandeur fluide qui échappe à toute mesure directe, le savant devra donc employer des moyens détournés. Au lieu de le mesurer lui-même, il mesurera à sa place un substitut du temps, c'est-à-dire quelqu'un de ces phénomènes sensibles qui s'accomplissent dans l'espace et peuvent être considérés en fonction du Temps.

S'il s'agit d'un temps dont la durée successive a laissé des traces dans l'espace, comme pour le mouvement d'un projectile, nous aurons prise sur cet espace et nous pourrons constater qu'un mobile animé d'un mouvement uniforme parcourt constamment des espaces proportionnels aux temps écoulés, c'est-à-dire que l'espace parcouru e est toujours égal au produit de la vitesse v par le temps t. D'où la formule élémentaire: e = vt. De laquelle on déduit algébriquement les deux autres formules: v = e/t; et t = e/v. Cette dernière indique clairement que le temps a pour équivalent l'espace parcouru divisé par la vitesse mise à le parcourir.

Que si le temps à mesurer ne laisse aucune trace saisissable dans l'espace, comme celui où se déroulent nos phénomènes de conscience, la difficulté va s'accroître sans devenir insoluble.

D'ordinaire—et c'est le procédé le plus simple,—on prendra pour le mesurer un changement de lieu, tel que le va-et-vient d'un pendule, et comme on vérifie expérimentalement que ses oscillations sont isochrones, dès que leur amplitude ne dépasse pas deux ou trois degrés, il suffira de compter le nombre de ces battements, que nous nommerons des secondes, si vous voulez, et de constater la coïncidence du premier et du dernier avec le commencement et la fin du phénomène psychique en question, pour en conclure qu'il a duré tant de secondes, de minutes ou d'heures.

Nous disons que c'est le procédé le plus simple, car l'on pourrait en imaginer de plus compliqués. On pourrait, par exemple, supputer les durées en les rapportant à des élévations ou à des abaissements réguliers de température, à des écoulements de sable ou d'eau—comme on le fait avec un sablier ou avec une clepsydre (horloge d'eau),—voire même à des processus psychiques, tels qu'un nombre déterminé de paroles. On dit ainsi que tel phénomène a duré l'espace d'un Pater ou d'un Ave. Mais rien n'égale en précision le mouvement local d'un pendule ou d'une chronomètre; c'est l'instrument scientifique par excellence de la mesure du temps. On le règle sur le mouvement apparent du ciel, dont la marche régulière est pour nous la manifestation la moins imparfaite, et pratiquement suffisante du cours idéal du temps.

Que si le temps se mesure par autre chose que du temps, il n'est donc plus surprenant que la notion de temps-mesure, c'est-à-dire de cet équivalent ou substitut du temps dont s'occupe le savant en mécanique ou en astronomie, soit assez différente de celle du temps mesuré dont le philosophe précise la nature ou que le psychologue expérimente en sa conscience. Mais, au lieu de se contredire, les deux points de vue se complètent et le scandale est levé.

Cette solution était sans doute trop simple et trop banale pour plaire à un esprit aussi compliqué et original que celui de M. Bergson. Voici la solution autrement subtile et nouvelle qu'il va nous proposer.

Il faut distinguer, dit-il, deux sortes de temps[61]. Le premier, qui répond à la notion vulgaire et scientifique, est un temps quantitatif et homogène. Il est long ou court et partant mesurable. Ses parties, quoique intimement unies et continues entre elles, se distinguent les unes des autres: il y en a de passées, de présentes et de futures. Pour se distinguer ainsi, en se déroulant successivement, elles se mettent en dehors les unes des autres et s'excluent réciproquement. Mais ce temps vulgaire, déclare M. Bergson, n'est qu'un décalque de l'espace, un temps «bâtard» qui recèle «tout un monde de difficultés». Il faut le traiter comme illusoire. L'autre temps, le seul réel, aux yeux de M. Bergson, est un temps étranger à la quantité, à la division et à la mesure, un temps purement qualitatif, et comme cette qualité consiste à changer sans cesse, puisque l'instant présent, étant plus vieux que le précédent, n'est jamais le même, elle est «l'hétérogénéité pure».

En présence de cette nouvelle thèse, nous allons nous poser deux questions: 1° Quelles sont les preuves alléguées pour nous faire rejeter comme illusoire la notion vulgaire et scientifique du Temps? 2° Quelle est la valeur de la nouvelle notion; est-elle même simplement intelligible?

A la première question, nous répondrons: M. Bergson affirme sans preuve que le temps vulgaire est illusoire, car on ne peut considérer comme des preuves ni l'hypothèse que l'ancienne notion est celle d'un temps «bâtard», ni l'affirmation «qu'elle recèle tout un monde de difficultés».

Cependant, examinons de plus près ces deux semblants de preuves.

D'abord, que veut dire M. Bergson[62] en affirmant que la notion vulgaire est celle d'un temps «bâtard»? Le voici, en nous servant de l'exemple, qu'il a lui-même choisi.

Comment comptons-nous les coups successifs d'une cloche lointaine? Pour les compter, il nous faut les aligner dans un milieu homogène où ils viennent successivement occuper un rang: un, deux, trois, quatre.... «Reste à savoir si ce milieu est du temps ou de l'espace.»[63] Or, pour M. Bergson, c'est sans doute de l'espace[64]. En effet, le second ne saurait s'ajouter au premier, ni le troisième au second que s'ils se conservent, et, s'ils se conservent, ils deviennent aussitôt simultanés, c'est-à-dire qu'ils deviennent de l'espace. «C'est donc bien dans l'espace que s'effectue l'opération ... ces moments susceptibles de s'additionner entre eux sont des points de l'espace. D'où résulte qu'il y a deux espèces de multiplicité: celle des objets matériels qui forment un nombre immédiatement, et celle des faits de conscience qui ne sauraient prendre l'aspect d'un nombre, sans l'intermédiaire de quelque représentation symbolique où intervient nécessairement l'espace.»[65] C'est cette union adultérine du temps avec l'espace qui donne un produit «bâtard». Le temps «qualité pure» s'altère ainsi et contracte au contact de l'espace l'apparence trompeuse d'une quantité ou d'un nombre. Il devient alors ce que l'opinion vulgaire et scientifique veut qu'il soit.

Le sophisme ici sera vite percé à jour. Il consiste à dire: «Un moment du temps ne saurait se conserver pour s'ajouter à d'autres sans devenir simultané; donc il devient de l'espace.»[66]

Sans doute, répliquerons-nous, le moment, passé est bien passé et ne se conserve plus physiquement. S'il se conservait ainsi, il perdrait son caractère essentiel de successif pour devenir simultané: ce qui est contradictoire. Mais pourquoi ne se conserverait-il pas mentalement? Pourquoi son souvenir avec son caractère d'écoulement successif ne resterait-il pas gravé dans la mémoire? Et s'il en est ainsi, comme la conscience l'atteste, cela suffit pour que l'esprit unisse dans une synthèse mentale ces divers moments du passé, en conservant l'ordre chronologique de leur écoulement.

L'esprit complète ainsi ce que la réalité fluente n'avait fait qu'indiquer; il en fait la synthèse. Voilà pourquoi les scolastiques ont défini le temps un être de raison, fondé sur la réalité, et qui par suite n'est pas purement idéal et irréel.

Il est seulement en partie réel et en partie idéal. Réel, puisque chacune de ses parties successives a l'existence et un ordre réel de succession. Idéal, puisque cet ordre n'est compris formellement comme synthèse que par l'esprit, comme le nombre qu'il contient n'est nombre que par l'esprit[67].

Voilà pourquoi saint Thomas a répété en l'approuvant la célèbre parole d'Aristote: «Sans l'intelligence, il n'y aurait pas de temps.» Parole dont on comprendra maintenant le sens véritable. Elle n'est nullement idéaliste à la manière kantienne, encore moins réaliste outrée à la manière du temps newtonien contre lequel M. Bergson a beau jeu[68]; mais elle tient le milieu entre ces deux exagérations en sens inverse. C'est une notion idéale, bien fondée ou calquée sur la réalité, comme pour les autres notions universelles.

Cette explication si claire et si lumineuse, ce nous semble, va nous donner la solution de la seconde difficulté alléguée par M. Bergson contre la notion vulgaire et scientifique du temps. «Elle recèle, nous dit-il, tout un monde de difficultés.»

En effet, si vous le considérez comme une quantité, toutes ses parties réunies se séparent à la première analyse et tombent en poussière. Le passé n'est plus, l'avenir n'est pas, et le présent lui-même est un zéro de durée, un rien insaisissable. C'en est donc fait de toute vie et de toute réalité!—Cela prouve, répliquerons-nous, que l'union de toutes ces parties dans un même nombre n'était qu'idéale; mais l'existence successive et continue de chacune n'en est pas moins réelle, et cela suffit à la réalité du mouvement et de la vie.

On touche ici du doigt le procédé sophistique de tous ceux qui traitent d'illusoires les faits les plus évidents parce qu'ils sont mystérieux et plus ou moins difficiles à comprendre. Zénon nie le mouvement parce qu'il ne le comprend pas. D'autres après lui ont nié l'espace et l'étendue parce qu'ils ne les comprenaient pas davantage; M. Bergson nie le temps vulgaire pour la même raison. Et il n'est pas un fait quelque peu important de la conscience ou de la nature qui résisterait à une telle épreuve, si elle était légitime, mais elle ne l'est point.

Déjà Aristote faisait remarquer à ces philosophes que leur négation de faits évidents mais incompris ou difficiles à comprendre était le renversement de toute méthode scientifique, en ajoutant l'exemple célèbre: on constate d'abord qu'il y a une éclipse, et ensuite l'on cherche à comprendre ce qu'est l'éclipse—si on le peut. Que si on ne peut pas la comprendre, cela ne donne aucun droit de nier l'éclipse.

D'ailleurs, étudions à notre tour la nouvelle notion du temps, et examinons si elle serait plus intelligible que l'ancienne.

D'après M. Bergson, le Temps véritable serait entièrement étranger à la quantité. On n'y pourrait compter aucun nombre de parties égales entre elles, puisque aucune durée n'est semblable à une autre durée. Cependant, toutes ces parties, si différentes par leurs qualités internes, ou si hétérogènes, s'emboîtent et se fondent les unes dans les autres, comme les notes d'une phrase musicale dans une mélodie. Il n'y a pas de temps longs ou courts, il n'y a que des actes de développement, des progrès, qui fusionnent dans un acte un et indivisible.

Dans cette description nouvelle du Temps, il y a des détails accessoires et une partie essentielle. Des détails nous ne dirons rien, pour ne pas être trop long, à l'exception toutefois d'un seul qui nous semble vraiment dépasser la mesure permise.

Pour soutenir contre toute évidence, non pas l'unité continue du temps qui est hors de conteste, mais son indivisibilité idéale en minutes, en secondes, ou autres parties égales, on suppose que nos états de conscience, en s'écoulant, peuvent «s'emboîter les uns dans les autres», à peu près comme les parties articulées d'une longue-vue[69]. Que cette comparaison, plus ou moins heureuse, puisse s'appliquer aux opérations simultanées de nos diverses facultés, nous l'accordons volontiers. Il est d'expérience que plusieurs de nos facultés agissent toujours ensemble et de concert, et que, par exemple, un acte d'amour de Dieu et du prochain comprend à la fois de la connaissance et de la volonté, des idées et des images, des sentiments et des sensations, jusqu'à des états physiologiques les plus variés.

Mais de ce que nos phénomènes de conscience simultanés fusionnent et «s'emboîtent», comment conclure que les phénomènes successifs, présents, passés, futurs, «s'emboîtent» pareillement? Ici, la comparaison n'a plus de sens.

Dire que le passé s'est emboîté dans le présent et le présent dans le futur, c'est dire qu'ils sont simultanés et non pas successifs; c'est nier leur distinction radicale, leur exclusion manifeste; c'est changer la succession temporelle en coexistence spatiale,—sans arriver pour cela à supprimer le nombre et la quantité, car des parties ne peuvent s'emboîter que si elles sont distinctes et multiples.

Non, nous ne comprendrons jamais comment le passé peut coexister avec le présent et le futur, emboîtés ensemble, et les ingénieuses comparaisons de M. Bergson, loin de nous le faire comprendre, montrent expressément le contraire, comme le lecteur va en juger.

«Quand les oscillations régulières du balancier, écrit l'auteur, nous invitent au sommeil, est-ce le dernier son entendu, le dernier mouvement perçu qui produit cet effet? Non, sans doute.... Il faut donc admettre que les sons se composaient entre eux et agissaient ... par l'organisation rythmique de leur ensemble.... Chaque surcroît d'excitation s'organise avec les excitations précédentes, et l'ensemble nous fait l'effet d'une phrase musicale qui serait toujours sur le point de finir et sans cesse se modifierait dans sa tonalité par l'addition de quelque note nouvelle....»[70]

Dans cette brillante image, nous avons beau chercher l'emboîtement du passé avec le présent et le futur, nous ne le découvrons point. Nous voyons seulement la fusion des souvenirs et des sensations qui persistent, après la disparition de leurs causes, et qui, par conséquent, demeurent toujours présents et simultanés. Ce qui est bien différent. En vérité, une si grossière équivoque n'est plus sérieuse, et nous aurions pu nous contenter de répondre plaisamment avec M. Fouillée: «Ce sera l'originalité des bergsoniens d'avoir inventé un nouveau sophisme du chauve: Les cheveux de l'homme chauve existent encore, puisqu'il en a le souvenir et que cette idée opère pour l'inciter à faire sur son crâne des lotions régénératrices. Donc le chauve n'est plus chauve.»[71]

Ajouter avec M. Bergson que cette fusion du passé et du présent s'opère en vertu d'une «synthèse mentale» n'atténue rien, car la synthèse fusionne des souvenirs présents avec des sensations présentes et nullement le présent au passé qui n'est plus. Bien plus, elle aggrave l'erreur: les minéraux, les plantes et même les animaux, étant privés de toute «synthèse mentale», il faudrait en conclure que le monde extérieur ne dure pas, et M. Bergson est bien de force à ne pas reculer devant cette nouvelle gageure au bon sens. «L'intervalle de durée, écrit-il, n'existe que pour nous à cause de la pénétration mutuelle de nos états de conscience.»[72]

Toutes les sciences, au contraire, apportent des preuves décisives de la réalité du temps cosmologique. En mécanique, on fait entrer le temps (ou son substitut) dans tous les calculs, comme un élément d'importance capitale; et ces calculs sont confirmés par l'expérience. Les sciences naturelles étudient avec succès l'âge des étoiles, l'âge des terrains et des périodes géologiques, l'âge des plantes et des animaux ou de leurs embryons, car tout évolue ici-bas avec son âge. Le temps est donc bien un des plus importants facteurs[73] de la nature; il l'était avant l'apparition de l'homme, et il le demeurerait alors même que l'esprit humain n'existerait plus pour le concevoir dans ses «synthèses mentales» ou pour le mesurer dans ses calculs. Inutile d'insister davantage sur une vérité si manifeste.

Hâtons-nous de passer à la partie essentielle de la nouvelle notion du Temps, celle qui a la prétention: 1° d'en exclure toute quantité, et 2° d'en faire une qualité pure, toujours changeante et hétérogène,—car ce sont bien là les deux formes, l'une négative, l'autre positive, de cette curieuse et étonnante notion. Examinons-les l'une après l'autre.

D'abord, la prétention d'exclure du temps toute quantité, d'en faire une unité simple et indivisible, impossible à mesurer, est-elle vraiment conforme aux données de l'observation? Ne heurte-t-elle pas de front, au contraire, toutes les expériences vulgaires et scientifiques qui divisent le temps en ses éléments présents, passés et futurs, et qui réussissent à en mesurer les plus petits intervalles avec une si grande précision? La réponse à ces simples questions est tellement évidente qu'on attend avec curiosité par quel artifice ingénieux M. Bergson va essayer d'y échapper. Le voici:

Le temps, ainsi que le mouvement, dit-il, sont une synthèse mentale; ce sont des actes psychiques. Or, un acte psychique est simple et indivisible, donc il n'a rien de quantitatif et ne se mesure pas: «On peut bien diviser une chose, mais non pas un acte.»—«Nous n'avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès: le mouvement, en tant que passage d'un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu.»[74]—De cette singulière théorie nous devrions logiquement conclure que tous les mouvements, toutes les durées, même celles des êtres matériels, comme les fleuves et les plantes, sont vraiment psychiques ou spirituels. Et cette conclusion—malgré sa haute invraisemblance—n'est pas si étrangère qu'on pourrait le croire à la pensée de M. Bergson, puisqu'il soutiendra bientôt que «le physique n'est que du psychique inverti».

Ajournons à plus tard cette discussion. Accordons pour le moment—dato non concesso—que toute durée est psychique ou spirituelle. Mais la durée d'une opération psychique ne se mesure-t-elle donc plus? L'acte de contemplation le plus simple, en se déroulant dans l'avant et l'après de ma conscience, le raisonnement le plus subtil, en s'élevant progressivement du plus connu au moins connu, ne durent-ils pas un temps mesurable, un temps continu et indivis, sans doute, mais pourtant divisible pour ma pensée en avant et après, en intervalles longs et courts?

C'est à ce point que, pour en prendre conscience, il me faut un minima ou une certaine quantité de durée, sans laquelle, de l'aveu de tous les psychologues, un phénomène psychique ne laisserait aucune trace sensible, tomberait dans l'inconscient. La durée du temps peut donc se mesurer, même pour les opérations de l'esprit; elle n'est donc pas étrangère à la quantité. C'est la substance de l'esprit qui ne se mesure pas; c'est aussi le passage de la puissance à l'acte de ses facultés qui est instantanée; mais l'opération elle-même est toujours mesurée dans le temps par sa durée, parfois même elle est mesurable par ses effets dans l'espace lorsqu'elle informe une matière, comme c'est le cas de l'âme humaine et de tous les organes animés.

Prenons l'exemple sur lequel insiste le plus M. Bergson, soit un geste de la main qui va d'un seul trait de gauche à droite, du point A au point B. «N'est-ce pas, nous dit-il, une action simple et indivisible?» Nullement, répondons-nous. Cette action, malgré son unité, n'est pas simple, car elle a des parties virtuelles, soit dans l'espace, soit dans le temps. Dans l'espace, elle est un geste deux fois, trois fois, dix fois ... plus long ou plus court que tel autre geste donné. Cette, action unique équivaut à deux, trois, dix actions plus petites, elle est donc quantitative et mesurable. Dans le temps, si elle a duré une minute, sa durée, quoique unique, équivaut à soixante secondes de durée. Il est donc faux de dire qu'on ne peut mesurer que les choses et jamais les actes et que la durée vraie ne se mesure point.

D'ailleurs, «si la durée ne se mesurait pas, qu'est-ce donc que les oscillations du pendule mesurent»[75]? A cette objection si naturelle que M. Bergson ne pouvait manquer de prévoir, il répond par trois pages de distinctions subtiles et embrouillées que nous recommandons au lecteur comme un modèle du genre.

Au fond de ces subtilités impalpables, on finit par découvrir qu'aux yeux de M. Bergson les oscillations du pendule ne mesurent que des coïncidences dans l'espace et non dans le temps. Mais cette interprétation ne résiste pas à la plus simple expérience. Si je mesure la durée d'un discours, par exemple, en comptant les coups d'un pendule battant la seconde, ce ne sont pas les coups, à proprement parler, que je compte, mais les intervalles entre ces coups; ce ne sont pas les positions du balancier à droite ou à gauche que j'observe, mais les secondes qu'il mesure pour aller de droite à gauche ou de gauche à droite. Chaque battement est donc pour moi un signe temporel et nullement un signe spatial.

Que si je suis obligé pourtant de recourir à un mouvement dans l'espace pour mesurer le temps, cela prouve assurément que le temps ne se mesure pas directement, comme nous l'avons déjà expliqué, mais indirectement, par ses coïncidences avec un mouvement spatial tel que les oscillations du pendule. Mais de ce qu'il ne peut se mesurer directement, comment conclure qu'il ne se mesure pas du tout, qu'il n'est ni long ni court et hors de la quantité? Ce sont là des équivoques tellement évidentes qu'il nous semble inutile d'insister davantage.

En second lieu, la notion d'un temps purement qualitatif est-elle intelligible? Nous ne le croyons pas.

En effet, il n'y a pas de temps sans succession continue ni de succession continue sans pluralité virtuelle des parties qui se succèdent. Que s'il y a pluralité des parties, il y a aussi divisibilité, au moins idéale, et partant nombre, mesure, quantité. Sans quantité continue, plus de succession possible, plus de mouvement, plus de temps: c'est l'éternité intemporelle de la durée.

Il est donc faux que la succession soit un rapport purement qualitatif. Par leur succession même, les parties qui se succèdent se, mettent en dehors les unes des autres, tout en restant unies et continues. Ma journée d'aujourd'hui n'est pas celle d'hier; le soir n'est pas le matin; chacune de mes pensées ou de mes actions laisse en ma conscience un souvenir différent, comme chacune de mes paroles laisse sur la cire du graphophone une trace distincte. Il y a donc exclusion absolue entre ces termes qui pourtant s'enchaînent et se suivent: passé, présent, futur; l'un n'est pas l'autre. On peut donc les compter, dire le nombre de secondes, de minutes, d'heures qu'ils ont duré ou qu'ils dureront, et quoique chacun puisse avoir sa nuance et sa qualité propre, ils auront toujours ceci de commun d'avoir duré pendant des secondes, des minutes ou des heures de durée identique. Leur nombre sera ainsi constitué par une multitude de parties égales. Or, le nombre, c'est la quantité, et comme les unités de ce nombre, quoique distinctes, ne sont séparées les unes des autres que par un jeu de l'esprit, une pure abstraction, cette quantité sera réellement continue. Nous avons donc retrouvé la quantité véritable sous le flot mouvant des qualités variées que les parties de la durée peuvent revêtir.

Impossible de remplacer cet élément quantitatif par n'importe quel rapport qualitatif, jamais avec de la qualité pure on n'a pu faire du temps. Leibnitz y a échoué et M. Bergson n'y réussira pas davantage. En effet, quel pourrait être ce rapport purement qualitatif? Serait-ce une exclusion d'une qualité par une autre? Nullement. Prenez deux qualités qui s'excluent, comme le blanc et le noir; cette incompatibilité d'essences n'est pas encore une succession temporelle; elles sont exclusives, mais non pour cela successives.

Serait-ce une hiérarchie de perfections, soit ascendante, soit descendante?—Mais la hiérarchie des nombres ou des espèces n'est pas encore une succession dans le temps. Encore moins la hiérarchie des anges ou des purs esprits.

Serait-ce une intensité dans les qualités?—Mais une intensité plus ou moins grande de la couleur rouge, par exemple, ne fait pas sa durée; une intensité plus ou moins grande d'un mouvement ou de sa vitesse ne change pas sa durée et n'influe en rien sur le laps de temps où on l'observe.

Serait-ce une dépendance causale qui relierait ces qualités l'une à l'autre, la seconde étant supposée produite par la première?—Alors on introduit subrepticement le temps avec la causalité, car la liaison causale suppose la succession temporelle, bien loin de la constituer. On suppose donné ce qu'il faut expliquer.

Mais, dira-t-on encore, si l'on supposait à ces qualités un ordre irréversible, n'aurait-on pas le contraire de l'espace qui est toujours réversible, et par conséquent le temps qui ne l'est jamais?—Je réponds qu'un ordre n'est irréversible que par la dépendance causale. Si le fils n'était pas produit par son père, il n'y aurait aucune raison pour que le fils ne pût être antérieur à son père. Cette explication retombe donc dans la précédente et se trouve entachée du même vice.

Que s'il était possible de prendre la causalité dans un sens très large, purement qualitatif, sans succession temporelle—et en ce sens les principes premiers avec leurs conséquences logiques sont également éternels,—nous nous trouverions alors en face d'un éternel présent, immobile et toujours identique à lui-même. C'est l'éternité, l'opposé du temps. Que si notre adversaire avait la témérité de les identifier et de les confondre, pour éviter à tout prix de mettre du nombre et de la quantité continue dans le temps, nous lui demanderions alors de renoncer à ces expressions de «mouvement vital», d'«élan vital», de «courant de vie», de «flot montant de vie», de «progrès» et de «recul», dont il se sert à tout propos et qui expriment la succession au lieu de nous montrer un éternel présent.

Cette contradiction n'est pas la seule où M. Bergson se soit laissé acculer par les conséquences inéluctables de sa fausse notion. En voici une autre non moins instructive. Ne pouvant pas prouver que notre notion vulgaire et scientifique est illusoire, il cherche du moins à expliquer comment elle aurait pu se produire, comment elle aurait pu supplanter la notion de durée purement qualitative et hétérogène, naturellement suggérée par les données immédiates de la conscience.

Or, d'après M. Bergson, l'illusion se serait produite insensiblement, à travers les temps préhistoriques, grâce à la durée homogène de certaines lois psychologiques, ayant pour but l'utilité pratique, soit biologique, soit sociale, de l'être vivant.—Sans chercher à comprendre comment une illusion mensongère pourrait être utile à la direction de l'action pratique «qui ne se meut jamais dans l'irréel», constatons seulement que, par cette hypothèse, la durée homogène est ainsi rétablie subrepticement dans la réalité, après avoir été niée. Après avoir supposé la durée hétérogène comme la seule donnée réelle de la conscience, voici qu'on ramène sa rivale expulsée et que l'on s'appuie de nouveau sur la durée homogène. La nouvelle notion ne suffit donc plus, puisqu'elle appelle l'ancienne à son secours.

Bien plus, dans le dernier chapitre de Matière et Mémoire, voici que M. Bergson, à la suite de tous les psychologues, fait intervenir la notion de minima pour qu'un temps soit perceptible à la conscience, et rétablit ainsi, bon gré mal gré, la forme quantitative dans la durée. Je veux bien que ce minima soit très court: deux millièmes de seconde, d'après Exner;—il n'en contient pas moins des centaines de trillions de vibrations lumineuses; c'est donc une quantité que l'on peut mesurer. La quantité expulsée revient donc triomphalement dans la notion du Temps: c'est la revanche du bon sens et de la vérité.

Terminons par une dernière critique, qui, au fond, synthétisera toutes les autres, car elle vise la fameuse notion d'hétérogénéité pure dont M. Bergson, nous l'avons dit, a fait comme la synthèse de sa notion du Temps.

Qu'est-ce que l'hétérogénéité? Ce ne peut être qu'une absence d'homogénéité ou de ressemblance, et l'hétérogénéité pure, une absence totale. En sorte que chaque instant nouveau serait totalement dissemblable de l'instant précédent, sans aucune ressemblance même partielle. Une telle conception nous paraît sans doute un rêve aussi impossible que celui de la «mobilité pure», que nous discuterons plus tard. Accordons, pour le moment, sa possibilité; en voici les conséquences.

En supprimant ainsi toute ressemblance—à plus forte raison toute identité—entre les divers instants de notre vie, on aboutit à éliminer du Temps la durée elle-même. Et c'est bien là le dernier mot de notre critique de la notion bergsonienne: elle imagine un temps sans durée. Qu'est-ce, en effet, que durer, sinon continuer d'être le même?[76]

Or, dans le temps bergsonien, rien ne continue d'être le même. Ce n'est pas le fond substantiel qui continue d'être le même sous des modes divers, puisque ce nouveau système nie formellement la substance de l'être—comme nous le verrons plus tard en étudiant sa notion de l'être[77]. Ce n'est pas davantage le mode de l'être ou le phénomène qui continue d'être le même à travers le temps, puisque tout y est supposé hétérogénéité pure et perpétuel changement. Ce n'est pas enfin la mesure elle-même de la durée qui ne change pas, puisque, étant perpétuellement variable, la durée n'a plus de mesure fixe et uniforme. Donc rien ne continue d'être le même, et partant rien ne dure; la durée est éliminée du Temps.

En sorte que l'objection terrible que M. Bergson brandissait plus haut contre la science moderne—et d'ailleurs la science de tous les siècles,—en l'accusant faussement d'avoir «vidé le temps de sa durée»,—semblable au boomerang rotatif des chasseurs australiens, manié d'une main imprudente,—se retourne soudain contre celui qui l'a lancée et le frappe en pleine poitrine. La notion bergsonienne du Temps ne tient plus debout, et c'est la contradiction interne qu'elle portait dans ses flancs qui l'a tuée.

Lorsqu'un expérimentateur aboutit par hasard à une conclusion absurde, il recommence ses calculs ou ses expériences, étant bien convaincu qu'il y a eu maldonne quelque part. Mais un philosophe comme M. Bergson, partisan de la logique de la contradiction, ne recommence jamais et poursuit sa marche intrépide à travers tous les dédales sans fin de l'impossible. Pour cela, il lui suffira de chavirer et de mettre à l'envers la notion de durée qui le gêne. Durer consistera pour lui à changer sans cesse et totalement, c'est-à-dire à ne plus durer. Plus tard, en critiquant sa notion de la Vie et du Devenir, nous verrons ce paradoxe faussement appuyé sur l'exemple de l'être vivant, car celui-ci n'évolue que pour se conserver, en sorte que ses changements de surface, loin d'être un but, ne sont que le moyen de durer en se conservant au fond toujours le même. Nous verrons alors quelle philosophie nouvelle, au rebours de l'ancienne, naîtra de ce germe empoisonné jeté dans le sillon. Elle se vantera d'être une philosophie de la durée, alors qu'elle est la philosophie du non-être et du néant, suivant la sévère mais juste critique qu'Aristote et Platon adressaient déjà aux sophistes de leur temps[78].

Pour le moment, nous retenons la notion vulgaire et scientifique du Temps comme la seule conforme à l'expérience et la seule intelligible—au moins pour le commun des mortels. M. Bergson en fait l'aveu en reconnaissant la «difficulté incroyable»[79] que tous éprouvent à comprendre sa nouvelle notion. Cet aveu suffit à nous rassurer et à nous affermir dans la conviction où nous sommes qu'elle ne saurait prévaloir.

La philosophie de M. Bergson

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