Читать книгу Le destructeur de l'Amazonie - Alberto Vazquez-Figueroa - Страница 5
ОглавлениеCHAPÎTRE I
Six hommes armés surgirent de la forêt.
Ils portaient des uniformes qui n’appartenaient pas à la « Fondation Nationale de L’Indien », ni à aucun organisme national, et constituaimt plutôt un capricieux méli-mélo de pantalons, bottes et vestes de camouflage acquis dans n’importe quel marché de rue.
Aussitôt ils menacèrent les indigènes, hommes, femmes, enfants les obligeant à se rassembler au centre du village dans la maison communale.
Ils portaient des uniformes n’appartenant ni à la « Fondation Nationale de L’Indien » ni à aucune organisation connue, et qui constituaient plutôt un mélange hétéroclite de pantalons de camouflage, de bottes et de vestes achetés dans n’importe quel marché de rue.
Ils exhibèrent ensuite une série de documents inintelligibles, selon lesquels un village construit par les « ahúcas » il y avait cinq générations, était au cœur d’un terrain qui appartenait maintenant à Don Marcelo de Castro y Costa. Ils apportaient donc un ordre d’expulsion signé par le président Jair Messías Bolsonaro lui-même, qui se considérait apparemment comme le nouveau messie.
S’agissant selon eux d’un ordre d’application immédiate, les personnes considérées comme des « squatters » avaient une heure pour récupérer leurs biens et disparaître.
En cas de résistance, ils seraient emmenés dans la réserve indigène de l’État d’Acre, à près de trois mille kilomètres de là.
***
« Manaus n’est pas édifiée sur le fleuve Amazone, mais sur la rive gauche de son affluent, « el Negro », à une courte distance de l’union des deux. Il est surprenant d’observer comment les eaux noires entrent en collision avec celles boueuses de l’Amazone formant une ligne parfaite, délimitée au centimètre. En étendant la main sur la surface de ces eaux, on peut identifier quels doigts se trouvent dans l’Amazone et lesquels se trouvent dans le « Negro ». Puis, un peu plus loin, sans transition, sans savoir comment, les eaux propres et noires disparaissent, englouties par l’immensité du courant boueux de l’Amazone.
« Jusqu’à il y a un peu plus d’un siècle, dire Manaus, c’était dire caoutchouc. Ce n’était qu’un hameau et n’aurait jamais été plus que cela si, en 1893, Charles Goodyear n’avait pas découvert que le caoutchouc, combiné au soufre, résistait aussi bien aux basses températures qu’aux plus élevées.
« Le monde voulait du caoutchouc, de plus en plus de caoutchouc, et l’arbre qui le fournissait ne poussait que dans la jungle amazonienne.
« Les commerçants, les aventuriers et les désespérés arrivèrent du bout du monde et se dispersèrent dans la jungle prêts à saigner les arbres, leur arrachant jusqu’à la dernière goutte de lait blanc et élastique. Et ils le firent avec une telle fougue que, peu de temps après, des rivières d’or coulaient à Manaus, ce qui en fit du jour au lendemain la ville la plus riche, la plus excentrique et la plus folle du monde.
« Le caoutchouc créa des fortunes et des millionnaires extravagants qui firent bâtir sur la plus hautaine des collines de la jungle, le plus hautain des théâtres, décoré de feuilles d’or, splendide et absurde, aussi absurde que le fait de faire venir d’Angleterre –en quatre voyages, pierre par pierre– l’immense bâtisse des douanes qui domine toujours l’entrée de la ville.
« Plus le siècle s’écoulait, plus la folie grandissait à Manaus, qui commençait même à aspirer à être la capitale de la nation.
« À la périphérie de la ville, les jaguars rugissaient, mais en son centre du champagne français coulait d’une fontaine qu’un riche exploitant avait fait construire dans le jardin de sa mansion. Les plus célèbres compagnies d’opéra venaient y ravir les nouveaux riches, à quelque milliers de kilomètres de la mer, en pleine jungle.
« Huit des dix composants d’une troupe moururent, victimes de fièvres et d’épidémies, mais cela n’empêcha pas que d’autres tentent l’aventure, car nulle part ailleurs on ne pouvait gagner autant d’argent en un mois qu’à Manaus en une seule nuit.
« C’était le petit Paris de la jungle, qui osait être aussi célèbre que l’authentique, ne sachant pas qu’il y avait déjà quelques temps, en 1876, un Anglais établi en aval, Henry Vickham, avait réuni une grande quantité de graines afin de les exporter clandestinement du pays. Et ainsi du Brésil à Londres, de Londres à Java, elles donnèrent lieu à la création de plantations d’hévéas en Asie du Sud-Est qui surpassèrent immédiatement les performances des arbres sauvages de la forêt amazonienne.
« Tout comme elle était née, Manaus mourut. De l’illusion perdue, il resta un théâtre, une cathédrale, un poste de douane, et tant de choses que des fous magnifiques avaient édifiées en pensant que la folie ne finirait jamais.
« Restèrent également les centaines, les milliers de cadavres de ceux que le béribéri, les bêtes sauvages ou les mille maladies et dangers de la jungle avaient emportés ».
Elle referma le livre, profondément déçue que la ville qu’ils laissaient derrière eux n’ait rien à voir avec ce qu’elle venait de lire, alors une vieille chanson lui vint à l’esprit:
« Ta rue n’est plus ta rue, c’est n’importe quelle rue qui mène n’importe où »…
Manaus n’était plus Manaus, sinon une ville quelconque sur le chemin vers n’importe où. Mais personne ne pouvait nier qu’elle conservait le mérite d’être au cœur même de l’Amazonie.
Et la véritable Amazonie, celle qu’elle recherchait, avait commencé au moment où le navire avait quitté le cours du plus grand fleuve de la planète –celui qui transportait plus d’eau que tous les autres réunis– pour naviguer sur ses innombrables affluents qui zigzaguaient et s’enroulaient comme d’interminables anacondas et finissaient par mourir sur de petites plages.
Et là, pour continuer d’avancer, il fallait se frayer un chemin à la machette. Et c’était là que le monde barbare du caoutchouc d’il y a plus d’un siècle semblait renaître, car des tribus inconnues et des centaines, des milliers, des millions de bêtes dangereuses y survivaient.
Surtout les serpents et, comme pour la plupart des femmes, le seul fait de les nommer lui produisait un rejet instinctif. Les hommes n’aimaient pas non plus les serpents, les alligators, les araignées ou les jaguars sournois, mais presque tous considéraient que le moment était venu de défendre le droit de ces animaux de continuer à vivre.
Les temps obscurs où les humains pensaient être les seuls à avoir le droit d’exister étaient révolus depuis longtemps. Ils savaient maintenant que s’ils continuaient dans cette direction ils seraient les seuls survivants et finiraient par se manger les uns les autres.
En fait, il y avait des siècles que cela se produisait, même si ce n’était pas au sens littéral du terme, vu que les tribus anthropophages avaient été relativement rares à travers l’histoire.
Après la lecture, allongée dans un hamac sur le pont supérieur du « Kubichek IVº », elle se consacra à observer, au moyen de jumelles, les singes sautant de branche en branche, les vols de cacatoès multicolores et les énormes fromagers qui accueillaient des hérons au plumage blanc ou de hiératiques ibis à long bec d’un rouge chatoyant.
Elle les distinguait plus clairement de minute en minute, non pas parce que les jumelles s’amélioraient en qualité, mais parce que le fleuve se rétrécissait si rapidement qu’on pourrait penser que très bientôt elle n’aurait qu’à tendre la main pour saisir un œuf d’ara.
–Et si nous nous échouons ...? –demanda-t-elle un peu mal à l’aise.
–Il n’y a aucun danger! Andrade connaît bien le fleuve et assure qu’après cette courbe, il s’élargit à nouveau.
Elle se tourna vers Bernardo Aicardi, l’observant du coin de l’œil.
–Tu lui fais vraiment confiance...
–Si cela nous coûte cinq mille dollars par jour, c’est parce qu’il est considéré comme le meilleur capitaine de toute l’Amazonie, celui qui possède le meilleur bateau, les meilleures cartes, le meilleur équipage et les plus grosses couilles.
–Je ne pense pas que ses couilles soient inclues dans le prix?
–D’une certaine manière, vu le danger de ces régions….
–Et dans quoi une banque du Vatican pourrait-elle mieux investir son argent?
–Sans commentaires.
C’était sans aucun doute la réponse appropriée d’un homme qui avait consacré une grande partie de sa vie à se former dans le difficile art de la dissimulation et qui recevrait une médaille dans un test d’hypocrisie. En effet la plupart de ceux qui le connaissaient, le considéraient un imbécile depuis qu’il s’était entiché d’ une dermatologue chilienne qui le cocufiait à tour de bras.
Mais la dermatologue chilienne l’adorait parce qu’elle le connaissait mieux que quiconque et savait qu’il était intelligent, généreux et noble.
Et un sérieux candidat pour un « Oscar » de l’interprétation, car il ne semblait y avoir aucun autre être humain avec une telle capacité à rester impassible tandis que des dizaines de stupides séducteurs semblaient n’avoir d’autre but que de coucher avec sa fascinante et décomplexée maîtresse.
Aucun d’entre eux ne soupçonnait qu’un tel objectif était complètement inaccessible car Violeta Ojeda et Bernardo Aicardi n’avaient jamais été amants.
Ils faisaient semblant depuis longtemps, ils avaient vécu ensemble dans le même appartement pendant des mois et avaient séjourné dans les mêmes suites des meilleurs hôtels, mais n’avaient jamais partagé le même lit.
Et maintenant, après six mois à laisser derrière eux une longue traînée de mensonges, de complots et quelques cadavres occasionnels, ils étaient toujours ensemble.
Ils observaient les singes sauter se demandant à combien de canailles ils devraient éliminer pour que ces charmants animaux puissent continuer à se balancer de branche en branche.
À un moment crucial de son existence, face à l’horreur de dizaines d’enfants atteints d’un cancer provoqué par de l’eau contaminée, Violeta Ojeda avait prononcé une phrase qui était devenue son symbole: « Quand la vie d’un enfant est en jeu il vaut mieux écarter les jambes que se croiser les bras ».
C’était une règle d’or qu’elle avait suivie à la lettre, couchant avec beaucoup d’ hommes afin de sauver de nombreux enfants d’une mort horrible. Mais elle se demandait si cette règle pouvait s’appliquer aux animaux, à moins de considérer que sans eux l’existence sur la planète cesserait d’avoir un sens.
Elle était fascinée par les évolutions d’un singe hurleur qui se jetait dans le vide comme si les lois de la gravité ne l’affectaient pas, jusqu’à ce qu’elle constate que le ciel s’assombrissait. Elle en fit la remarque assez inquiète:
–Il y a beaucoup de fumée.
–Oui j’ai vu
–Et là, plus loin, il y a une autre colonne !
–Je l’avais vue aussi.
–Est-ce qu’ ‘on va être pris entre deux feux ?
–Le capitaine saura quoi faire.
Mais le capitaine Andrade vint les rassurer, précisant qu’ils n’étaient pas en danger puisque le fleuve allait se dévier vers la gauche et peu de temps après, ils entreraient dans un affluent aux eaux noires où ils pourraient même se baigner en toute sécurité.
–Vous suggérez que nous nous baignions dans des « eaux noires » ? –interrogea Bernardo Aicardi, perplexe.
–Par ici il y a deux types de fleuves: les « blancs » comme celui-ci qui sont lents et boueux car ils serpentent à travers des plaines en entraînant la terre des rives et les « noirs » qui descendent rapidement à travers les rochers et dont les eaux sont très propres.
–Dans ce cas, pourquoi diable sont-ils appelés « noirs » ? –fut la question quelque peu logique de Violeta Ojeda.
–Parce que parmi ces roches se développe une algue qui leur donne l’apparence du thé, auquel s’ajoute une vertu extraordinaire: dans les rivières d’eaux noires, il n’y a généralement pas d’alligators, d’anacondas ou de piranhas.
–Pourquoi ça… ?
–Sans doute parce qu’ils n’aiment pas le thé.
–Sans blague !
–Je ne plaisante jamais sur la sécurité de mes passagers, surtout quand ils paient ce que vous payez –il sourit d’oreille à oreille en ajoutant:
–Tant que vous serez à bord vous ne courrez aucun danger, mais à partir du moment où vous poserez un pied à terre je ne serai plus responsable. C’est le domaine des bêtes sauvages et des « fogueiros » qui n’hésitent pas à brûler une forêt, raser une ville ou écorcher vifs ceux qui s’opposent aux intérêts des éleveurs, des propriétaires fonciers ou des bûcherons.
–Et si ces « fogueiros » sont aussi dangereux, pourquoi ne peuvent-ils pas nous attaquer à bord ?
–Premièrement parce qu’ils savent qui je suis, et deuxièmement, et principalement parce que s’ils attaquent un navire, ils commettent un acte de piraterie ce qui, en Amazonie, est « officieusement » condamné à la peine de mort. Les rivières constituent les veines à travers lesquelles la vie circule, c’est le seul chemin praticable et donc quiconque attaque un bateau, attaque chacun d’entre nous.
–Intéressant.
–Sur la terre ferme, les « fogueiros » peuvent massacrer une famille de paysans ou une tribu d’indigènes, sachant que les juges et les politiciens les protégeront, mais il est clair que s’ils attaquent un bateau, ils finiront comme repas d’alligator.
Violeta alluma une cigarette et lui en offrit une.
–Je vous remercie de nous avoir mis au courant des coutumes locales. Maintenant, je sais que sur terre ferme je peux exploser la tête à qui je veux, mais qu’à bord je dois rester tranquille sinon vous me jetterez à l’eau pour me faire bouffer le cul par les alligators.
Le capitaine sembla quelque peu dérouté par ce langage, mais Bernardo Aicardi fit un geste de la main comme s’il essayait de minimiser les mots de sa supposée maîtresse:
–N’y faites pas attention ... –le pria-t-il–. C’est sa façon de parler habituelle, et encore vous avez eu de la chance qu’elle dise cul et pas autre chose.
–J’avoue que vous êtes le couple le plus étrange que j’aie jamais embarqué.
–Vous ne savez pas à quel point.
***