Читать книгу Le destructeur de l'Amazonie - Alberto Vazquez-Figueroa - Страница 6
ОглавлениеCHAPITRE II
Le singe tendit la main pour saisir la branche suivante, prêt à sauter, mais à ce moment-là il ressentit une piqûre dans le dos, sa vision se brouilla, et il s’écroula sans un gémissement.
Kapoar se hâta de lui couper la gorge pour lui éviter de souffrir. Ce n’était pas seulement le geste de compassion que son père lui avait enseigné et qui devait être appliqué à tout être vivant en train de mourir, cela évitait que les muscles se contractent à cause de la douleur intense et que la chair ne durcisse.
S’ils étaient correctement tués et rôtis au-dessus des braises à la bonne hauteur, les singes hurleurs étaient un mets comparable au jambon d’un cochon sauvage bien nourri.
Il recouvrit la tache de sang d’une épaisse couche de terre afin que son odeur ne se propage pas à travers la forêt, chatouillant le fin odorat d’un jaguar qui n’hésiterait pas à suivre sa trace et à l’attaquer par derrière pour lui arracher cette appétissante proie. Et peut-être même le transformer lui-même en une autre proie tout aussi appétissante.
Le chemin à parcourir était long; près d’une demi-journée de marche dans la forêt car une des premières règles qu’apprenaient les jeunes guerriers stipulait qu’ils devaient chercher leurs proies aussi loin que possible du village. S’ils chassaient trop près, les animaux comprenaient rapidement que la proximité des êtres humains était déconseillée et en peu de temps les pièces les plus appréciées disparaissaient.
Et ce gibier était indispensable à proximité, car lorsque des pluies torrentielles tombaient et que le sol était inondé, ou lorsque les jeunes étaient loin, c’était les personnes âgées, les femmes et les enfants qui étaient chargés de se nourrir quotidiennement
Ce qui était à portée de la main dans « le garde-manger » devait y être conservé le plus longtemps possible, même si ce garde-manger était une jungle presque impénétrable.
Il ne fallut pas longtemps à Kapoar pour charger l’animal sur son dos et prendre rapidement le chemin du retour afin que sa famille puisse célébrer un festin autour du feu et que sa mère ait l’honneur de dépouiller et assaisonner le singe bien dodu.
Le soir tombait quand il arriva au village.
Il entendit des voix et comprit immédiatement qu’il ne s’agissait pas de voix « ahúnas » mais des voix détestées d’hommes blancs.
Il laissa tomber sa charge sur le sol et se glissa à travers les broussailles aussi furtivement qu’il l’aurait fait sur les traces d’un troupeau de sangliers. Il savait très bien que ceux qui étaient à proximité –qu’ils soient « fogueiros », prospecteurs, éleveurs ou bûcherons– étaient beaucoup plus dangereux, cruels et perfides que le pire des jaguars.
Quelques mètres plus loin une puanteur de vêtements sales et de pieds en sueur l’assaillit ainsi que l’odeur reconnaissable de la « cachaça ». De leurs rires tonitruants il déduisit qu’ils avaient trop bu. Il parvint à écarter soigneusement quelques branches et put les voir.
Ils s’étaient installés dans la maison communale qui, comme la plupart des maisons communales, n’avait pas de murs et n’était composée que d’un toit en feuilles de palmier posé sur de hauts poteaux en bois. Un métis barbu qui semblait être le plus saoul, s’était allongé dans le hamac de son grand-père, ce qui était une offense et un manque de respect absolu.
Il ne distinguait aucun membre de sa tribu, mais observa les traces qu’ils avaient laissées en s’éloignant, ce qui le rassura car il n’était pas étrange que des sauvages qui se considéraient civilisés aient l’odieuse habitude d’enlever des femmes pour en faire des esclaves.
Apparemment il s’agissait d’ incendiaires: les « fogueiros ».
***
–Et pourquoi y a-t-il moins d’incendies dans cette zone ?
–Parce qu’il y a beaucoup d’acajou.
–Qu’est-ce que ça a à voir ?
–Les soi-disant « bois nobles », en particulier l’acajou, ont une croissance lente mais sont de grande qualité et très bien payés. –Le capitaine Andrade traça un demi-cercle de la main indiquant ce qui était devant lui–. À cause de cela les « fogueiros » attendent que l’acajou soit coupé avant de mettre le feu au reste.
–Et vous, qu’en pensez-vous ?
Le Brésilien la regarda comme si c’était la question la plus stupide qui lui ait jamais été posée, posa sa cuillère et s’éclaircit la gorge avec une gorgée de bière avant de répondre presque amèrement:
–Que voulez-vous que j’en pense, mademoiselle ? Je suis marin de rivière et je sais très bien que lorsqu’il n’y aura plus de jungle, il n’y aura plus de rivière. La mer sera toujours là, plus propre ou plus sale, mais les rivières et les lacs disparaîtront, si bien qu’à ce rythme de destruction dans vingt ans nos bateaux seront échoués dans la boue.
–Comme la Mer d’ Aral ?
–Exactement! C’était l’un des plus grands lacs du monde et en moins d’un demi-siècle, ils l’ont transformé en terre aride.
–Et pensez-vous vraiment que cela peut arriver à l’Amazone ?
–A l’Amazone, non, mais certains affluents par lesquels nous naviguions autrefois sans problème n’ont plus d’eau, pas même pour un canoë.
–C’est triste.
–C’est comme assister à l’agonie d’un géant, dont le sang ne circule plus à travers les doigts puis à travers les mains jusqu’à ce que vous compreniez qu’à la fin il va perdre ses jambes et ses bras.
Ils dînaient sur le pont supérieur, sous un ciel rougeoyant, mais cette fois ce n’était pas à cause des incendies, mais parce que la dernière lumière d’un soleil qui se cachait semblait vouloir transmettre un avertissement sur ce que serait le sort des êtres humains s’ils ne changeaient pas d’attitude.
Des milliers d’oiseaux les survolaient, certains vers le nord, d’autres vers le sud, à l’est ou à l’ouest, la plupart passaient à tire d’aile, d’autres se laissaient porter par les courants, mais tous retournaient à leurs nids, désireux de se reposer et d’abandonner le ciel nocturne qui allait devenir le champ de bataille des insectes et des chauves-souris.
Ces dernières gagneraient toujours, provoquant des massacres parmi les rangs ennemis, mais ceux-ci étaient si nombreux que les effets d’un carnage aussi féroce ne se ferait même pas remarquer.
Nuit après nuit, année après année, millénaire après millénaire, le ciel amazonien bouillonnait d’une vie qui engendrait de nouvelles vies, et il n’y avait qu’un seul ennemi pouvant mettre en danger un cycle essentiel à la subsistance de millions d ‘êtres vivants: le feu.
–Êtes-vous de ceux qui pensent que les incendiaires devraient être exécutés ?
Le capitaine Claudio Andrade plissa les yeux pour observer cette femme belle et intrigante qui lui avait posé une question aussi compromettante et répondit simplement.
–Vous aimez la soupe ?
–Elle est délicieuse.
–Elle est faite de « mange-gens ».
–Et qu’est-ce qu’un « mange-gens » ?
–Un piranha.
– Quoi ? –s’écria Bernardo Aicardi, horrifié.
–Que c’est de la soupe de piranha. Ils ont beaucoup d’arêtes mais comme vous le voyez, ils font une excellente soupe.
–Surtout quand il s’agit de changer de conversation –remarqua Violeta–. Vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
–Écoutez-moi attentivement, mademoiselle –répondit-il d’un ton dur–. Ceci est une terre violente qui est en ce moment plus troublée que jamais et dans laquelle si vous dites ce que vous pensez, vous risquez de vous faire descendre. Vous me payez très bien, trop bien à mon avis! mais je vous prierai de vous contenter de me poser des questions sur les rivières, les jungles et les insectes, et de ne pas me causer de problèmes.
–Très bien… –accepta-t-elle sur un ton qui semblait indiquer qu’elle n’en resterait pas là–. Répondez-moi à une autre question qui, je suppose, ne vous posera aucun problème. Pourquoi votre bateau s’appelle-t-il « Kubichek IVº » ?
–Parce que Juscelino Kubichek fut le meilleur président que le Brésil n’ait jamais eu, et l’un des meilleurs que le monde ait eu. Il était humain, simple, honnête, travailleur et avec une grande vision de l’avenir puisqu’il fut le fondateur de Brasilia –il fit une longue pause avant d’ajouter, sachant qu’il allait surprendre ses interlocuteurs–: Et il était gitan.
–Vraiment ?
–Authentique.
–Première nouvelle.
–C’est le seul président de race gitane dans l’histoire de l’humanité.
–Mais il était brésilien –intervint Bernardo Aicardi–. Et d’après ce que je sais au Brésil il n’y a pas beaucoup de gitans.
–C ‘est vrai –admit son interlocuteur–. Et c’est dommage car peut-être d’autres Juscelinos seraient apparus. Il est né à Minas Gerais parce que sa famille a fui l’Europe centrale, je pense la Tchécoslovaquie, lorsque les nazis ont décidé d’exterminer les Juifs et les Tsiganes. Apparemment, ils sont montés sur un bateau croyant aller aux États-Unis et le destin voulut qu’ils accostent ici, ce qui fut une chance. Mon fils aîné s’appelle comme lui.
–Combien d’enfants avez-vous ? –voulut savoir Violeta.
–Et qu’est-que ça a à voir avec le fait que je sache vous conduire où diable vous voulez aller ?
Le neveu de Mgr Guido Aicardi ne put s’empêcher de sourire quand il remarqua l’expression sur le visage de celle que tout le monde considérait sa maîtresse, car pour la première fois il l’avait vue désorientée
–Il a raison –fit-il remarquer–. Cela n’a rien à voir !
–Ne t’inquiète pas !
–Mais tu le harcèles ?
–Depuis quand s’intéresser au nombre d’enfants d’une personne c’est la harceler ?
–Depuis que tu as passé tout le dîner à lui casser les pieds en lui posant des questions sur tout et rien –il remarqua que le capitaine se sentait gêné par ses paroles et il leva la main, conciliant:
–Ne vous inquiétez pas –ajouta-t-il–. Elle utilise généralement un langage beaucoup plus vulgaire mais elle n’a pas encore assez de confiance.
–Eh bien, j’espère qu’elle ne l’aura jamais –répondit le Brésilien en se levant–. Et maintenant je vous prie de m’excuser car je dois trouver un endroit pour passer la nuit sans que les « fogueiros » nous canardent ou que les indigènes nous tirent des flèches.
Dès qu’il eut disparu Bernardo Aicardi commenta :
–Il me plait bien ce gars.
–A moi aussi.
–Mais j’ai l’impression qu’il te plaît un peu trop.
–Si avec ton esprit tordu tu veux insinuer que je voudrais coucher avec lui, tu te mets le doigt dans l’œil. Le lit est l’endroit où on enterre les amitiés et j’ai toujours préféré être amie qu’amante.
–Je le sais par expérience.
–Je suis contente que les choses soient claires. Quand allons-nous lui dire ce que nous voulons vraiment ?
–Il n’est pas encore prêt.
–Peut-être, mais je pense qu’il commence à se demander pourquoi une paire de connards comme nous dépense une fortune pour une croisière à travers l’Amazonie, quand il est clair que nous ne sommes ni zoologistes, botanistes, photographes ou naturalistes.
–Le côté positif d’être pris pour un connard, et je te rappelle que c’est un rôle que je joue depuis des années, c’est que les gens acceptent généralement tes conneries sans poser de questions.
***
La nuit était tombée et ils continuaient à boire, à prendre de la drogue et à se servir dans un chaudron qu’ils avaient suspendu au-dessus d’un feu allumé au centre de la maison communale. Ils réchauffaient des haricots de conserve, de sorte que la puanteur forçait Kapoar à détourner le visage.
Le métis qui occupait le hamac de son grand-père dormait complètement ivre et un autre était appuyé contre un poteau, la poitrine couverte de vomissures.
Comme son père l’assurait, les « fogueiros » étaient le dernier maillon de l’espèce humaine qui pouvait se comparer à un parent éloigné des fourmiliers.
–En tenant compte que les fourmiliers ne se saoulent pas et ne se droguent pas... –avait-il ajouté avec un sourire.
–Et pourquoi le font-ils ?
–Peut-être pour oublier qu’ils sont des « fogueiros ».
C’était sans aucun doute une réponse valable car lorsqu’un homme, qu’il soit blanc, noir, mulâtre ou métisse a vu un paradis transformé en un terrain vague de cendres fumantes par sa faute, il a l’obligation de sentir des remords.
Il était possible de comprendre qu’un certain type d’êtres humains déteste d’autres êtres humains au point de vouloir les anéantir, d’autres pouvaient détester les animaux ou bien la nature, mais il ne fallait pas avoir d’âme pour allumer une torche et mettre le feu à la jungle.
Pourtant les torches étaient là, attendant l’aube, car les « fogueiros » avaient l’ordre de laisser passer une journée entre le moment où ils vidaient un village et celui où ils commençaient leur travail.
Le président Bolsonaro n’aimait pas qu’apparaissent des cadavres d’enfants calcinés.
Ce n’était pas une bonne publicité.
À son avis, les tribus autochtones étaient un fardeau qui pesait sur l’avenir du Brésil, mais c’était un fardeau qui devait être éliminé sans trop de scandale.
Kapoar le savait, car le père Rufino, qui visitait la ville deux ou trois fois par an, les tenait au courant de ce qui se préparait contre eux dans les somptueux manoirs des éleveurs, des propriétaires fonciers et des exploitants forestiers.
–Jusqu’à récemment, vous aviez ces trois ennemis, mais maintenant il y en a quatre et le dernier est le plus dangereux car il est soutenu par les autres.
–Et nous qui nous soutient ?
–Jésus Christ.
–Pour le moment, il est en train de perdre la bataille.
–À long terme, il gagne toujours.
–Mais à long terme, il ne restera plus rien de nos forêts et de nos champs –se lamenta une femme portant un enfant sur le dos–. Une bataille dans laquelle des innocents meurent est toujours une bataille perdue.
Le père Rufino ne sembla pas surpris par le bon sens de la réponse car il connaissait les « ahúnas » depuis longtemps et savait mieux que quiconque qu’ils constituaient une communauté étonnamment sensée.
La meilleure preuve était qu’ils n’avaient jamais été séduits par les avantages supposés de la civilisation, ils refusaient de boire de l’alcool, d’utiliser des armes à feu ou d’accepter de l’argent, mais surtout, ils refusaient d’abandonner la paix de leurs forêts.
Les prospecteurs, qui de temps en temps visitaient leur territoire à la recherche d’or ou de pierres précieuses, savaient qu’ils ne seraient jamais en danger tant qu’ils ne s’approchaient pas à moins d’une demi-journée de marche de leurs villages, chasseraient juste assez pour manger et ne vendraient pas les fourrures des animaux.
Respecter les règles de leurs ancêtres était le meilleur moyen de s’assurer que les systèmes écologiques continueraient de fonctionner et n’arriverait pas le moment où le firmament leur tomberait sur la tête.
***