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III
Le château de Chazelay

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Table des matières

À deux ou trois lieues d'Argenton, la campagne change de caractère; des lambeaux de terre inculte que les habitants appellent des brandes, quelques champs recouverts d'une végétation chétive, des routes pierreuses encaissées dans des ravines et bordées de haies sauvages; çà et là, quelques monticules dont les flancs déchirés laissent apercevoir l'ocre dans laquelle vient se teindre en rouge l'eau murmurante des ruisseaux, telle est la physionomie générale des lieux que parcourait au galop la cavalcade.

Trois chevaux étaient alors pour cette partie du Berri un luxe inouï; on ne connaissait à cette époque, dans cette bienheureuse province de la France, teintée encore aujourd'hui en gris foncé sur la carte de M. le baron Dupin, on ne connaissait, disons-nous, en fait de bêtes de somme, que l'attelage des anciens rois fainéants.

Nos cavaliers rencontrèrent, en effet, dans un des chemins creux qu'ils parcouraient, une châtelaine des environs, dont le carrosse, traîné par un couple de bœufs, se rendait gravement et lentement à un souper de famille; il y avait un jour entier que la pesante machine était en route. Il est vrai qu'elle avait déjà fait près de cinq lieues.

Enfin une noire futaie de tourelles se détacha sur le paysage un peu sec que le soleil noyait de ses rayons. Cette sombre masse, qui s'élevait de terre, prenait, à mesure qu'on s'en approchait, la beauté farouche de tous les monuments guerriers du Moyen Âge; sa construction pouvait remonter à la fin du XIIIe siècle. Un art puissant dans sa rusticité avait tracé les plans de cette demeure féodale, qui projetait son ombre immense sur le village, c'est-à-dire sur quelques pauvres maisons égarées çà et là parmi les arbres à fruits.

C'était Chazelay.

Le château de Chazelay était anciennement relié par une ligne défensive aux châteaux de Luzrac et de Chassin-Grimont, car les petits seigneurs cherchaient à s'appuyer sur leurs voisins pour se fortifier contre les entreprises des hauts et puissants vautours de la féodalité.

Mais, à l'époque où se passe notre histoire, les guerres civiles avaient cessé depuis longtemps. De condottieri, les nobles étaient devenus chasseurs. Quelques-uns même, atteints de doute par la lecture des encyclopédistes, non seulement ne communiaient plus aux quatre grandes fêtes de l'année, mais lisaient le Dictionnaire philosophique de Voltaire, se moquaient de leur curé, raillaient une nièce illégitime, ce qui ne les empêchait pas d'aller à la messe le dimanche et de se faire encenser dans leur banc de chêne par les mains du célébrant.

Mal à l'aise dans ces lourdes et rugueuses armures de pierre, la plupart des nobles de la décadence maudissaient l'art guerrier du Moyen Âge, et auraient volontiers jeté bas leurs châteaux, s'ils n'eussent été retenus par le respect des aïeux, par les privilèges attachés à ces vieux murs; enfin par les souvenirs de domination et de terreur que de tels édifices entretenaient dans l'esprit des paysans.

Ils s'efforcèrent du moins d'adoucir et d'humaniser ces aires d'oiseaux de proie; les uns en retouchant la façade, les autres en remplaçant les meurtrières par des fenêtres ou des œils-de-bœuf, les autres enfin en supprimant les poternes, les ponts-levis, et les fossés remplis d'eau, où les grenouilles coassaient d'autant mieux que, depuis une dizaine d'années, les paysans se refusaient à les battre.

Mais le château de Chazelay n'était point de ceux qui avaient fait des concessions; il était resté dans toute la poésie de son caractère sombre et taciturne; de petites tourelles latérales qu'on appelait des poivrières dominaient la porte d'entrée, piquée de dessins de fer et de gros clous à tête ronde; des bois de cerf, des pieds de biche et des traces de sanglier, fixés sur la porte épaisse, annonçaient que le seigneur de Chazelay usait largement de son droit de chasse.

Cette exposition cynégétique se complétait par cinq ou six oiseaux de nuit, de toutes tailles, depuis la petite chouette jusqu'à l'orfraie. Cette société noctambule était présidée par un grand-duc aux ailes éployées et dont les plumes arrachées par le vent, les yeux ronds et vides, les serres crispées, étalaient la double image de la force vaincue et de la mort violente.

Il faut dire qu'une certaine terreur superstitieuse entourait ce château. C'était dans le pays une vieille tradition, qui remontait à des siècles, que cette demeure féodale était hantée par un génie malfaisant.

La vérité est que la plupart des seigneurs de Chazelay, comme le grand-duc cloué sur leur porte, étaient morts de mort violente, et que la famille avait été éprouvée par de sanglantes et lugubres catastrophes.

Le propriétaire actuel était un exemple de cette fatalité qui pesait, disait-on, sur le château. Il avait perdu, dès la seconde année de son mariage, une femme jeune et charmante. Un soir qu'elle se rendait au bal et qu'elle était accommodée à la manière du temps, c'est-à-dire avec de larges paniers, la châtelaine avait eu l'imprudence de s'approcher des tisons qui flambaient dans la vaste cheminée du salon; sa robe avait pris feu rapidement; enveloppée de ce nimbe ardent, elle avait fui de chambre en chambre, excitant la flamme autour d'elle, au lieu de la calmer, par le courant d'air que sa course créait. Ses femmes, voyant cette apparition flamboyante, effrayées des cris qui partaient de ce tourbillon de feu, n'osèrent point lui porter secours, si bien qu'en moins de dix minutes la pauvre créature était morte au milieu des plus affreuses tortures, et son mari, absent du château en ce moment-là, n'avait retrouvé qu'une chose informe, calcinée et sans nom.

Elle avait laissé une fille, sur laquelle le seigneur de Chazelay sembla reporter tout son amour; mais peu à peu cette enfant, qu'on avait vu naître dans le village, pour laquelle les cloches joyeuses avaient sonné pendant trois jours, que des comtesses et des marquises avaient portée toute fleurie de dentelles et de rubans sur les fonts baptismaux, cette enfant fut séquestrée, puis disparut tout à fait, et le bruit courut qu'elle était morte par accident, et qu'elle avait été secrètement enterrée dans le caveau de la famille.

Depuis ce jour, le château de Chazelay, qui était naturellement triste, était devenu funèbre. Un nuage de corbeaux obscurcissait les cinq tourelles dont le toit circulaire et pointu, chargé d'un artichaut de plomb, dominait les bâtiments et les cours intérieures. La nuit, on entendait piauler la chouette dans le vieux donjon que blanchissait la lune, et les paysans, saisis d'un tremblement superstitieux, s'éloignaient de ces fantômes de pierre sur lesquels s'étendait, croyait-on, la responsabilité d'un crime.

Quel était ce crime?

À quel seigneur de Chazelay remontait-il? Par quelle filiation morale étendait-il son influence sur la destinée du seigneur actuel? On l'ignorait.

De la porte d'entrée flanquée des petites tourelles dont nous avons déjà parlé, et contre laquelle s'adossait la maison du gardien du château, on pénétrait dans une première cour, qui était occupée par les écuries, les étables, les greniers, les granges, et, en général, par tous les bâtiments d'exploitation.

C'était la ferme.

Était-ce une illusion, ou serait-il vrai que les animaux subissent l'influence morale des lieux où ils habitent? Toujours est-il que les chiens, sans doute effrayés par la vue de leur congénère furieux, secouaient mélancoliquement leur chaîne, et que, à l'arrivée d'un étranger, ils firent entendre le hurlement qui, la nuit, annonce aux superstitieux la mort du maître ou de l'un de ses plus proches parents. Les bœufs, que l'on dételait pour les mener boire, portaient la corne basse et fixaient sur la terre leur grand œil limpide, et les chevaux eux-mêmes semblaient, comme les superbes coursiers d'Hippolyte, se conformer à la triste pensée universellement répandue sur chacun.

De cette cour extérieure, on découvrait les fossés de ce qu'on eût pu appeler la forteresse. Par un pont-levis jeté sur ces fossés, et à l'aide d'un passage bas et sombre creusé dans l'épaisseur d'un donjon, sur la muraille duquel s'étendait une large tache de rouille ou de sang, on pénétrait dans une autre cour. À part les cuisines et quelques salles de l'aile du bâtiment destinées à marquer la configuration intérieure du corps de logis, on ne voyait encore rien du château, rien que cette masse puissante et monolithe dont la mélancolie plombait sur les hommes et les animaux mêmes.

Dans cette première cour, l'herbe poussait entre les cailloux; des instruments de labour étaient négligemment jetés çà et là, et quelques canards muets barbotaient dans l'eau stagnante et huileuse des fossés.

Telle était la physionomie ordinaire du château de Chazelay. Mais, au moment où Jacques Mérey, suivi des deux hommes du château, pénétra dans la cour extérieure, la tristesse habituelle des visages et des choses avait fait place à une terreur et à un désordre qu'il est difficile de décrire. Des garçons de service, armés de bâtons, de fourches et de fléaux, avaient d'abord poursuivi un gros chien qui venait d'effrayer le village en en mordant plusieurs autres. Harcelé et blessé, mais rendu plus furieux encore par ces blessures, l'animal ne s'était plus borné à piller les quadrupèdes; il avait mordu deux des assaillants; puis, trouvant la porte de la ferme seigneuriale ouverte, il s'était glissé dans la cour et avait été s'acculer à un enfoncement de la muraille pareil à un four.

À la porte du pont-levis, tout le monde s'était arrêté; M. de Chazelay lui-même, au lieu d'aller à l'animal avec son fusil de chasse, s'était enfermé au château; une frayeur superstitieuse semblait avoir cloué tout le monde au seuil de ce château fatal, qui, même dans d'autre temps, n'était pas abordé sans effroi.

Ce chien était la forme visible du mauvais génie qu'on disait avoir pour ces lieux une prédilection amère et néfaste.

Cependant, les chevaux attachés dans leur écurie, les bœufs et les vaches dans leurs étables, les chiens enfermés dans leurs loges, faisaient entendre des lamentations et des aboiements dont tous les cœurs étaient glacés.

S'il y a du bruit en enfer, ce bruit doit ressembler aux cris de détresse qui sortaient en ce moment-là du château maudit. À travers cet orage de gémissements, on entendait çà et là quelques voix de femmes, sans doute quelques servantes et des filles de chambre que le chien avait surprises dans leurs travaux et qui, réfugiées derrière leur abri mal assuré, appelaient au secours.

En arrivant dans la première cour, le docteur jeta un regard autour de lui. Il vit deux hommes qui lavaient leurs plaies à une fontaine; l'un était mordu à la joue, l'autre à la main. Il avait prévu le cas et s'était muni d'un acide corrosif pour donner les premiers soins aux blessés.

Jacques Mérey sauta à bas de son cheval, courut à eux, tira son bistouri, débrida les plaies, et, dans les sillons tracés par la lame d'acier, injecta l'acide qui devait prévenir les effets de la morsure de l'animal. Puis, les malades pansés, il s'informa où était le chien, et ayant appris qu'il était dans la seconde cour, où personne n'osait pénétrer, il écarta ceux qui lui barraient le chemin et entra seul résolument et sans armes.

Les paysans jetèrent un cri d'épouvante en voyant le docteur marcher droit à cet enfoncement dans lequel était tapi le chien, et là, s'arrêtant la bouche souriante, mais les lèvres légèrement retroussées sur ses dents blanches, fixer son regard sur celui du chien. Tous croyaient que l'animal furieux allait se précipiter sur le docteur; mais au contraire, le chien, qui était arc-bouté sur ses quatre pattes, s'abattit avec un gémissement plaintif. Puis, comme attiré par une force irrésistible, il sortit en rampant de l'enfoncement où il était à moitié caché. La fureur de son œil sanglant était tombée; sa gueule, ouverte et remplie d'une écume fétide, s'était fermée; il se traîna jusqu'aux pieds du docteur comme un coupable qui implore sa grâce, ou plutôt comme un malade qui demande sa guérison; humble, désarmé, vaincu par une force occulte, l'animal semblait se calmer dans cette force et déposer sa rage aux pieds de l'homme invulnérable qui le regardait doucement et tranquillement.

Le docteur fit un signe, le chien se redressa sur ses jambes de devant, et s'assit, levant des yeux craintifs et suppliants vers le docteur, qui posa sa main sur la tête hérissée et frémissante de l'animal.

À ce spectacle, l'admiration des paysans éclata; ils n'avaient jamais lu les récits que les poètes nous ont laissés d'Orphée endormant le chien Cerbère et refoulant au fond de sa gorge le triple aboiement du monstre. Mais ces naïfs enfants de la nature n'en furent que plus émus de la nouveauté du prodige; ils se demandaient les uns aux autres ce que le docteur avait pu jeter dans la gueule de l'animal enragé, et en vertu de quelle loi cet homme commandait à l'aveugle fureur.

Enhardis de plus en plus devant l'attitude soumise du chien devant lequel ils tremblaient et reculaient tout à l'heure, les hommes armés d'instruments aratoires s'approchèrent pour le tuer; mais le docteur, se tournant vers eux avec autorité:

—Arrière! dit-il; qu'aucun de vous ne touche à ce chien, je vous le défends; celui qui lui ferait le moindre mal serait un lâche. D'ailleurs, ce chien est à moi.

Alors, les paysans confondus lui proposèrent des cordes pour lui lier les pattes.

—Non, dit Jacques en secouant la tête, il n'est pas besoin de cordes, croyez-moi; il me suivra de lui-même, et sans qu'il soit nécessaire de l'y forcer.

—Mais, au moins, crièrent plusieurs voix, muselez-le, docteur, muselez-le!

—Inutile, répondit Jacques Mérey; j'ai une muselière plus solide que toutes celles dont vous pouvez vous servir pour lui maintenir la gueule.

—Et cette muselière, quelle est-elle? demandèrent les paysans.

—Ma volonté.

Cela dit, il fit un signe au chien.

L'animal, à ce geste, se dressa sur ses quatre pattes, releva et fixa sur l'œil de son maître son œil obéissant et fatigué, poussa par trois fois un aboiement plaintif, et suivit Jacques Mérey avec la même obéissance joyeuse que s'il lui eût appartenu depuis longtemps.

Création et rédemption: Le docteur mystérieux

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