Читать книгу Histoire de l'instruction primaire en Savoie - Alexis de Jussieu - Страница 5

CHAPITRE 1er

Оглавление

Table des matières

Origines et conditions matérielles d’existence des petites écoles, en Savoie, jusqu’à la fin du XVIIIe, siècle. — Coup-d’œil sur l’organisation communale des paroisses rurales au moyen-âge. — Les syndics, les procureurs de quartiers, les vicaires régents, les œuvres pies.

Malgré les recherches laborieuses des travailleurs les plus érudits et les plus compétents qui se sont occupés de ces questions intéressantes, les documents existant aujourd’hui, dans les bibliothèques, sur l’histoire des premiers siècles de la monarchie de Savoie, sont insuffisants pour faire connaître exactement dans quelles conditions se trouvait l’instruction publique, tant primaire que secondaire, en Savoie et dans le reste des États sardes, à cette époque reculée. Les archives départementales et communales nous ont permis de combler, jusqu’à un certain point, cette regrettable lacune. C’est le résultat de nos investigations que nous avons voulu offrir au public.

Il paraît démontré, d’ailleurs, que si les souverains des deux versants des Alpes ont témoigné, dès le XVe siècle, leur sollicitude pour la diffusion de l’instruction chez leurs peuples, en créant de vastes centres d’étude et des universités organisées avec autant de grandeur que de sagesse, pour l’enseignement de la théologie, du droit, de la médecine et des belles-lettres, les études élémentaires n’ont été, pendant longtemps, l’objet d’aucune mesure générale de la part du gouvernement, et que l’enseignement des rudiments, le choix des maîtres élémentaires, les procédés pédagogiques, les matières enseignées, les livres employés, la dépense et la surveillance des petites écoles, ont été complètement laissés à l’initiative privée, qui, du reste, ne leur a pas fait défaut, et dont on ne retrouve nulle part, peut-être, autant qu’en Savoie, les preuves précieuses, nombreuses et bienfaisantes.

Mais, pour se faire les promoteurs et les protecteurs de la science, pour en comprendre les bienfaits et les avantages, il faut la connaître et la posséder soi-même dans une certaine mesure. Qui donc avait mis tout d’abord les populations en état d’apprécier l’instruction? Qui donc avait gardé précieusement l’héritage du savoir, et l’a répandu ensuite? L’histoire générale va se charger de nous répondre.

Tout le monde sait et reconnaît qu’au moyen-âge, quand les invasions des barbares eurent bouleversé la Gaule, toutes les institutions créées auparavant pour combattre l’ignorance avaient disparu. Le culte des sciences et des lettres n’avait pu se soutenir que dans les palais des évêques et dans les monastères. A cette époque, les hommes les plus favorisés par la naissance et par la fortune ne savaient même pas écrire, et lorsqu’ils avaient des chartes à rédiger, ils étaient obligés de recourir aux clercs et aux moines.

L’Église, qui avait été le dernier asile du savoir, s’occupa de le répandre de nouveau, aussitôt que les circonstances le lui permirent. Le troisième Concile de Latran, tenu en 1179, sous le pape Alexandre III, rendit le décret suivant:

«L’Église de Dieu étant obligée, comme bonne et tendre mère, de pourvoir aux besoins corporels et spirituels des indigents, désireuse de procurer aux enfants pauvres la facilité d’apprendre à lire et de s’avancer dans l’étude, ordonne que chaque cathédrale ait un maître chargé d’instruire gratuitement les clercs de cette église et les écoliers pauvres, et qu’on lui assigne un bénéfice qui, suffisant à sa subsistance, ouvre ainsi la porte de l’école à la jeunesse studieuse. Un écolâtre sera rétabli dans les autres églises et dans les monastères où il y avait autrefois des fonds affectés à cette destination.»

Le quatrième Concile de Latran, tenu en 1215, renouvela ces prescriptions, pour l’exécution desquelles tous les évêques de France ne cessèrent de déployer le zèle le plus éclairé pendant les siècles suivants, ainsi que le démontre l’examen des Conciles particuliers et des Constitutions synodales conservées dans les archives épiscopales.

Dans le Traité de la Visite des Diocèses, écrit vers l’an 1400, l’illustre Gerson conseillait aux évêques de s’enquérir si chaque paroisse possédait une école; comment les enfants y étaient enseignés, et d’en établir où il n’y en a pas.

Mais c’est après le Concile de Trente, et surtout au moment où l’hérésie de Calvin mettait en péril la foi des populations savoisiennes, que le clergé du pays se leva pour combattre l’erreur, en se chargeant, en quelque sorte partout, de l’enseignement de tous les degrés. C’est de cette époque que datent, en effet, pour les régions alpestres, les si nombreuses créations de vicaires-régents qui y ont fait tant de bien, non-seulement pour la conservation des saines doctrines et la diffusion de l’instruction élémentaire, mais en ouvrant souvent à des intelligences ignorées les portes des sciences dans lesquelles elles devaient s’illustrer plus tard.

En ordonnant, en 1546, le rétablissement des cours de théologie dans les églises cathédrales et dans les monastères, et la création des séminaires dans chaque diocèse, en 1563, le Concile de Trente fut le signal d’un nouveau développement de l’enseignement public. L’instruction des prêtres, sortis, presque tous, eux-mêmes du peuple, devait produire et produisit celle du peuple. Les curés furent d’abord les seuls instituteurs et précédèrent certainement les maîtres laïques dans les petites écoles de paroisses et de hameaux, auxquelles ils furent les premiers à consacrer leur dévouement et souvent leur patrimoine; mais n’anticipons pas.

La création de la grande Université de Turin, qui a été, à toutes les époques, le centre administratif de tout ce qui se rattachait à l’instruction publique dans les États sardes, remonte aux premières années du XVe siècle; elle est due à Louis, prince d’Achaïe, qui la fit approuver par une bulle du pape Benoît XIII, du 27 octobre 1405, et par des lettres patentes de l’empereur Sigismond, du 1er juillet 1412.

Les premiers statuts et les plus anciens règlements de cette Université, qui réunissait la surveillance des établissements d’instruction supérieure, la direction des études et la collation des grades, ne parlent pas de l’enseignement primaire, ni de ce qu’on a appelé beaucoup plus tard les petites écoles, c’est-à-dire l’instruction tout à fait élémentaire, que recevaient cependant déjà, en commun, les enfants des villages et des petites villes dépourvues d’écoles publiques dépendant de l’Université. Quant à ces écoles publiques soumises à l’Université, qui correspondent, en quelque sorte, à nos collèges communaux, mais sur lesquelles on n’a que fort peu de renseignements, en ce qui concerne les matières qu’on y étudiait, elles étaient déjà d’un degré plus élevé que les petites écoles, auxquelles nous voulons borner nos recherches, et qui constituent, presque exclusivement l’instruction primaire en Savoie.

Mais si l’Université de Turin avait reçu, presque dès sa création, le droit de surveillance sur les écoles publiques et sur les Colléges des provinces qui furent successivement établis pour l’enseignement du latin, des belles-lettres et des sciences, dans plusieurs villes des États sardes, soit en Savoie, soit de l’autre côté des Alpes, les premiers de ces établissements, les écoles publiques, existaient déjà en assez grand nombre, surtout en Italie, bien longtemps avant l’Université elle-même, et les documents qu’on a retrouvés, sur quelques-unes d’entre elles, permettent de reconnaître, jusqu’à un certain point, quelles étaient leurs ressources et leur origine, ce qui est bien quelque chose.

Nos investigations, à cet égard, ont été moins heureuses en ce qui concerne la Savoie. Nous connaissons par les comptes des syndics de Chambéry un Rector scolarum qui exerçait dans cette ville, où il payait des impôts en 1359, mais nous n’avons rien pu découvrir sur les écoles qu’il dirigeait dans la capitale de la Savoie.

On est autorisé à supposer, cependant, qu’il s’agissait seulement d’écoles libres, ou du moins que la municipalité ne les subventionnait pas, car les registres des délibérations et les comptes des syndics ne contiennent aucune trace de dépenses faites par la ville pour l’instruction des enfants, avant l’année 1510.

Dans une assemblée du 11 mai 1510, le Conseil se préoccupait de la nécessité de chercher un bon recteur pour les écoles. Le 13 décembre de la même année, il chargeait formellement les syndics d’en faire venir un de Piémont, de Lombardie ou de Paris!... Et il votait, en même temps, un don de vêtements et de quelques autres objets en faveur de Guidon Lambert, ancien maître d’école, qui se retirait au couvent de Sainte-Marie Égyptienne.

En raison de ces décisions, Me Claude Jacquot, de Chambéry, allait, en 1511, à Montferrat où il faisait choix d’un professeur qui ne tarda pas à arriver aux frais de la ville. Après avoir séjourné pendant six jours à l’hôtellerie du Griffon, avec son serviteur et deux chevaux, Me Breymerius, Italien, expert en humanités, s’installait dans une maison qu’il avait louée pour son logement et celui de son école, et la municipalité s’engageait, par une délibération du 8 octobre 1511, à payer ce loyer et à donner au Recteur un salaire de 100 florins par an.

Me Breymerius était remplacé au bout de deux ans, toujours aux mêmes conditions, par Me Jehan Folliet, qui était probablement Savoyard, ainsi que l’indique son nom assez répandu en Savoie. Mais si l’on s’était tout d’abord accommodé d’un étranger qui ne pouvait guère enseigner la langue maternelle du pays, c’est-à-dire le français, cela prouve que le maître était plutôt chargé de diriger les études du latin et des belles-lettres, en supposant même que son école comprît une école primaire.

Cet état de choses dura environ 50 ans pour Chambéry, c’est-à-dire jusqu’à la création du collège des Jésuites dans cette ville; et, à partir de cette dernière époque, les registres municipaux redeviennent muets en ce qui concerne l’enseignement populaire.

M. Bonnefoy, notaire à Sallanches, dont tous ceux qui se sont occupés de recherches historiques, en Savoie, connaissent et ont apprécié la complaisance et les intéressantes collections, nous a signalé des recteurs d’écoles publiques: à Sallanches, en 1371; à Annecy, en 1459; à Cluses, en 1462. On connaît aussi l’existence des écoles de la Roche, au XVe siècle, antérieurement à la fondation du collège, mais les détails manquent également sur ces divers établissements, jusqu’à la fin du XVe siècle.

Nous dirons quelques mots des grandes écoles de Verceil, bien qu’elles datent d’une époque fort antérieure à l’annexion de cette ville à la couronne de Savoie, parce qu’il est permis de supposer qu’elles n’étaient point une exception, et parce qu’elles nous fournissent des données sur ce que devait être la condition de l’instruction publique, au moyen-âge, dans le nord de l’Italie. D’ailleurs Verceil fit partie des États sardes depuis 1427, c’est-à-dire quinze ou vingt ans après la création de l’Université de Turin.

L’école de Verceil fonctionnait, dans des conditions tout à fait florissantes, dès le commencement du XIIIe siècle, et il résulte de ses statuts de 1339, qu’on y enseignait la théologie, le droit, la médecine et d’autres sciences.

On ne connaît pas la date de cette espèce d’université, mais on voit, par les statuts que nous venons de citer, qu’elle était entretenue aux frais de la ville et placée sous la surveillance de l’administration municipale. Les actes, fort peu nombreux, du reste, pour le XIVe siècle, qu’on possède sur les écoles de Verceil ne parlent pas de l’enseignement primaire, mais on est au moins autorisé à penser qu’il était placé, d’une façon encore plus absolue, sous l’autorité municipale, et surtout qu’il n’était jamais subventionné par l’État.

Il en devait être de même dans la plupart des villes et surtout des villages des États sardes, et par conséquent du duché de Savoie, sauf dans le cas où les écoles étaient entretenues au moyen de fondations et de donations particulières. Et ce qui le prouverait encore, c’est que ce système s’est perpétué, presque généralement, jusqu’au XIXe siècle. Nous reviendrons sur cette question quand nous analyserons les mesures administratives adoptées, pendant les deux derniers siècles, par les souverains de la Savoie, dans l’intérêt de l’instruction primaire.

Quant au recrutement du personnel enseignant, aux conditions d’aptitude exigées, aux méthodes pédagogiques prescrites ou usitées, aux programmes de l’enseignement, aux livres autorisés et à la surveillance des maîtres et de leurs écoles, nous n’avons retrouvé aucune réglementation administrative complète à ce sujet, pour la Savoie, avant le XVIIIe siècle.

Primitivement, et jusqu’à cette dernière époque, quand une commune avait besoin d’un maître d’école, elle faisait choix d’un sujet qui, souvent, était un habitant de cette localité même, et les syndics passaient avec lui un marché, pour l’instruction de la jeunesse.

Il n’y avait que fort peu de Maisons d’école, et il arrivait fréquemment que les classes se faisaient chez l’instituteur lui-même. Souvent aussi, les élèves se réunissaient au domicile de l’un d’eux, et, chez les populations des régions alpestres de la Haute-Maurienne et de la Haute-Tarentaise, dont l’habitation d’hiver se confond, encore de nos jours, avec celle de leurs bestiaux, l’école se tenait presque toujours dans une écurie.

Nous avons eu occasion de causer avec de vénérables vieillards qui, bien que parvenus, par leur travail et leur intelligence, aux plus hautes positions sociales , se rappelaient avec émotion l’humilité de leur première jeunesse, et qui n’avaient point oublié ce tableau touchant dont ils avaient été les acteurs. Dans une de ces grandes étables que connaissent tous les touristes qui ont pénétré dans les hautes vallées de la Savoie; d’un côté, le bétail au ratelier; vis-à-vis et tout autour, les lits et les autres meubles du ménage de la famille, et, au milieu, les enfants du village, garçons et filles, réunis presque toujours, et épelant, récitant les prières, ou s’essayant à écrire, sous la direction patiente de quelque honnête montagnard... Telles étaient les écoles primaires, les petites écoles, en Savoie, jusqu’au commencement du XIXe siècle.

Avec ce régime, les frais et le traitement n’étaient pas très lourds et, avant le XVIIIe siècle, surtout dans les petites paroisses rurales, nous ne les avons jamais trouvés à la charge du budget de la commune, même lorsqu’il n’existait pas de fondations pieuses ou philanthropiques pour y subvenir. Nous verrons bientôt, du reste, que ce dernier cas était en quelque sorte l’exception, et que presque partout en Savoie, depuis plusieurs siècles, la générosité et le patriotisme des habitants avaient pourvu, non-seulement le chef-lieu, mais souvent aussi plusieurs hameaux de chaque commune, de locaux et de revenus pour l’instruction des enfants.

Lorsque l’école était créée par un bienfaiteur et avec ses fonds, l’enseignement était généralement confié à un ecclésiastique et, le plus ordinairement, cela donnait lieu à l’institution de ce qu’on appelait un vicaire-régent, c’est-à-dire un prêtre auquel on fournissait un logement et un traitement, à la condition qu’il ferait la classe et qu’il suppléerait et aiderait le curé de la paroisse dans l’exercice de son ministère.

Tout cela se faisait nécessairement avec l’agrément et sous la direction de l’autorité diocésaine, et il en résultait encore un avantage considérable pour les populations de ces régions alpestres, celui de multiplier pour elles les écoles et les secours religieux; car ces établissements, dus à la générosité privée, avaient lieu naturellement dans des sections de communes éloignées du chef-lieu et avec lesquelles les communications étaient toujours pénibles, parfois même impossibles ou dangereuses, dans la mauvaise saison, à cause des neiges abondantes et des torrents infranchissables. Ces villages avaient et ont encore des chapelles dans lesquelles les offices religieux étaient célébrés régulièrement par le vicaire-régent, qui instruisait aussi la jeunesse.

Les documents que nous avons retrouvés dans les archives départementales de la Savoie, dont la conservation nous est confiée, dans celles d’un grand nombre de communes que nous avons été appelé à visiter comme inspecteur de ces curieux dépôts, ainsi que dans un grand nombre d’archives paroissiales qui nous ont été gracieusement ouvertes par MM. les curés , nous permettront de revenir, avec plus de détails, sur ces fondations qui ont été si précieuses pour les populations un peu déshéritées des montagnes de la Savoie, et qui font honneur au patriotisme éclairé de ces braves et honnêtes campagnards. Nous étudierons avec intérêt l’esprit de pieux dévouement, l’organisation paternelle, qui présidaient à leur constitution et à la gestion de leurs revenus. Nous examinerons ces administrations spéciales, beaucoup plus anciennes qu’on ne se l’imagine, dont nous expliquerons la naissance et l’organisation primitive et qui fonctionnaient encore dans toutes les communes, aux XVIIe et XVIIIe siècles, côte à côte avec celles de la commune elle-même; et nous verrons que les gestions de ce qu’on appelait les procureurs des œuvres pies et les procureurs de quartiers (que notre administration actuelle, toujours méfiante, a qualifiées si durement de gestions occultes) étaient un reste touchant et généralement estimable des mœurs religieuses et patriarcales du moyen-âge.

Nous avons dit que les communes obligées de pourvoir elles-mêmes à l’entretien de leurs écoles primaires étaient l’exception, surtout dans les premiers siècles de la souveraineté des princes de la Maison de Savoie, et comment il en résultait que l’enseignement, à cette époque, était religieux dans le plus grand nombre des cas. Enfin, lorsqu’ un Conseil de commune ou de paroisse avait à traiter avec un laïque, pour la tenue d’une école, c’était toujours le curé de la paroisse qui le choisissait, l’examinait, au point de vue de ses aptitudes morales et pédagogiques, et le surveillait ensuite dans l’exercice de ses fonctions . On peut donc dire que l’autorité ecclésiastique était vraiment la directrice et la dispensatrice de l’instruction primaire en Savoie.

L’administration civile centrale, le gouvernement, l’Université et ses délégués n’intervenant en rien dans ces contrats des syndics avec les instituteurs auxquels ils confiaient le soin d’enseigner les rudiments aux enfants de la communauté, cette administration centrale n’avait en quelque sorte à exercer aucune tutelle matérielle ou morale sur les petites écoles; les curés seuls, sous la direction des évêques, réglaient, au besoin, dans chaque diocèse, tout ce qui se rattachait à l’enseignement élémentaire dans les communes rurales, et ils ont été, dans un grand nombre de cas, les instigateurs et souvent même les auteurs des fondations faites pour les œuvres pies dont nous avons déjà parlé.

Les ressources résultant, pour les communes ou les hameaux, de dons particuliers et de legs pieux ou philanthropiques, tenaient d’ailleurs une place si grande, avaient un rôle si considérable dans la satisfaction des besoins divers des populations des campagnes, qu’il n’est pas sans intérêt de s’y arrêter. Ce sont de ces traces précieuses qui vont s’effaçant de jour en jour et qu’on ne saurait trop rappeler aux générations égoïstes qui nous entourent.

Autrefois, quand les moyens de communication étaient rares et difficiles, même d’un village à un autre; quand le trafic n’avait pas encore pénétré dans l’intérieur des terres; quand le pouvoir central laissait les agglomérations peu importantes, les petites paroisses, presque libres d’organiser leur existence administrative ou économique à leur guise, et ne s’en préoccupait guère que pour le contingent militaire et les impôts qu’il leur demandait, la vie municipale avait acquis, surtout chez les montagnards de la Haute-Maurienne et de la Haute-Tarentaise, longtemps avant les lois sur l’affranchissement des taillables, édictées par le duc Emmanuel-Philibert, une énergie et une vitalité vraiment admirables. Partout, même dans les localités qui n’avaient pas obtenu ou conquis des chartes de franchises ou de constitution communale, la commune s’était constituée en fait, et le gouvernement, le seigneur ou le décimateur n’y mettaient obstacle que fort rarement 2.

L’administration générale des affaires de la communauté, comme on disait alors; le soin de gérer ses biens, quand elle en possédait; de défendre ses intérêts de toute nature; de faire rentrer ses revenus; d’asseoir les impôts au moyen d’un cadastre; de dresser le rôle, ou état de répartition (esgance), des tailles et de les faire recouvrer; de régler et de payer les dépenses; de pourvoir et de présider à l’entretien des ponts et chemins et aux réparations ou reconstructions des bâtiments communaux, étaient confiés à des syndics, assistés de quelques conseillers, qui étaient nommés chaque année par le suffrage universel de tous les communiers faisant feu dans la paroisse, et dont l’élection était consacrée par un simple acte de notaire. Ces officiers municipaux furent plus tard reconnus administrativement par la loi, mais ils avaient été acceptés longtemps auparavant par l’autorité supérieure, sauf de rares exceptions, comme des mandataires, des procureurs d’une famille ou d’une association, et ils étaient cependant investis, vis-à-vis de leurs commettants et par ces mandants eux-mêmes, d’un pouvoir temporaire, mais quasi absolu, qui trouvait son contre-poids dans la grande honorabilité attachée à la fonction et dans l’engagement souscrit par les syndics, dans l’acte de leur syndicat, de tous leurs biens meubles et immeubles, présents et futurs, comme garantie de leur gestion .

Les syndics étaient ordinairement nommés pour un an, et, à la fin de leur exercice, ils déposaient leurs comptes, dans une nouvelle assemblée générale qui, en leur choisissant des successeurs (ils pouvaient être réélus), confiait à quatre prud’hommes, pris parmi les communiers notables, la mission importante et délicate de vérifier les comptes des syndics et de les régler, en excédant et en débet. L’examen des rapports de ces prud’hommes, que le soin des montagnards pour leurs vieilles archives communales nous a conservés dans quelques mairies, en Savoie, présente un véritable intérêt.

Mais cette organisation administrative des communautés ou paroisses non pourvues de chartes communales, se reproduisait encore, à peu près sous la même forme, dans de simples sections, villages ou quartiers (comme on les appelait alors), pour tous les intérêts particuliers et distincts de ces quartiers. On trouve, dans la Haute-Tarentaise surtout, où le territoire des paroisses est très étendu et très accidenté, un nombre parfois considérable de ces sections, qui avaient leurs syndics et leurs conseillers spéciaux, dont l’élection se faisait de la même manière et comportait les mêmes attributions et les mêmes obligations, pour le quartier, que celle des syndics et des conseillers communaux pour la paroisse entière .

Il n’est pas inutile d’insister, surtout pour ceux de nos lecteurs qui ne sont pas Savoyards, sur le modus vivendi des petites agglomérations, en Savoie, au moyen-âge. On y retrouve une vitalité, une régularité et une liberté d’allures qu’on ne saurait trop faire connaître, car elles forment un contraste vraiment intéressant avec ce que l’on croit et ce que l’on voit ailleurs, à l’époque de la féodalité. Ce sont ces instincts et ces institutions, sans doute, qui ont préparé lentement et amené sans secousse, et longtemps avant que cela se produisit en France, les affranchissements féodaux en Savoie. Nous ne pourrions, sans nous éloigner outre mesure du but actuel de cette étude, faire connaître cette histoire des affranchissements, avec les détails que nous avons recueillis. Ce sera le sujet d’un autre travail qui aura aussi son originalité et que nous nous réservons d’entreprendre plus tard.

Dans ces contrées, où l’idée religieuse était dans toute la plénitude de son action et où, par conséquent, le principe du respect de l’autorité n’avait pas besoin d’être dans les codes, parce qu’il était dans les mœurs des populations; dans ces contrées, où la loi civile ne se discutait pas plus que le dogme, le souverain était respecté et chéri, autant. que le bon Dieu était adoré ; mais le sentiment national, l’amour de la patrie, comme il s’entend, était peu ardent chez nos montagnards qui s’occupaient fort peu de politique et qui oubliaient, beaucoup plus qu’aujourd’hui, qu’ils étaient Savoyards, Mauriannais ou Tarins; ils ne prisaient, ne retenaient que le titre de communiers de Peisey, de Termignon ou de telle ou telle autre paroisse; leur patrie, à eux, c’était leur village.

Les seules relations qu’ils eussent et pussent avoir avec la patrie commune, consistaient dans les impôts, les subsides, qu’ils étaient habitués à payer sans avoir à en discuter l’opportunité, le chiffre ou l’emploi. Pour tout ce qui tenait à l’amélioration matérielle ou morale de leur existence, ils avaient dû y pourvoir eux-mêmes, et l’examen des documents que nous avons pu consulter en assez grand nombre sur ce sujet, nous a prouvé qu’ils y avaient réussi beaucoup mieux et d’une façon beaucoup plus intelligente qu’on ne le croit généralement. Constatons, en passant, que ces conditions leur avaient été rendues faciles par la tolérance paternelle du gouvernement des princes de Savoie, à toutes les époques; tolérance dont ne pouvait par conséquent s’écarter la noblesse féodale du pays.

Nous avons déjà dit quelques mots de ce qu’on appelait les œuvres pies et les procureurs de quartiers. Nous allons y revenir encore, parce que cela nous ramènera tout naturellement au sujet de cette étude: La condition de l’instruction primaire dans les montagnes de la Savoie, au moyen-âge,

Les syndics ou procureurs de quartiers étaient, comme ceux des paroisses entières, chargés d’administrer les biens et les revenus de ces quartiers, et cette fonction était plus importante et plus complexe qu’on ne le penserait au premier abord, car les propriétés et les ressources des villages étaient parfois considérables et toujours très divisées par leur nature et leur destination variée. Nous les passerons en revue sommairement.

Quant à leur source première, c’était la charité, la philanthropie, ou plutôt l’amour du clocher, qui en faisaient les frais, sous les formes les plus ingénieuses. Les auteurs de ces dons étaient souvent des curés ou des vicaires, qui prêchaient ainsi par leur exemple; et comme une idée religieuse, un motif de piété existait toujours, chez le donateur, à côté et au-dessus de son désir d’être utile à son village et à ses neveux, ces fondations étaient connues sous le nom générique d’œuvres pies. Mais, au nom de Dieu ou d’un saint patron, et pour le salut de son âme, on donnait pour tous les besoins sociaux du hameau.

Ainsi, d’abord, chaque agglomération un peu compacte d’habitants, en dehors du chef-lieu de la paroisse, possédait sa chapelle, qui avait été construite et qui était entretenue et pourvue des objets nécessaires au culte par la générosité de fondateurs et de donateurs dont le nombre s’accroissait à chaque génération. Il en était souvent de même pour le four banal, les conduits destinés à amener au hameau l’eau de quelque bonne source éloignée, le moulin commun, la confrérie du Saint-Esprit, l’aumône de l’huile, l’aumône du sel, etc., enfin l’école.

Quelquefois, mais seulement dans les quartiers les plus populeux et très éloignés de la mère-église, comme disent les vieux titres, la chapelle était vicariale, et le village avait un petit presbytère où résidait le recteur de la chapelle, qui, dans ces conditions, était toujours chargé de l’instruction des enfants.

Les ressources dont on disposait se composaient: 1° du produit de terrains légués par des bienfaiteurs, que les syndics ou procureurs affermaient ou faisaient cultiver; 2° du revenu de capitaux que les mêmes administrateurs prêtaient sous leur responsabilité ; 3° des dons accidentels, des quêtes, etc., etc. Par exemple, ce qu’on appelait les aumônes du sel et de l’huile, qui se rencontrent dans les parties montagneuses et peu accessibles de la contrée, était un fonds dont le produit était employé à faire, à une ou plusieurs époques de l’année, une distribution générale d’une quantité d’huile ou de sel qui variait nécessairement selon les localités, mais qui allait quelquefois jusqu’à défrayer tous les ménages de ces objets de première nécessité. Ces distributions se faisaient toujours sans distinction entre les riches et les pauvres, mais il est bon d’ajouter que, dans le plus grand nombre des paroisses où il existait des aumônes générales d’huile, de sel ou d’autres denrées, tous les habitants n’y avaient pas part. La volonté des fondateurs avait réservé, le plus souvent, ce privilège aux seuls descendants des familles qui jouissaient déjà du droit de paroissinage à l’époque de la création de l’aumône. Dans quelques communes, comme aux Chapelles, en Tarentaise, les nouveaux venus dans la paroisse acquéraient leur droit aux aumônes en payant une contribution. Ailleurs, le paroissinage suffisait, quelle qu’en fut la date; mais les forains étaient exclus invariablement, et il fallait, avant tout, faire feu dans la commune, pour prétendre au moindre des avantages que procurait la communauté.

Il était d’usage, lorsqu’une famille perdait un de ses membres, qu’elle fit d’abord un don d’huile ou de sel, en nature, le jour des funérailles. On faisait en outre, au fonds de l’aumône, une donation qui était proportionnée à la position de fortune, à la générosité et à la vanité des héritiers . Il n’est pas besoin d’expliquer pourquoi on avait songé plus particulièrement à l’huile et au sel. On comprend que c’étaient pour ainsi dire les deux objets d’un usage journalier et indispensable que les paysans ne trouvassent pas aisément à leur portée. Le sel était frappé d’un impôt et fort cher. Quant à l’huile, les intempéries détruisaient souvent cette récolte dans les régions où elle se produisait; il devenait alors difficile et coûteux d’y suppléer.

Les confréries du Saint-Esprit, sur lesquelles nous voulons nous étendre un peu, parce qu’on ne s’en fait peut-être pas une idée exacte et complète, étaient, en réalité, aux XVIe et XVIIe siècles, des sociétés de charité mutuelle et de bienfaisance générale, établies sous un patronage religieux, entre tous les communiers honorables de la localité. Ces associations essentiellement moralisatrices avaient des dignitaires qui formaient comme leur commission administrative. Dans plusieurs communes alpestres, elles ont possédé des terres, des montagnes, pour les pâturages en commun, des moulins, des fours, etc., etc.; et tout cela provenait, non pas de cotisations annuelles imposées aux associés, mais des dons et legs faits par les confrères, et administrés d’âge en âge par les procureurs .

Il ne faudrait pas confondre ces institutions avec les aumônes générales, sortes de fondations charitables spéciales, qui fournissaient une simple distribution de pain ou de quelque autre denrée, soit aux pauvres, soit à tous les communiers de la paroisse, dans les conditions que nous avons expliquées tout à l’heure à propos de l’huile et du sel. Ces aumônes générales ou dones, dues à la générosité de quelques personnes souvent étrangères au pays , étaient désignées par le nom de la solennité religieuse à l’occasion de laquelle avait lieu la distribution ou donc. C’est ainsi qu’il y avait l’aumône de Pâques à Lanslebourg, l’aumône du Saint-Esprit (qui se faisait le jour de la Pentecôte) à Hauteville-Gondon et dans beaucoup d’autres paroisses. Comme l’administration de cette aumône était ordinairement confiée aux prieurs ou aux procureurs de la confrérie du Saint-Esprit, dans les localités où la confrérie existait, et comme ces aumônes ont été une des dernières attributions que la marche des temps ait laissées aux confréries, on les a souvent confondues avec les confréries mêmes, dont elles n’étaient, en réalité, qu’une dépendance, un accessoire assez secondaire. Du reste, les aumônes générales se rencontrent dans beaucoup de paroisses qui n’avaient pas de confrérie du Saint-Esprit, et vice-versâ.

Dans les localités où elles avaient complètement réalisé le but de leur première institution, les confréries du Saint-Esprit participaient bien réellement du système des sociétés de secours mutuels, puisqu’elles devaient à la libéralité de leurs membres toutes leurs ressources, dont tous les associés devaient jouir et bénéficier, mais elles remplissaient, aux XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu’à un certain point, l’office de fabrique paroissiale: elles se chargeaient, avant tout, des dépenses du culte, acquittaient des services religieux et contribuaient à l’ornement et à l’entretien de l’église, des chapelles, etc. Elles étaient aussi une espèce de bureau de bienfaisance, car les pauvres étaient particulièrement secourus par elles; mais ces associations, d’abord pleines de vie et de force, remontent à une date beaucoup plus reculée , et elles ont joué, dans l’existence des petites agglomérations rurales des montagnes de la Savoie au moyen-âge, un rôle beaucoup plus considérable que celui qu’on leur reconnaît généralement. Avant d’être ce que nous venons d’expliquer, elles avaient eu des siècles de faveur populaire, de puissance relative et de prospérité , et il est aujourd’hui démontré, pour nous, qu’elles ont existé dans les paroisses bien longtemps avant les administrations municipales, dont elles ont été l’embryon et en présence desquelles elles ont fini par disparaître, au point de vue des affaires matérielles des populations, en ne retenant que le caractère et les intérêts religieux et charitables.

Après que la religion catholique eût élevé ses temples et groupé les familles en paroisses, quand le pouvoir central n’étendait ni son bras ni son œil jusque dans les replis de nos montagnes, le seul chef réel et immédiat, le seul directeur effectif de chacune de ces petites peuplades de pasteurs groupés autour d’un clocher, était le curé. Il arriva un moment, sans doute, où les forces et le temps d’un seul ne suffirent plus aux obligations multiples de sa mission temporelle, souvent incompatible avec le caractère sacerdotal. C’est alors que la petite communauté des chefs de famille dut choisir dans son sein, et toujours sous l’influence éminemment chrétienne qui la dirigeait, des chefs élus par elle, et qu’elle songea à se constituer. Le lien primordial était la qualité de paroissien, auquelle venait se joindre le sentiment de la confraternité religieuse qui était la base de la morale prêchée par le curé.

A cette époque de foi vive et confiante, tout, hommes. choses et monuments, était placé sous la protection de Dieu ou sous le vocable de quelque saint patron. Pour être sérieuse, durable, respectable, l’association qui se formait devait se rattacher à la religion par le patronage, et au clocher natal par des pratiques pieuses. De là, certainement, les anciennes confréries, sortes de communes religieuses, si nous pouvons nous exprimer ainsi, dont le but était bien de rapprocher les communiers entre eux par la prière, par la bienfaisance et par la solidarité confraternelle, mais qui se virent immédiatement chargées, en la personne de leurs prieurs ou procureurs, du soin et de la gestion de toutes les affaires communes à l’association. Une paroisse arrivait-elle à avoir des biens indivis, des droits d’usage, etc.? Il fallait quelqu’un pour administrer, surveiller et protéger ce patrimoine commun. Les procureurs de la confrérie étaient là. Fallait-il entretenir une église, une chapelle, pourvoir aux dépenses du culte, diriger un travail de défense contre les débordements d’un torrent, soutenir un procès au nom de la paroisse? C’étaient encore les élus de la confrérie qui agissaient pour elle... Et cela est si vrai, qu’on trouve, dans les titres communaux du moyen-âge, des procès énormes, pour des intérêts considérables, soutenus par les confrères de telle paroisse contre les confrères de telle autre paroisse; des reconnaissances féodales en faveur des seigneurs, non pas pour quelques mesures de pré ou de bois, mais pour des étendues de territoire qui n’étaient autres que les propriétés de la communauté tout entière, les biens communaux d’aujourd’hui.

Plus tard, le détail des obligations qui incombaient aux prieurs des confréries, exigeant souvent des actes qui s’éloignaient par trop du caractère religieux, et le nombre des communes civiles qui avaient été constituées par des chartes concédées ayant augmenté, les paroisses mêmes qui n’avaient pas de ces priviléges, mais qui appréciaient les avantages administratifs des magistrats municipaux, s’arrangèrent paisiblement, de la même façon, dans leur petit coin. C’est ainsi que, bien longtemps avant les décrets souverains sur les affranchissements et sur l’organisation des communes, presque toutes les paroisses, surtout dans la Tarentaise et la Maurienne, s’étaient donné des syndics et des conseils qui fonctionnaient en toute liberté.

A partir de ce moment, les confréries perdirent de leur importance civile et rentrèrent dans le rôle sous lequel on les connaît le plus, d’associations pieuses, chargées de pourvoir aux besoins moraux, charitables et religieux des populations. A partir de ce moment, en effet, c’est-à-dire depuis le XVIIe siècle, elles ne gardèrent plus que l’administration des ressources applicables au culte, à la bienfaisance et aux écoles. Enfin, c’est seulement au XVIIIe siècle que leur mission se trouva réduite à faire des prières en commun et à distribuer, chaque année, quelques livres de pain, d’huile ou de sel .

Les modifications introduites dans les mœurs et dans les conditions de la société, par la civilisation, par l’accroissement de l’aisance, par la facilité des communications et par la transformation des idées, devaient, en effet, influer sur toutes ces choses avec le temps, et il arriva pour plusieurs d’entre elles qu’elles perdirent beaucoup de leur utilité pratique et de la faveur première dont elles avaient joui jadis. On ne se fit pas faute alors de changer la destination des vieilles fondations, surtout de celles des aumônes et des confréries, et ce furent presque toujours les écoles qui bénéficièrent de ces virements d’attributions.

C’est même, en général, avec ces moyens que les administrateurs des communes et les procureurs des quartiers où il n’existait pas de dotations pour l’instruction des enfants, étaient presque partout parvenus à l’assurer tant bien que mal, non-seulement au chef-lieu de la paroisse, mais dans toutes les sections importantes et un peu éloignées du centre.

Enfin, quand toutes ces combinaisons se trouvaient insuffisantes, c’était à une cotisation annuelle ou à une souscription volontaire que la petite communauté avait recours, soit pour parfaire, à chaque saison, les frais du traitement, du logement et de la nourriture du maître, soit pour constituer, en une fois, un capital dont le revenu permît de l’entretenir à perpétuité . Mais lorsqu’il s’agissait d’une souscription annuelle , c’est alors qu’on retrouvait dans toute leur naïveté économique les mœurs simples et patriarcales de ces peuples de pasteurs.

L’argent, en ce temps-là, était aussi rare et aussi difficile à produire que les denrées ordinaires étaient abondantes. Le maître était, en grande partie payé en nature, et ne paraissait pas s’en trouver plus mal. D’abord, il couchait chez un des pères de famille, déjeunait chez un autre, dînait chez un troisième, soupait chez un quatrième. Celui-ci lui fournissait une paire de sabots, celui-là quelques aunes de toile ou de gros drap du pays pour se vêtir; enfin chaque élève apportait, tous les jours, en venant à l’école, un morceau de bois pour le chauffage de la classe. L’instituteur devenait ainsi l’hôte familier de tous les foyers, ce qui avait bien son bon côté, et sa dignité ne souffrait pas le moins du monde de cet état de choses.

Du reste, ce procédé primitif de paiement étonnera peu les personnes qui ont étudié les mœurs et coutumes du moyen-âge, et nous ne rappellerons qu’en passant un contrat d’adjudication que nous avions dernièrement sous les yeux, et qui était destiné à régler le devis et les conditions d’après lesquels un entrepreneur s’engageait, vis-à-vis des syndics d’une paroisse alpestre de 2,000 âmes, à construire une nouvelle église, à la fin du XVIe siècle . Il y était convenu que l’adjudicataire toucherait une petite somme en argent, et que le reste lui serait compté, dans des proportions déterminées, en fromages bons et recepvables, en beurre, en grains, etc., etc.

La cotisation annuelle fournie par les chefs de famille d’un hameau ou d’une paroisse entière, pour l’entretien du maître d’école, telle que nous l’avons indiquée, était une véritable rétribution scolaire; mais nous devons ajouter que, dans les autres systèmes que nous avons passés en revue et qui avaient pour but d’assurer l’instruction des enfants, l’enseignement n’était pas toujours complètement gratuit. Lorsque le fonds des écoles ne suffisait pas pour le traitement de l’instituteur et pour les autres frais, les syndics ou les procureurs fixaient la somme à payer pour chaque enfant, somme qui variait avec équité suivant que l’élève apprenait seulement à lire ou était déjà plus avancé . Il y avait aussi des listes de gratuité pour les indigents, qui étaient établies par les administrateurs locaux, et qui s’allongeaient à mesure que les ressources augmentaient, jusqu’à ce qu’il fût possible d’exonérer tous les parents de toute contribution aux dépenses de l’école.

Enfin, dans les paroisses où une école de charité avait été créée, pour les enfants pauvres, par quelque généreux fondateur, l’admission, à titre gratuit, des indigents et le règlement des honoraires du maître, au moyen de la fondation, se faisaient d’une manière plus singulière encore.

Les administrateurs fixaient le taux de la rétribution scolaire pour chaque catégorie d’élèves (ceux qui n’apprenaient qu’à lire, ceux qui écrivaient, ceux qui étudiaient l’arithmétique), comme si cette rétribution devait être payée par chacun d’eux. Puis ils élisaient, au bénéfice de la gratuité, un nombre déterminé d’enfants choisis par eux dans chaque catégorie, et proportionné au revenu, mais parmi lesquels devaient toujours figurer les enfants des héritiers des fondateurs; ils en dressaient un rôle qu’on remettait à l’instituteur, et celui-ci recevait du trésorier de l’œuvre la somme fixée pour chacun des élèves qui avaient suivi l’école.

Nous ne pouvons résister au désir de reproduire ici un curieux spécimen de cette organisation. Il appartient aux archives de la mairie de Beau fort:

«Roole des enfans pauvres élus par nous soubsignés curé et conseil de la paroisse de Saint-Maxime de Beaufort, pour profiter de l’école de charité fondée pour la ville dudit lieu par les sieurs Michel Nantermoz et Pierre Chevallier-Chambet, l’an 1733. Lesquels enfans, révérend Maxime Crosaz, prêtre et professeur député en ladite école, enseignera à forme du dit roole, depuis le 7 novembre 1763 jusqu’en septembre 1764; et en exigera, comme les années précédentes, le revenu de 93 fr. 10 s. pour ses onoraires, en célébrant la messe annuelle fondée par lesdits sieurs Nantermoz et Chambet.»

Comme les administrateurs avaient décidé que le montant total des ressources, pour l’année 1763, serait exclusivement employé à payer, pour un certain nombre d’élèves apprenant à lire et pour d’autres apprenant à lire et à écrire, et que ceux d’entre eux qui voudraient étudier l’arithmétique, devraient payer de leurs deniers, au maître, un prix déterminé pour cet objet, ils le firent connaître aux intéressés par l’avis suivant, placé en tête du rôle des admis gratuitement à l’école:

«Avis: Les principales vues des dits fondateurs étant ici le plus grand profit des pauvres enfants de ladite paroisse, la conscience dicte n’y avoir lieu au chifre pendant le dit temps, parce que le nombre des dits pauvres étant trop grand, eu égard à la modicité actuelle du revenu susdit, moins de pauvres y pourroient participer. Et néantmoins, il vaut mieux que vingt sçachent lire et écrire sans chifrer, que seize seulement avec le chifre, lequel d’ailleurs, s’apprend et s’oublie assez vite. Ainsi,:

Qui apprendre le voudra,

Six sols par mois en payera;

Sans quoy, d’être admis à ladite école il cessera;

Et quand plus de revenus ou moins d’enfants pauvres il y aura,

Autrement l’on disposera;

Mais toujours ad majorem charitatem.»

Au bas du rôle qui vient ensuite, et avant leur signature, le curé et le syndic ont ajouté :

«Il plaira au dit Rd Crosaz bien faire lecture du présent à ses écoliers, pour qu’ils s’y conforment. Que si leurs parents exigent plus de luy, il aura droit d’en exiger payement; et s’ils ne le payent exactement, sur sa plainte, nous les exclurons de la jouissance du privilège de ladite école, jusqu’à compte soudé.»

Nous n’avons pas parlé encore de l’instruction primaire des filles. Sauf les cas assez rares, mais qui se présentent cependant déjà au XVIe siècle, où un bienfaiteur fondait pour elles un établissement spécial, les petites écoles, en Savoie, étaient généralement mixtes, c’est-à-dire que les deux sexes y étaient réunis; mais le nombre des femmes de la campagne qui savaient lire et écrire paraît avoir été toujours inférieur à celui des hommes, ce qui prouve qu’elles fréquentaient moins les classes.

Nous verrons, du reste, dans un autre chapitre, que longtemps après l’époque où l’administration universitaire a soumis les établissements d’instruction primaire de la Savoie à son inspection et à sa direction, les écoles de filles avaient encore été laissées en dehors de ce contrôle, et que l’autorité ecclésiastique continua seule, jusqu’au commencement du XIXe siècle, à les protéger et à les surveiller.

Nous pensons avoir suffisamment fait connaître l’origine et les conditions matérielles des écoles primaires en Savoie, jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, ainsi que le mode de recrutement et la composition du personnel enseignant.

Quant aux procédés pédagogiques et aux matières enseignées, tout cela était aussi primitif et aussi primaire que possible. On apprenait à peu près partout, aux enfants, comme à l’école de charité de Beaufort, leurs prières, d’abord; puis le petit catéchisme du diocèse; la lecture, au moyen d’abécédaires; puis, et surtout, la lecture des manuscrits, à laquelle nos paysans, amateurs de procès, attachaient une grande importance; enfin l’écriture et les premiers éléments du calcul.

Voilà à peu près le programme des petites classes rurales qui, du reste, ne se tenaient généralement que pendant les quatre ou cinq mois d’hiver. Mais, dans les localités où l’enseignement était donné par un vicaire-régent, cet enseignement était plus complet et s’élevait volontiers beaucoup plus haut, pour les jeunes sujets disposés à en profiter. Ainsi, non-seulement le plus grand nombre des ecclésiastiques que ces contrées fournissaient en abondance, mais beaucoup d’hommes devenus célèbres, plus tard, par leur savoir, avaient tout simplement commencé leurs études et appris le rudiment avec le maître de leur village.

Histoire de l'instruction primaire en Savoie

Подняться наверх