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VI

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Au retour, Frédéric, cette fois, reconduisit Bernerette chez elle. Il la trouva si pauvrement logée, qu’il comprit aisément par quel motif elle avait d’abord refusé de se laisser ramener. Elle demeurait dans une maison garnie dont l’entrée était une allée obscure. Elle n’avait que deux petites chambres à peine meublées. Frédérie essaya de lui faire quelques questions sur la position fâcheuse où elle semblait réduite, mais elle n’y répondit qu’à peine.

Quelques jours après, il venait la voir et il entrait dans l’allée, lorsqu’un bruit étrange se fit entendre en haut de l’escalier. Des femmes criaient; on appelait au secours, on menaçait, on parlait d’envoyer chercher la garde. Au milieu de ces voix confuses, dominait celle d’un jeune homme que Frédéric aperçut bientôt. Il était pâle, couvert de vêtements déchirés, ivre à la fois de vin et de colère.

–Tu me le paieras, Louise! criait-il en frappant sur la rampe; tu me le paieras, je te retrouverai et je saurai te faire obéir ou t’arracher d’ici. Je me soucie bien de vos menaces et de ces criailleries de femmes! Comptez que dans peu vous me reverrez.–Il descendit en parlant ainsi, et sortit furieux de la maison. Frédéric hésitait à monter, lorsqu’il vit Bernerette sur le palier. Elle lui expliqua la cause de cette scène. L’homme qui venait de s’en aller était son frère.

–Vous avez entendu ce triste nom de Louise, dit-elle en pleurant, et vous savez qu’il m’appartient pour mon malheur. Mon frère a été ce soir au cabaret, et quand il en sort, voilà comme il me traite, sous le prétexte que je refuse de lui donner de l’argent pour y retourner.

Au milieu de son désordre et de ses larmes, elle apprit à Frédéric ce qu’elle avait toujours tenté de lui cacher. Ses parents étaient menuisiers, fort pauvres, et après l’avoir horriblement maltraitée durant son enfance, ils l’avaient vendue, des l’âge de seize ans, a un homme qui n’était plus jeune. Cet homme, riche et généreux, lui avait fait donner quelque éducation; mais bientôt il était mort, et, restée sans ressource, elle s’était engagée dans une troupe de comédiens de province. Son frère l’avait suivie de ville en ville dans ce nouvel état, la forçant à lui abandonner ce qu’elle gagnait, et l’accablant de coups et d’injures lorsqu’elle ne pouvait satisfaire à ses demandes. Ayant enfin atteint l’âge de dix-huitans, elle avait trouvé moyen de se faire émanciper; mais la protection même de la loi ne pouvait la garantir des visites de ce frère odieux qui l’épouvantait par des actes de violence et la déshonorait par sa conduite. Tel fut, en somme, à peu près, le récit que la douleur arracha à Bernerette, récit dont Frédéric ne pouvait mettre la vérité en doute, d’après la manière dont elle lui était révélée.

Quand il n’aurait pas eu d’amour pour la pauvre fille, il se serait senti touché de pitié. Il s’informa de la demeure du frère; quelques pièces d’or et un langage ferme accommodèrent les choses. La portière eut ordre de répondre que Bernerette avait changé de quartier, si le jeune homme se présentait de nouveau. Mais c’était faire bien peu que d’assurer ainsi la tranquillité d’une femme qui manquait de tout. Au lieu de payer ses propres dettes, Frédéric paya celles de Bernerette; elle essaya en vain de l’en dissuader; il ne voulut refléchir ni à l’imprudence qu’il commettait ni aux suites qu’elle pourrait avoir; il se laissa entraîner par son coeur, et se jura, quoi qu’il pût arriver, de ne jamais se repentir de ce qu’il venait de faire.

Il fut pourtant bientôt forcé de s’en repentir, car, pour satisfaire aux engagements qu’il avait pris, il lui fallut en contracter de nouveaux, plus difficiles et plus onéreux que les premiers. Il n’avait pas reçu de la nature ce caractère insouciant, qui, en pareille circonstance, ôte du moins la crainte du mal à venir; tout au contraire; des qualités qu’il avait perdues, la prévoyance lui restait seule; il serait devenu sombre et taciturne si l’on pouvait l’être à son âge. Ses amis remarquèrent ce changement; il n’en voulut pas dire la cause; pour tromper les autres sur son compte, il dissimula avec lui-même, et par faiblesse ou par nécessité, laissa faire la destinée.

Il ne changea cependant pas de langage auprès de Bernerette; il lui parlait toujours de son prochain départ; mais, tout en en parlant, il ne partait pas, et il allait chez elle tous les jours. Quand il eut l’habitude de l’escalier, il ne trouva plus l’allée si obscure; les deux chambrettes, qui lui avaient d’abord semblé si tristes, lui parurent gaies; le soleil y donnait le matin, et leur petite dimension les rendait plus chaudes; on y trouva la place d’un piano de louage. Il y avait dans le voisinage un bon restaurant d’où l’on faisait apporter à dîner. Bernerette avait un talent que les femmes seules possèdent quelquefois, celui d’être à la fois étourdie et économe; mais elle y joignait un mérite bien plus rare encore, celui d’être contente de tout et d’avoir pour toute opinion l’envie de faire plaisir aux autres.

Il faut dire aussi ses défauts; sans être paresseuse, elle vivait dans une oisiveté inconcevable. Après s’être acquittée avec une prestesse surprenante des soins de son petit ménage, elle passait la journée entière, les bras croisés, sur son canapé. Elle parlait de coudre et de broder comme Frédéric parlait de partir, c’est-à-dire qu’elle n’en faisait rien. Malheureusement bien des femmes sont ainsi, surtout dans une certaine classe qui aurait précisément besoin d’occupation plus que toute autre. II y a à Paris telle fille née sans pain, qui n’a jamais tenu une aiguille, et qui se laisserait mourir de faim en se frottant les mains de pâte d’amande.

Quand les plaisirs du carnaval commencèrent, Frédéric, qui courait les bals, arrivait à toute heure chez Bernerette, tantôt le matin, au point du jour, tantôt au milieu de la nuit. Quelquefois, en sonnant à la porte, il se demandait, malgré lui, s’il allait la trouver seule; et si un rival l’avait supplanté, aurait-il eu le droit de se plaindre? Non, sans doute, puisque, de son propre aveu, il refusait de s’arroger ce droit. Le dirai-je? ce qu’il craignait, il le souhaitait presque en même temps. Il aurait eu alors le courage de partir, et l’infidélité de sa maîtresse l’aurait forcé de se séparer d’elle. Mais Bernerette était toujours seule; assise au coin du feu pendant le jour, elle peignait ses longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules; s’il était nuit quand Frédéric sonnait, elle accourait à demi-nue, les yeux fermés et le rire sur les lèvres; elle se jetait à son cou encore endormie, rallumait le feu, tirait de l’armoire de quoi souper, toujours alerte et prévenante, ne demandant jamais d’où venait son amant; qui aurait pu résister à une vie si douce, à un amour si rare et si facile? Quels que fussent les soucis de la journée, Frédéric s’endormait heureux; et pouvait-il s’éveiller triste, lorsqu’il voyait sa joyeuse amie aller et venir par la chambre, préparant le bain et le déjeuner?

S’il est vrai que de rares entrevues et des obstacles sans cesse renaissants rendent les passions plus vivaces et prêtent au plaisir l’intérêt de la curiosité, il faut avouer aussi qu’il y a un charme étrange, plus doux, plus dangereux peut-être, dans l’habitude de vivre avec ce qu’on aime. Cette habitude, dit-on, amène la satiété; c’est possible, mais elle donne la confiance, l’oubli de soi-même, et lorsque l’amour y résiste, il est à l’abri de toute crainte. Les amants qui ne se voient qu’à de longs intervalles ne sont jamais sûrs de s’entendre; ils se préparent à être heureux, ils veulent se convaincre mutuellement qu’ils le sont, et ils cherchent ce qui est introuvable, c’est-à-dire des mots pour exprimer ce qu’ils sentent; ceux qui vivent ensemble n’ont besoin de rien exprimer; ils sentent en même temps, ils échangent des regards, ils se serrent la main en marchant; ils connaissent seuls une jouissance délicieuse, la douce langueur des lendemains; ils se reposent des transports de l’amour dans l’abandon de l’amitié; j’ai quelquefois pensé à ces liens charmants en voyant deux cygnes sur une eau limpide se laisser emporter au courant.

Si un mouvement de générosité avait entraîné d’abord Frédéric, ce fut l’attrait de cette vie nouvelle pour lui qui le captiva. Malheureusement pour l’auteur de ce conte, il n’y a qu’une plume comme celle de Bernardin de Saint-Pierre qui puisse donner de l’intérêt aux détails familiers d’un amour tranquille. Encore cet habile écrivain avait-il, pour embellir ses récits naïfs, les nuits ardentes de l’Ile-de-France, et les palmiers dont l’ombre frissonnait sur les bras nus de Virginie. C’est en présence de la plus riche nature qu’il nous peint ses héros; dirai-je que les miens allaient tous les matins au tir du pistolet de Tivoli, de là chez leur ami Gérard, de là quelquefois dîner chez Véry, et ensuite au spectacle? dirai-je que lorsqu’ils étaient las, ils jouaient aux daines au coin du feu? qui voudrait lire des détails si vulgaires? et à quoi bon lorsqu’un mot suffit? Ils s’aimaient, ils vivaient ensemble; cela dura trois mois, à peu près.

Au bout de ce temps, Frédéric se trouva dans une position si fâcheuse, qu’il annonça à son amie la nécessité où il était de se séparer d’elle. Elle s’y attendait depuis long-temps, et ne fit aucun effort pour le retenir; elle savait qu’il avait fait pour elle tous les sacrifices possibles; elle ne pouvait donc que se résigner, et lui cacher le chagrin qu’elle éprouvait. Ils dînèrent ensemble encore une fois. Frédéric glissa, en sortant, dans le manchon de Bernerette un petit papier qui renfermait tout ce qui lui restait. Elle le reconduisit chez lui, et garda le silence pendant la route. Quand le fiacre s’arrêta, elle baisa la main de son amant en répandant quelques larmes, et ils se séparèrent.

Frédéric et Bernerette

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