Читать книгу Contes et nouvelles - Alfred de Musset - Страница 6

III

Оглавление

Table des matières

A peine avait-il fait quelques pas dans la rue, qu’il vit accourir son fidèle Jean, dont le visage exprimait la joie.

«Qu’est-il arrivé? lui demanda-t-il. As-tu quelque nouvelle à m’apprendre?

–Monsieur, répondit Jean, j’ai à vous apprendre que les scellés sont levés, et que vous pouvez rentrer chez vous. Toutes les dettes de votre père payées, vous restez propriétaire de la maison. Il est bien vrai qu’on a emporté tout ce qu’il y avait d’argent et de bijoux, et qu’on a même enlevé les meubles; mais enfin la maison vous appartient, et vous n’avez pas tout perdu. Je cours partout depuis une heure, ne sachant ce que vous étiez devenu, et j’espère, mon cher maître, que vous serez assez sage pour prendre un parti raisonnable.

–Quel parti veux-tu que je prenne?

–Vendre cette maison, monsieur, c’est toute votre fortune; elle vaut une trentaine de mille francs. Avec cela, du moins, on ne meurt pas de faim; et qui vous empêcherait d’acheter un petit fonds de commerce qui ne manquerait pas de prospérer?

–Nous verrons cela,» répondit Croisilles, tout en se hâtant de prendre le chemin de sa rue. Il lui tardait de revoir le toit paternel; mais, lorsqu’il y fut arrivé, un si triste spectacle s’offrit à lui, qu’il eut à peine le courage d’entrer. La boutique en désordre, les chambres désertes, l’alcôve de son père vide, tout présentait à ses regards la nudité de la misère. Il ne restait pas une chaise; tous les tiroirs avaient été fouillés, le comptoir brisé, la caisse emportée, rien n’avait échappé aux recherches avides des créanciers et de la justice, qui, après avoir pillé la maison, étaient partis, laissant les portes ouvertes, comme pour témoigner aux passants que leur besogne était accomplie.

«Voilà donc, s’écria Croisilles, voilà donc ce qui reste de trente ans de travail et de la plus honnête existence, faute d’avoir eu à temps, au jour fixe, de quoi faire honneur à une signature imprudemment engagée!»

Pendant que le jeune homme se promenait de long en large, livré aux plus tristes pensées, Jean paraissait fort embarrassé. Il supposait que son maître était sans argent, et qu’il pouvait même n’avoir pas dîné. Il cherchait donc quelque moyen pour le questionner là-dessus, et pour lui offrir, en cas de besoin, une part de ses économies. Après s’être mis l’esprit à la torture pendant un quart d’heure pour imaginer un biais convenable, il ne trouva rien de mieux que de s’approcher de Croisilles, et de lui demander d’une voix attendrie:

«Monsieur aime-t-il toujours les perdrix aux choux x?»

Le pauvre homme avait prononcé ces mots avec un accent à la fois si burlesque et si touchant, que Croisilles, malgré sa tristesse, ne put s’empêcher d’en rire.

«Et à propos de quoi cette question? dit-il.

–Monsieur, répondit Jean, c’est que ma femme m’en fait cuire une pour mon dîner, et si par hasard vous les aimiez toujours…»

Croisilles avait entièrement oublié jusqu’à ce moment la somme qu’il rapportait à son père; la proposition de Jean le fit se ressouvenir que ses poches étaient pleines d’or.

«Je te remercie de tout mon cœur, dit-il au vieillard, et j’accepte avec plaisir ton dîner; mais, si tu es inquiet de ma fortune, rassure-toi, j’ai plus d’argent qu’il ne m’en faut pour avoir ce soir un bon souper que tu partageras à ton tour avec moi.»

En parlant ainsi, il posa sur la cheminée quatre bourses bien garnies, qu’il vida et qui contenaient chacune cinquante louis.

«Quoique cette somme ne m’appartienne pas, ajouta-t-il, je puis en user pour un jour ou deux. A qui faut-il que je m’adresse pour la faire tenir à mon père?

–Monsieur, répondit Jean avec empressement, votre père m’a bien recommandé de vous dire que cet argent vous appartenait; et si je ne vous en parlais point, c’est que je ne savais pas de quelle manière vos affaires de Paris s’étaient terminées. Votre père ne manquera de rien là-bas; il logera chez un de vos correspondants, qui le recevra de son mieux; il a d’ailleurs emporté ce qu’il lui faut, car il était bien sûr d’en laisser encore de trop, et ce qu’il a laissé, monsieur, tout ce qu’il a laissé, est à vous, il vous le marque lui-même dans sa lettre, et je suis expressément chargé de vous le répéter. Cet or est donc aussi légitimement votre bien que cette maison où nous sommes. Je puis vous rapporter les paroles mêmes que votre père m’a dites en partant: «Que mon fils me pardonne de le quitter! Qu’il se souvienne seulement pour m’aimer que je suis encore en ce monde, et qu’il use de ce qui restera après mes dettes payées, comme si c’était mon héritage!!» Voilà, monsieur, ses propres expressions; ainsi remettez ceci dans votre poche, et puisque vous voulez bien de mon dîner, allons, je vous prie, à la maison.»

La joie et la sincérité qui brillaient dans les yeux de Jean ne laissaient aucun doute à Croisilles. Les paroles de son père l’avaient ému à tel point qu’il ne put retenir ses larmes; d’autre part, dans un pareil moment, quatre mille francs n’étaient pas une bagatelle. Pour ce qui regardait la maison, ce n’était point une ressource certaine, car on ne pouvait en tirer parti qu’en la vendant, chose toujours longue et difficile. Tout cela cependant ne laissait pas que d’apporter un changement considérable à la situation dans laquelle se trouvait le jeune homme; il se sentit tout à coup attendri, ébranlé dans sa funeste résolution, et, pour ainsi dire, à la fois plus triste et moins désolé. Après avoir fermé les volets de la boutique il sortit de la maison avec Jean, et, en traversant de nouveau la ville, il ne put s’empêcher de songer combien c’est peu de chose que nos afflictions, puisqu’elles servent quelquefois à nous faire trouver une joie imprévue dans la plus faible lueur d’espérance. Ce fut avec cette pensée qu’il se mit à table à côté de son vieux serviteur, qui ne manqua point, durant le repas, de faire tous ses efforts pour l’égayer.

Les étourdis ont un heureux défaut: ils se désolent aisément, mais ils n’ont même pas le temps de se consoler, tant il leur est facile de se distraire. On se tromperait de les croire insensibles ou égoïstes; ils sentent peut-être plus vivement que d’autres, et ils sont très capables de se brûler la cervelle dans un moment de désespoir; mais, ce moment passé, s’ils sont encore en vie, il faut qu’ils aillent dîner, qu’ils boivent et mangent comme à l’ordinaire, pour fondre ensuite en larmes en se couchant. La joie et la douleur ne glissent pas sur eux; elles les traversent comme des flèches: bonne et violente nature qui sait souffrir, mais qui ne peut pas mentir, dans laquelle on lit tout à nu, non pas fragile et vide comme le verre, mais pleine et transparente comme le cristal de roche.

Après avoir trinqué avec Jean, Croisilles, au lieu de se noyer, s’en alla à la comédie. Debout dans le fond du parterre, il tira de son sein le bouquet de mademoiselle Godeau, et, pendant qu’il en respirait le parfum dans un profond recueillement, il commença à penser d’un esprit plus calme à son aventure du matin. Dès qu’il y eut réfléchi quelque temps, il vit clairement la vérité, c’est-à-dire que la jeune fille, en lui laissant son bouquet entre les mains et en refusant de le reprendre, avait voulu lui donner une marque d’intérêt; car autrement ce refus et ce silence n’auraient été qu’une preuve de mépris, et cette supposition n’était pas possible. Croisilles jugea donc que mademoiselle Godeau avait le cœur moins dur que monsieur son père, et il n’eut pas de peine à se souvenir que le visage de la demoiselle, lorsqu’elle avait traversé le salon, avait exprimé une émotion d’autant plus vraie qu’elle semblait involontaire. Mais cette émotion était-elle de l’amour ou seulement de la pitié, ou moins encore peut-être, de l’humanité? Mademoiselle Godeau avait-elle craint de le voir mourir, lui Croisilles, ou seulement d’être la cause de la mort d’un homme, quel qu’il fût? Bien que fané et à demi effeuillé, le bouquet avait encore une odeur si exquise et une si galante tournure, qu’en le respirant et en le regardant Croisilles ne put se défendre d’espérer. C’était une guirlande de roses autour d’une touffe de violettes. Combien de sentiments et de mystères un Turc aurait lus dans ces fleurs, en interprétant leur langage! Mais il n’y a que faire d’être Turc en pareille circonstance. Les fleurs qui tombent du sein d’une jolie femme, en Europe comme en Orient, ne sont jamais muettes; quand elles ne raconteraient que ce qu’elles ont vu lorsqu’elles reposaient sur une belle gorge, ce serait assez pour un amoureux, et elles le racontent en effet. Les parfums ont plus d’une ressemblance avec l’amour, et il y a même des gens qui pensent que l’amour n’est qu’une sorte de parfum; il est vrai que la fleur qui l’exhale est la plus belle de la création.

Pendant que Croisilles divaguait ainsi, fort peu attentif à la tragédie qu’on représentait pendant ce temps-là, mademoiselle Godeau elle-même parut dans une loge en face de lui. L’idée ne lui vint pas que, si elle l’apercevait, elle pourrait bien trouver singulier de le voir là après ce qui venait de se passer. Il fit au contraire tous ses efforts pour se rapprocher d’elle; mais il n’y put parvenir. Une figurante de Paris était venue en poste jouer Mérope, et la foule était si serrée, qu’il n’y avait pas moyen de bouger. Faute de mieux, il se contenta de fixer ses regards sur sa belle et de ne pas la quitter un instant des yeux. Il remarqua qu’elle semblait préoccupée, maussade, et qu’elle ne parlait à personne qu’avec une sorte de répugnance. Sa loge était entourée, comme on peut penser, de tout ce qu’il y avait de petits-maîtres normands dans la ville; chacun venait à son tour passer devant elle à la galerie, car, pour entrer dans la loge même qu’elle occupait, cela n’était pas possible, attendu que monsieur son père en remplissait seul, de sa personne, plus des trois quarts. Croisilles remarqua encore qu’elle ne lorgnait point et qu’elle n’écoutait pas la pièce. Le coude appuyé sur la balustrade, le menton dans sa main, le regard distrait, elle avait l’air, au milieu de ses atours, d’une statue de Vénus déguisée en marquise; l’étalage de sa robe et de sa coiffure, son rouge, sous lequel on devinait sa pâleur, toute la pompe de sa toilette, ne faisaient que mieux ressortir son immobilité. Jamais Croisilles ne l’avait vue si jolie. Ayant trouvé moyen, pendant l’entr’acte, de s’échapper de la cohue, il courut regarder au carreau de la loge, et, chose étrange, à peine y eut-il mis la tête, que mademoiselle Godeau, qui n’avait pas bougé depuis une heure, se retourna. Elle tressaillit légèrement en l’apercevant, et ne jeta sur lui qu’un coup d’œil; puis elle reprit sa première posture. Si ce coup d’œil exprimait la surprise, l’inquiétude, le plaisir ou l’amour; s’il voulait dire: «Quoi! vous n’êtes pas mort!» ou «Dieu soit béni! vous voilà vivant!» je ne me charge pas de la démêler; toujours est-il que, sur ce coup d’œil, Croisilles se jura tout bas de mourir ou de se faire aimer.

Contes et nouvelles

Подняться наверх