Читать книгу Des sociétés animales : étude de psychologie comparée - Alfred Victor Espinas - Страница 5
SOCIÉTÉS ACCIDENTELLES ENTRE ANIMAUX D’ESPÈCES DIFFÉRENTES:
ОглавлениеParasites, Commensaux, Mutualistes.
Le concours, trait essentiel de toute société, suppose l’affinité organique; cependant des sociétés imparfaites peuvent s’établir accidentellement entre des êtres plus ou moins dissemblables. — Du parasitisme, comme de l’une des formes de la concurrence vitale; animaux qui la manifestent. — Du commensalisme et de ses transitions à la mutualité ; régions de l’animalité où ils se rencontrent; leurs causes. — De la domestication de l’animal par l’homme comme d’un cas de mutualité avec subordination; origines probables de ce fait. De la domestication des pucerons par les fourmis; tentative d’explication psychologique: de l’intelligence non réfléchie, ou raisonnement du particulier au particulier. — Généralité de ces observations.
L’idée de société est celle d’un concours permanent que se prêtent pour une même action des êtres vivants séparés. Ces êtres peuvent se trouver amenés par les conditions où leur concours s’exerce à se grouper dans l’espace sous une forme déterminée, mais il n’est nullement nécessaire qu’ils soient juxtaposés pour agir de concert, partant pour former une société. Une réciprocité habituelle de services entre activités plus ou moins indépendantes, voilà le trait caractéristique de la vie sociale, trait que ne modifie point essentiellement le contact ou l’éloignement, le désordre apparent ou la régulière disposition des parties dans l’espace.
Deux êtres peuvent donc former pour les yeux une masse unique et vivre non seulement en contact l’un avec l’autre, mais même à l’état de pénétration réciproque sans constituer une société. Il suffit, pour qu’on les regarde en ce cas comme entièrement distincts, que leurs activités tendent à des buts opposés, ou seulement différents. Si leurs fonctions, au lieu de concourir divergent, si le bien de l’un est le mal de l’autre, quelle que soit l’intimité de leur contact, aucun lien social ne les unit.
Mais la nature des fonctions et la forme des organes sont inséparables. Si deux êtres sont doués de fonctions nécessairement conspirantes, ils sont doués aussi d’organes sinon semblables du moins correspondants. Or les êtres doués d’organes semblables ou correspondants sont ou de la même espèce ou d’espèces très rapprochées. La société ne peut donc exister qu’entre animaux de la même espèce dans la généralité des cas.
Cependant il peut se rencontrer des circonstances où deux êtres doués d’organes différents et appartenant à des espèces même éloignées soient fortuitement et sur un point utiles l’un à l’autre. Une correspondance habituelle peut par là s’établir entre leurs activités, mais sur ce point seulement et dans les limites de temps où l’utilité subsiste. Il y a donc là l’occasion sinon d’une société, du moins d’une association, c’est-à-dire qu’une union, moins nécessaire, moins étroite, moins durable pourra naître d’une telle rencontre. En d’autres termes, à côté de sociétés normales formées d’éléments semblables spécifiquement qui ne peuvent vivre les uns sans les autres, il y aura place pour des sociétés accidentelles formées d’éléments spécifiques dissemblables, unis plutôt par la convenance que par la nécessité. Nous commencerons par l’étude de celles-ci.
Entre deux êtres vivants, les rapports les plus étrangers à la société qui puissent se produire sont ceux du prédateur et de la proie. En général, le prédateur est plus volumineux que sa proie, puisqu’il la terrasse et l’engloutit; cependant il arrive que de plus petits s’attaquent à de plus gros, sauf à les dévorer par parcelles et à les laisser vivre pour en vivre eux-mêmes aussi longtemps que possible. Dans ce cas ils sont forcés de demeurer pendant un temps plus ou moins long attachés au corps de leur victime, portés par elle partout où les conduisent les vicissitudes de sa vie. De tels animaux ont reçu le nom de parasites. Le parasitisme forme la ligne en deçà de laquelle notre sujet commence; car si on imagine que le parasite, au lieu de prendre sa nourriture sur l’animal dont il tire sa subsistance, se contente de vivre des débris de ses repas, on se trouvera en présence non pas encore d’une société véritable, mais de la moitié des conditions de la société : à savoir un rapport entre deux êtres tels que, tout antagonisme cessant, l’un des deux soit utile à l’autre. Tel est le commensalisme. Cependant cette association n’offre pas encore l’élément essentiel à toute société, le concours. Il y a concours quand le commensal n’est pas moins utile à son hôte que celui-ci ne l’est au commensal lui-même, quand les deux sont intéressés à vivre en relation réciproque et à développer leur double action dans des voies correspondantes vers un seul et même but. On a donné à ce mode d’action le nom de mutualisme. La domesticité, comme nous le verrons, n’en est qu’une forme. Le parasitisme, le commensalisme, la mutualité, existent chez les animaux parmi les espèces différentes. Exposons brièvement les faits et cherchons à en découvrir la signification au point de vue de la philosophie sociale.
La première difficulté consiste à déterminer avec exactitude le fait même du parasitisme. M. Van Beneden nous paraît avoir laissé quelque chose à faire sur ce point: la limite qu’il établit entre le commensalisme et le parasitisme est variable et incertaine. Si nous considérons le parasitisme comme un cas particulier de la lutte pour l’existence, c’est-à-dire comme un fait d’hostilité entre deux activités divergentes, il nous apparaîtra comme le cas le plus grave de tous, après celui d’absorption totale du faible par le fort. L’acte de manger la proie en détail et vivante ne le cède qu’à cet autre de l’égorger pour s’en nourrir en une fois. De ce point de vue la démarcation est facile à tracer entre l’un et l’autre groupe de phénomènes. Dès qu’un animal, au lieu de séjourner dans les tissus d’un autre animal ou dans les cavités de son corps, au lieu de s’établir même provisoirement à la surface de ses organes, c’est-à-dire au lieu de se nourrir de sa substance, vit constamment en dehors de lui et se contente d’une partie des aliments qu’il a réunis ou abandonnés, il cesse d’être parasite pour devenir commensal; la concurrence vitale est dans le second cas beaucoup moins énergique et passe de l’hostilité qui menace la vie, quoique plus ou moins sourdement, à la rivalité qui la stimule; parfois même elle s’efface tout à fait pour faire place à la mendicité.
Examinons les faits de plus près. Il y a deux grandes classes de parasites, les entozoaires et les épizoaires. Mais avant de parler des uns et des autres nous devons mentionner ceux qui vivent des œufs d’une autre espèce. Il est évident que c’est le fait qui se rapproche le plus de la simple chasse, puisque entre détruire un animal dans l’œuf et le détruire une fois éclos la différence est légère. C’est le même acte accompli à des moments plus ou moins avancés du développement. Le singe et la couleuvre qui mangent des œufs d’oiseaux ne sont donc pas des parasites; ce sont des prédateurs véritables. Une hirudinée qui séjourne sous la queue des homards au milieu même de leurs œufs ne joue pas un autre rôle. Laissons donc ces faits où la guerre atteint instantanément son maximum d’intensité par la mort et l’absorption de la victime, et occupons-nous de ces autres faits où la guerre, moins redoutable d’ordinaire, devient durable parce qu’elle est intestine et utilise la proie vivante. Les larves d’ichneumons qui rongent la graisse et les muscles de la chenille du piéride nous conduisent tout près du parasitisme. Les entozoaires nous le montrent dans toute sa force. Ils habitent ou les tissus ou les cavités. Citons parmi les premiers les arachnides et les crustacés lernéens qui pénètrent dans les tissus et viscères des tuniciers et y causent les plus graves désordres ; d’autres crustacés lernéens qui s’enfoncent jusque dans les os de nos poissons d’eau douce ; d’autres encore qui plongent comme des racines dans la peau et même dans l’œil des cétacés et des squales; des distomes qui demeurent enfoncés les uns dans le foie des ruminants, les autres dans celui de la baleine; un cysticerque qui se loge dans le péritoine du bœuf et du porc; un strongle qui habite dans le rein du cheval, du chien et quelquefois de l’homme; une filaire qu’on trouve parfois dans le cœur des chiens au nombre de douze individus: on ne peut nier que de telles pénétrations ne portent de mortelles atteintes. Quant aux seconds, pour habiter les cavités, ils ne sont pas toujours inoffensifs ; leur présence constitue à coup sûr une maladie au moins imminente. En tout cas il est hardi d’affirmer qu’ils sont utiles à leur hôte. Aux orifices ils interceptent les aliments ou causent par leur multiplication des troubles notables, soit locaux, soit sympathiques. Viennent enfin les épizoaires. Ils font, dit-on, la toilette des animaux qui les portent, parce qu’ils se nourrissent de leurs sécrétions cutanées. Tels sont les Caliges qu’on trouve en très grande quantité sur la peau des poissons de mer; tels encore les Ricins qui se multiplient en nombre immense sur les oiseaux. Nous ne pensons pas que les poissons souffrent des mucosités normales qui leur couvrent la peau; en revanche nous ne pouvons croire que le cabillaud par exemple ne souffre pas de la présence des caliges qui sont, dit M. Van Beneden, plus nombreux sur son corps que les écailles. Les oiseaux sont-ils incommodés par leurs sécrétions cutanées? Cela parait douteux; mais ils le sont sans aucun doute par leurs parasites; nous en voyons un grand nombre se rouler dans la poussière pour s’en débarrasser; d’autres, comme la grue, s’enduisent de terre glaise au moment de la ponte, c’est-à-dire quand elles vont être condamnées à une immobilité prolongée, et partant plus exposées à leurs attaques. Dira-t-on que les mammifères trouvent un secours dans leurs parasites extérieurs? A quelles manœuvres cependant ne se livrent-ils pas pour les repousser ou les détruire? Les porcs et les rhinocéros se couvrent de boue, les buffles se plongent dans l’eau jusqu’au nez, les chiens et les chats les chassent avec leurs dents, le singe avec ses ongles, les rennes émigrent au loin . A en juger par les effets qu’ils produisent sur l’homme, on peut dire que s’ils rendent des services, ce sont des services chèrement payés. Concluons donc que le parasitisme n’est inoffensif qu’accidentellement et que son effet normal est de nuire. Il faut par conséquent considérer comme aussi éloigné que possible de l’union sociale tout être qui se nourrit de la substance d’un autre. Au point de vue physiologique sa fonction est en opposition avec celles de sa victime; au point de vue psychologique, il n’entre dans la sphère de sa conscience que pour y causer de la douleur, autre signe non moins manifeste d’opposition. Il appartient à un optimisme plus courageux que clairvoyant de chercher une harmonie au sein de la plus âpre concurrence.
Mais le parasitisme ne nuit pas seulement à la victime, il nuit au parasite lui-même, sinon immédiatement dans l’individu, du moins par accumulation dans l’espèce. Ceux d’entre eux qui se fixent dans les tissus y subissent des dégradations telles qu’il a été souvent difficile de reconnaître leurs véritables affinités zoologiques. La vie de relation étant suspendue chez eux, puisqu’ils n’ont plus à chercher leur nourriture, mais la reçoivent toute préparée, les organes correspondants se sont atrophiés. Quelques crustacés lernéens, libres pendant une partie de leur existence, descendent soudain dans l’échelle animale dès que la phase parasitique a commencé pour eux . Reconnaissons à ce nouveau trait l’antipode de la vie sociale: celle-ci est caractérisée, par un profit et un perfectionnement mutuel; le parasitisme a pour effet une diminution corrélative de puissance vitale chez l’animal qui le subit et de complexité organique chez l’animal qui le pratique.
Si nous cherchons de nouvelles lumières sur la nature de ce fait dans sa distribution et son origine, nous verrons que sa distribution tout d’abord n’est soumise à aucune loi harmonique, De ce que certains annélides vivant sur des mammifères ont une organisation plus élevée que d’autres vivant sur des animaux inférieurs, on n’en saurait inférer une loi générale qui établirait un rapport direct de complexité organique entre le parasite et sa victime. Les conditions d’existence diverses expliquent suffisamment ce fait particulier; et on trouve une multitude d’autres faits en opposition avec lui. Les mammifères logent des parasites de tout grade, depuis la cellule cancéreuse, depuis les arachnides les plus dégénérés jusqu’aux pulicidés les plus agiles. Une seule loi ressort avec quelque netteté de la distribution générale des parasites, c’est que les espèces les plus faibles et les moins volumineuses s’en sont prises comme au hasard aux espèces plus fortes et plus grosses qui étaient à leur portée. A partir de l’embranchement des poissons les faits de parasitisme deviennent rares si on monte l’échelle, ils deviennent de plus en plus fréquents si on la descend. Les espèces vaincues dans la concurrence vitale sous sa forme la plus apparente ont donc essayé de la soutenir sous une forme dissimulée, mieux appropriée à leur faiblesse. De là cette universelle et permanente insurrection des plus infimes animaux contre leurs rivaux victorieux: insurrection gênante souvent, menaçante toujours. La civilisation en vient à bout, mais elle a ses revanches, témoin l’invasion de trichinose de ces années dernières, à laquelle il faudra peut-être joindre les épidémies de variole, de choléra, de typhus, sans parler des affections charbonneuses. Mais là où la civilisation faiblit, les petits ennemis deviennent redoutables. On sait combien il arrive souvent sur les bords africains de la Méditerranée que des enfants perdent la vue par l’attaque réitérée des mouches. Au Mexique, à Cayenne , au Brésil, des mouches, à la Guyane, un pulex, au pôle comme dans les pays chauds des moustiques tiennent en échec les animaux et l’homme. La tsetsé maintiendra longtemps encore certaines régions de l’Afrique centrale à l’état de solitudes. Je laisse les cas de concurrence indirecte, ceux où des adversaires, quelquefois invisibles, envahissent non plus les vivants, mais les productions nécessaires à la vie; est-ce que les sauterelles ne font pas périr autant d’hommes qu’une guerre? Mais ceci touche au commensalisme. Le sens sociologique du parasitisme ressort donc ici avec une suffisante netteté ; il est le prolongement de la lutte pour l’existence que soutiennent contre les espèces nouvelles supérieures les inférieures depuis longtemps en possession de la terre. La manière dont il s’est développé n’a rien de mystérieux. Quoi d’étonnant si le scolex du lièvre et du lapin devient ténia dans les intestins du chien, si le scolex de la brebis devient ténia dans les intestins du loup et du chien, si le scolex de la souris devient ténia dans les intestins du chat? Le contraire seul serait étrange. Ce mode de succession né des circonstances varie avec elles. Qu’un autre organisme ingère habituellement les mêmes viandes à l’état de crudité ou de cuisson imparfaite, il sera lui-mème affecté habituellement des mêmes parasites. C’est ainsi que l’intestin de l’homme devient le siège accidentel ou même normal de ténias qui ne lui semblaient pas destinés. Les entozoaires sont donc comme tous les animaux qui se saisissent d’une proie quand ils en trouvent une à leur gré ; ils ont, il est vrai, comme les autres animaux leurs répugnances; il y a des milieux pour lesquels ils se trouvent mieux adaptés que pour d’autres; mais il ne leur est pas impossible sous le coup de la nécessité de s’adapter à de nouveaux milieux. «Qui donc, dit M. Van Beneden, en parlant du cestode de la souris qui achève son évolution dans le chat, qui donc a tracé cet itinéraire et a indiqué la voie, la seule par laquelle ce parasite peut espérer entrer en possession de son logis? Ce n’est ni le ténia, ni le chat évidemment?» Ils y sont pourtant pour quelque chose, et il n’est pas téméraire de penser que de génération en génération le chat en mangeant la souris, le ténia en s’accrochant dans les intestins du chat pour y revêtir commodément sa dernière forme, ont contribué selon leur part à cet arrangement, du reste fort simple. L’instinct est réduit là à son minimum de complexité.
Dès que le parasitisme, abandonnant les tissus et les cavités, se rapproche des orifices, et devient par conséquent de moins en moins nuisible, il se confond de plus en plus avec le commensalisme. Entre le commensal et son pourvoyeur, la différence est généralement moins grande qu’entre le parasite et sa proie. Celui-ci, en effet, est toujours incapable de rechercher sa proie par lui-même, dénué qu’il est des organes de la vie de relation. Le commensal, au contraire, ne reçoit sa nourriture qu’à demi préparée; il doit déjà exercer pour la conquérir certaines facultés de discernement et de locomotion; par là il se rapproche de l’être capable de pourvoir lui-même à ses besoins auquel il emprunte sa nourriture. Pourtant dans ces rapports entre deux êtres où l’avantage est tout d’un côté, alors même que de l’autre aucun dommage n’est ressenti, il n’y a place encore pour aucune société.
Les plus nuisibles des commensaux sont ceux qui se nourrissent à leur naissance des aliments déposés par la prévoyance maternelle à côté des œufs de certains insectes, mais le plus grand nombre est moins redoutable. Dans les profondeurs de la mer, les faits de commensalisme n’ont pu être encore qu’imparfaitement observés; l’hôte porte avec lui son parasite quand on le retire de l’eau; il n’en est pas de même du pourvoyeur et de son commensal. Cependant certains voisinages permanents ont été signalés, comme celui du pilote et du requin, du pagure et de son annélide, qui ne paraissent pas avoir d’autre cause. Plusieurs animaux, entre autres des crustacés, vivent des excrétions des poissons et purgent les eaux de ces impuretés comme le font sur terre certains insectes pour les excréments de mammifères. On trouve dans les fourmilières un certain nombre d’insectes dont la présence ne soulève aucun tumulte et n’est cependant justifiée par aucun service apparent (certains cloportes blancs sont les plus remarquables). Il y a assurément pour eux un intérêt à vivre en compagnie des fourmis, sans qu’on soit parvenu à savoir lequel. Mais où l’on recueille en plus grand nombre les faits de commensalisme, c’est dans l’embranchement des oiseaux. On connaît ces oiseaux de rivage, les stercoraires qui courent sus aux mouettes, aux lummes, aux sternes et aux thalassidromes pour leur faire rendre leur proie et la dévorer. La frégate agit de même à l’égard du fou. Le milan vit des débris des repas du faucon, et celui-ci est souvent dépossédé du fruit de sa pêche par l’aigle à tête blanche. Le pagophile est le fidèle commensal des morses. Des marsouins, poursuivant des brêmes, se voient, au témoignage de Raulin, enlever leur proie par des mouettes qui les épient. Le pluvian fait la chasse dans la gueule même du crocodile aux parasites qui y logent; le Buphago africa rend aux éléphants un service analogue; 15 à 20 de ces oiseaux blancs se jouent sur le dos de l’énorme animal, picorant ses parasites. Notre étourneau, le commandeur et l’alecto des buffles ont les mêmes habitudes; mais déjà l’alecto qui doit à la longanimité du buffle cette pitance quotidienne, non content de lui rendre service par le fait même, l’aide encore en lui signalant l’approche d’un ennemi. L’ani fait de même pour le rhinocéros. L’association effective commence ici avec la mutualité. Mentionnons seulement, avant d’aborder ce nouveau groupe de faits, les commensaux des carnassiers, le chacal, le vautour, et enfin les nombreux commensaux de l’homme, depuis le dermeste du lard jusqu’au chat et à la souris.
A la lutte pour l’existence d’abord directe, puis indirecte va faire place la coalition pour l’existence, le plus souvent destinée à mieux soutenir la lutte même. Ici se présente quelque chose de nouveau; les consciences, séparées par le parasitisme et le commensalisme à des degrés divers, s’unissent dans la mutualité, par l’identité des représentations qui entraîne à son tour la communauté des craintes et des espérances. C’est dire que le dernier groupe des phénomènes ne peut se produire avec quelque constance que chez les espèces supérieures, capables d’opérations intellectuelles déjà complexes. Exposons les faits connus.
Toutes les fois qu’un même milieu rassemble plusieurs espèces douées d’habitudes semblables, des rapports ne manquent jamais de s’établir entre celles qui n’ont rien à redouter les unes des autres et ont, au contraire, à redouter les mêmes ennemis. Les oiseaux des plaines et des bosquets s’unissent volontiers en bandes, les bruants avec les alouettes, les pinsons et les litornes, la spizelle du Canada avec les pinsons et les bruants, le plectrophane de Laponie avec les alouettes, la pie avec les corbeaux et les corneilles, les grives avec les merles, les roitelets avec le torchepot, les mésanges, les pinsons et les nonnettes, le pic épeiche avec les grimpereaux et aussi avec les mésanges et les roitelets. Les oiseaux des marais: l’échasse et l’avocette, les hérons, les bihoreaux, les garzettes et les blongios; les oiseaux de rivage: les barges avec les pluviers et les bécasseaux forment également des groupes permanents hors de la saison des amours. Voici la cause de ces réunions. Chacun de ces oiseaux comprend plus ou moins clairement que sa vigilance sera puissamment aidée par celle de ses compagnons; pour surveiller les alentours, les sens de plusieurs oiseaux tous également tendus en des directions diverses leur paraissent offrir une meilleure garantie que les sens d’un seul, et pour lutter s’il le faut contre un ennemi, les moyens de défense de tous réunis leur semblent supérieurs aux armes d’un seul. Il n’est besoin pour les engager à de telles associations d’aucune contrainte ni d’aucun pacte; chacun accourt spontanémant au-devant de ses voisins et la bande se trouve formée; nous verrons plus tard ce qui cimente ces liens. Quand le renard est en chasse, les geais, les merles et les pies poussent un cri qui exprime spontanément leurs émotions à la vue du carnassier. Mais les autres oiseaux, entendant ce cri d’alarme, en cherchent la cause et, l’ennemi découvert, se mettent à leur tour sur leurs gardes. Que ce fait se répète plusieurs fois: la liaison entre le cri des avertisseurs et la représentation du péril deviendra de plus en plus étroite dans leurs consciences; ils fuiront de confiance au premier signal. Les tocks rendent en Afrique le même service aux autres oiseaux, quand un serpent ou un léopard paraissent. L’antilope elle-même recueille avec attention leurs avis. De même le cri du vanneau est entendu de tous les oiseaux d’un même rivage et immédiatement mis à profit. L’autruche est admise comme vigilante gardienne dans les troupeaux de gazelles, de zèbres et de couaggas; et la daman d’Abyssinie protège, sans le savoir, en se gardant lui-même, un lézard et un ichneumon attentifs à tous ses mouvements. Ces derniers faits ne peuvent donner naissance à des sociétés, puisqu’ils ne sont pas réciproques. L’avertisseur, mieux doué que ses protégés, n’a que faire le plus souvent de leur concours, et d’ailleurs ceux-ci peuvent avoir eux-mêmes quelque chose à redouter de lui, comme c’est le cas de nos petits oiseaux vis-à-vis de la pie vulgaire. Mais que les mêmes faits se produisent entre oiseaux qui tous ont besoin les uns des autres sans avoir rien à redouter les uns des autres, ils s’uniront inévitablement. L’habitude fera le reste. Sans cesse occupés à se regarder, à s’écouter mutuellement, ayant associé dans leur pensée ces représentations aux sentiments de sécurité qu’elles leur inspirent, ils ne pourront se séparer de leurs compagnons sans perdre quelque chose d’eux-mêmes, et seule l’action plus puissante du penchant sexuel pourra les disperser au printemps nouveau.
Il est difficile que plusieurs êtres vivent habituellement groupés sans que des différences ne se manifestent entre eux et que leurs rapports d’abord uniformes ne se spécialisent suivant les aptitudes des individus. Aussi voyons-nous plusieurs de ces bandes offrir un commencement d’organisation. Nous n’en donnerons qu’un seul exemple. Les barges qui forment une troupe avec de plus petits oiseaux de rivage exercent toujours sur leurs compagnons une sorte d’autorité. Ce que fait le barge, les autres l’imitent; ses mouvements et ses cris guident la troupe tout entière. La seule différence qu’il y ait entre cette forme d’association et la précédente consiste en ce que, grâce à la supériorité du barge, les représentations et les sentiments des autres oiseaux, au lieu d’être seulement réciproques, sont simultanés et se rapportent tous à la fois au même membre de la troupe. Quant aux sentiments de satisfaction d’un ordre tout spécial que le barge éprouve à exercer cette hégémonie, qu’il nous soit permis d’en différer l’explication jusqu’à un moment plus favorable. Signalons seulement la fréquence de tels sentiments parmi les animaux domestiques. Il n’est pas de volière qui n’ait son maître, quelque différents qu’en soient les hôtes. C’est même sur cette propension des uns à la domination, des autres à la subordination que repose l’usage que l’on fait à la Guyane de l’agami pour diriger les oiseaux domestiques, en Afrique, de la grue cendrée pour conduire un troupeau de moutons, dans tout le monde, du chien pour gouverner le bétail grand et petit.
La domesticité elle-même est une forme du mutualisme, la plus élevée qui soit possible entre espèces différentes, parce qu’elle suppose la subordination. Subordination et organisation, c’est même chose. L’association est ici volontaire de part et d’autre; c’est là le fait élémentaire de toute mutualité ; mais elle comporte de plus une autorité exercée par l’un des membres de cette association, et cette autorité pleinement acceptée des autres lui permet de faire tourner l’association entière à son profit. Il en est le chef et la fin.
Quand nous disons que la domestication est une association volontaire, nous ne voulons pas dire qu’elle le soit au début. On ne sait pas d’une manière certaine comment les espèces actuellement domestiques ont été conquises à l’origine; on ne le saura jamais. Mais nous pouvons nous représenter ce moment décisif dans les destinées de l’humanité d’après des analogies. Certaines espèces sont encore à demi domestiques, à demi sauvages, et l’empire de l’homme sur elles, toujours contesté, doit toujours être raffermi. On ne peut s’empêcher de penser que les moyens dont celui-ci se sert actuellement pour consolider ou renouveler sa domination sont peu différents de ceux dont il s’est servi jadis pour l’établir. Or nous voyons que toute tentative de domestication débute de nos jours par un acte de contrainte et de coercion. L’homme, avec sa ruse audacieuse, parvient à lier même l’éléphant, puis une fois en son pouvoir, il l’intimide et le châtie jusqu’à ce qu’il en obtienne l’obéissance. C’est ainsi qu’il a pour les premières fois pu recueillir le lait des animaux sauvages; de nos jours le Lapon ne trait la femelle du renne à demi domestique qu’en la maîtrisant avec le lasso . En Australie on attire les vaches en leur présentant leurs veaux dans une sorte de travail où elles sont immobilisées et où elles reviennent bientôt d’elles-mêmes pour se débarrasser de leur lait . Mais cette conquête de l’individu n’assure pas l’avenir; elle est toujours à recommencer. La domestication de l’éléphant en est restée là. La véritable domestication commence avec l’élevage. C’est un fait commun dans nos fermes voisines des bois que l’apprivoisement des jeunes loups et des marcassins. Cette idée de prendre un animal jeune et de l’élever, si fréquente en pleine civilisation, n’a pas dû être étrangère aux esprits des hommes primitifs. Elle a dû surtout agréer aux femmes, à qui elle offrait une satisfaction en forme de jeu des instincts maternels. L’animal en grandissant devenait-il féroce? il était sacrifié. Mais s’il avait pu s’accoupler et devenir fécond soit avec ses semblables restés sauvages, soit avec quelque compagnon de captivité, un certain nombre de générations ont pu rester ainsi au pouvoir de l’homme et accepter de plus en plus volontiers son joug. Vieux, il est probable qu’il se refusait à tout commerce comme il arrive en Corse au mouflon captif: mais ce fait, qui se produit même dans les troupeaux libres où les vieux mâles vivent presque toujours à l’écart, n’empêchait pas de plus jeunes déjà adultes de rendre à l’homme les services intermittents et irréguliers que celui-ci réclamait d’eux. La contrainte a donc été exercée très probablement par l’homme à l’origine sur les animaux devenus depuis domestiques, tantôt sur les animaux adultes, tantôt et plus efficacement sur les jeunes. Les habitants du Kamtschatka sont forcés de dompter pour ainsi dire chaque génération des chiens qu’ils emploient aux traîneaux: ils les jettent à peine nés avec leurs mères dans une fosse profonde où ils les replongent pendant longtemps après chaque course.
Mais après que les volontés sont ainsi vaincues, commence une tâche nouvelle; il faut que l’homme se les concilie. Il s’appuie pour cela sur une tendance héréditaire très puissante que l’on rencontre, à l’état libre, chez tous les animaux devenus domestiques, je veux dire l’instinct de subordination volontaire aux plus intelligents et aux plus forts. Sauf le chat qui est resté, en effet, plutôt le commensal que le serviteur de l’homme, tous, chiens, moutons, chèvres, bœufs, rennes, chevaux, sangliers, éléphants vivent en troupes organisées plus ou moins étendues, soumises à un chef. Retrouvant à un plus haut degré chez leur nouveau maître l’ascendant qu’ils étaient disposés à subir de la part de leurs congénères, ils n’ont pas eu de peine à se soumettre à lui. Quand l’homme a eu en sa possession un certain nombre d’entre eux, il est devenu naturellement le chef de leur bande, se substituant ainsi au chef que cette bande eût suivi, ou même obtenant de lui tout le premier une obéissance imitée de tout le troupeau. On ne sait pas jusqu’à quel point l’intimité peut aller entre le gardien d’un troupeau et ses bêtes, soit au sein de notre civilisation, inattentive à ces faits d’ordre inférieur, soit surtout sur les confins de la civilisation et de la barbarie. «Quelle vie est la leur! dit Brehm des Lapons des fjelds conducteurs de rennes; ils n’ont point par eux-mêmes de volonté ; ce sont leurs troupeaux qui les mènent. Les rennes vont où ils veulent, les Lapons les suivent. Le lapon des fjelds est un véritable chien. Pendant des mois entiers, il reste presque toute la journée en plein air, souffrant en été des moustiques, en hiver du froid, contre lequel il ne peut se défendre... Souvent il endure la faim, car il s’est plus éloigné qu’il ne le voulait... Il ne se lave jamais; il se nourrit des aliments les plus grossiers... son genre de vie le rend à moitié animal.» Je me tais sur des pratiques dont la pensée fait horreur, mais qui sont de nos jours fréquentes chez les sauvages de la Nouvelle-Calédonie, comme elles l’ont été chez les anciens juifs . Assurément rien n’autorise à croire que de tels faits aient jamais revêtu un caractère normal; mais ils indiquent au prix de quelle communauté d’existence avec les animaux, l’homme a pu leur faire accepter son empire. S’il a réussi à gouverner leur société, déjà existante à côté de la sienne, c’est à la condition d’y entrer lui-même comme membre prépondérant .
Cette explication n’est valable que si les animaux sont capables de reconnaître en effet la supériorité de l’homme. Elle devient excellente s’il est établi que ce qu’il y a de confus dans la représentation de cette supériorité l’accroît encore et revêt celui à qui elle est attribuée d’un véritable prestige. Or l’animal sauvage, oiseau ou mammifère, témoigne très nettement, par le luxe de précautions qu’il prend à notre égard, qu’il sait le pouvoir de nos armes. Il suffit d’avoir traversé un fusil à la main des prairies coupées de peupliers et de saules pour savoir à quel point les pies, les geais, les pics et les oiseaux de proie de nos contrées sont en défiance contre ses effets. En revanche, le chien de chasse qui voit son maître sortir armé manifeste assez bruyamment ce qu’il attend de cette expédition. Et, à vrai dire, dans la plupart des cas, l’arme n’est pas tant redoutée que celui qui la porte habituellement. Pour l’animal comme pour le sauvage, l’instrument ne fait qu’un avec celui qui s’en sert; ce n’est pas l’engin de chasse, c’est le chasseur qui foudroie à distance. De là, dans certaines contrées de l’Afrique et de l’Amérique où les Européens seuls portent d’ordinaire des armes à feu, la frayeur causée au loin par leur présence dans certaines sociétés d’oiseaux, tandis que nul ne se soucie de la présence des indigènes même armés . Les instruments de l’homme primitif ont certainement produit sur les animaux des impressions analogues; aidés surtout qu’ils étaient par divers moyens d’intimidation employés sur les animaux en captivité, comme par exemple le séjour dans l’obscurité, la privation de nourriture, l’immobilité par contrainte. Les corrections d’ailleurs, et d’autre part les aliments favoris, toujours reçus de cette même main qui sait châtier, ont imprimé de tout temps dans les consciences neuves des animaux pris jeunes une empreinte ineffaçable, leur apprenant que l’homme est un être dont ils peuvent tout craindre et tout espérer, leur faisant sentir qu’ils sont pour ainsi dire dans sa main. Qu’on ajoute à cela l’expression de bonté suprême et d’énergie concentrée manifestée si éloquemment dans les gestes, dans les traits, dans la voix de l’un et de l’autre sexe humain, et l’on comprendra que l’animal intelligent regarde l’homme comme un être infiniment supérieur à lui, dont l’association mérite d’être recherchée par dessus toutes les autres. C’est ce qui explique les effusions passionnées de tendresse comme les témoignages d’humilité sans réserve que prodiguent à leur maître ceux d’entre eux à qui le don d’expression a été départi en quelque mesure. On croit trop généralement que le chien est seul capable de telles manifestations. Le chat, élevé à force de bontés du rang de commensal à celui de compagnon, étonne parfois par le caractère expressif de ses mouvements. On l’a vu, accroupi sur les genoux d’une personne, embrasser de droite et de gauche le corps de cette personne avec ses pattes et, inclinant la tête, l’en frapper à petits coups. Le singe donne de véritables baisers et enlace de ses bras les genoux de qui le menace. Le chimpanzé dédaigne les autres singes, mais témoigne à l’homme un véritable respect . A l’état sauvage, plusieurs simiens ont des gestes de supplication pour détourner le coup de l’arme à feu qui les vise. Domptés, les félins les plus féroces se traînent aux pieds de leur vainqueur. Les oiseaux eux-mêmes se livrent à des gestes analogues.. Laissons les perroquets et les perruches qui sont sous les yeux de tous; l’œnicdème criard, au témoignage de Naumann, ne trouve pas pour exprimer l’espèce d’adoration qu’il ressent pour l’homme d’autres moyens que ceux qui lui servent au temps des amours pour faire fête à sa femelle. Il exécute autour de lui une véritable saltation accompagnée de petits cris. La grue en captivité danse de même avec des inclinations et des battements d’ailes devant celui qui la nourrit. Que si les sentiments ainsi exprimés obtiennent en retour des témoignages d’affection, ils s’exaltent chez certaines espèces d’une manière extraordinaire. Si au contraire c’est à d’autres que vont ces témoignages tant désirés, une jalousie ardente en résulte. Plusieurs chiens ont mordu cruellement de jeunes enfants à qui l’on donnait sous leurs yeux des caresses qu’ils eussent souhaité obtenir seuls; d’autres, délaissés pour de petits chats, se sont presque laissés mourir de faim; on raconte mille traits de jalousie des singes; le chat montre dans les mêmes circonstances une maussaderie morne vraiment comique. Et ces faits sont d’autant plus remarquables que jamais, en dehors des relations sexuelles, les animaux n’ont laissé voir de jalousie à l’égard d’autres animaux. L’homme est donc pour les plus élevés des vivants qui viennent après lui un être à part, vraiment royal et en quelque sorte surnaturel. Il n’est pas surprenant qu’ils acceptent volontiers son joug. En fait, malgré les abus qui signalent le pouvoir dont il dispose sur ses serviteurs, on ne voit guère ceux-ci tenter de révolte, même partielle et isolée. La rage seule, et encore à son dernier période, jette le chien contre son maître; sa fureur s’exerce longtemps sur les autres chiens avant d’en venir à cette extrémité.
Si l’intelligence des uns assure leur coopération volontaire à notre activité, l’inintelligence des autres explique leur résignation à la servitude. Certes si la claire pensée du sort qui les attend pouvait se présenter aux moutons et aux bœufs de nos prairies, nous pourrions craindre de leur part une insurrection générale qui ne laisserait pas que d’être embarrassante, au moins pendant un instant. Mais si tout animal redoute les coups et surtout la faim, il n’en est point qui redoute vraiment la mort, parce que nul d’entre eux ne sait ce qu’elle est: comment la concevraient-ils quand l’homme primitif n’y réussit que si difficilement? à plus forte raison les ruminants, qui ne sont pas les plus intelligents des mammifères, ont-ils dû, même à l’origine, avant l’abâtardissement qui suit la domesticité prolongée, comprendre à peine la disparition de leurs compagnons. En tous cas, ils l’ont vite oubliée en présence de la crèche chaque jour bien garnie. Qu’est-ce qu’un mal, fût-ce le dernier de tous, dès qu’on l’ignore? D’ailleurs il n’est pas démontré que quand la domestication de ces espèces a commencé, elle ait eu pour but la possession plutôt de leur chair que de leur lait ou de leur toison .
Une objection nous attend ici. Comment se fait-il, si le propre de la société est de procurer à tous ceux qui la contractent un perfectionnement réciproque, que la domestication de certaines espèces ait précipité leur décadence? Remarquons d’abord que nous n’examinons que des sociétés imparfaites, qu’il ne s’agit ici que de mutualité, c’est-à-dire de services réciproques partiels. Deux êtres se trouvent exercer deux fonctions non pas semblables, non pas même correspondantes, mais accidentellement convergentes; ils le remarquent et utilisent d’une manière durable cette rencontre qui leur rend la lutte pour l’existence plus facile; il y a là, nous l’avons dit, quelque chose de plus que le commensalisme, mais rien qui soit d’un autre ordre. C’est un commensalisme bilatéral. La communauté de conscience, aussi bien que la communauté d’intérêts reste toujours limitée à l’exercice commun des deux fonctions qui ont donné lieu à l’accord, sans permettre une identification véritable de deux êtres en un seul. Si donc l’une de ces deux fonctions entraîne un certain développement de la vie de relation, comme par exemple celle de pourvoir à la protection et à la nourriture d’autrui, et que l’autre ne mette aucunement en jeu l’activité cérébrale comme est celle de se reproduire et de croître pour servir d’aliment, non seulement la fonction végétative se subordonnera inévitablement à la fonction intelligente, mais encore la différence ira croissant avec le temps, et la mutualité, sans disparaître, dégénérera en servitude. Cependant, par cela même que l’homme est de plus en plus capable de penser, grâce à cette association et aux loisirs qu’elle lui crée, de même, et par la même cause, l’animal qui sert d’aliment est de plus en plus capable de se reproduire et de croître. Les deux fonctions associées se favorisent en effet l’une l’autre. Sur le point précis où il y a eu association, consciente ou non, chacun des deux membres du groupe ainsi constitué a gagné incontestablement. Jamais les bœufs, les moutons ni les porcs, jamais les lapins ni les volailles n’auraient eu comme espèces vivantes, au point de vue physique, les destinées prospères que la civilisation leur a faites, s’ils n’avaient pas été domestiqués. Il est certain aussi qu’ils n’eussent pas varié autant qu’ils l’ont fait. S’ils y ont perdu en intelligence, c’est que ce n’est pas à titre d’êtres intelligents qu’ils sont entrés en association avec l’homme; le chien, sous l’empire de la même loi, devient de plus en plus intelligent, parce que c’est pour cette faculté même que l’homme a fait de lui son allié : et les diverses espèces de chiens sont développées de ce côté dans la mesure où la destination qu’elles ont reçue sollicite leur discernement . En résumé la domestication est un fait de mutualité ; c’est une société où les services, au lieu d’être unilatéraux comme dans le commensalisme, sont réciproques; mais comme cet échange de services est partiel, ne porte que sur une fonction, comme cette fonction est seule favorisée, l’animal domestiqué n’y gagne que partiellement, à moins que la fonction mise en commun, appartenant des deux parts à la vie de relation, ne nécessite l’emploi des facultés cérébrales plus complexes. Dans ce cas l’organisme y gagne tout entier. Voilà pourquoi nps serviteurs occupent des grades si différents et forment une échelle descendante qui montre à son sommet celui qu’on a appelé l’ami de l’homme, à son dernier échelon cet être qui n’est plus qu’une cuisine vivante, et aux places intermédiaires l’éléphant, le cheval, l’âne, le renne, la chèvre, le mouton, le lapin, les oiseaux de basse-cour, etc. Voilà pourquoi les uns sont devenus plus parfaits, tandis que les autres ont dégénéré (1).
Une société ne peut s’organiser que grâce à une direction d’une part, à une subordination de l’autre. Aussi hors de l’humanité les cas de mutualisme véritable sont-ils rares. Le parasitisme ne requiert que la moindre des actions réflexes; se jeter sur la proie à son passage et s’y tenir accroché tant qu’elle n’est pas dévorée. Le commensalisme suppose déjà quelque complexité de représentation. Cependant les dangers signalés par l’avertisseur ne sont pas de toute nécessité clairement représentés dans l’esprit de celui qui entend son signal et le voit fuir. C’est en quelque sorte machinalement, c’est-à dire en vertu de mouvements peu éloignés des reflexes, quoique compliqués, que celui qui voit fuir se trouve entraîné à fuir à son tour. L’impulsion résulte de la représentation seule du fait imité, comme nous ne pouvons plonger notre regard au fond d’un précipice sans éprouver le vertige qui nous y attire. De là chez les foules la soudaineté des explosions de sentiment. L’émotion s’y répand par l’oreille et la vue avant que les motifs en puissent être connus. C’est ce qui se passe la plupart du temps dans les bandes d’oiseaux d’espèces différentes et dans tous les groupes que nous avons signalés. On les voit agitées de mouvements soudains; le moindre coup d’aile, le moindre bond y dégénère en panique. Des facultés plus hautes sont la condition de la mutualité organisée, ou domestication. Elle suppose, chez celui qui la provoque, la représentation d’avantages futurs plus ou moins éloignés, et la conception des moyens plus ou moins complexes par lesquels peut être assurée la possession de ces avantages. Cette opération intellectuelle, qui consiste à réunir en un groupe les faits passés de façon à ce qu’ils contiennent les faits à venir, cette combinaison de moyens en vue d’une fin médiate mérite un nom nouveau; ce ne sont plus des mouvements réflexes, mais des pensées réfléchies. Voilà sans doute la cause de la rareté des faits de domestication dans l’animalité. Mais ce qui est extraordinaire; ce qui touche à la merveille, c’est que le seul cas qu’il nous ait été possible de recueillir se rencontre à un degré fort inférieur de l’échelle animale, en dehors des vertébrés, chez les insectes! Oui, ce fait qui exige, comme nous venons de le voir, les facultés tout humaines de réflexion et de combinaison, ne se rencontre hors de l’humanité que chez les fourmis. Avec nous, seules entre tous les êtres vivants, elles ont domestiqué d’autres animaux: elles élèvent des pucerons dans leurs nids! Comment expliquer ce fait vraiment extraordinaire?
Reconnaissons d’abord que les explications données jusqu’ici ne peuvent s’appliquer à ce nouveau cas. Quand nous disions que les antilopes, les gazelles, les zèbres se plaisent à voir au milieu d’eux l’autruche au long cou dont les yeux perçants surveillent pour eux les alentours, nous leur attribuions un mode de penser qui appartient à l’homme, mais que le lecteur leur a sans aucun doute concédé facilement. Beaucoup de faits de la vie mentale des mammifères et des oiseaux s’expliquent très naturellement si on leur accorde une intelligence comme la nôtre, quoique moins étendue, si on leur prête notre esprit, diminué. Les opérations intellectuelles sur lesquelles se fonde le mutualisme ordinaire ne semblent en aucune façon, suivant le même point de vue, dépasser la capacité de l’animal. Il n’en est pas de même de celle que suppose la mutualité organisée, ou domestication. Attribuer à l’animal, même au mammifère, une prévision aussi étendue et des combinaisons de moyens aussi délicates, serait déjà contraire aux opinions les plus généralement admises sur la puissance de son intelligence. Qu’est-ce donc quand il s’agit, non plus d’un mammifère, mais d’un insecte! Il serait téméraire d’investir ce cerveau microscopique de fonctions semblables à celles qu’accomplit le nôtre.
Essayons de résoudre ce malaisé problème; mais auparavant efforçons-nous d’en bien poser les termes.
Le fait ne se montre pas brusquement à son moment le plus accompli. Cela serait contraire à ce que nous savons de la marche générale des phénomènes, réglée partout et toujours par le principe de continuité. Il est précédé, au témoignage de Huber, par une série de faits analogues, beaucoup moins étonnants, qui nous conduisent pas à pas au dernier stade. La fourmi est, dans certains cas, la simple commensale des pucerons. Errant sur les rameaux des plantes à la recherche d’une nourriture, elle rencontre des pucerons dont l’abdomen distille une goutte de liquide épais; sucer ce liquide, y revenir parce qu’il a été trouvé agréable, prendre l’habitude de cet acte de génération en génération, tandis que le puceron éprouve de plus le besoin d’être débarrassé par elle d’une sécrétion devenue plus abondante, ce sont là des phénomènes étroitement liés, qui sortent naturellement les uns des autres et qui nous conduisent pas à pas à la limite où le commensalisme finit, où la mutualité commence. Maintenant voici un cas plus surprenant. «Je découvris un jour, dit Huber, un tithymale qui supportait au milieu de sa tige une petite sphère à laquelle il servait d’axe; c’était une case que les fourmis avaient construite avec de la terre. Elles sortaient par une ouverture fort étroite pratiquée dans le bas, descendaient le long de la branche et passaient dans la fourmilière voisine. Je démolis une partie de ce pavillon construit presque en l’air, afin d’en étudier l’intérieur; c’était une petite salle dont les parois, en forme de voûte, étaient lisses et unies; les fourmis avaient profité de la forme de cette plante pour soutenir leur édifice; la tige passait donc au centre de l’appartement, et des feuilles en composaient toute la charpente. Cette retraite renfermait une nombreuse famille de pucerons auprès desquels les fourmis venaient paisiblement faire leur récolte à l’abri de la pluie, du soleil et des fourmis étrangères.» Huber a vu une autre de ces étables sur une petite branche de peuplier, à cinq pieds au-dessus du sol; mais la hauteur n’a ici que peu d’importance. Comment rattacher ce fait à ceux qui précèdent et dont il diffère déjà sensiblement? Le patient observateur nous l’indique lui-même. Les fourmis étrangères, c’est-à-dire habitant des nids plus éloignés, venaient, elles aussi, recueillir la miellée au grand mécontentement de celles-ci, qui, habitant au pied de la plante, rattachées à la colonie de pucerons par une file non interrompue d’allantes et de venantes, pouvaient la considérer comme leur propriété. Il fallait donc la protéger contre les incursions des étrangères. Un moyen se présentait, déjà à demi exécuté sans doute; les fourmis ont coutume de conduire leurs galeries aussi loin qu’elles vont elles-mêmes, partout du moins où elles ont établi des communications régulières permanentes. Ces galeries venaient sans doute jusqu’au pied de la plante; peu à peu elles ont été conduites jusqu’à l’endroit où vivaient les pucerons. La transformation de la galerie en une chambre aérienne a pu se faire insensiblement, sous l’action spontanée de tant de travailleurs obéissant à cette même pensée: mettre à l’abri les bêtes nourricières. Maintenant si la tige est un peu haute, les fourmis, sollicitées par un beau soleil, pourront apporter leurs larves dans la chambre aux pucerons; le nid sera en partie transporté en l’air; c’est ce qu’a vu Huber, sur une tige de chardons. Mais si la tige n’est pas élevée, ou si la pluie menace de détruire le frêle édifice, ou si on redoute une attaque, quoi de plus simple que de prendre en même temps que les œufs ces précieux auxiliaires et de les transporter au nid souterrain? Cependant cela n’est pas toujours nécessaire, les pucerons se rapprochant d’eux-mêmes dans certains cas des orifices du souterrain qu’il suffit alors de voûter. «Il est encore des fourmis, dit Huber, qui trouvent leur nourriture auprès des pucerons du plantin vulgaire; ils sont fixés ordinairement au-dessous de sa fleur; mais lorsqu’elle vient à passer et que sa tige se dessèche, ce qui lui arrive à la fin d’août, les pucerons se retirent sous les feuilles radicales de la plante; les fourmis les y suivent et s’enferment alors avec eux, en murant avec de la terre humide tous les vides qui se trouvent entre le sol et les bords de ces feuilles; elles creusent ensuite le terrain en dessous, afin de se donner plus d’espace pour approcher de leurs pucerons et peuvent aller de là jusqu’à leur habitation par des galeries couvertes.» N’oublions pas que les pucerons, loin d’éviter les fourmis, les recherchent; que ceux qui ont des ailes et peuvent fuir restent volontairement au milieu d’elles. Si donc ces espaces libres à fleur du sol de la prairie sont traversés par les racines des plantes herbacées, ils trouveront sur ces racines d’excellentes conditions d’existence et y demeureront volontiers. C’est ce qui arrive en effet. Huber se demandait de quoi vivent les fourmis qu’on ne voit jamais sortir à la provende. «Un jour, ayant retourné la terre dont leur habitation était composée, je trouvai, dit-il, les pucerons dans leur nid; j’en vis sur toutes les racines des gramens dont la fourmilière était ombragée; ils y étaient rassemblés en familles assez nombreuses et de différentes espèces... Je ne tardai pas à voir que les fourmis jaunes étaient fort jalouses de leurs pucerons; elles les prenaient souvent à la bouche et les emportaient au fond du nid; d’autres fois elles les réunissaient au milieu d’elles ou les suivaient avec sollicitude.» Nous touchons enfin à l’acte caractéristique de la domestication, l’élevage. Les pucerons, vivipares en été, sont ovipares en automne. Les œufs déposés dans la fourmilière y deviennent l’objet de soins en tout semblables à ceux que les fourmis donnent à leurs propres œufs. Comme les leurs, elles les descendent dans les profondeurs de la fourmilière, quand le dessus est découvert; comme les leurs, elles les vernissent et les humectent de leur salive. Voilà la domestication complète. On le voit, nous y sommes conduits par une série de faits voisins les uns des autres, dont chacun demande un certain effort d’intelligence, mais moindre assurément que si le dernier de tous, le plus extraordinaire, devait être accompli en une fois. Est-ce ainsi que les choses se sont passées dans la réalité ? Nous ne le prétendons pas, quoique les fourmis qui élèvent les œufs de pucerons soient précisément ces mêmes fourmis jaunes qui tiennent vers la fin de la mauvaise saison les pucerons rassemblés dans leur nid, quoique chaque saison voie le passage de l’un de ces faits à l’autre se renouveler, c’est-à-dire des fourmis tenir leurs nourriciers au pied des plantes voisines de la fourmilière dans le prolongement de leurs couloirs, puis les emporter au fond de l’habitation, les y réunir et y recueillir leurs œufs. Nous ne le prétendons pas, parce qu’il n’y aurait aucun moyen de contrôler notre assertion; nous voulions seulement montrer que rien ne répugne à ce que les observations d’Huber soient placées dans un ordre satisfaisant pour l’esprit, et par là préparer l’explication psychologique que nous allons en tenter.
Darwin attribuerait l’évolution précédemment décrite à la sélection naturelle. Celles des fourmis qui disposent le plus à leur gré des pucerons, qui en savent réunir le plus grand nombre dans leur nid auraient été par là favorisées d’un avantage considérable, n’ayant plus à courir les chemins pour y conquérir une proie incertaine, et auraient d’abord prospéré, tandis que celles de leurs congénères, qui n’auraient point su inventer la même industrie, auraient d’abord dépéri et finalement succombé. C’est ainsi que Darwin explique les instincts esclavagistes des fourmis . Mais cette théorie souffre des objections diverses. D’abord on ne voit pas que des fourmilières où l’élevage des pucerons n’a pas lieu aient dû périr faute de cette industrie; car elles ont pu en développer d’autres, comme l’esclavage, la chasse aux insectes ou l’emmagasinement des graines, qui ne les eût pas moins favorisées. De fait, il n’y a guère que quatre ou cinq espèces qui se livrent à l’élevage des pucerons. Ensuite, la sélection étant admise rencontrerait de grandes difficultés dans les premiers commencements du phénomène. Un puceron emporté par une fourmi dans l’intérieur de la fourmilière constituait pour elle un bien chétif avantage; cet avantage pouvait à ce moment-là même être compensé par une multitude d’inconvénients venant d’autre part et l’évolution être ainsi arrêtée dans son germe. Je sais bien que la nature procède par actions lentes et insensibles; mais encore faut-il montrer la raison de leur persistance et de leur conservation: les esprits les moins prévenus répugnent à tenir compte des influences infiniment petites, presque négligeables à force d’être minimes, quand on ne leur explique pas pourquoi ces influences, au lieu d’être combattues par d’autres variations en sens contraire, comme il y a mille chances que cela arrive, ont été pour ainsi dire précieusement recueillies et patiemment confirmées. Or de ce qu’une fourmi neutre a une fois emporté un puceron dans la demeure commune, s’ensuivra-t-il une tendance chez les fourmis neutres de la génération suivante à renouveler cette tentative, et cette tendance ira-t-elle se confirmant de génération en génération? C’est, on l’avouera, une inférence qui n’est pas d’une nécessité absolue. En tous cas, — et c’est là le point décisif de l’objection, — le fait initial lui-même demande à être expliqué : emporter un puceron dans les galeries souterraines, recueillir surtout ses œufs et les, soigner pendant un hiver, voilà le fait sur lequel repose la théorie, fait dont la sélection explique ou n’explique pas la répétition habituelle et héréditaire, mais qu’elle n’explique assurément pas en lui-même. Toute accumulation d’instincts en vertu de la survivance des plus aptes suppose un premier acte d’initiative et de discernement qu’il faut lui-même qualifier d’instinctif, puisqu’il n’est pas explicable par les procédés connus de notre propre intelligence. L’élément avec lequel on construit cette théorie de l’instinct renferme donc l’instinct lui-même, c’est-à-dire le mode d’intelligence dont la théorie a pour but d’expliquer la genèse. C’est là, si nous ne nous trompons, un véritable cercle où la question sert de solution à la question même. Pour ces raisons, il nous semble préférable de chercher ailleurs l’explication désirée; c’est à ce fait initial de discernement qu’il faut nous attacher; c’est ce mode spécial d’intelligence qu’il faut. tâcher de définir. Cet éclaircissement obtenu, nous verrons peut-être l’évolution tout entière de l’institution sociale qui nous occupe en sortir par voie de progrès continu, en vertu des mêmes principes qui en expliquent le germe.
Il est évident qu’un mode d’intelligence, quel qu’il soit, ne peut être compris de nous que si nous en trouvons l’analogue dans notre propre intelligence. C’est là une condition de la psychologie animale qu’il faut accepter résolument. Ou la conscience animale ne nous est pas accessible, ou si elle l’est, elle ne nous est connue qu’en fonction de la nôtre. En fait de conscience, plus encore qu’en tout ordre de connaissance, ce que nous ne sommes pas, nous n’avons aucun moyen de le connaître; en d’autres termes, ici connaissance et conscience c’est la même chose. Si donc nous prétendons expliquer les faits exposés tout à l’heure, dans leur sens psychologique, ce ne peut être que pour les avoir rencontrés dans l’intelligence humaine. Or, nous croyons que le mode de penser employé ici par la fourmi est en effet fréquent chez l’homme, bien qu’inaperçu. Les psychologues se font à l’égard de nos opérations intellectuelles une singulière illusion. Depuis qu’Aristote a analysé le raisonnement, ils ont pris le syllogisme pour la forme exclusive, pour le type unique de nos connexions d’idées concluantes, et ont semblé ignorer qu’elles en puissent revêtir aucune autre. Cependant, dès le dix-septième siècle, nous voyons des doutes s’élever à l’endroit de ce préjugé scolastique. D’après Descartes, la vérité ne s’obtenait que par «ces longues chaînes de raisons toutes simples et toutes faciles» qui s’entresuivent à partir d’un principe unique. Pascal comprit que les hommes se convainquent eux-mêmes et persuadent les autres plus facilement sans ces longues chaînes de raisonnement que par elles, et il reconnut l’instantanéité de chacune de nos inférences, du moins au moment où elles sont conçues. Ce n’est pas seulement au terme d’une longue suite de répercussions sur une série de miroirs convenablement disposés que la lumière de la vérité nous arrive, elle illumine soudainement l’esprit à chacun de ses actes et à chaque fois par un principe nouveau. Souvent même ces principes épars projettent sur nos pensées une lueur dont la source nous reste inconnue; et ce qui nous détermine à croire, ce ne sont pas les pensées que nous voyons, mais d’autres qui sont situées plus profondément et que nous ne voyons pas. Les conclusions n’en sont pas moins légitimes. Cette pénétrante analyse de notre mode le plus ordinaire de penser n’eut pas de continuateurs en France. Mais récemment elle vient d’être reprise en Angleterre. M. Spencer a bien vu que le syllogisme, avec ses propositions explicites multipliées, n’est usité le plus souvent que pour vérifier une inférence acquise, que cette inférence est même déjà impliquée dans la découverte du moyen terme, enfin que l’esprit omet presque toujours la proposition générale qui semble le nœud de tout syllogisme, et même passe directement du particulier au particulier. Les faits nous paraissent confirmer cette vue nouvelle. Il ne faut pas oublier que la pensée a toujours pour fin une action en qui elle se vérifie. Tout ce qui s’interpose entre l’observation d’un mouvement extérieur et le mouvement volontaire correspondant, généralisation, classification, induction, syllogisme, n’a d’autre raison d’être que de préparer pour l’avenir des actions mieux appropriées quand le même phénomène réapparaîtra, et de nous permettre des combinaisons de moyens plus étendues, plus exactes, plus variées: la spéculation n’est pas sa fin à elle-même. Maintenant, quelques ressources que ces opérations de synthèse et d’analyse communiquent à l’activité, tant que l’action reste relativement simple, elles ne lui sont pas indispensables: leur défaut n’empêche pas l’adaptation; les combinaisons qui l’obtiennent sont seulement plus courtes, plus hésitantes et plus restreintes en nombre. C’est le spectacle que nous offre l’intelligence de l’enfant. Dénué d’idées générales, il sait néanmoins combiner ses mouvements en raison des circonstances pour maintenir son équilibre, pour saisir sa nourriture, pour tendre les bras à qui le caresse, pour obtenir ce qu’il souhaite, pour écarter ce qui le contrarie ou ce qui le blesse . A chaque sollicitation du monde extérieur, il correspond dans tous ces cas par une série de mouvements convenables, d’une façon immédiate, sans passer par des réflexions dont il est incapable encore. C’est le spectacle que nous offre de même l’art primitif de l’humanité. Croit-on que le levier, le javelot, les pratiques comme celles de se laver et de laver les aliments, de cuire ceux-ci, de fendre les os, de dépecer la viande avec des cailloux, qu’en un mot les découvertes les plus humbles et les plus essentielles aient été dues à des raisonnements fondés sur des idées générales? Si nous ne nous trompons, la théorie mécanique du boomerang, cet instrument de chasse qui revient, après avoir touché le but, vers celui qui l’a lancé, embarrasserait nos savants actuels. Il a fallu de longs efforts pour expliquer théoriquement les procédés chimiques dont l’humanité se sert depuis des temps immémoriaux dans la préparation des métaux, du vin, du laitage, etc.; l’horticulture a précédé la botanique, et c’est aux éleveurs que Darwin a emprunté l’idée de la sélection, loin que ceux-ci la tiennent de lui. La pratique partout a devancé la théorie. En d’autres termes, l’action s’est partout adaptée aux circonstances sans le secours de la pensée abstraite. La combinaison de moyens concrets particuliers en vue de fins également concrètes et spéciales est donc possible; elle domine la vie sauvage et compte encore pour une bonne part dans la vie civilisée. Il y a des inférences qui se font sans concepts généraux, il y a un mode de conclusion qui se passe de la raison, du moins dans les cas simples et pour les combinaisons courtes. Mais la raison, c’est-à-dire l’ensemble de ces opérations abstraites dont nous parlions tout à l’heure, c’est la condition de la conscience, et en un sens, c’est la conscience même. L’homme peut donc penser utilement sans conscience, ou plutôt avec un très faible degré de conscience. La plus grande partie de sa vie, la plus inaperçue naturellement, appartient à l’instinct.
Une prévision, même assez éloignée, n’est pas exclue par ce mode d’action. Il n’est pas nécessaire, pour prévoir même à distance, de se guider d’après une règle générale. Laissons de côté les pressentiments; ce qui nous est arrivé une fois dans certaines circonstances, nous le redoutons ou l’espérons quand les mêmes circonstances réapparaissent. Mais, même en l’absence de ces circonstances, par là même que nous l’avons éprouvé une fois, nous l’attendons ou le redoutons encore, même en dépit des raisonnements explicites qui nous en démontrent l’impossibilité. A plus forte raison quand nous ne raisonnons pas clairement et nous abandonnons à nos impulsions. Il suffit dans ce cas qu’un fait ait été représenté confusément comme possible pour qu’il devienne l’objet d’une attente ou d’un effroi persistants. Inévitablement, cette anticipation suggère des actes destinés à provoquer ou à conjurer son apparition. Et ces trois phénomènes, représentation confuse d’un fait agréable ou redouté, attente de son apparition, activité déployée pour y correspondre ne feront pour ainsi dire qu’un seul et même fait dont les différentes parties seront liées par une sorte d’immédiation organique. On peut même aller plus loin et soutenir qu’une attente est provoquée parfois et des actes correspondants suggérés en l’absence de toute représentation d’un fait possible. Est-ce que l’expérimentateur dans son laboratoire ne tourmente pas la matière de mille façons sans toujours savoir ce qu’il attend de ses expériences? Est-ce que plusieurs des plus importantes découvertes ne résultent pas de ces tentatives qui ont été faites pour voir? Est-ce que l’enfant et le sauvage n’exécutent pas sur-le-champ toutes les combinaisons de mouvements qui sollicitent leur fantaisie? Ne sait-on pas quelle surveillance est nécessaire pour prévenir les effets des idées bizarres qui peuvent passer par la tête des enfants dans nos demeures pleines de substances et d’instruments dangereux? Il se dépense dans ces deux états de l’humanité une somme inouïe de forces en tâtonnements multipliés dirigés à la fois dans tous les sens. Que si ces tâtonnements réussissent, comme cela arrive, il ne faut pas en faire honneur au hasard seul. Une raison cachée détermine ces succès. C’est l’idée très indéterminée qu’il y a un parti à tirer des phénomènes de ce monde, idée née de trouvailles antérieures. Il n’est pas besoin que cette idée ait été formulée en une règle; toute confuse et obscure qu’elle est, elle explique ces reconnaissances désordonnées poussées incessamment par les activités ignorantes d’elles-mêmes dans toutes les voies qui leur sont ouvertes et même dans le champ de l’avenir où nulle route n’est frayée.
Supposons que l’une de ces mille et mille tentatives ait été suivie de succès. L’acte agréable sera répété ; il n’est pas besoin de raisonnement pour cela. Nous répétons sans raison apparente les actes même indifférents. Sommes-nous entrés une fois dans un magasin, sommes-nous descendus à un hôtel, de deux routes indifférentes avons-nous suivi l’une, c’est assez pour nous déterminer à y revenir de préférence au prochain besoin que nous en aurons. A plus forte raison les actes agréables seront-ils réitérés et de plus en plus nécessairement. Mais s’ils sont réitérés par un seul sans raisonnement, sans plus de raisonnement ils seront imités par les autres. Nous avons remarqué que la seule vue d’un acte entraîne un commencement d’exécution de cet acte, parce que nous ne pouvons nous le représenter sans le refaire, pour ainsi dire, en nous-mêmes. De là l’inévitable extension, au sein d’un groupe quelconque d’êtres humains, du mode d’action inauguré par l’initiative inconsciente d’un individu. Et si plusieurs l’imitent, chacun d’eux sera entraîné par l’impulsion signalée tout à l’heure, c’est-à-dire par une attente vague d’un avantage inconnu, à le varier de mille manières, jusqu’à ce que l’activité ainsi dépensée soit mieux adaptée aux circonstances où elle se développe. Par cela même qu’il sera imité, l’acte en question sera donc peu à peu corrigé, précisé, étendu, ramifié de proche en proche en opérations partielles, perfectionné en un mot. La raison expresse syllogistique est si peu nécessaire à un tel progrès que le langage lui-même n’y semble pas indispensable. En fait, dans les origines de l’humanité, comme chez les sauvages actuels, des améliorations semblables ont été réalisées par des hommes dont le langage était incapable d’exprimer les connexions rigoureuses, logiques de la pensée. Viennent ensuite l’habitude et l’hérédité ; elles consolident ces modes d’action nouveaux dans l’individu, puis dans la race, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer le secours ni de la fatalité sélective, ni de la liberté rationnelle; l’instinct étant, de l’aveu de tous, intermédiaire entre le mécanisme aveugle et la claire intelligence.
En résumé, il y a dans l’homme, si les faits que nous avons cités sont exacts et bien interprétés, un mode d’intelligence inconscient, capable d’adapter nos actes à des circonstances, même en quelque degré complexes et éloignées. C’est ce mode d’intelligence que nous croyons pouvoir attribuer à l’animal dans la plupart des cas. C’est une solution grossière du problème de l’instinct que de le présenter sans plus d’explication, comme un moindre degré d’intelligence. Comme, en effet, on a toujours devant les yeux, quand on parle de l’intelligence humaine, l’intelligence explicite ou la raison, on réunit ainsi deux conceptions contradictoires, car un moindre degré de raison suppose toujours la pleine conscience qui accompagne la raison, tandis que ce qui caractérise l’activité de l’animal, c’est précisément l’absence de conscience. C’est dire que l’animal réfléchit alors qu’évidemment il ne réfléchit point. De là le facile triomphe de ceux qui veulent maintenir une séparation radicale entre son mode de penser et le nôtre. Si, au contraire, il était reconnu, comme nous le demandons, qu’il y a dans l’homme même une sorte d’intelligence différente de l’intelligence rationnelle et qui, tout en étant un moindre degré de compréhension, est en même temps une forme inférieure de compréhension, la difficulté serait levée et l’adversaire réduit dans son dernier retranchement. Rien ne s’opposerait à ce que cette sorte d’intelligence soit attribuée à l’animal, même inférieur, même doué d’organes très imparfaits, car si nous avons un cerveau si développé, c’est surtout pour des fonctions de réflexion et d’expression sans lesquelles la vie, quoique moins énergique et moins variée, serait encore possible dans ses fonctions essentielles. Bref l’humanité accomplit ses premiers stades d’évolution, — dans l’individu et dans l’espèce, — invente et perfectionne ses premiers arts sans manifester la raison sous sa forme analytique et explicite; pourquoi l’animal ne ferait-il pas de même pendant son évolution tout entière?
Il semble qu’après cela le fait de domestication que nous nous proposions d’expliquer soit beaucoup moins extraordinaire. Otons à la fourmi toutes les facultés de réflexion et d’expression par lesquelles l’humanité est caractérisée à un si haut point; il pourra lui rester des facultés d’adaptation et de correspondance par rapport aux circonstances extérieures qui ressembleront aux nôtres dans leur mode le plus humble et dans leurs résultats les plus modestes. Ces actes successifs, dans lesquels se résout le fait total de la domestication des pucerons, ne sont-ils pas, chacun pris à part, à la portée d’une intelligence des moins développées? Quand la fourmi ne dispose que d’un seul moyen de défense ou de protection permanente, à savoir construire un mur de terre, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’elle l’emploie pour mettre en sûreté les pucerons, d’abord sur la branche, ensuite sous les feuilles de plantin? Quand elle transporte chaque jour ses œufs et ses nymphes d’un endroit à l’autre de la fourmilière, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’elle ait l’idée de transporter les pucerons dans ses galeries au moment où elle s’y retire elle-même? Quand elle soigne ses propres œufs dans ces galeries, qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’elle s’avise de rendre les mêmes soins aux œufs des pucerons pour voir et qu’ayant réussi elle continue cette industrie en la perfectionnant; si bien que peu à peu ils soient réunis en une sorte de couvoir commun? Il faut songer que l’intelligence dépensée ici n’est pas celle d’une fourmi individuelle, mais celle d’une multitude considérable qui vient s’ajouter dans le détail des actes aux efforts de chacune, multipliant les tâtonnements, accumulant les corrections, ne laissant rien perdre de tout ce qui réussit et l’imitant aussitôt pour l’améliorer . Il faut se dire que tout cela se passe probablement comme dans un rêve, sans une conscience plus nette que la promenade d’un somnambule au bord d’un toit, et que cependant cela touche au but par le même motif, à savoir qu’il n’est pas besoin de syllogismes à la faculté mentale pour adapter les mouvements aux exigences du besoin. Il n’est pas inutile enfin de rappeler que les pucerons vont, pour ainsi dire, au-devant de la servitude, et que les circonstances sont aussi favorables, j’allais dire aussi tentantes que possible; d’autres espèces les eussent rencontrées, elles en eussent sans doute profité, pourvu toutefois qu’elles fussent sociales elles-mêmes; car, assurément, l’intelligence individuelle n’eût pas suffi à de pareils effets.
Nous en avons fini avec les groupes composés d’animaux d’espèces différentes. Nous remarquerons seulement, avant de clore ce chapitre, que les trois sortes de groupes étudiés ici ont des limites flottantes dont nous reconnaissons le caractère incertain. Nous avons dû cependant forcer les lignes, comme il arrive à tous ceux qui font des classifications. Qu’il soit donc bien entendu que le parasitisme et le commensalisme, le commensalisme et la mutualité sont, de notre aveu, en certains cas intermédiaires, très difficiles à distinguer les uns des autres; la difficulté nous paraît cependant devoir être moins grande, si l’on veut bien nous suivre et adopter les définitions précises que nous avons essayé d’en donner.
Nous allons maintenant étudier les sociétés normales. Nous retrouverons les fourmis à leur place dans l’échelle des animaux sociables; ce n’est pas sans dessein que nous nous sommes étendu, à propos de la domestication des pucerons, sur la question de l’instinct; nous espérons que le lecteur se rappellera ces quelques pages et qu’il appliquera ce point de vue au jugement des faits du même ordre qu’il rencontrera en grand nombre dans le. cours de cette étude.