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Alfred Assollant
Rose d'amour
  Rose d'amour
II

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À parler sincèrement, madame, je crois que les belles demoiselles des villes qui ont des chapeaux de velours, des crinolines, des robes de soie, des écharpes, des cachemires, des bagues, des bracelets, et généralement tout ce qui leur plaît et tout ce qui coûte cher, ne sont pas moitié si heureuses que nous avant leur mariage, ni peut-être même quand elles sont mariées ; et je vais vous en dire la raison.

S’il leur prend fantaisie d’avoir un amoureux et de courir les champs avec lui (en tout bien tout honneur s’entend), et d’admirer la lune, et l’herbe verte des prés, et la hauteur des arbres, et la beauté du ciel, et les étoiles qui ressemblent à des clous d’or, et qui font rêver si longtemps à des pays inconnus et magnifiques, on les enferme dans leurs chambres, on tourne la clef à double tour, et on les engage à lire l’Écriture sainte, qui est une très bonne lecture, ou l’Imitation de Jésus-Christ.

Et si l’on veut agir plus doucement avec elles, on leur fait de beaux et longs sermons qui durent trois heures ou trois quarts d’heure, sur la manière de penser, de parler, de s’asseoir, de regarder les jeunes gens du coin de l’œil sans en faire semblant, et d’attendre après sur des chaises qu’ils viennent les chercher, soit pour la danse, soit pour le mariage, et de ne pas écouter un mot de ces beaux jeunes gens si bien gantés, cirés, frisés et pommadés, à moins que les parents n’aient connu d’abord s’ils sont riches ou s’ils sont pauvres, s’ils ont des places ou s’ils n’en ont pas, si la famille est convenable, et plusieurs autres belles choses qui sont sagement inventées pour refroidir l’inclination naturelle des deux sexes à s’aimer l’un l’autre et à se le dire.

Tout cela, madame, est sans doute très juste, très bien arrangé et très nécessaire pour sauver de toute atteinte la fragilité des demoiselles ; mais il faut dire aussi que ce serait à les faire périr d’ennui si elles n’avaient la consolation de penser que leurs mères se sont ennuyées de la même façon et n’en sont pas mortes, et qu’étant aussi bien constituées que leurs mères, elles n’en mourront sans doute pas davantage.

Cependant une Anglaise qui travaillait dans le même atelier que moi m’a souvent assuré que les demoiselles de son pays n’étaient pas plus surveillées que nos ouvrières, qu’elles couraient les champs avec les jeunes gens, qu’elles faisaient des parties de plaisir, et que cela ne les empêchait pas de se bien conduire et de se bien marier. Mais, comme vous savez, madame, chacun est juge de ses affaires, et si l’on a décidé qu’en France les demoiselles baisseraient toujours les yeux, tiendraient les coudes attachés au corps, ne parleraient que pour répondre et jamais pour interroger, c’est leur affaire et non la mienne.

Permettez-moi seulement de dire que j’aime mieux, toute pauvre qu’elle est, la condition d’une ouvrière qui fait sa volonté matin et soir, que celle d’une demoiselle qui aurait en dot des terres, des prés, des châteaux, des fabriques et des billets de banque, et qui obéit toute sa vie, – fille à son père, et femme à son mari.

Pour moi, qui avais le bonheur de n’être pas gardée à vue, et tenue dans une chambre comme une demoiselle, et surveillée à tout instant, et écartée de la compagnie des garçons, ni d’aucune compagnie plaisante et agréable, je n’attendis pas quinze ans pour avoir mon amoureux en titre, qui, fut, comme vous pensez bien, Bernard l’Éveillé, Bernard le Vire-Loup, mon sauveur Bernard.

Je ne vous apprendrai rien, je crois, madame, en vous disant que nos amours étaient la plus innocente chose du monde, et que la sainte Vierge et les saints pouvaient les regarder du haut du Paradis, sans rougir. Bernard avait dix-sept ans, et j’en avais quatorze. Nos amours consistaient surtout à nous promener ensemble, le dimanche, à cueillir des églantines le long des haies ou des noisettes et des mûres dans les buissons, ou encore dans les grands jours, – jours de fête, ceux-là ! – à boire du lait chaud dans les villages voisins.

Mon père qui craignait par-dessus tout de me contrarier, et qui avait d’ailleurs confiance en moi, nous laissait souvent tête à tête dans ces promenades. Et pourquoi aurions-nous fait du mal ? Savions-nous seulement, excepté par les discours des vieilles gens, ce que c’était que le mal ? Que pouvions-nous désirer de plus ? Nous nous voyions tous les jours, nous nous aimions, nous nous l’étions dit cent fois, nous voulions nous marier ensemble ; nos parents le voyaient et en étaient contents ; les camarades de Bernard faisaient la cour aux autres filles de mon âge, comme lui à moi, et personne ne le trouvait mauvais : c’est le moyen de choisir son mari longtemps d’avance, de le bien connaître, de s’accommoder à son humeur, ou de l’accommoder à la sienne propre ; qu’est-ce qu’on pourrait reprendre à cela ?

Maris et femmes, dans notre monde tout est jeune ; comme les garçons n’ont point d’argent, ils ne peuvent pas courir après des femmes de mauvaise vie qui leur feraient dépenser leur jeunesse et leur santé ; comme les filles en ont encore moins, et que personne n’a dix écus à côté d’elles, elles ne pensent pas à acheter des choses qui coûtent cher. Un bonnet blanc, une robe d’indienne, un fichu rouge ou bleu, voilà toute la toilette. Comment la jeunesse ne serait-elle pas heureuse ?

Aussi étions-nous heureux, Bernard et moi, parfaitement heureux, et nous comptions bien que ce bonheur durerait toujours. Bernard était un grand garçon, leste, bien fait, dégagé, un peu mince, qui chantait toujours, qui riait, qui m’aimait, et qui n’avait pas deux idées en dehors de moi, ni une volonté contraire à la mienne. Ses parents, qui étaient assez riches (la maison et le jardin valaient bien cinq mille francs), n’étaient pas fiers ni avares, et ils ne cherchaient pas à contrarier ses inclinations ; et quoique je n’eusse pas deux cents francs de dot à attendre du vieux Sans-Souci, mon père, et que pour des pauvres gens la différence entre nous fût énorme, son père et sa mère n’avaient pas l’air de s’en apercevoir. Ils m’aimaient comme leur fille.

Souvent Bernard me disait : « Ma petite Rose-d’Amour (c’était le nom que mes amies m’avaient donné, justement parce que je n’étais pas belle), je t’aime à la folie, et les autres ne sont rien auprès de toi. Tu es toujours de l’avis de tout le monde, tu ne contraries personne, tu es gaie comme un chardonneret, et si mes camarades pouvaient te voir et t’entendre tous les jours comme je te vois et t’entends, il seraient tous amoureux de toi. Quand tu leur parles, je sens quelque chose qui me serre le cœur, et quand tu les regarde avec ces yeux bleus qui sont si beaux qu’il n’y en a de pareils à la ronde, j’ai des envies de me jeter sur eux et de leur arracher un par un tous les cheveux de la tête… Et toi, Rose-d’Amour, comment m’aimes-tu ? »

Je répondais à mon tour :

« Mon bon Bernard, mon cher Vire-loup, je t’aime comme je peux, c’est-à-dire de toutes mes forces.

– Ce n’est pas assez », disait Bernard.

Et nous commencions une dispute qui n’était pas près de finir, et qui valait toujours quelque chose à Bernard, car les disputes d’amoureux ne vaudraient guère si elles ne finissaient par un raccommodement, et le raccommodement par un baiser.

Pardonnez-moi, madame, de vous dire tout cela et de vous ennuyer de tous ces détails. Hélas ! c’est le temps le plus heureux de ma vie, et il me semble, lorsque je vous le raconte, boire dans la même tasse un reste de crème qu’on aurait oublié par mégarde. Mais ces temps heureux allaient finir.

Quand Bernard eut vingt ans et moi dix-sept, nos parents pensèrent à nous marier. Le vieux Sans-Souci commençait à s’inquiéter de nos amours, pourtant si innocentes, et, n’eût été la conscription, il nous aurait mariés tout de suite ; mais vous savez ce que c’est que la conscription, et comme elle dérange souvent la vie la mieux réglée et les projets les mieux établis. Pouvais-je épouser Bernard pour le voir s’enrôler six mois après, prendre le sac et le fusil, et passer sept ans aux pays lointains ? Il fut donc décidé que nous attendrions ce terme fatal avant de nous marier.

Ce n’est pas sans délibérer beaucoup qu’on prit cette résolution. Comme les parents de Bernard étaient riches et avaient dans leur maison trois locataires qui payent chacun cent francs, il aurait été facile de trouver un remplaçant à mon pauvre Bernard ; car si l’argent est bien précieux aux pauvres gens, encore vaut-il mieux donner son argent que ses enfants. D’ailleurs, cette année-là, les remplaçants étaient fort chers, vous vous en souvenez, madame : c’était en 1840, et l’on disait chez nous que ceux qui partiraient cette année-là seraient tués à la guerre comme au temps du grand Napoléon, et qu’il n’en échapperait pas un sur dix, et que ceux qui reviendraient dans leurs foyers seraient estropiés à jamais.

Quand on nous dit tout cela, et que les remplaçants coûteraient au moins trois mille francs pièce, la somme était si grosse qu’elle fit reculer les parents de Bernard, et qu’il fut résolu qu’on s’en remettrait au hasard, et qu’on ne prendrait aucune précaution contre le mauvais numéro. Je ne sais pas ce que pensa Bernard ; mais il fit bonne contenance devant moi et me dit : « Rose-d’Amour, compte sur moi comme je compte sur toi, et ne crains rien. S’il faut partir, je partirai, je resterai sept ans en Afrique, ou en Allemagne, ou en Italie ; mais dans le pays où l’on m’enverra, je ne penserai qu’à toi, je n’aimerai que toi, et si tu m’aimes encore dans sept ans nous serons heureux tout comme aujourd’hui, foi de Bernard ! » Je le crus sur parole, mais je ne pus m’empêcher de pleurer. Sept ans ! Hélas ! madame, quand on est jeune et qu’on aime, sept ans, c’est la vie entière.

Parmi les larmes, je ne pus m’empêcher de dire : « Ah ! la maudite conscription ! » Sur quoi mon père, le vieux Sans-Souci, me dit en me prenant sur ses genoux : « Mon enfant, c’est la loi. Ce n’est pas nous qui l’avons faite, mais que veux-tu ? c’est la loi… Et après tout, Bernard, s’il y a guerre, tu reviendras peut-être colonel, ou général, ou maréchal comme au temps de l’autre. »

Pauvre père ! il cherchait à me consoler, mais je voyais bien sa tristesse qui était peut-être plus forte que la mienne parce que les vieilles gens désespèrent aisément de tout ; les jeunes, au contraire, croient toujours que le bon Dieu va venir à leurs secours.

Enfin arriva le jour du tirage, et mon pauvre Bernard, plus mort que vif, s’en alla tirer le billet de l’urne. 19 ? Ah ! madame, quand nous vîmes ce malheureux numéro, je sentis mon cœur défaillir, et je serais tombée à la renverse au milieu de la salle où se faisait le tirage, si mon père ne m’avait pas soutenue. Bernard s’avança vers nous :

« Eh bien ! ma pauvre Rose-d’Amour, dit-il tout pâle, c’est fini : je vais partir.

– Tu vas partir, lui répondit assez rudement mon père, mais tu ne vas pas mourir. Allons, donne-lui le bras et ramène-la à la maison ».

Quel retour ! Il me semblait voir Bernard pour la dernière fois. Vous auriez cru assister à un enterrement.

« Encore s’il était borgne ou bossu ! disait toujours mon père, qui faisait semblant de rire pour secouer notre tristesse. Mais non, ce gaillard-là est droit comme un I, il est joli garçon, il ferait trois lieues à l’heure : jamais le gouvernement ne voudra s’en priver pour toi, ma pauvre enfant. »

Le soir, on délibéra dans les deux familles sur ce qu’il fallait faire.

Rose d'amour

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