Читать книгу Pâques d'Islande - Anatole Le Braz - Страница 4

II

Оглавление

Table des matières

J’étais parti en rêve pour l’Armor trégorrois et je racontais je ne sais plus quoi à ma femme, lorsque je perçus vaguement une voix enrouée qui disait:

—Pousse-toi, Jean-René... Je meurs de froid.

C’était mon frère qui réclamait sa place à mon côté, dans cette espèce de soupente étroite où un homme seul avait peine à tenir. Je me rencognai tout au fond, le dos à la cloison de la goélette; Guillaume se coula contre moi. Il était positivement gelé; ses dents claquaient. A la glace de son contact, je me réveillai tout à fait. Sa respiration faisait dans sa gorge le bruit d’un râle. Il murmura:

—Quel métier de nom d’un tonnerre!... Tu verras que j’y laisserai ma peau.

—Bah! répliquai-je, oublie ça... Demain, c’est Pâques!

—Jolies Pâques!... J’aimerais bien mieux du soleil, du soleil pour de bon... Ah! les nuits de Rio, les hamacs sous les caroubiers, les chants des Tziganas et le vent léger, doux comme une soie! Qu’est-ce que je suis venu faire de ce côté-ci du monde?...

Il avait longtemps navigué dans les mers chaudes, et il en était resté frileux comme une femmelette, comme une chatte. Il n’y avait que trois ans qu’il s’était embauché pour les pêches d’Islande, et par coup de tête plutôt que par vocation. Il n’avait pas notre endurance à nous autres, familiarisés dès l’adolescence avec la rudesse du ciel polaire. Et puis, il manquait, comme nous disions, de coffre, de carrure. Ni sa charpente n’était assez vigoureuse, ni ses poumons assez résistants. Au cours de la première campagne, déjà, il s’était mis à tousser. Un homme qui tousse, là-bas, est un homme perdu. Il en avait le sentiment et cela le rendait parfois maussade, quoiqu’il fût par nature le plus gai, le plus insouciant des compagnons. Sitôt débarqué, il se ruait au plaisir; mais à bord, la pensée d’une fin prématurée le hantait. Il ne s’en ouvrait qu’à moi, par exemple, encore ne m’en parlait-il le plus souvent que sur un ton de blague, si bien que je ne le considérais pas comme atteint sérieusement... Il se tourna, se retourna dans la couchette.

—Es-tu calé? lui demandai-je.

Et comme il continuait à trembler de tous ses membres, je me renversai à moitié sur lui pour le réchauffer.

—J’ai le corps perclus, me dit-il... Ça va plus mal... Un de ces prochains soirs, mon cher sacriste, tu réciteras sur moi le Requiescat in f...ichu.

—Et qui l’aura voulu, si ce n’est toi?..

—Moi ou mon destin... Bonsoir. Ta chaleur me pénètre, je vais pouvoir dormir... Il n’y a que cela qui vaille.

Il ne bougea plus. Le sommeil l’avait pris,—ce sommeil si particulier de là-bas, qui vous terrasse d’un coup, brusquement, comme un bœuf assommé. Dans les lits voisins, vingt autres pêcheurs, tribordais et bâbordais pêle-mêle, ronflaient par couples, poitrine contre poitrine ou dos à dos. La buée de leur haleine épaississait encore les ténèbres... Des idées tristes me vinrent, à cause de Guillaume; je me dis en moi-même:

«Tu auras beau faire, tu ne reprendras plus ta nuit; si tu montais te promener sur le pont? Ton frère serait plus à l’aise et tu respirerais plus librement.»

L’instant d’après, j’étais dehors, empaqueté comme un ours.

Un spectacle m’attendait, tel que je n’en avais jamais soupçonné, moi, un vieux routier d’Islande cependant, blasé sur toutes les fantasmagories de cette nature... Tout le fond du ciel, vers le nord, était en mouvement, quoique la bise fût tombée et que, dans les parages où se trouvait la Miséricorde, il fît calme plat. Les brumes ondulaient, comme agitées par des souffles immatériels. Soudain elles s’écartèrent et, dans l’entre-deux, doucement, lentement, une svelte lumière blanche commença de surgir, longue et pâle, semblable à l’épanouissement d’une fleur céleste dans la solitude endormie des eaux. Puis, sitôt qu’elle parut avoir atteint le terme de sa croissance, du pied de sa tige jaillirent obliquement, dans toutes les directions, des centaines et des centaines de fleurs pareilles. Je m’étais avancé jusqu’à la pointe du navire. Là, assis sur le gros bout du beaupré, j’admirais, en extase. Les brumes continuaient de glisser de part et d’autre, comme des rideaux sur des tringles, laissant voir, ainsi qu’en un sanctuaire d’église, l’extraordinaire bouquet de flamme étalé dans toute sa splendeur. Jamais encore mes yeux n’avaient plongé si avant au sein du ciel arctique. C’était comme si, par delà le firmament réel, se fût dévoilé le grand tabernacle de Dieu, tabernaculum Dei, ainsi que nous déclinions au petit séminaire, dans la classe du Père Brouster. Je me crus transporté au seuil même du paradis, au pied des Trônes et des Dominations. Il me fut donné, en cette heure inoubliable, à moi, pauvre sacristain de rencontre à bord d’un «islandais», il me fut donné de voir une merveille que le Pape en personne n’a sans doute jamais contemplée... Les fleurs de lumière brillaient d’un éclat de plus en plus intense. Mais c’est ici le plus surprenant: celle qui avait poussé tout d’abord, se détachant tout à coup du milieu des autres, s’enleva dans le ciel, y flotta quelques instants, suspendue, puis s’évanouit, par je ne sais quelle ouverture mystérieuse, vers le pôle. Et les autres immédiatement s’inclinèrent comme fanées, s’éteignirent. Et, à la place de la gerbe miraculeuse, il ne resta plus, dans l’entre-bâillement des brumes, qu’une clarté diffuse, lointaine, une clarté pâle, couleur de lait.

Instinctivement j’avais joint les mains; et mes lèvres, d’elles-mêmes, s’étaient mises à prier.

Vous est-il arrivé de pénétrer dans une église bretonne, la nuit du samedi saint, veille de Pâques? A l’extrémité d’un des bas-côtés, des femmes dévotieuses ont dressé ce qu’on nomme le «Tombeau». Ce Tombeau, on ne le voit point. Des draperies funèbres le masquent. Mais Christ est là. Les fidèles, prosternés, adorent sa présence derrière ces voiles et ils contemplent en esprit son cadavre divin que les trois Marie embaumèrent. Toute la nuit, ils le pleurent en silence ou l’invoquent en des prières pareilles à des lamentations. L’aube cependant teinte les vitraux. Alors il se fait une grande attente. C’est l’heure où la Madeleine se rendit au sépulcre, le matin étant obscur encore, s’aperçut que la pierre en était ôtée et constata qu’il était vide. Les draperies s’écartent: un prêtre apparaît, en surplis, tel que l’homme blanc de l’Évangile; il prononce les paroles sacramentelles, l’église tressaille, et de toutes les bouches s’échappe l’hymne d’allégresse:

—Christ est ressuscité!...

Peut-être ne saisissez-vous point le rapport... Mais, ou je me trompe fort, ou j’ai assisté, ce matin-là, dans le décor du ciel d’Islande, à je ne sais quelle figuration grandiose du mystère de la Résurrection... Un moment, je crus entendre au loin des chœurs invisibles.

Il y avait dans l’espace un calme immense, un recueillement infini. Les ombres, reculées vers l’ouest, se tassaient peu à peu, ne formaient plus à l’horizon qu’une barre lourde, d’un gris violacé. Dans la partie opposée du firmament, s’entr’ouvrait un œil étrange, une prunelle fixe et comme engourdie encore par un magnétique sommeil. C’était l’astre polaire, ni soleil, ni lune, dardant sur les fiords son premier rayon.

Je lui trouvai un air de solennité que je ne lui connaissais pas et qui m’impressionna. Un cercle bleuâtre l’entourait, lui faisait une couronne, une auréole. Il n’avait certainement pas sa figure de tous les jours. Il est vrai que je ne l’avais jamais tant regardé en face. Le pêcheur de morues vit courbé sur la mer, comme le paysan sur le sillon. Il n’est attentif qu’à sa ligne et au poisson qui passe, le ventre à demi retourné, dans la transparence des eaux profondes... Même aujourd’hui, quand j’essaie de me représenter le soleil hyperboréen, je ne puis m’empêcher de le voir tel qu’il était à cette date du 15 avril.

Je le saluai presque religieusement et je lui dis à part moi:

«On prétend que tu es le même qui baigne d’effluves si tièdes le printemps de Bretagne. Nos chanteurs te nomment le «soleil béni». Tu couves les semences et tu fais éclater les bourgeons. Tu échauffes la pierre des seuils, afin que les aïeules vénérables aient plaisir à s’y asseoir, pour deviser entre elles de leurs fils absents. C’est un dicton, chez nous, qu’il n’y a point de Pâques heureuses sans toi. Luis sur les nôtres, en ces parages d’exil, et sois-nous clément!...»

—Déjà sur pied, Jean-René! fit à ce moment, derrière moi, le capitaine Guyader dont la tête, velue comme un mufle de fauve, venait d’apparaître hors du roufle.

Il dégagea ses vastes épaules et me rejoignit sur le pont.

—C’est étonnant, observa-t-il: il fait presque doux. La bise a molli. Les vents sont en train d’obliquer vers le sud. Ne trouves-tu pas qu’on respire comme un air de France?

Je répondis en riant:

—Oui, ça sent l’odeur de chez nous, l’odeur des crêpes de froment.

Nous nous mîmes à aller et à venir le long du bordage en devisant du pays.

—Depuis quand, me demanda le capitaine, n’as-tu pas vu les fêtes de Pâques en Armor?

J’en étais à ma douzième année de pêche et, par conséquent, de «Pâques blanches», comme nous disons.

—Cela commence à compter, prononça-t-il; mais je suis encore ton aîné de deux campagnes.

Il était du village de Perros-Hamon, à une demi-lieue de Paimpol. Un gars solide, s’il en fut, un type d’Hercule de la mer. Il avait parfois des brouées soudaines, des colères sauvages et terribles comme de brusques coups de vent; mais cela ne durait pas, et ses yeux gris se rassérénaient aussi vite, redevenaient clairs et bons, comme un ciel nettoyé. Car c’était, au fond, le meilleur des hommes; et, dans ce grand corps, d’aspect si farouche, il y avait une âme presque enfantine, un cœur chaud, prompt à s’attendrir.

Il me confessa, ce matin-là, qu’il ne voyait jamais sans tristesse approcher le temps pascal.

—Je ne sais si tu es comme moi, Jean-René!... C’est seulement par des jours pareils que j’ai le sentiment d’être si loin, si perdu!... On a beau dire, même pour un marin d’Islande, le grand mât de sa goélette ne remplace pas le clocher de sa paroisse... Toute cette semaine, j’ai eu l’esprit à l’envers, et hier soir, après que vous avez été sortis, vrai, des larmes me sont montées plein les yeux... Il y a une chose surtout à laquelle je ne m’habitue pas à ne plus assister.

—Dites voir, capitaine.

—Eh bien! c’est l’«Enterrement du bon Dieu».

C’est une cérémonie qui se pratique, paraît-il, à Paimpol, le soir du Vendredi saint. Le catafalque est dressé au milieu de l’église, orné de draperies noires que parsèment de grands pleurs d’argent; un Christ en croix, de taille presque humaine, occupe la place du cercueil. Les prêtres entonnent sur lui l’office des morts, comme si réellement il venait d’expirer. L’absoute donnée, les porteurs s’avancent; le crucifix est couché sur une civière et le convoi funèbre se met en marche, clergé en tête, tout le peuple suivant. Il y a des vieilles, en coiffes à l’ancienne mode, qui sanglotent désespérément dans leurs mouchoirs. On gagne, au crépuscule, la haute ville. Là, au centre d’un carrefour d’où la vue domine au loin la mer, avec les promontoires et les îles du Goélo, s’élève un calvaire de bois peint, planté dans un socle de granit en forme d’autel. On dépose le bon Dieu, au pied de cet autel, sur un lit de fleurs du printemps; puis la procession redescend la colline, en psalmodiant les lamentations du prophète, dans le silence de la nuit.

—Tu ne saurais croire, Jean-René, me disait à mi-voix le capitaine, tu ne saurais croire à quel point cela m’a remué le cœur de songer à cette fête et que, cette année encore, elle aura été célébrée sans moi. Du temps que j’étais gamin, nous y accourions en bandes, de tous les villages de la baie. La vieille église de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle ne suffisait pas à contenir les pèlerins. Beaucoup restaient dehors, sous le porche et dans les allées du cimetière, à attendre que le cortège s’ébranlât. C’est là qu’à douze ans je fis connaissance d’une fillette, du nom de Catherine Manchec, venue avec ses parents de l’anse de Porz-Mazo et que le hasard avait fait asseoir à côté de moi, sur la même dalle funéraire. Je ne me doutais guère, alors, qu’elle deviendrait un jour ma femme. Ce fut encore à l’«Enterrement du bon Dieu» que nous nous retrouvâmes, dix années plus tard, comme je rentrais du service. Il faisait une claire nuit, un ciel de velours; la procession, après avoir stationné au reposoir, devant le calvaire, venait de s’engager dans les petites routes étroites qui dévalent vers la ville et qu’on appelle, à Paimpol, les «Chemins verts». Pressée entre les talus, la foule par moments avait comme des remous. Durant une de ces poussées, je sentis contre mon dos la douceur d’une poitrine tiède. Je me retourne. C’était elle... Catherine Manchec. Je l’avais revue dans l’intervalle, à cinq ou six reprises, mais à distance et sans lui parler. Cette fois, je lui adressai quelques propos; elle me répondit, tout en continuant de rouler les grains de son chapelet, des mots brefs, entre deux Ave Maria. Son haleine me parut aussi fraîche que l’odeur des aubépines qui bordaient le sentier. Je ne pénétrai point à sa suite dans l’église, par crainte de la gêner dans ses dévotions, mais je me postai près de la grille, pour la guetter à la sortie, et, malgré qu’elle en eût, je l’accompagnai un bon bout de route, elle et ses amies, dans la direction de Porz-Mazo. La semaine d’après, nous étions fiancés... J’ai essuyé plus d’un coup de mer depuis lors, mais il y a comme cela des choses, n’est-ce pas? qui ne s’effacent jamais.

...Tandis que nous bavardions ainsi, le capitaine et moi, sur le pont de la Miséricorde, tout englué d’entrailles de morues, le pâle jour d’Islande envahissait lentement le ciel et dessinait autour de l’étendue encore sombre des eaux comme un grand cercle de blancheur. Le halo bleuâtre du soleil s’était évanoui: l’astre se montrait maintenant tel qu’une immense lune rouge. Dans la clarté lointaine pointaient çà et là des mâtures de navires mouillés, comme nous, au large de Faxa-Fiord. La veille, on eût vainement cherché à en apercevoir un seul, noyés qu’ils étaient dans l’étoupe grise des brumes; à présent, au contraire, on les distinguait quasi nettement, sans être obligé de se forcer les yeux. Vous eussiez dit une ligne de clochers. Ça me faisait penser aux flèches fines de notre pays de Trégor, qu’à mes retours de campagne j’avais si tôt fait de reconnaître bien avant que la terre fût visible.

Et là-bas, vers l’est, l’île aussi apparaissait, ou du moins son fantôme. Cela ne lui arrive pas tous les jours, ni même tous les mois. Si je vous affirmais qu’une année nous ne pûmes saluer son museau de glace, de toute la saison!... Les vieux loups d’Islande racontent sur elle aux novices les histoires les plus saugrenues; ils leur donnent à croire, par exemple, qu’elle est la grand’mère des baleines, baleine elle-même démesurée, qu’elle a l’humeur voyageuse et que, comme tous les monstres de son espèce, elle aime à changer d’eaux. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas de terre plus capricieuse: un soir, elle semble toute voisine, on la toucherait presque, et, le lendemain, froutt! elle s’est éclipsée... Ce matin-là, elle avait l’air de flotter, paisible, sur la mer, pareille à une ville de marbre aux remparts abrupts, dominés par de hautes et vastes coupoles qui étincelaient.

—Eh! mais, fit brusquement le capitaine, après avoir regardé l’heure à son chronomètre, est-ce qu’ils comptent passer leur dimanche de Pâques au lit, ceux de là-dessous?... Attends voir! Je vais te leur carillonner le premier son de la messe!

Il se précipita vers la cloche, suspendue à l’avant, entre deux montants de fer, et toute rongée de vert-de-gris.

Drelin din, din din, drelin din!...

Elle n’avait pas la grosse voix du bourdon de Tréguier, la cloche de la Miséricorde, mais ça ne l’empêchait pas, à l’occasion, de faire, ma foi! un joli vacarme. Ah! les bonnes têtes ahuries qui se succédèrent dans l’écoutille!

—Qu’est-ce qu’il y a, Kerello? Qu’est-ce qu’il y a?...

Le capitaine s’interrompit pour leur crier:

—Il y a que c’est Pâques, tas de fainéants!

Puis il se remit à sonner de plus belle. Et c’était comme une averse de petites notes grêles et aiguës dont les vibrations allaient s’élargissant au loin dans le silence glacé des solitudes.

Pâques d'Islande

Подняться наверх