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III

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Moins d’une heure plus tard, tout était prêt pour l’office.

Sur le pont, lavé à grande eau, ne traînait plus un seul débris de poisson. Une de nos voiles de rechange, en forte toile grise, toute neuve, et qui voyait pour la première fois le jour des fiords, fut étalée sur la plate-forme du roufle en guise de nappe d’autel. Les garcettes à prendre des ris figuraient assez bien les franges. Nous plaçâmes dessus la Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, en faïence coloriée, qui ornait la cabine du capitaine, et un vieux saint Yves en bois, taillé à coups de couteau, tout enfumé par un séjour de plusieurs années dans la chambre de l’équipage.

Un de nous—un nommé Garandel, du bourg de Trézény—se souvint fort à propos que sa mère ne manquait jamais de glisser dans le fond de son coffre, sous les hardes, un rameau de buis bénit, destiné à le préserver de tout malheur. Il l’alla quérir et le cloua, en arrière du roufle, au tronc du grand mât. C’était maigre comme verdure, ce pauvre brin de plante à demi desséchée, mais, tout de même cela vous égayait l’œil, vous faisait chaud à l’âme, suffisait à évoquer, dans le morne paysage polaire, toute la douceur du printemps breton. Nous nous sentîmes le cœur embaumé par ce buis.

—Avouez qu’elles ne sont pas si bêtes, les idées de ma brave femme de mère, disait Garandel.

Les préparatifs terminés, le capitaine enjoignit au mousse de se tenir à l’avant, près de la cloche:

—Tu sonneras, quand je te ferai signe, au moment du Sanctus.

Moi, j’étais à mon poste, en face de l’autel, qui ne m’arrivait guère qu’à mi-cuisses. Le grand mât, avec sa vergue en travers, formait dans le ciel une croix immense où les haubans s’appuyaient ainsi que des échelles. La Miséricorde oscillait doucement, d’un mouvement très léger, très souple, inclinant de droite à gauche, de gauche à droite, les statues de la Vierge paimpolaise et du saint trégorrois. Nul bruit, sauf le petit chuchotement du clapotis sur l’étrave. Entre les cordages, on voyait s’enfler et décroître les ondulations d’une houle sans fin, d’un bleu d’acier.

Les hommes se rangèrent en cercle autour de moi. Ils avaient revêtu pour la circonstance leurs tricots les plus propres et des pantalons frais. Il se fût agi d’aller à la messe de paroisse que leur mise n’eût été pas plus décente. Seuls, les gros cache-nez de couleurs vives noués sur la gorge et les vestes de bure jetées sur l’épaule en guise de pardessus avertissaient du voisinage des pays arctiques.

—Quand tu voudras, Jean-René! prononça le capitaine.

Je soulevai mon bonnet de fourrure, aux trois quarts pelé, et je commençai le signe de la croix:

En hanô an Tad, hag ar Mab, har ar Spéred Santel!...

Ailleurs, la scène eût peut-être passé pour drôle et j’aurais probablement fait l’effet d’un singulier «curé». Mais là, sur cette goélette solitaire, dans l’infini silence et le vide infini, il n’eût pas été du métier, celui qui aurait eu le cœur de rire. Pour nous, en vérité, nous n’y pensions guère... J’étais très grave et, s’il faut l’avouer, un peu ému,—comme, du reste, chaque fois qu’il m’est arrivé d’officier de la sorte. Il y a toujours eu en moi, depuis mon temps de petit séminaire, un prêtre manqué... Les autres aussi se comportaient d’une façon fort pieuse. D’aucuns avaient retrouvé dans les poches de leurs hardes des dimanches un chapelet oublié là, de l’automne précédent, et ils l’avaient sorti. Ce fut au milieu d’un recueillement profond que j’entamai la série des oraisons bretonnes. Les camarades,—qui debout, arc-boutés sur leurs jambes, qui adossés aux bastingages,—donnaient les répons.

Leurs grosses voix, rauques et traînantes, éveillaient dans les creux sonores de l’espace de longs bruits étranges, des échos inusités, comme si, là-bas, tout au loin, un peuple d’équipages invisibles se fût mis à prier avec nous. Et cela même ne fut pas sans nous causer d’abord quelque malaise. Vous savez ce qu’on dit: lorsqu’on prie tout haut à Islande, les âmes des «perdus», errantes dans ces parages, vous répondent. J’ai souvent ouï conter au père Loll, de la Marguerite, qu’une nuit que, pour se désennuyer, il avait imaginé de se réciter tout en pêchant son Pater noster, des voix s’élevèrent du fond des eaux, répétant après lui chacune de ses paroles. De surprise, et aussi de frayeur, il se tut. Alors, il y eut au-dessous de lui, dans la mer, comme un grand sanglot, et une voix murmura, plaintive:

—Si tu étais allé jusqu’au libera nos a malo, tu nous aurais tous délivrés.

A bord de la Miséricorde, ce jour-là, nous avons dû délivrer plus d’une âme défunte d’Islandais, car nous allâmes jusqu’au bout de notre oraison. Après la récitation des prières vint la lecture de la messe. Je lisais dans un vieux paroissien ou, pour parler plus justement, un eucologe, très volumineux, à couverture de basane avec fermoir de cuivre, dont M. Bléaz, recteur de Plouguiel, m’avait fait don l’année où je partis pour le collège. Toutes mes campagnes, il les a faites avec moi, le cher vieux livre, et plus d’une fois nous avons failli sombrer ensemble. Je l’ai encore; je vous le montrerai. Les dates importantes de ma vie y sont inscrites, sur le feuillet de garde, avec des réflexions à ma manière. Vous verrez que le dimanche de Pâques en question n’y est point oublié, et même que les dernières paroles de mon frère... Mais n’anticipons pas. Quand je fus au Sanctus, le capitaine fit un signe au mousse et commanda aux hommes:

War an daoulin, pôtred! (A genoux, les gars!)

Nous restâmes dans cette posture une minute ou deux, la tête inclinée, en silence, écoutant tinter la clochette et fermant les yeux pour revoir en esprit l’église du bourg natal, l’autel paré de branchages et de fleurs, les chasubles des prêtres, brodées d’or, et, dans la nef, sur les nuques penchées des femmes, les hautes coiffes de dentelle blanche, semblables à un grand vol de goélands... Je n’eus pas plus tôt achevé l’Ite missa est que le capitaine me dit:

—Ce n’est pas tout ça, Jean-René: il n’y a pas de grand’messe sans un peu de chant.

—Oui, oui, s’écrièrent les autres, il faut que tu chantes!

Dès l’âge de ma première communion, j’avais été réputé pour ma voix, et ce fut à cause d’elle que Dom Bléaz, recteur de Plouguiel, m’attacha d’abord à lui comme un enfant de chœur, puis en vint à rêver pour moi les gloires du sacerdoce. Plus mûr, la poitrine élargie par les souffles immenses de la mer, vous eussiez juré que je portais en moi tout un registre d’orgues.

Un jour, du temps que je naviguais à l’État, sur la Melpomène, nous fûmes assaillis, en vue de Bourbon, par une trombe épouvantable. Ça sifflait, hurlait, beuglait. Un charivari de tous les démons! J’étais dans les hunes avec les gabiers, en train de carguer la toile. «Hein! Kerello, voilà des poumons qui dégottent les tiens!» me cria dans l’oreille mon voisin de vergue. Je ne répondis point, mais rassemblant toute ma voix, je lançai à gorge éperdue:

Pâques d'Islande

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