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SACHA

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Le lendemain, de bonne heure, mon père partit dans sa télègue avec le pope et le fossoyeur du village. Je le suppliai de me permettre de l’accompagner; mais il me fit comprendre qu’il valait mieux rester à la maison pour attendre le réveil de la petite abandonnée et calmer ses premières terreurs lorsqu’elle se trouverait sans sa mère dans une maison inconnue.

Le bon Agathon Illarionovitch avait fait d’abord quelques difficultés pour se joindre à l’expédition, sous prétexte qu’on ignorait à quel culte appartenaient ces étrangères; que peut-être, d’après le type de la petite, c’étaient des tziganes, des bohémiennes, des païennes... que savait-on? En tout cas, il ne pouvait prendre sur sa conscience d’ensevelir la pauvre femme au milieu de ses ouailles orthodoxes, et s’il consentait à donner à sa dépouille une dernière bénédiction, c’est à condition qu’on l’enterrerait isolément au bord de l’Étang maudit, et que mon père lui accorderait la permission de baptiser «conditionnellement» la petite à son retour.

Ce qui fut fait, et la petite vagabonde reçut, des mains d’Agathon, l’eau lustrale et les prénoms d’Alexandra Fédorovna.

Ce fut même le contact de l’eau froide sur son front qui la tira de son sommeil. Elle avait dormi sans bouger depuis la veille, blottie sous la pelisse de peau de mouton de mon père, dans un coin du vieux divan. Elle se réveilla en sursaut et promena autour d’elle un regard effaré. Mon père la tenait sur ses bras, recueilli et grave; Agathon, debout devant les saintes Icônes, les yeux levés au ciel, étendait sur elle ses deux mains, tandis qu’agenouillé à ses côtés, je lui tendais la coupe remplie d’eau bénite.

Quoique visiblement effrayée, l’enfant ne bougea pas et laissa s’accomplir la cérémonie en silence. Quand ce fut fini, mon père la déposa doucement à terre et, la baisant au front, il sortit avec le pope.

La petite fille vint brusquement se jeter contre moi.

«Où est mamouchka? me dit-elle tout bas en serrant mes mains dans ses petits doigts frêles. Viens la chercher!

— Ta mamouchka n’est pas ici, ma petite âme. Elle est au ciel!...

— Où ?... je veux la voir?... vite...

— Tu ne peux plus la voir, ma pauvre petite colombe, Tu vas rester chez nous, à présent, et moi je serai ton frère...»

L’enfant me repoussa violemment et éclata en sanglots. Elle s’élança vers la porte et essaya de l’ouvrir de ses faibles mains; mais elle ne put y réussir et se laissa tomber à terre avec des sanglots convulsifs. J’étais bien malheureux. Je ne savais que lui dire pour la consoler dans cette terrible douleur qui venait s’abattre sur elle. J’aurais voulu en prendre ma part, être vraiment son frère pour qu’elle sentît, d’une façon moins poignante, son écrasant isolement. Pauvre cœur de petit enfant!... Je vins me placer près d’elle sur le sol, et je l’entourai tendrement de mes bras.

«Ne me repousse pas, petite sœur, lui dis-je, je t’aimerai tant, oh! oui, que tu ne seras plus malheureuse... et tu verras comme notre père est bon... Nous n’oublierons pas ta mamouchka... nous parlerons d’elle tous les jours.

— Oh! mamouchka!» répéta la chère enfant avec un sanglot déchirant; mais elle cessa de me repousser et, plus calme, se mit à pleurer sur mon épaule.

Ses larmes se tarirent enfin, je la déposai sur le vieux divan et je préparai pour elle un grand bol de lait, accompagné d’une boulka toute chaude que je courus d’un saut chercher chez la boulangère du village. Habitué à manger avec l’appétit d’un jeune loup, je fus étrangement surpris et déconfit de voir ma petite protégée faire si peu d’honneur à mon déjeuner. Elle ne mangeait pas plus qu’un petit oiseau, et c’est à peine si elle trempa ses lèvres dans le bol de lait crémeux; pourtant elle ne devait pas avoir mangé depuis longtemps, car sa mère semblait avoir succombé au besoin autant qu’à la fatigue et à la maladie.

Voyant qu’elle avait fini de manger, je jugeai qu’il serait convenable de procéder à une petite toilette; seulement je ne comprenais rien au costume féminin et, après m’être longtemps gratté l’oreille en me demandant par quel bout je commencerais, je me décidai à porter le peigne dans l’épaisse chevelure qui tombait en désordre autour de son mignon visage. Mais, au premier coup de peigne, je lui fis grand mal, et elle se mit à crier comme un petit chat. Me voilà fort perplexe, le peigne à la main, et la regardant d’un air bien sot, j’en suis sûr, lorsque par bonheur mon père rentra.

Il se mit à rire en nous voyant.

«Tu as la main trop rude, grand molodetz , dit-il. Mais j’ai déjà pensé à cela, et voilà Tatiana Ipronovna qui vient prendre soin de ma fille. Entre, Tatiana, n’aie pas peur.»

En effet, une grande et belle fille, la nièce du staroste du village, se tenait sur le seuil, riant à moitié et cachant sa figure dans sa manche.

«Habille-la de pied en cap, comme je t’en ai priée, Tatiana, et je vous soignerai tous pour rien jusqu’à votre dernier jour, dit mon père de son air aimable et rieur.

— Vous le faites déjà sans cela, Fédor Illitch,» répondit Tatiana.

Et c’était bien vrai, mon père ne recevant presque jamais un grivenik , encore bien moins un rouble , de ses malades. On le payait en affection, en respect, en provisions de ménage bien humbles et bien grossières; mais il ne se plaignait pas et soignait le plus pauvre habitant de Sitovka comme il aurait fait pour une baronne.

Tatiana s’approcha de la petite Sacha et, bien que celle-ci, tout effrayée, se cachât derrière moi, elle la prit dans ses bras et l’emporta chez elle.

Une demi-heure après, elle nous la ramena transfigurée. Elle avait séparé en deux nattes son épaisse toison brune, et une raie fine comme un cheveu faisait un sillon sur sa jolie tête à la forme élégante. Elle avait revêtu la petite fille d’un jupon rouge et d’une chemisette blanche plissée et brodée à la gorge et aux poignets; elle n’avait même pas oublié non plus de lui passer au cou le collier de perles d’ambre qui est la parure ordinaire des jeunes filles chez nous.

Je battis des mains en voyant ma petite sœur si belle, et mon père aussi parut satisfait.

«Eh! voyez, Fédor Illitch, ce que j’ai trouvé au cou de la petite,» dit Tatiana.

Elle nous montra une médaille ronde, composée d’un cercle de platine, au milieu duquel s’entrelaçaient des lettres en or repercé qui formaient un monogramme. Ces lettres étaient les initiales A. I. B.

«Peut-être cette médaille nous servira-t-elle un jour à découvrir la famille de l’enfant, dit mon père, après l’avoir longuement examinée. Gardons-la précieusement; c’est le seul indice qui nous soit donné... Je te remercie de la peine que tu as prise, Tatiana; tu es une brave fille. Maintenant voudras-tu être assez obligeante pour continuer tes soins à cette enfant jusqu’à ce qu’elle soit d’âge à se tirer d’affaire elle-même? Tous les enfants sont portés à t’aimer; c’est parce que tu les aimes, et c’est à cause de cela que je ne crains pas de t’importuner en te demandant ce service.

— Je serai très contente de m’occuper d’elle, Fédor Illitch. D’abord, je l’ai vue si noire et si fluette qu’elle m’avait presque fait peur... Mais, maintenant que la voilà lavée et attifée, elle n’a plus l’air d’un lutin... Et je crois qu’elle m’aimera aussi... Hé ! Sacha?»

Mais Sacha ne donnait pas ses affections si facilement. A peine rentrée, elle avait couru se cacher derrière moi, serrant avec force ma main avec les siennes, si petites et si frêles. Tatiana sourit d’un air de bonne humeur et, nous faisant sa révérence, elle sortit, en promettant de revenir le lendemain.

A partirde ce jour, nous fûmes inséparables, Sacha et moi. Elle restait un peu sauvage et farouche pour tous, excepté mon père; mais elle m’avait adopté sans restriction pour son frère. Six mois ne s’étaient pas écoulés que c’est à peine si je me souvenais de ne l’être pas réellement. Sacha était très intelligente. Loin de se montrer lente d’esprit comme moi, elle semblait tout comprendre à demi-mot. Jamais on n’avait besoin de lui répéter une chose deux fois. Au bout de quelques jours, elle parlait facilement le russe, et le français parut ne pas lui offrir plus de difficultés. Mais ses souvenirs d’enfance demeuraient entourés pour elle d’une ombre terrible Elle se rappelait, comme dans un rêve, un voyage fatigant, des chevaux sauvages, des hommes à la mine repoussante. Tous ces souvenirs paraissaient lui causer une souffrance telle que mon père, effrayé de sa constitution délicate, me défendit d’y faire la moindre allusion, — et, peu à peu, jusqu’au souvenir de ce passé mystérieux s’effaça de notre esprit.

Il n’avait pas fallu longtemps des soins de Tatiana pour que ma petite sœur sût s’habiller seule. Après m’avoir vu faire gauchement le ménage pendant quelque temps, elle s’était emparée de mes fonctions et de mon balai de branches de bouleau. — Elle ne tarda pas à devenir une ménagère incomparable.

«C’est le vrai domovoï-douk , disait encore mon père, en caressant sa tête brune. Vois-tu, Mitia, les hommes auront beau se donner du mal, ils ne vaudront jamais une femme pour tenir une maison...»

Et j’étais bien de son avis, et fort aise, à coup sûr, d’être débarrassé de ces soins domestiques.

Sacha, pas plus que moi, ne s’était fait aucune amie dans le village. Elle restait cachée chez nous et, quand il lui fallait traverser la rue, elle prenait un air si hautain et si dédaigneux qu’aucun enfant ne s’aventurait à lui parler. Son arrivée inopinée et l’étrange manière dont je l’avais trouvée avaient fait quelque bruit d’abord. Mais le paysan russe est apathique et s’occupe peu du voisin; les premiers jours passés, on n’y fit plus attention. Un garçon de l’école, il est vrai, l’appela un jour devant moi, «la sorcière, la Roussalka » ; mais, sans faire ni une ni deux. je lui tombai dessus et je lui administrai une telle volée de coups de poing qu’il n’y revint pas, en ma présence au moins.

Je ne dois pas oublier que Porphyre s’était mis de mon côté pour défendre Sacha contre les rieurs, et que même il sortit de la bagarre avec un œil poché du plus beau noir. Sa bravoure avait légèrement amolli mon cœur; j’avais reconnu qu’il y avait du bon dans l’honnête garçon. Quant à elle, l’orgueilleuse petite fée n’en avait guère été touchée, et l’affection enthousiaste que lui avait vouée Porphyre n’était payée d’aucun retour. Elle ne lui parlait que pour rire de ses maladresses et de ses balourdises, — et, je le confesse, j’étais toujours prêt à lui faire écho à ce sujet.

Ce n’est pas pourtant que nous fussions bons amis tous les jours, Sacha et moi, — il y avait quelquefois des querelles, des orages même. D’abord, sa situation désolée, sa faiblesse avait fait de moi son esclave docile, et j’obéissais sans murmure à tous ses caprices. Mais, en grandissant, notre caractère se dessinait davantage; j’étais, pour ma part, devenu horriblement taquin. De son côté, Sacha était jalouse et susceptible; il ne m’avait pas fallu longtemps pour découvrir en elle ces travers. Le plus simple incident, un mot affectueux de mon père à moi ou de moi à mon père, une caresse que je faisais devant elle à Vodka, suffisaient pour la plonger dans des accès d’humeur farouche. Elle s’enfuyait au travers des bois après un incident de ce genre, et refusait de me parler pendant des journées entières; — son repentir, ensuite, était d’une violence qui me surprenait. J’étais naturellement d’humeur égale et placide, et je trouvais les accès de larmes ou de colère de la petite Sacha la chose la plus étrange, presque la plus divertissante du monde. Je ne comprenais rien à son caractère, et, tout en la chérissant tendrement, je la rendais souvent malheureuse. Je l’ai compris plus tard.

Mon père ne se mêlait jamais de nos différends. Sacha, qui était la générosité même, n’aurait voulu, pour rien au monde, se plaindre de moi, et parfois j’exerçais mon lourd esprit à ses dépens, sans me douter de la peine que je lui faisais.

Je me rappelle la jalousie qu’inspirait à ma pauvre petite sœur mon chien Crac. Il m’avait été donné, deux ou trois ans après l’arrivée de Sacha, par un barine chasseur qui se trouvait, cette année-là, dans notre village. Ce barine était un vieux gentilhomme ruiné, cousin de Mme Lebanoff, qui l’avait recueilli dans sa maison, ainsi que cela se pratique constamment en Russie. Son chien, en courant à travers un champ qui longeait notre maison, s’était laissé tomber dans un piège à loup et s’était cassé la patte. Il souffrait cruellement, si cruellement que le seigneur était sur le point de lui loger une balle dans la tête pour l’achever.

Nous étions accourus au bruit, Sacha et moi.

Le pauvre chien était étendu à terre et léchait en gémissant sa patte ensanglantée. Il regardait son maître de ses beaux yeux humides et semblait lui demander de le secourir. Celui-ci, un vieux monsieur de belle mine, avec un beau fusil sur l’épaule, paraissait vraiment chagrin de voir la bête en cet état.

«Que faire, Stépan?» disait-il au domestique qui l’accompagnait.

Celui-ci haussait les épaules.

«Ce n’est qu’un chien! fit-il en crachant à terre.

— Oui! mais un chien des plus rares, imbécile! un vrai bijou de chien! un braque que la barguia a fait venir tout exprès de France!... C’est vexant!... j’aimerais mieux que ce fût toi, Stépan... Voyons, ne reste pas là comme un soliveau! donne un avis! que diable!...

— Vous êtes le maître, père Ardalion Sémonovitch.

— L’achèverais-tu à ma place, pour l’empêcher de souffrir?

— Ce ne sera qu’un chien de moins.»

Ardalion Sémonovitch se frappa le front d’un air tout désolé.

«Mon pauvre Crac, disait-il en flattant de la main les flancs et la tête de l’animal, mon brave chien si fidèle!... que veux-tu que je fasse de toi dans ce trou perdu?... Je ne puis te laisser là... Je ne puis pas t’emporter, nous partons demain pour Paris... tu vois bien qu’il faut que je t’achève... Il me semble que je vais commettre un assassinat,» ajouta-t-il en détournant la tête, le visage tout pâle.

Le chien battait faiblement le sol de sa queue et suivait de l’œil chaque mouvement de son maître, redressant les oreilles. Celui-ci arma lentement son fusil.

Je courus à lui.

«Ne tue pas le chien, barine! criai-je. Donne-le-moi plutôt!

— Qu’en feras-tu, rustaud? Ne vois-tu pas qu’il est grièvementblessé ? Je crois qu’il a les reins cassés... mon malheureux Crac!...

— Cela ne fait rien. Laisse-le. Je le soignerai, et, s’il peut guérir, je le sauverai.

— Tu ne peux pas le sauver.

— Eh bien! laisse-le quand même, batouchka , cela t’épargnera de le tuer.»

Le vieux barine restait indécis.

«Stépan?... fit-il, que t’en semble?... Est-ce qu’il peut guérir, crois-tu?...»

Stépan haussa les épaules de nouveau et cracha deux fois.

«Chair de chien!» marmotta-t-il d’un air de mépris.

Le barine toujours en colère se retourna de mon côté.

«Et toi, sauras-tu seulement le soigner, si je te le laisse? cria-t-il.

— Il vaut toujours mieux pour toi me le laisser que le tuer de ta main, répondis-je hardiment. Mon père est médecin; il me dira ce qu’il faut faire pour guérir la bête.

— Eh bien! soit... je te le donne!... Pauvre Crac!... finir dans une izba de Sitovka!... C’est dur pour une bête de race... Mais tu n’as pas l’air méchant, gamin! Prends grand soin de lui. Voici un rouble pour toi.»

Et il jeta une pièce d’argent sur le sol.

Je la ramassai en rougissant de colère et je la lui rendis.

«Je n’ai pas demandé l’aumône, Ardalion Sémonovitch, lui dis-je d’un ton orgueilleux.

— Ah bah! répliqua-t-il en français. C’est charmant!... Garde la pièce, je n’en ai pas besoin, reprit-il en russe.

— Moi non plus! criai-je en français aussi, ce qui parut le surprendre beaucoup. Tiens, prends-la alors, domestique,» criai-je tout fâché à Stépan, et je la lui jetai au nez pour ainsi dire.

Stépan haussa les épaules et empocha le rouble en grognant. Le barine reprit son fusil, donna une dernière caresse à son chien et s’éloigna rapidement sans m’octroyer un second regard. L’animal fit un effort pour se soulever et le suivre, mais il retomba en gémissant. A mesure que son maître s’éloignait, il s’agitait davantage, essayant de se soulever, de ramper après lui. Quand enfin celui-ci disparut au détour de la route, la pauvre bête mit le museau en l’air et exhala son chagrin en gémissements lugubres.

Sacha, qui n’avait rien dit jusque-là, se cramponna à mon bras.

«J’ai peur! cria-t-elle. Allons-nous-en, Mitia! le chien me fait peur.

— Sotte! répondis-je brusquement. Le chien montre son bon cœur en pleurant après son maître!... La! la! ajoutai-je en caressant sa belle tête. Ne te désole pas, frère. Je vais te soigner et te guérir, et tu verras, je t’aimerai bien... Sacha t’aimera aussi, va!...

— Non! je t’aime, toi, je n’aime pas le chien!

— Et moi, je t’aime et j’aime le chien aussi. Vois donc comme il est beau! quelle poitrine profonde, quels flancs élégants, quelles pattes robustes!... Et ce large front, ces yeux magnifiques... Que tu es beau, Crac, mon Crac à moi!... Voyons ta pauvre patte... aïe, frère! je t’ai fait mal, hein? Mais c’est pour ton bien! Tu vas voir... Sacha, donne ton fichu!

— Non!

— Égoïste!» dis-je froidement. Et je la repoussai de la main tandis qu’elle essayait de s’attacher à moi. En quelques minutes j’eus formé un appareil avec de la mousse, deux planchettes et une bande que j’improvisai en déchirant la manche de ma chemise. La pauvre bête n’avait pas bougé ; quand j’eus fini, elle se mit à me lécher les mains. Ses yeux avaient une expression vraiment humaine.

«Maintenant il faut l’emporter chez nous. Veux-tu m’aider, Sacha?»

Mais elle me boudait et refusa de me répondre. Avec précaution je soulevai le chien dans mes bras et le portai sous le hangar. Sacha resta immobile, le front baissé, les sourcils contractés! Je la voyais du coin de l’œil; elle était jalouse du chien.

IV

JE LUI OFFRIS UNE GRANDE TERRINE D’EAU CLAIRE.


Je couchai l’animal sur une litière de paille et, lui ayant trouvé le nez sec et brûlant, signe de fièvre, je lui offris une grande terrine d’eau claire qu’il avala presque d’une lampée. Mon père rentra sur ces entrefaites, et je m’empressai de lui montrer mon malade. Il approuva l’appareil, déclara ne pas vouloir y toucher, et se contenta d’administrer à la pauvre bête je ne sais plus quelle drogue.

Je lui tins les mâchoires ouvertes pendant que mon père versait la potion, et, dans ses efforts frénétiques pour y échapper, le brave Crac m’en fit sauter la moitié au moins au nez et aux lèvres... Pouah! que c’était amer!... Mais, une fois ce mauvais quart d’heure passé, le chien s’allongea sur le foin avec un grand soupir, posa son nez entre ses pattes et s’endormit profondément.

«Il s’en tirera, le molodetz, dit mon père en se relevant. Tu auras là un bon compagnon, Mitia.

— Oui. — Sacha ne l’aime pas, dis-je après un moment de silence.

— Ah!... Ça lui viendra plus tard, peut-être... Tu ne lui as pas fait de peine à propos du chien?

— Je ne crois pas, dis-je un peu confus.

— Il faut faire attention avec elle, dit mon père. Sacha n’est pas un grand gaillard comme toi, qu’on peut taquiner et rudoyer à son aise et qui ne s’en porte que mieux. Respect aux faibles, Mitia, n’oublie jamais cela.»

je baissai la tête et je courus à la recherche de Sacha. Je la trouvai assise au coin du poêle, sombre et muette.

«Pourquoi m’en veux-tu?» lui dis-je.

Elle ne me répondit pas.

«Tu ne voulais pas que je laissasse mourir cette pauvre bête?

— Tu l’aimes donc mieux que moi?

— Oh!...

— Va retrouver ton chien! Vas-y! cria-t-elle avec emportement. Pourquoi m’as-tu recueillie, si tu devais recueillir de même le premier chien de la route! Va! va! tu n’es plus mon frère!...

— Oh! Sacha!...»

Elle éclata en sanglots. J’essayai de la consoler, de lui faire comprendre que je pouvais l’aimer et aimer l’animal aussi. Rien n’y fit.

Cela me faisait d’autant plus de peine que j’avais déjà beaucoup d’affection pour le pauvre Crac et que, me sentant responsable de sa guérison, je lui consacrais tout mon temps. Si Sacha avait voulu l’aimer, nous l’aurions gâté et choyé ensemble, et, comme il était aussi affectueux que beau, nous aurions été un fameux trio d’amis.

Mais elle l’avait pris en grippe, et, quoique la première explosion ne se renouvelât plus, je ne me trompais pas, et cela me chagrinait beaucoup.

Vers la fin de sa maladie, pendant qu’il était encore étendu sur la paille du hangar et que sa patte était encore bien douloureuse, voilà Porphyre qui arrive un beau jour de son air béat. J’étais allongé à côté de Crac et je taillais un roseau en forme de flûte avec mon couteau. Et que fait mon lourdaud? Il veut s’asseoir, perd l’équilibre et tombe de tout son poids (et quel poids!) sur le malheureux chien. Oh! le cri que poussa Crac!... Ce fut un vrai hurlement de bête sauvage, et la voix plus discordante encore de Porphyre y répondit. En se retournant, affolé, Crac avait trouvé sous ses crocs le large fond de culotte du maladroit et il les y avait plantés... et je ne doutai pas qu’il tînt aussi la doublure du pantalon, à en juger par les contorsions du patient! Je me hâtai de le tirer de là, tout en riant à me tenir les côtes de la lugubre figure qu’il faisait. Le pauvre Porphyre se releva en gémissant, appuyant sa main sur la partie endommagée d’un air désespéré. Je lui offris d’aller se faire panser par mon père; mais il s’y refusa et s’assit tout penaud à quelques pas du redoutable Crac. Celui-ci, la lèvre retroussée, continuait à montrer deux formidables rangées de dents.

Voyant que je continuais à rire, Porphyre me dit tout accablé :

«Que veux-tu!...»

Le rire me reprit de plus belle; mais Sacha, qui était accourue au vacarme, se mit du côté de Porphyre, à ma grande surprise.

«Ce n’est pas la mauvaise chance! dit-elle avec vivacité. C’est que cette bête est tout à fait féroce... Elle en aurait fait autant à son maître, si c’était lui qui était tombé !...

— Oh!... fis-je suffoqué. Crac m’aurait mordu, moi! Comment peux-tu dire cela, Sacha?...

— Oui! toi, ou moi, ou père, ou Porphyre,... que lui importe... pourvu qu’il plante ses vilaines dents quelque part...

— Crac n’a pas de vilaines dents! dis-je avec feu. Je ne connais que toi qui les aies aussi blanches que lui! Et rangées! Vois plutôt, on dirait un collier de perles!...

— Merci! dit Sacha, tout en colère. Tu me compares à cette horreur de chien à présent... on voit que tu n’aimes que lui au monde.»

Et elle s’enfuit toute fâchée.

Je soupirai et je me remis à caresser les longues oreilles soyeuses de Crac qui battait le sol de sa queue, d’un air tranquille; mais, à chaque mouvement du malheureux Porphyre, ses oreilles se soulevaient sous ma main et j’entendais un grondement sourd de sa vaste poitrine... Il lui en voulait décidément.

A partir de ce jour, non seulement Sacha détesta Crac non moins qu’avant; mais encore elle feignit de le considérer comme une bête dangereuse et d’avoir grand’peur d’être mordue par lui. Je dis qu’elle feignit, parce qu’il me semblait impossible qu’elle eût réellement peur de cette brave bête; un chien si doux, si affectueux!... Et, ma foi, s’il avait mordu ce gros bêta de Porphyre, en vérité quel autre chien n’en aurait fait autant à sa place!...

Bientôt il fut complètement guéri et put se livrer à ses gambades d’auparavant; c’était un tout jeune chien. J’étais très fier de sa beauté et de son courage. Chaque jour nous étions meilleurs amis.

Au contraire, avec Sacha l’entente n’était plus aussi bonne. — Nous nous querellions souvent à propos de rien, — je devenais plus taquin, elle plus susceptible.

Enfin, je lui jouai un tour qui aurait pu avoir des conséquences tragiques, et pour le coup ce fut bien fini! Je fus guéri pour jamais de cette sotte et désagréable habitude, et jamais plus ma chére petite sœur n’eut à se plaindre de son frère adoptif.

Mémoires d'un collégien russe

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