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CHEZ LE MAITRE LYSIS

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La salle d’étude était — au moins pendant la belle saison — une cour plantée de grands arbres, et dans notre lumineuse Attique favorisée des dieux, la belle saison, c’est presque toute l’année.

Cependant le soleil ne brille pas toujours, même en été : il y a des périodes de pluies. Ces jours-là on se retirait sous un vaste hangar qui entourait la cour sur trois côtés et au mur duquel on voyait suspendus divers instruments appartenant au matériel classique: lyres, plectrons, doubles flûtes, cithares et d’autres objets, nouveaux pour moi. En face de l’entrée, enfin, une porte donnait accès dans la salle qui devait nous servir d’abri durant la saison rigoureuse.

J’étais fort intimidé en prenant place pour la première fois au milieu de mes jeunes condisciples. J’avais souvent entendu parler d’Athènes dans mon petit coin de village, avec une sorte de vénération, et je croyais de bonne foi que le moindre de ses citoyens devait m’être supérieur par le seul fait qu’il était né dans cette ville illustre. Je connaissais de plus, par ouï-dire, l’esprit caustique des Athéniens, et je n’étais pas sans quelque appréhension de leur paraître souverainement ridicule, moi jeune rustique qui n’avais jamais rien vu, qui ne savais rien des manières du bel air, qui arrivais enfin — je l’avais constaté non sans consternation dès mon entrée — avec un costume et un accent qui n’étaient pas du tout à la mode du lieu. Cependant je finis par me rassurer, et le premier étonnement passé, je me mis à considérer avidement mon nouveau milieu. D’abord, je m’assurai que nul ne s’occupait de ma personne, ce qui ne contribua pas peu à me remettre dans mon assiette, et je pus à mon aise observer toutes choses autour de moi.

Sur une chaise à dossier, Lysis était assis tenant sa lyre de la main gauche, la droite armée du plectron, petit instrument d’ivoire qui sert à frappe r les cordes sonores. Devant lui, placé sur un escabeau, un élève qui me parut le plus grand de la classe exécutait une phrase musicale dont il suivait le développement sur un papyrus qu’un pupitre dressé à sa gauche mettait à la hauteur de ses yeux. De temps à autre, si l’élève faisait quelque faute, Lysis, attaquant sa lyre d’un coup magistral, le remettait dans le ton ou lui indiquait le mouvement, sans autre commentaire.

Nous étions tous rangés en demi-cercle, attendant notre tour d’aller devant le maître, et pendant les premiers moments chacun observa une tenue exemplaire. Bientôt le jeune exécutant revint à sa place et Lysis, ayant dit d’une voix de commandement:

«Aristomène! Prends ta lyre!...» Je vis mon voisin de droite se lever et aller occuper la place que le premier venait de quitter.


«Bon! me dis-je, mon tour va peut-être venir après celui-là... »

Et cette perspective me causa un effroi qui n’allait pas sans un mélange de satisfaction.

J’avais vu du premier coup que l’exécutant n’était pas plus fort que moi. Plusieurs fois, en disant sa mélopée, il avait hésité à des endroits où j’aurais pu lui souffler les mots (c’était la première scène d’Antigone; mon bon père, combien je vous remerciais du soin et de la patience que vous aviez mis à m’instruire!), puis il penchait son buste en avant d’une manière qui me parut gauche, il tenait ses jambes croisées, enfin il nasillait en chantant, toutes choses qu’on m’avait enseignées à éviter comme les marques d’une éducation négligée ou d’une nature grossière. Aussi aurais-je repris confiance entière sans mon malheureux chiton qui décidément n’avait pas l’ampleur voulue, et surtout sans la crainte que mon accent parût provincial à ces jeunes Athéniens.

Mais déjà le bon ordre et l’immobilité des premiers instants se relâchaient un peu. Les hommes faits restent facilement immobiles parce qu’ils ont fini de grandir. Mais les petits bras et les petites jambes ont constamment besoin de mouvement pour s’étendre et se développer, et en tout cas un repos prolongé leur est insupportable.

Aussi vit-on, après un certain temps, la belle régularité de notre demi-cercle s’altérer et se rompre. C’était l’un de nous qui laissait glisser sa lyre, — pour avoir l’occasion de la ramasser, — ou un autre qui tombait à grand bruit de son escabeau, pour amener un intermède.

Les langues commençaient à se débrider, d’abord tout bas, puis avec un murmure grandissant: des coups de pied échangés sans bruit par mes deux camarades de gauche m’apprirent que ces jeunes mécréants poussaient l’audace jusqu’à venir vider leurs querelles dans le temple même de la science!...

J’étais fort scandalisé. Un enfant élevé et choyé sous le toit paternel y devient trop souvent volontaire, exigeant, susceptible... mais il ne connaît pas ces vices du mauvais écolier endurci: la désobéissance aux règles, le mépris du devoir, le manque systématique de respect pour les maîtres.

Je n’avais, quant à moi, jamais manqué de respect à mes excellents parents, instruit que j’étais à les considérer comme les représentants des dieux sur la terre; en me confiant à Lysis, ils m’avaient enjoint de le respecter à l’égal d’eux-mêmes: aussi, étais-je disposé à regarder avec horreur tout acte d’insubordination ou d’indiscipline. C’est pourquoi, fort mal édifié par mes deux lutteurs, je leur jetais des regards chargés de blâme et d’indignation. L’un des deux, s’étant avisé de lire sur ma figure la réprobation que m’inspirait sa conduite, fit trêve subitement à ses exercices et se mit à m’examiner.

C’était un jeune blondin à la chevelure bouclée, au teint pur, au profil régulier, au costume impeccable. Il n’y avait pas besoin de le regarder deux fois, lui, pour s’assurer qu’il était enfant d’Athènes, et sans doute d’une famille d’importance. La beauté de sa figure m’avait tout d’abord frappé et sympathiquement attiré ; aussi étais-je doublement peiné de sa conduite. Euphorion — je suis bientôt qu’il se nommait ainsi — me toisa un instant d’un œil moqueur, puis, prenant son style, il traça rapidement quelques mots sur ses tablettes, qu’il me passa aussitôt. Très curieux de savoir ce qu’il pouvait bien m’écrire, je ne pris pas le temps de réfléchir que moi, tout à l’heure censeur austère de son indiscipline, je me faisais son complice en acceptant de lire ce message. Bien pis! A peine l’avais-je parcouru que, saisissant mon style, j’y répondais d’une main fébrile, arrivant ainsi d’un seul bond à un degré d’inconduite dont, avant d’entrer dans la classe, je me serais jugé absolument incapable... Mais aussi j’avais été provoqué d’une façon intolérable. Voici ce que j’avais trouvé sur les tablettes du jeune élégant:

Donne-moi au plus vite l’adresse de ton tailleur; avant ce soir il faut que j’aie un «chitton» pareil au tien.

EUPHORION.

Mon malheureux chiton!... j’avais bien deviné au premier coup d’œil qu’il me causerait des ennuis. Mais je ne croyais pas que, sans provocation, on viendrait ainsi m’attaquer. Et un garçon si bien mis encore! si favorisé !... Ne pouvait-il puiser un peu d’indulgence dans le sentiment de sa supériorité et épargner un nouveau venu, un campagnard?... Ah! le cœur peu généreux!... Le mauvais camarade!...

Toute cette colère m’avait traversé comme un éclair, et j’avais tracé ma réponse avant même d’avoir pensé. Sous les lignes d’Euphorion, voici ce que j’écrivais:

Donne-moi au plus vite le nom de ton maître de politesse, que je ne m’adresse pas à lui!

PROAS.

Tandis que mon ennemi lisait d’un œil dédaigneux ma pauvre riposte, un autre s’était penché au-dessus de lui et cueillait d’un geste prompt les tablettes; il me les passa après y avoir tracé ces mots:

Proas, mon ami, tu n’es pas de force. Cultive l’épigramme, si tu veux lutter avec Euphorion.

MÉNÉCRATE.

Et les deux amis de s’esclaffer, tandis que je rougissais de dépit à cette nouvelle offense. Mais ce petit commerce épistolaire avait été remarqué. Un nouveau camarade s’était emparé des tablettes et y écrivait à son tour:

Et toi, Ménécrate, au lieu de flagorner Euphorion, dis-lui de cultiver l’orthographe.

THÉAGÈNE.

Ah! ah! C’était à mon tour de rire!... Attrape, jeune impertinent!...

L’œil du bel Euphorion s’enflamma de colère:

Qu’oses-tu trouver à redire à mon orthographe, manant? écrivit-il aussitôt.

Réponse: Chiton ne prend qu’un t, ne t’en déplaise; tu le portes bien, mais tu l’écris mal.

On commençait à s’arracher les tablettes autour de nous, et, chacun, goûtant ce nouveau divertissement, voulait y mettre son nom.

Un jeune garçon, que j’avais remarqué pour son œil sérieux, sa figure énergique et sa bonne tenue, le prit au passage, — tant le mauvais exemple est contagieux! — et, tout en gardant un grand air de sagesse et de dignité, il écrivit:

Vous voilà bien. Athéniens efféminés!... Pensez un peu moins à vos chitons et un peu plus au devoir.

LYCIDAS.

Et, au-dessous, un autre rétorquait prestement:

Te voilà bien hypocrite de Lacédémone! Que fais-tu toi-même, en te permettant de nous morigéner?

GLAUCON.

L’affaire menaçait, comme on voit, de s’envenimer. Dans le feu de la polémique j’avais, quant à moi, complètement perdu de vue la question principale, lorsque la voix courroucée du maître se fit entendre:

«Proas, apporte-moi à l’instant ces tablettes!...»

Je finissais justement de lire la réponse de Glaucon, et mon cœur athénien se réjouissait de la leçon donnée à l’insolent Spartiate, lorsque je m’entendis apostropher. La foudre tombant à mes pieds ne m’eût pas davantage surpris. En un éclair je mesurai le nombre et l’énormité de mes fautes: inattention, désobéissance, dissipation, indiscipline, mauvais exemple, etc. Je commençais bien!... Moi qui avais tant promis d’être sage et de faire honneur à ma famille!

Plus mort que vif, je me dirigeai vers le maître et je lui présentai en tremblant la preuve de nos forfaits, distinguant vaguement la voix de Ménécrate, qui soufflait avec colère derrière moi:

«Efface! efface donc, imbécile!...»

Qu’est-ce qu’il voulait que j’efface?

Déjà Lysis avait parcouru de l’œil le document.

«Ménécrate, dit-il d’un ton de tranchante ironie, cesse de t’agiter. Si Proas ne t’entend pas, moi, je t’entends fort bien, et cette tentative de corruption ne fera qu’augmenter ta peine.

— Voilà donc, jeunes élèves, comment vous employez votre temps! reprit-il, et comment vous répondez aux sacrifices que s’imposent vos parents pour vous faire participer aux bienfaits de l’éducation! Au lieu de cultiver les muses, vous vous querellez comme des portefaix; et vos sottes épigrammes, vous ne savez même pas les écrire correctement, ainsi que le fait remarquer l’un de vous (qui ne perdra rien pour cela d’une correction méritée). Voulez-vous donc croupir dans l’ignorance?... vous enfoncer dans les ténèbres de la barbarie?... Oubliez-vous que vous serez un jour appelés à représenter la patrie, et que vous lui devez compte de l’emploi de chacune de vos heures?... Mais nous avons déjà perdu trop de temps; nous allons procéder sans tarder au châtiment des coupables, — ils ont pris la peine de signer chacun leur délit, ce qui m’épargne le tracas d’une enquête, — après quoi, nous reprendrons nos exercices si sottement interrompus.»

Sur ces mots, je vis le maître se lever et, allant au mur, en détacher un instrument dont la nature m’avait intrigué, mais dont je m’expliquais trop bien l’usage à cette heure!..

C’était la terrible férule.

Une certaine crainte me saisit, je le confesse, car je n’avais jamais été battu, sinon par ma brave nourrice, qui prenai toujours grand soin, je m’en étais bien aperçu, de ne pas me faire de mal lorsqu’elle m’appliquait une correction.

«Approche, Euphorion,» dit Lysis.

Euphorion se leva et vint avec une grâce négligente tendre au maître une main très blanche, sur laquelle il reçut sans broncher neuf coups fort bien appliqués.

Je le vis, quand il revint à sa place, examiner d’un œil critique la paume rougie de cette main, après quoi il dit avec calme:

«Mon esclave, Tersite, sait un onguent fameux; demain matin, il n’y paraîtra plus.»

Il posait, bien entendu, pour la galerie; mais je trouvai son attitude d’une élégance suprême, et je me proposai, si c’était possible, de l’imiter.

Le maître consulta les tablettes et appela:

«Proas, à ton tour.»

J’approchai, et avec un bizarre sentiment mêlé d’orgueil, de terreur et d’un regret sincère de ma faute, je tendis la main.

Un, deux, trois, dieux, que cela faisait mal! Quatre, cinq, ah! ceci n’était pas des coups pour rire, comme ceux de ma nourrice! Six, sept, je n’y tiens plus!... Puissance du Styx, est-ce que je vais pleurer?... Ce serait trop honteux, devant ce Spartiate qui me regarde!... O muses! si vous me donnez la force de ne pas pleurer, je vous promets de vous mieux servir dorénavant. Huit, neuf!... C’est fini. Victoire!.. Je n’ai pas versé une larme!...

Je retourne à ma place, fier comme un paon. Je me sens un homme; je ne troquerais pas mes neuf coups de férule contre les plus beaux jouets du monde. Mais j’entends appeler Ménécrate. Voyons comment il va se comporter! C’est en connaisseur que j’observe désormais la suite des opérations.

Et tout d’abord je remarque que l’ami d’Euphorion marche au supplice avec une répugnance visible. Il tend la main en rechignant; au premier coup, il fait une grimace atroce, au troisième, il se tortille comme un ver; au cinquième, il pleure (je le vois de profil). Au septième, il braille (le misérable, devant Lycidas!), il a dix coups à recevoir!

Il revient à sa place en déroute complète. Je le regarde avec dégoût. Euphorion ne me paraît pas plus indulgent que moi pour son séide.

«Ne me parle pas! dit-il sèchement quand l’autre essaye de l’apitoyer. Je t’avertis que pendant toute cette décade je ne te connais plus... Tu t’es conduit comme un îlote!...»

Quoique approuvant la mercuriale, j’étais assez surpris du ton de maître que prenait Euphorion, et je m’étonnais que Ménécrate le supportât; mais tout entier au spectacle palpitant qui continuait à se dérouler sous mes yeux, je ne donnai pas beaucoup d’attention à ce fait. Je n’appris que plus tard ce qu’il avait en effet de remarquable. Le père d’Euphorion était, à ce qu’on me dit, un haut personnage, tenant un splendide état de maison; et parmi les familiers de pareils dignitaires figurait toujours un ou plusieurs individus désignés sous le nom de parasites, et dont l’occupation principale consistait (à ce que je pus comprendre) à flatter le maître, à manger à sa table et à recevoir ses camouflets. Le père de Ménécrate occupait auprès du père d’Euphorion cette place peu enviable, et, chassant de race, le fils n’avait pas cru pouvoir commencer trop tôt à exercer ce misérable métier. Il aurait fort bien pu suivre une tout autre carrière, puisqu’on recevait chez Lysis une éducation libérale qui permettait à chaque élève de choisir, le moment venu, la profession qui s’adaptait le mieux à ses goûts. Mais, grâce, sans doute, à des habitudes déplorables contractées dès l’enfance, ce malheureux ne souhaitait pas une plus noble occupation, n’éprouvait aucun désir d’échapper à la destinée héréditaire. Amuser, flatter quelque puissant du jour, lui servir de plastron, vivre aux dépens de celui qui l’écouterait, telle était le but qu’il s’était donné, le seul emploi de ses facultés qu’il se proposât.

De pareils caractères étaient rares à l’école de Lysis, et, si Ménécrate s’y était maintenu jusqu’ici, c’était grâce à l’influence de la grande maison qui le patronnait. Mais tous ces détails, je le répète, je ne les sus que par la suite; en cet instant, je n’avais d’yeux que pour le spectacle du supplice. Théagène succéda à Ménécrate et Lycidas à Théagène; Glaucon ferma la marche.

J’avais suivi avec un intérêt particulier l’exécution de Lycidas. Certes, il se tint fort bien; Sparte n’aurait pas eu à rougir de son enfant. Mais enfin Théagène et Glaucon avaient été tout aussi crânes, et, de plus, leur attitude, toute simple, témoignait qu’ils ne se prenaient pas pour des héros parce qu’ils savaient recevoir quelques coups de férule. Tandis que l’air stoïque, l’affectation de courage invincible de Lycidas auraient été de mise pour une exécution capitale.

En somme, sauf l’affreux Ménécrate, tout le monde se conduisit bien, et quand les exercices de musique reprirent leur cours, si quelques mains brûlaient encore, les consciences du moins étaient en paix; nous avions payé notre dette.

La Vie de collège dans tous les temps et dans tous les pays

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