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II
L’ABBÉ
ОглавлениеC’est fini. Après une dernière et lamentable scène, j’ai pris un grand parti et je suis retournée chez mon avoué. Il a signifié à M. La Guêpière mon intention bien arrêtée d’obtenir une séparation, soit à l’amiable, soit devant le tribunal, et il l’a invité à se trouver avec moi dans son étude. Hier, à l’heure indiquée, mon mari a daigné obtempérer à cette invitation. J’étais déjà assise dans le cabinet de l’avoué, quand Lancelot de La Guêpière a fait son entrée, ganté de frais et vêtu d’un pantalon gris perle. Il y avait huit jours que nous ne nous étions vus; depuis notre dernière querelle, il passe ses nuits au cercle et ne rentre au logis qu’à l’heure où je sors. Je l’ai trouvé encore plus poseur et plus ridiculement matamore que d’habitude.
Tout d’abord, il s’est rebiffé et a refusé formellement de se séparer de moi, s’écriant qu’il m’adorait et que je ne lui rendais pas justice.–J’étais une femme charmante avec tout le monde, excepté avec lui, avec lui qui s’était toujours sacrifié à mes intérêts et ne pouvait vivre sans moi!.
–Du reste, a-t-il ajouté avec aplomb en se méprenant sur mon silence et sur celui de l’avoué, jamais un tribunal n’accordera cette séparation; on n’a rien à articuler contre moi; ma vie est pure comme celle de l’enfant au berceau!…
Pour toute réponse, l’avoué a mis sous les yeux de cet innocent «au berceau» un dossier de pièces accablantes:–les lettres peu édifiantes qu’il m’a écrites et d’autres épîtres à lui adressées, relatant certains incidents qui ne sont pas à sa louange. En guise de conclusion, l’officier ministériel a terminé par deux ou trois mots bien sentis, articulés très froidement, très sèchement, et desquels il résultait que pas un tribunal n’hésiterait à prononcer la séparation à mon profit.
Ce petit discours a visiblemeni rabattu le caquet de Lancelot de La Guêpière; son nez s’est allongé, ses façons se sont assouplies et il a changé de gamme:
–Du moment que vous en êtes convaincu, monsieur, a-t-il répondu avec un accent mélancolique, je n’ai plus qu’à m’incliner devant l’opinion d’un homme aussi compétent que vous. Je me soumets; mais madame regrettera amèrement ce qu’elle vient de faire. Je suis une victime, j’en ai toujours été une. Un jour on me rendra justice!
Bref, après force protestations, après une enfilade de phrases déclamatoires sur son honorabilité, sa vertu et son abnégation, il a consenti à apposer sa signature au bas du compromis préparé par l’avoué. Aux termes de cet acte, il reconnaît mes droits à demander une séparation, m’autorise à vivre où bon me semblera et s’engage à me servir une pension mensuelle de trois cents francs. Une fois la pièce signée en double, il s’est retiré la tête haute, sans daigner me regarder, déclarant à l’avoué qu’il était enchanté d’avoir fait sa connaissance et l’assurant de sa haute estime.
–Quel sinistre comédien! m’a dit ce dernier en refermant la porte sur le dos de M. La Guêpière… Enfin, nous avons ce que nous voulions, et cette autorisation de quitter le domicile conjugal nous servirait de preuve contre lui, dans le cas où nous serions obligés d’avoir recours au tribunal.
Maintenant que le plus fort est fait, il me reste à chercher un appartement point trop cher et à me mettre en quête d’une situation qui me permette de gagner mon pain, car je n’ai qu’une médiocre confiance dans l’exactitude de M. La Guêpière, et puis il me semble que l’argent de cet homme me brûlera les doigts. Je songe à tout cela, assise sur ma chaise basse, devant un petit feu de pauvre, allumé avec un restant de bois de l’autre hiver. Nous sommes en octobre, le temps est humide, et ce premier feu, si modeste qu’il soit, me sert de compagnie. Au dehors, la pluie pleure contre les vitres, et le vent d’ouest soupire sous les portes une chanson d’une tristesse lamentable, peu propre à me redonner du courage. J’appuie mes coudes sur mes genoux, j’enfonce mon front dans mes mains et je regarde avec envie Mititi, mon chat jaune et blanc, qui pourlèche sa patte et la passe béatement sur son oreille. Tout à coup on sonne, et Naniche vient m’annoncer qu’il y a là «un monsieur le curé» qui demande à me parler.
Je ne suis pas en humeur conversante, et, de plus, étant peu dévote, j’ai certaines préventions contre le clergé en général. Toutefois, comme Naniche assure que ce curé a l’air brave homme, je cède autant par curiosité que par déférence, et le visiteur entre en ébauchant ce salut, moitié inclinaison de tête et moitié révérence, qui est particulier aux gens d’église.
En effet, cet ecclésiastique a une figure avenante et, bien qu’il frise la soixantaine, il y a encore dans ses petits yeux bleus une vivacité aimable. Son front peu élevé, mais intelligent, n’a pas une ride; il est ombragé par une forêt de cheveux gris argent, ondés et comme moirés. Sa bouche épaisse et ferme a les tons purpurins d’un bigarreau; elle fait la moue, mais une bonne moue indulgente et accommodante. Son nez est tout un poème: court, avec une narine plus longue que l’autre qui le fait pa raître légèrement de travers, il a une expression naïve, gourmande et presque folâtre.
Tandis que debout, la main appuyée au dossier de ma chaise, j’examine le visiteur, il m’apprend qu’il est l’abbé Micault; et alors je me rappelle avoir déjà entendu prononcer ce nom par M. La Guêpière, qui, en bon gentilhomme poitevin, bien pensant, a été élevé au séminaire. Après s’être nommé, l’abbé ajoute qu’il est prêtre habitué de l’église Saint-Séverin et répétiteur à l’école Bossuet. Je flaire immédiatement un ambassadeur envoyé par mon mari, et cela me met en défiance. Néanmoins, ayant poussé un fauteuil vers lui, je le prie poliment de s’asseoir. Il obéit, s’assied en écartant sa soutane, un tantinet râpée, pose son chapeau sur ses genoux et, après avoir fourragé dans ses cheveux, m’avoue avec bonhomie que M. La Guêpière, son ancien élève, lui a confié le secret de nos dissentiments intérieurs, que mon * mari lui a paru fort navré de cette séparation imminente, et qu’en sa qualité de prêtre il a cru devoir tenter près de moi une démarche toute de paix et de conciliation.
Mes sourcils se froncent et se rejoignent; je sens que je prends mon air tragique, mais je garde mon sang-froid et je me borne à faire de la tête et de la main un geste énergique et expressif.
L’abbé pousse un soupir et secoue sa chevelure d’Absalon.
–Voyons, continue-t-il, chère madame, avez-vous bien réfléchi? C’est chose grave que le changement d’existence que vous méditez. A votre âge, il est triste de vivre seule. Et puis avez-vous songé à ce que dira le monde? à tort, j’en conviens; mais enfin peut-être vous reprochera-t-on de n’avoir pas tout fait pour ramener votre mari?
A ces mots, je me lève brusquement:
–Si c’est mon mari qui vous envoie, dis-je avec vivacité, vous pouvez lui annoncer que ma résolution est irrévocable.
Là-dessus j’écarte ma chaise pour bien faire comprendre que je ne me soucie pas de prolonger l’entretien; mais l’abbé demeure installé dans son fauteuil et me regarde d’un air contristé et obstiné à la fois; de sorte que je reprends en accentuant chacun de mes mots d’un geste nerveux:
–Il ne me reste plus, monsieur l’abbé, qu’à vous remercier. C’est votre état de chercher à prêcher la paix, mais avec moi vous perdriez vos peines.; mon parti est pris.
–Allons, allons! fait-il en se levant, ne nous fâchons pas. Vous m’intéressez, bien que vous n’ayez pas l’air commode. Permettez-moi de revenir vous voir quelquefois., ici ou dans votre nouvelle demeure. Je sais que vous cherchez une position de lectrice; j’ai été moi-même précepteur dans de grandes familles avec lesquelles j’ai conservé d’excellentes relations; je pourrai peut-être vous être utile. Je reviendrai en causer avec vous, et puis nous parlerons un peu du bon Dieu et cela vous fera du bien.
–Je ne suis guère dévote, monsieur l’abbé, et une place de lectrice me ferait plus de bien encore.
–Ma chère fille, il faut vous fier à la divine Providence.
–Elle ne m’a jamais envoyé que des peines! dis-je d’un ton boudeur.
–Il faut la prier, reprend-il en soupirant, et lui demander d’abord la résignation.
Je me récrie violemment:
–La résignation! Je ne lui demanderai jamais cette vertu-là. Je ne la comprends pas et je n’aime pas les gens qui se résignent.
L’abbé écarquille les yeux et me contemple avec une expression de commisération qui achève de m’agacer.–
–Et vous voulez vivre seule, avec une nature comme la vôtre? réplique-t-il ébaubi et en se reculant. Ah! ma pauvre enfant, vous m’effrayez et, malgré vos idées fausses, vous excitez tristement ma sympathie. Je reviendrai vous voir.
Je répète d’un air embarrassé:
–Monsieur l’abbé, je vous suis bien reconnaissante; mais je crois que votre temps est précieux, et il est inutile que vous le dépensiez en pure perte.
–Pourquoi en pure perte?
–C’est que, si vous venez me voir avec l’intention de me ramener en dessous à vos idées, j’aime mieux me priver de vos visites.
Le nez de l’abbé fait une grimace, sa bouche de cerise se contracte, puis s’élargit, et finalement il se met à rire:
–Rassurez-vous, nous ne forçons personne, la dévotion vous viendra toute seule.
–Elle me viendra, elle me viendra!. Et je secoue la tête à la façon des enfants grognons.– Elle me viendra quand le bon Dieu m’aura d’abord envoyé un peu de bonheur!
–Du calme, de la patience! reprend-il en me tapant doucement sur le bras; je vais m’occuper de vous et tâcher de trouver une position qui vous donne une indépendance relative, ma chère enfant!. J’en ai trouvé pour d’autres, et je réussirai, je l’espère, également pour vous. Bon courage, et à bientôt.
Il salue et disparaît derrière les plis de ma portière de reps bleu fané. Dès que j’entends la porte de l’antichambre qui se referme, je donne un libre cours à ma mauvaise humeur, et je murmure:
–Un brave homme, c’est possible, mais il m’assomme! Est-il tenace avec ses visites? Et qu’ai-je besoin d’un abbé chez moi?…
Tout en grognant, j’époussette avec fureur le dessus de ma cheminée. La vue de mon portemonnaie très plat, posé sur le velours usé de la tablette, me ramène à des idées plus calmes. Je réfléchis que, malgré ses belles promesses, M. La Guêpière me servira mes trois cents francs d’une manière très fantaisiste; que je ne possède en propre qu’une rente de deux mille francs, à laquelle, heureusement, Lancelot n’a pu toucher, car elle est inaliénable; et qu’enfin je ne puis compter sur ma famille du Chânois, qui s’est saignée à blanc pour me marier. Il faut donc absolument que je me crée des ressources. Or, cet abbé prétend avoir de belles relations et, grâce à lui, je pourrai peut-être dénicher le merle blanc, c’est-à-dire une bonne place de lectrice chez quelque vieille dame. Décidément, l’abbé Micault est un homme à ménager.
Tandis que je rumine toutes ces choses, je m’aperçois que mon huit est mal équilibré; je retire quelques épingles, j’enlève mon peigne, et, posée devant la glace, les bras en l’air, le chignon à demi déroulé, je me hâte de me recoiffer. Dans le champ du miroir ma figure se reflète, sérieuse et mélancolique, pâle dans le floconnement de mes cheveux châtains, avec deux grands yeux sombres, très cernés.
–Comme te voilà faite, ma pauvre Geneviève! me dis-je à moi-même, ces sept ans de mariage ne t’ont pas embellie!. Et tout à coup je m’aperçois que la glace me renvoie, indépendamment de la mienne, une autre image inconnue: un visage masculin, avec des yeux brun clair et des cheveux ébouriffés en tête-de-loup. Je me retourne ébahie, indignée d’être surprise décoiffée, et je crie:
–Que voulez-vous? C’est insupportable! On n’entre pas ainsi chez les gens!.
La tête-de-loup balbutie des syllabes mal articulées, et je reconnais M. Pascal, le second clerc de maître Plumerel. Il émerge des plis de la portière, tenant dans ses doigts crispés son feutre et un rouleau de papiers. Il finit par m’expliquer qu’il me rapporte mes pièces, qu’il est entré au moment où l’abbé sortait, et que, n’ayant trouvé personne pour l’annoncer, il s’est avancé à l’aventure jusqu’à la porte de la chambre.
Le pauvre garçon est si interloqué qu’il a deux pouces de rouge sur son visage hâlé. J’ai pitié de lui, et, après avoir rajusté mon chignon, je m’efforce de dissimuler ma mauvaise humeur et je lui montre un fauteuil. Pour y arriver, il butte contre un tabouret, manque de renverser un guéridon; enfin le voilà assis et fort embarrassé de ses jambes. Je prends les papiers, et, comme il y a un reçu à donner, je vais le rédiger à mon bureau. J’ai honte de mon emportement, et j’engage la conversation avec le clerc, afin de lui montrer que mon second mouvement vaut mieux que le premier.
–Vous n’êtes pas à Paris depuis longtemps, monsieur?
–Non, madame, répond-il.
Et il ajoute avec une brusquerie un peu gauche:
–Cela se voit, n’est-ce pas?]
Je n’ose pas dire que oui, je souris légèrement et je lui demande de quelle province il est.
–De la Bourgogne, de Grancey, un village perdu dans les bois.
A la façon dont il prononce ce nom de Grancey et dont ses yeux s’éclairent, on sent qu’il aime son village. C’est ainsi que je m’anime moi-même lorsque je parle du Chânois, et cette ressemblance me rend mon interlocuteur plus sympathique.
–Je parie que vous aimez la campagne? lui dis-je.
–Oh! oui, madame. Il y a des moments où j’ai comme le mal du pays.
–Comment avez-vous quitté vos bois pour vous enfermer dans cette horreur d’étude d’huissier?
–Ah! voilà, réplique-t-il avec un demi-sourire en écrasant son feutre dans ses doigts tachés d’encre.; c’est que je me suis mis en tête de devenir musicien, et pour cela il fallait venir à Paris. J’ai été élevé par un maître d’école alsacien qui était fou de musique et qui m’a appris sur le piano tout ce qu’il savait. Quand il a été au bout de sa science, il m’a dit: «Tu dois aller à Paris, c’est là seulement que tu te perfectionneras, car tu as des dispositions.» Alors je n’ai plus eu qu’une idée: partir!. Seulement ce n’était point chose facile.
–Pourquoi?
–Parce que je suis le second de six enfants, et parce que mes parents, qui sont de petits cultivateurs, reculaient devant la dépense.
–Et comment vous y êtes-vous pris? demandai-je en commençant à m’intéresser à son histoire.
–Le plus difficile, c’était le trajet. Nous avons bien un chemin de fer qui passe à Is-sur-Tille, mais ça coûte environ vingt-quatre francs dans les troisièmes pour venir jusqu’ici, et mes économies montaient en tout à cinquante francs. Alors j’ai cherché un moyen de voyager gratis.
–Et vous l’avez trouvé?
–Oui, répond-il tout fier; voici: chez nous, les éleveurs envoient leurs bœufs à Paris par des trains spéciaux, sous la conduite de deux domestiques qui accompagnent les bêtes jusqu’au marché de Poissy et qui jouissent du parcours gratuit. Je me suis arrangé avec un fermier du Montsaugeonnais pour remplacer un de ses conducteurs, et de cette façon je suis venu à Paris sans bourse délier., dans le train des bœufs.
–Vous ne voyagiez pas tous dans le même compartiment?
Il se met à rire:
–A peu près. Mais bah! je m’en moquais bien! l’avais endossé une blouse, une biaude comme on dit chez nous, et avec ma limousine sur les épaules je me gaussais du vent. Je me pensais: «Paris est là-bas, tu vas le voir et entendre de la musique pour de bon.» Ça me tenait chaud au cœur et partout.
Ses yeux limpides s’illuminent. En ce moment, malgré sa gaucherie rustique, sa redingote coupée par le tailleur de son village, son pantalon de treillis et ses grosses chaussures de roulier, je le trouve presque beau. Accoudée à la cheminée, une main dans mes cheveux, je m’oublie à l’examiner, tout en poursuivant mon interrogatoire:
–Et une fois à Paris, qu’avez-vous fait?
–Ah! dame, ça n’a pas été sur des roulettes. Songez que pour tout magot j’avais un peu moins de cinquante francs. Il a fallu trimer. Heureusement j’avais travaillé à Granceyy chez un notaire qui connaissait maître Plumerel, et celui-ci m’a pris sur sa recommandation. Il me donne le pain et le vin du déjeuner, plus quarante francs par mois, et il me permet, trois fois la semaine, d’aller prendre des leçons d’harmonie et de composition chez un professeur du Conservatoire.
–Cela coûte cher, les leçons?
–Assez; mais j’ai encore une corde à mon arc. Le soir, j’expédie les grosses des jugements à signifier. C’est un travail qui m’est payé à part.
Je me rappelle les écritures des deux acharnés de l’étude. Ce doit être quelque besogne analogue.
–Et cela vous rapporte.?
–Trois ou quatre francs par soirée, quand l’ouvrage donne.
J’ai la langue levée pour lui demander:
–Est-ce que je ne pourrais pas en trouver à faire, moi, de ces copies?
Une fausse honte me retient et je reste la bouche entr’ouverte sans oser articuler ma question. Nous nous regardons silencieusement. Il devine que j’ai encore quelque chose à dire, et il attend, toujours pétrissant son feutre. Enfin je me décide à renouer l’entretien:
–Monsieur Pascal. C’est votre nom, je crois.
–Oui, madame, Pascal Nau.
–Je vous ai rudoyé à votre arrivée. Pardonnez-le-moi, j’étais nerveuse. Et pour me prouver que vous ne me gardez pas rancune, faites-moi un peu de musique.
En même temps j’ouvre le piano. Il ne se fait pas prier et s’assied sur le tabouret, non sans avoir, au préalable, accroché le tapis avec les clous de ses souliers. Il essaye un moment l’instrument.
–Je vais vous jouer un de mes petits airs, murmure-t-il d’une voix étranglée.
Il commence très doucement. C’est une sorte de romance rustique sans paroles, d’une mélodie très simple, en mineur, et dont le rythme tantôt traînant, tantôt précipité, rappelle les chansons paysannes. Je l’écoute, surprise. Dans cette musique peu compliquée, il y a quelque chose de sain, de large et de fortifiant. On y sent l’odeur des prés fauchés et des blés mûrs; on croit entendre le long meuglement des vaches dans les pâtis et les rappels mélancoliques des pâtureaux à la tombée du soir. Je ferme les yeux et j’ai tout à coup comme une vision de mon Chânois. Les parfums et les rumeurs de mon village m’arrivent par bouffées: le glouglou du ruisseau qui longe la Grand’rue et où les bêtes vont boire; la senteur des chènevières de la Fosse-des-Dames; le bourdonnement des batteuses et les claquements de fouet des laboureurs poussant la charrue; les huchements des femmes et des enfants qui vont à la faîne dans les bois roussis par l’automne. Toutes ces impressions ressuscitent et me ressaisissent à mesure que les notes vibrent sous les doigts de Pascal Nau. Je suis si émue que mes yeux se mouillent, et que, lorsque le clerc reste silencieux après l’accord final, je ne trouve pas de paroles pour le remercier.
Embarrassé de mon mutisme, il se lève gauchement.
–Je m’oublie. Il faut que je retourne à l’étude, balbutie-t-il en se balançant comme un ours qui tient un bâton.
Je lui tends la main.
–Merci, dis-je, monsieur Pascal, votre musique m’a fait du bien. C’est beau, et vous avez un vrai talent. Bon courage!
Il soulève la portière et s’éloigne lourdement. Je me reproche de ne pas lui avoir suffisamment exprimé mes remerciements. Qui sait si je le reverrai jamais? Le piano est encore tout vibrant, et dans la chambre il reste comme une résonance des bruits de la vie campagnarde brusquement évoquée par ce musicien sauvage et original.