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III
LE DÉPART
Оглавление–Madame, voici les déménageurs! dit Naniche en passant sa tête par ma porte entre-bâillée.
Hélas! voici également ma plus pénible journée, celle du départ. J’écarte les rideaux et je regarde dans la rue. Pluie battante. Le ciel est couleur de suie; la boue des pavés, couleur d’encre. Les gouttières des toits ruissellent le long des façades et rejaillissent sur l’auvent des boutiques avec un clapotement maussade et monotone. Les fiacres, aux capotes miroitantes, roulent en lançant des éclaboussures fangeuses aux vitres des étalages; des parapluies affairés courent et se heurtent au bord des flaques d’eau des trottoirs. Le temps fait un accompagnement à souhait à mes ennuis et à mes tristesses. Déjà, hier, j’ai eu à subir une scène désagréable qui m’a donné un avant-goût des amertumes d’aujourd’hui. J’avais été prévenir M. La Guêpière que mon nouvel appartement était prêt et que je comptais déménager le lendemain. Je l’ai trouvé dans sa chambre, occupé à se raser.
–Je sais, je sais! a-t-il répondu en gonflant ses joues sous le savon; eh bien, pars!… Qui t’en empêche?
Il y a eu un moment de silence qu’il a mis à profit pour s’essuyer le menton et s’enfariner de poudre de riz.
–Ah! tu t’en vas, a-t-il repris en ricanant et en promenant la houppe de cygne sur ses maigres joues; c’est bien de toi, cela!. Tu me crois fini, et tu me laisses là comme un vieux citron dont on a exprimé le jus. Mais patience! un jour je serai désenguignonné, mon affaire des galions de Vigo va me donner des millions et tu seras bien aise alors de revenir te chauffer à mon foyer. Au surplus, s’est-il écrié en agitant dramatiquement les bras, tu n’es qu’une ingrate! Une femme qui avait un mari dont elle aurait dû être si fière!. Car enfin, malheureuse, que te manque-t-il donc?
–Tout!
–Ce sont des mots, cela! a-t-il repris en haussant les épaules.
Puis, voyant mes yeux humides:
–Tu pleures? grosse bête. Allons, ne prends donc pas les choses au tragique; imite-moi et sache faire bonne mine à mauvais jeu. La déveine ne durera pas. Au lieu de geindre, apprête tes affaires, fais-toi belle, je t’emmène chez Brébant, et de là au spectacle. Nous aurons l’air d’être en partie fine, et ce sera piquant.-A quel théâtre veux-tu aller?
Je n’y tenais plus, le cynisme de cet homme me révoltait et je me suis enfuie dans ma chambre; mais il m’y a suivie en me réitérant ses offres de spectacle. Après avoir cherché à me tenter par une perspective de plaisir,–il sait que le théâtre est mon faible,–il a essayé de me toucher en me jouant une scène de sentiment. Il m’a répété qu’il m’adorait, que j’étais tout pour lui, et m’a suppliée de rester à «son foyer.» Tout cela sonnait faux et je suis demeurée insensible, enfoncée dans mon fauteuil, les lèvres closes et les yeux cachés dans ma main. Alors, comme ses phrases tendres ne réussissaient pas à m’émouvoir, il s’est mis en colère et m’a injuriée.
Même silence impassible.
De guerre lasse, ayant usé tous les tours qu’il avait dans son sac, il est allé achever sa toilette dans sa chambre; il en est sorti pimpant, avec son air conquérant des grands jours, faisant claquer les portes et sonner ses talons sur le parquet. Je suis restée seule, occupée à préparer mes paquets; j’ai dîné au coin de mon feu et j’ai mal dormi.
Ce matin, tandis que le pas lourd des déménageurs résonne dans l’antichambre, j’endosse à la hâte ma robe de laine noire et je procède au triage des meubles. Aux termes de la liquidation qui a suivi ma séparation de biens, tout le mobilier de la communauté m’a été attribué en payement de mes reprises.
J’ai compris depuis que c’était un expédient imaginé par M. La Guêpière pour parer aux saisies de ses créanciers.
Légalement, tout ce qui est ici m’appartient; mais j’ai déjà prévenu mon mari que je me bornerai à prendre le strict nécessaire et que je lui laisserai le reste.
Je dirige moi-même le travail des déménageurs. Tandis qu’on enlève le buffet et la table de la salle à manger, j’entends M. La Guêpière qui se lève et tracasse dans sa chambre. Le spectacle de ces premiers meubles qui s’en vont me serre le cœur. Je songe à ce que le terrible amour-propre de mon mari doit souffrir et, en dépit de mes rancunes, je m’apitoie sur le sort de cet homme qui, par sa faute, va se trouver seul, sans femme, sans amis, dans cet appartement à demi meublé.
Je profite de l’instant où il passe dans son cabinet de toilette pour déposer en tapinois dans sa chambre les portraits de ses ancêtres, les descendants du valet de trèfle, que je ne tiens pas à emporter; puis, toujours en sourdine, je glisse dans ma poche ma photographie qui est sur sa cheminée, Je ne veux plus vivre avec lui, même en effigie, et je remplace mon image par un petit portrait de sa mère, qui se trouve dans le salon.
Il arrive sur ces entrefaites, hausse les épaules et cogne les meubles sans souffler mot. Il s’est fait beau, malgré cet affreux temps de pluie. Il a revêtu son triomphant pantalon gris perle, et le voilà qui se donne un coup de fer; puis il endosse sa redingote d’homme sérieux, à la boutonnière de laquelle le ruban de l’ordre du Christ s’étale avec des airs de la Légion d’honneur. Il veut sans doute me donner des regrets et me faire bien voir ce que je perds en le quittant. Tout en s’adonisant, il va et vient et siffle avec conviction la valse de Faust. Ta ra ta, lal la la. Il ne fait pas grâce d’une mesure et soigne ses rentrées avec un art véritable, s’interrompant un instant pour arracher un poil blanc oublié ou pour parachever son nœud de cravate, puis, reprenant l’air, juste au point où il l’a quitté. Tâ la la. tî la la., il devient langoureux, presque sentimental. Enfin, quand il se trouve suffisamment tiré à quatre épingles, il s’arrête sur un point d’orgue, coiffe son chapeau et sort, en criant à la cantonade qu’il rentrera dans une demi-heure.
Pendant ce temps, je continue ma besogne. Je fais un lot des objets qui pourront lui servir ou de ceux auxquels il tient particulièrement, et je range le tout dans le salon, dont je lui laisse le mobilier, et où son buste en plâtre trône sur un piédouche de velours grenat.
Quand il rentre, mes rangements sont à peu près terminés. Il jette un coup d’œil curieux à travers l’appartement dont les portes sont grandes ouvertes et pousse un grognement sourd.
–Merci, murmure-t-il, tu ne te gênes pas, tu as fait maison nette, tu pars montée jusqu’aux dents, tu emportes tout!
La criante injustice de cette observation m’exaspère, et, tirant de ma poche une liasse de papiers roses que je lui tends:
–Non, dis-je agacée, je n’emporte pas tout, je vous laisse ces papiers. Ce sont les reconnaissances de mes bijoux que vous avez engagés.
Il sursaute d’un air vexé, balbutie et prend néanmoins les reconnaissances qu’il serre précieusement dans son portefeuille.
–Oh! je te rendrai cela au centuple, réplique-t-il avec aplomb, la veine me revient et dans peu je roulerai sur l’or.
Puis, avec le geste protecteur d’un prince qui donne un million, il me remet un billet de cent francs:
–Voici, ajoute-t-il, pour ton argent de poche. D’ici à huit jours je t’en enverrai d’autre.
Ce billet me pique les doigts; la nécessité où je suis d’accepter l’argent de cet homme m’humilie cruellement et me fait monter les larmes aux yeux. Il relève la tête, aperçoit mes larmes, et se méprenant sur la cause de mon chagrin:
–Tu pleures!. Est-ce parce que tu as peur do la pauvreté?. Ah! ma chère, tu as mangé ton pain blanc le premier, tu vas tâter de la vache enragée1. Tu as méconnu le meilleur des maris, l’homme généreux, digne et fier, un homme auquel on devrait élever des statues. Et auquel on en élèvera un jour, c’est moi qui t’en donne ma parole!. et quand tu passeras devant, tu pourras te dire: «Celui-là a été méconnu par moi., mé– connu!»
Tout cela est déclamé avec des bras jetés en l’air, des roulements d’yeux et un ton théâtral qui me feraient éclater de rire si je n’avais le cœur si gros. Je ne réplique rien. Je reste anéantie, assise sur mon canapé, tandis que des larmes coulent lentement sur mes joues. Il arpente la pièce comme un premier rôle qui remonte la scène, puis revenant vers moi, un peu embarrassé de mon silence et de mes larmes:
–Si tu pleures, reprend-il, c’est que décidément tu n’as pas assez d’argent; veux-tu encore un napoléon?
Il le tire de son gousset et le jette négligemment sur mes genoux.
Cette fois, l’indignation m’irrite les nerfs, je ramasse la pièce d’or et la lance à l’autre bout de la chambre, puis, me levant et m’approchant de lui tandis qu’il recule décontenancé:
–Vous vous trompez, lui dis-je; si je pleure, c’est moins sur moi que sur vous. Je pleure, parce que je prévois que, lorsque je ne serai plus là, vous roulerez de sottise en sottise jusqu’à la ruine et pis encore. Ma présence ici, seule, vous faisait supporter par quelques honnêtes gens; je vous retenais sur la pente effrayante où vous glissez, j’étais votre bon sens, votre jugement et votre honorabilité, et c’est parce que je comprenais cela que je suis restée si longtemps près de vous. Je pleure, parce que, moi partie, vous serez abandonné de tous, vous n’aurez plus ni conseil ni amis, et j’ai la faiblesse de vous plaindre!…
Mais Lancelot de La Guêpière ne veut pas être plaint, la pitié des autres est une mortelle injure pour son incurable vanité. Il se rebiffe, lève de nouveau les bras au ciel et, reprenant son ton mélodramatique:
–Oh! quelle femme! quelle femme! s’écrie-t-il, non, ce n’est pas une créature humaine, c’est un serpent, c’est un monstre. Moi, La Guêpière, abandonné?. Moi, duquel tout Paris est fier de serrer la main!… Mais, malheureuse, sans toi, je serais au pinacle!... au pinacle, entends-tu? Si tu avais voulu me seconder avec ton imagination, ta beauté, ton esprit (car tu as des qualités, j’en conviens, moi!), si tu avais eu confiance, à nous deux nous aurions soulevé le monde!…
Il porte la main à son front et simule le geste de s’arracher ses rares cheveux frisés et ramenés avec amour.
––Quand on pense, poursuit-il en agitant sa canne, quand on pense au mal que je me suis donné pour la rendre heureuse, aux montagnes que j’ai escaladées, aux tempêtes que j’ai essuyées!. Et c’est quand je suis à la veille de toucher au port qu’elle me fausse compagnie. Car j’y touchais, au port, j’y touchais; j’avais tourné les derniers obstacles. (Et avec le bout de sa canne, sur le parquet, il se met à dessiner des obstacles.) J’avais louvoyé ici, là. et j’apercevais le port. (Il marque d’un rond le point du plancher où se trouve ce port idéal.) Je me disais: le voici. j’y arrive, et.
–Faut-il emballer le buste du monsieur? crie tout à coup du bout du salon un déménageur.
M. La Guêpière, interrompant brusquement sa démonstration topographique et relevant sa canne, ne me donne pas le temps de répondre:
–Certainement! s’exclame-t-il d’un ton péremptoire.
Je fronce le sourcil et il me lance un regard de défi avant de se remettre à la recherche de son port. Mais il est écrit que ni mon nouveau domicile ni la postérité ne connaîtront le rare morceau de sculpture qui représente Lancelot de La Guêpière, les cheveux en coup de vent, la tête haute et la main enfoncée dans sa redingote boutonnée. Au moment où mon mari, rabaissant sa canne, médite une nouvelle figure de rhétorique,–patatras!– un fracas et un jurement nous attirent dans le salon. C’est le buste en plâtre que le déménageur a laissé choir et qui se trouve réduit en miettes.
M. La Guêpière, consterné, reste bouche béante; moi, malgré mes préoccupations, je dissimule mal un sourire dans un coin de mes lèvres. Il s’en aperçoit, s’emporte, prétend que je suis cause de l’accident et que j’ai soudoyé les déménageurs pour anéantir cette œuvre d’art; puis, après avoir injurié ces derniers qui lui rendent la monnaie de sa pièce, il enfonce son chapeau sur sa tête et s’esquive en grognant.
Lui dehors, le déménagement s’achève sans autre incident notable. Naniche est partie en avant pour recevoir les meubles au fur et à mesure de leur arrivée dans mon nouveau gîte. Quand tout est enlevé, je me décide à m’éloigner à mon tour. Mais, avant de sortir, je parcours encore une fois l’appartement, suivie de mon chat qui pressent quelque événement grave et m’escorte avec de petits miaulements mélancoliques. Les portes béantes, les fenêtres sans rideaux, les pièces vides et redevenues d’une sonorité étrange, la paille éparse sur le parquet, tout cela a un aspect d’abandon navrant. La seule chambre restée intacte, celle de M. La Guêpière, fait encore mieux apparaître le vide du reste du logis. Tous les meubles de cette pièce semblent me crier:
–C’est fini, tout est fini!
Et je me sens prise pour le malheureux La Guêpière de cette profonde pitié qu’il m’inspire toujours quand je ne l’ai pas sous les yeux. Je mets un peu d’ordre dans sa chambre pour qu’elle lui paraisse moins désolée lorsqu’il rentrera. Puis prenant Mititi dans mes bras, je descends l’escalier, je passe rapidement devant la loge du concierge, et me voilà dans la rue.
Il pleut toujours. Abritant mon chat sous mon parapluie, je remonte la rue Bonaparte, le cœur serré, ne pensant plus à rien, n’ayant plus dans la tête que ces deux mots qui me reviennent machinalement, régulièrement comme le tic tac d’un balancier de pendule:
–C’est fini, fini, fini!
L’appartement que j’ai loué m’a été recommandé par l’abbé Micault, que j’ai revu plusieurs fois, et qui s’est montré réellement très bon dans toutes ces tristes conjonctures. Mon nouveau home est situé à l’extrémité de la rue Cassette, au deuxième étage d’un vieil hôtel délabré dont les fenêtres donnent sur les jardins de l’ancien couvent des Carmes. Quand j’y arrive, tout est déjà déballé et jeté pêlemêle dans trois petites pièces, très hautes de plafond, qui semblent encore rapetissées par le désordre qui règne partout.
Je n’ai plus de courage à rien. Assise sur un panier de déménageur, mon chat dans mes bras, je regarde autour de moi d’un air effaré, je me sens misérable et je suis prise d’un frisson. Tout ce qui m’entoure a un aspect si étrange et si inhospitalier! Le papier de tenture est sombre; à travers la longue fenêtre nue j’aperçois des cimes d’arbres sans feuilles, qui se balancent lamentablement sous le vent et la pluie. Maintenant que je suis débarrassée du voisinage de M. La Guêpière, cette nouvelle vie où je vais entrer m’effraye. Je ne suis plus rien, ni fille, ni femme, ni veuve. Me voilà passée à cet état équivoque et neutre de femme séparée. Pour la première fois, je vais avoir la responsabilité de mes actes. Il me semble que tout à coup j’ai pris vingt ans de plus, et j’envisage avec épouvante cette indépendance que j’ai mis tant d’acharnement à conquérir. Bien que M. La Guêpière n’ait jamais été, tant s’en faut, un homme de bon conseil, l’idée de n’avoir plus désormais à compter que sur moi me saisit et me terrifie. Je ne vois plus que le côté désolant de ma position: cette liberté pleine de périls contre lesquels je me sens insuffisamment armée. Je ne regrette point le parti que j’ai pris; seulelement j’ai peur.
Et puis il y a la question argent qui m’inquiète. Je ne crois guère aux promesses de M. La Guêpière, et d’ailleurs il me répugne de recevoir quelque chose de lui; il est déjà humiliant de vivre avec l’argent d’un homme qu’on méprise, mais c’est pis quand on a des doutes sur la source plus ou moins pure d’où lui vient cet argent. Quand j’étais sous son toit, «à son foyer», comme il dit, j’avais déjà des scrupules et me considérais presque comme la complice morale de ses spéculations hasardeuses; aujourd’hui que la séparation est accomplie, je rougirais bien davantage de lui devoir le vivre et le couvert. J’ai la ferme résolution de travailler; mais je sais combien il est difficile à une femme qui a été élevée dans des habitudes mondaines de trouver à gagner sa vie. Pourtant il va falloir chercher, se remuer, courir la ville; et je me sens désorientée et sans force.
Tandis que je m’enfonce dans cette douloureuse méditation, des voix jeunes et des rires frais résonnent de l’autre côté du mur qui me sépare de mes colocataires. Ce sont les enfants de mes voisins. D’après ce que m’a dit l’abbé Micault, le mari est sous-chef aux Cultes et la femme est un peu plus âgée que moi. Ce sont des gens pieux et bien pensants, et l’abbé a sans doute espéré que cet édifiant voisinage me serait d’un bon exemple. J’entends par moments le remue-ménage familier de leur intérieur: un bruit de table qu’on dresse et de vaisselle qu’on étale pour le déjeuner. Quelqu’un, la petite fille sans doute, fait des gammes au piano. Do, ré, mi, fa, sol. Les sons s’égrènent, montent et descendent, avec, çà et là, un accroc ou une fausse note, et la voix de la maman qui gronde, puis s’adoucit. Tout ce train-train d’un ménage paisible, bourgeois, régulier, où il y a des enfants et une vie de famille sérieuse, me remémore encore plus vivement la tristesse de ma situation. Mon cœur se serre cruellement lorsque, reportant les yeux sur mes quatre murs nus, sur mes pauvres meubles épars, je contemple cette demeure inconnue où je vais vivre désormais seule, toute seule !