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1942
ОглавлениеTunis, 7 mai 1942.
Les boîtes de tabac dues aux munificences américaines me valent de sérieux ennuis au passage de la douane, dont le très obligeant Tournier arrive un peu trop tard pour me délivrer. Déjeuner au restaurant du Tunisia Palace. Voracité lyrique. Dix sortes de hors-d’œuvre (je les ai comptés !). Tout me paraît inespérément bon, après le demi-jeûne de Nice. Je dévore comme pas croyable ; puis vais dormir deux heures.
16 heures.
Hier soir, j’avais été retrouver Tournier, pour l’accompagner à une assez morne conférence du jeune professeur Astre : « Plaidoyer pour le roman ». Réflexions saines, mais peu neuves, à l’usage et à la hauteur d’un public engourdi. Dîner gionesque ; puis longue promenade le long de l’Avenue de France enténébrée.
Ce matin, j’étais en avance d’une demi-heure sur le rendez-vous pris pour accompagner Tournier à la Cour d’Assises où il fait figure de juré. Acquittement d’un Arabe, meurtrier par imprudence. Affaire sans grand intérêt. Visite aux souks, puis à la Bibliothèque municipale, remarquablement bien fournie, et où règne un ordre parfait.
8 mai.
Je renonce à tenir ce compte rendu insipide. Autant noter les menus de mes repas. Aucun intérêt. Mieux vaut reporter mon attention sur ma chronique pour le Figaro et tâcher de la mener à bien.
10 mai.
Dans un nouveau décor, c’est le même acte de la même pièce qui continue. Je n’y suis plus. Il y a déjà longtemps que j’ai cessé d’être. Simplement j’occupe la place de quelqu’un que l’on prend pour moi.
15 mai.
À grand-peine je suis parvenu à mettre sur pied une chronique nouvelle pour le Figaro (sur quel pied !), about Joyce, Paulhan et Meckert, dont le roman : les Coups, m’avait requis. Je suis si peu satisfait de cette chronique que je la fais accompagner d’une lettre où j’invite Brisson à la refuser, s’il la juge trop médiocre, sans aucune crainte de me froisser. Cette lettre lui paraîtra sans doute d’affectation pure ; car, si médiocre qu’elle soit, cette chronique reste sans doute encore meilleure que nombre d’autres signées des noms les plus en vue ; mais ce n’est pas tant aux autres qu’à moi-même qu’il me plaît de me comparer ; à ce que je puis écrire dans mes meilleurs jours. Eussé-je été X.,Y. ouZ., il est certains articles dont je n’aurais pas été fier. C’est le grand méfait du journalisme : de vous forcer à écrire, lorsque parfois l’on n’en a nulle envie. On est mal inspiré ; le temps est lourd ; la plume gratte ; la pensée ne se dégage pas et la phrase reste informe... Mais l’article est promis ; le journal attend... On écrit donc quand même ; et l’on s’en veut ; et l’on sent que cela ne vaut rien... Puis il se trouve toujours des gens pour vous dire que l’on n’a jamais rien écrit de meilleur.
La Sonate à Kreutzer (sur disques) exécutée par Thibaud et Cortot. Série de faux départs et de paliers (dans le premier mouvement, du moins). Trop de nuances. On souhaiterait tout le morceau emporté par un souffle démoniaque et sans ces continuels petits apaisements locaux. Ceci soit dit pour l’interprétation ; quant au texte même, j’y trouve beaucoup de rhétorique (dans le Concerto en ré, pour violon, encore davantage !), du pathos oratoire et du « vois comme je pantèle ! ». École de Pergame.
L’admirable Toccata de Bach est exécutée par l’orchestre de Philadelphie, encore qu’écrite pour orgue ; mais c’est sur le piano que je la préfère, où les voix restent plus distinctes. Il ne me paraît pas que la musique de Bach ait à gagner beaucoup dans ces colorations que lui donne l’orchestration, si bien appliquée qu’elle puisse être (et qu’elle est ici), laquelle tend à lui enlever (ou à cacher) ce caractère de nécessité quasi mathématique où elle tend. C’est l’humaniser à l’excès. Elle sort triomphalement de cette épreuve, il est vrai ; et l’on peut toujours dire que Bach, s’il eût connu de son temps les ressources de l’orchestre moderne, en aurait usé, comme il fait déjà des sonorités surprenantes de certains instruments, dans les Concertos brandebourgeois, par exemple. Mais il ne l’a pas fait et c’est un peu le trahir que de dégager et souligner des possibilités harmoniques ou mélodiques latentes (comme fit Gounod pour le premier prélude du Clavecin bien tempéré). Je voudrais, après cette humanisation pathétique, rentendre dans son abstraction d’épure ce céleste édifice, qu’il semble qu’on ne puisse rapprocher de l’homme qu’en l’écartant de Dieu.
22 mai.
L’on commença de comprendre alors que certains acteurs de ce drame énorme tenaient assez mal leur rôle et, somme toute, ne l’avaient presque pas étudié. D’autres, au contraire, savaient le leur à merveille et le faisaient valoir au point que ce rôle prenait une sorte de prépondérance sur tout le reste de la pièce, de sorte que celle-ci s’en trouvât comme désaxée. Pour l’instant, on n’entendait qu’eux. Les autres acteurs semblaient bafouiller ; au point que, par moments, la pièce devenait incompréhensible ; comme il advient parfois d’une de nos tragédies classiques lorsque, pour quelque raison que ce soit, un excellent acteur assume un rôle subalterne et qui devrait demeurer au second plan...
X. me dit : « Vous ne comprenez donc pas que tout cela, qui se joue à présent, c’est une scène de plus du grand drame de la lutte des classes ?... » Ceci, du même ton qu’il m’eût dit : « Vous ne voyez donc pas que tout ceci n’est, au fond, qu’un « mythe solaire » ; par quoi l’on crut longtemps que l’on pouvait expliquer la fable grecque et toutes les mythologies. Pierre Laurens appelait cela : des mythes scolaires.
2 juin.
« Non erat exitus » ; c’est ce mot de saint Augustin (cité par Merejkowski dans son Calvin, note 51 de la page 28) qui doit servir d’épigraphe au dialogue avec Dédale de ma Vie de Thésée.
Sidi bou Saïd.
Dès l’instant que j’eus compris que Dieu n’était pas encore, mais devenait, et qu’il dépendait de chacun de nous qu’il devînt, la morale, en moi, fut restaurée. Nulle impiété, nulle présomption dans cette pensée ; car je me persuadais à la fois que Dieu ne s’accomplissait que par l’homme et qu’à travers lui ; mais que si l’homme aboutissait à Dieu, la création, pour aboutir à l’homme, partait de Dieu ; de sorte que l’on retrouvait le divin aux deux bouts, au départ comme à l’arrivée, et qu’il n’y avait eu de départ que pour en arriver à Dieu. Cette pensée bivalve me rassurait et je ne consentais plus à dissocier l’un de l’autre : Dieu créant l’homme afin d’être créé par lui ; Dieu fin de l’homme ; le chaos soulevé par Dieu jusqu’à l’homme, puis l’homme se soulevant ensuite jusqu’à Dieu. N’admettre que l’un : quelle crainte, quelle obligation ! N’admettre que l’autre : quelle infatuation ! Il ne s’agissait plus d’obéir à Dieu, mais de l’animer, de s’éprendre de lui, de l’exiger de soi par amour et de l’obtenir par vertu.
8 juin.
La science, il est vrai, ne progresse qu’en remplaçant partout le pourquoi par le comment ; mais, si reculé qu’il soit, un point reste toujours où les deux interrogations se rejoignent et se confondent. Obtenir l’homme... des milliards de siècles n’y auraient pu suffire, par la seule contribution du hasard. Si antifinaliste que l’on soit, que l’on puisse être, on se heurte là à de l’inadmissible, à de l’impensable ; et l’esprit ne peut s’en tirer qu’il n’admette une propension, une pente, qui favorise le tâtonnant, confus et inconscient acheminement de la matière vers la vie, vers la conscience ; puis, à travers l’homme, vers Dieu.
9 juin.
Mais comme Dieu se fait attendre !...
La Marsa, 12 juin.
Le temps vient, et je le sens tout proche, où devoir dire : je n’en puis plus.
L’absurdité de tout cela m’accable. C’est à croire que la civilisation, notre civilisation occidentale, ne s’en relèvera pas... Cette collaboration avec l’Allemagne, si souhaitable, si souhaitée par nous en un temps où le grand nombre, où l’opinion la considéraient comme impie (je veux dire en 1918), qu’elle nous soit aujourd’hui proposée, imposée, par ceux-là mêmes qui la tenaient hier pour inadmissible ; qu’elle devienne pour nous un gage de la défaite, un témoignage d’abandon de soi, d’abdication, de reniement... c’est ce qui met la conscience (la mienne du moins) à la torture.
Je ne crois pas à la Liberté (nous mourons de son culte idolâtre), suis prêt à accepter bien des contraintes ; mais ne puis m’incliner devant certaines décisions iniques, donner mon consentement, fût-il tacite, à certaines abominations.
Sidi bou Saïd, 12 juin.
Abrutissement total de ces derniers jours ; encore heureux de pouvoir penser qu’il n’est dû qu’au coup de soleil pris sur la plage de la Marsa, au cours d’une partie d’échecs passionnante avec Mme Ragu. Capable de plus rien, que de fumer et de broyer du bleu. Curieux pays où, sitôt que l’on n’a plus trop chaud, l’on grelotte. J’ai pourtant pu lire, avec un épatement considérable bien voisin de l’admiration, la Moisson rouge de Dashiell Hammett (à défaut de la Clef de verre, livre si fort recommandé par Malraux, mais que je ne puis trouver nulle part).
22 juin.
Les troncs de ces palmiers ne paraissent épais que parce qu’ils restent engoncés dans les pédicules tronqués de leurs palmes mortes. Excellente image applicable à certains esprits.
Je ne m’efforce plus beaucoup vers le travail, conscient de n’écrire rien qui vaille. Me reste-t-il quelque chose à dire ? quelque œuvre à accomplir ?... À quoi puis-je être bon désormais ? À quoi suis-je encore réservé ?
Mes pensées m’échappent, semblables aux spaghetti qui glissent des deux côtés de la fourchette.
Des enfants arabes ont fait jouet d’un petit oiseau. Ils le traînent au bout d’une ficelle, attaché par une patte, et s’amusent des vains efforts que l’oiseau fait parfois pour leur échapper. J’hésite à le leur enlever ; mais l’oiseau déjà moribond ne peut survivre ; ce ne serait que pour l’achever au plus vite, lui épargner une plus longue agonie. Et je me demande quelle triste « représentation » du monde aura bien pu se faire ce passereau tombé du nid, durant ce court temps de souffrance et de refoulements ?...
25 juin.
Je découvre, au rez-de-chaussée de la villa des Reymond, dans une armoire, une bibliothèque fort bien fournie. J’en sors, à la fois, un volume de Léon Bloy (tome sixième et dernier de son Journal) et, par manière de contrepoids, le Dictionnaire philosophique de Voltaire ; où je lis aussitôt, avec un contentement souvent très vif, quantité de fort bons articles. Remarqué particulièrement celui sur Ravaillac, en dialogue.
1er juillet.
— À quel moment, à partir de quand, consentirez-vous à admettre que mérite de triompher un adversaire qui fait preuve sans cesse et partout d’une supériorité si flagrante ?
— Mais alors c’en est fait de la liberté de pensée...
— Saurez-vous, vous, pousser votre libéralisme jusqu’à me permettre de penser ceci librement ?
— De penser quoi ?
— Que la route que nous indique et où souhaite de nous mener l’excellent Père X., par exemple (que j’aime et vénère), cherchant à restaurer en nous le sens du sacré et à obtenir de nous une soumission de l’esprit, sans examen ni contrôle, à une autorité intangible, à des vérités reconnues par avance et échappant à la discussion — que cette route, dis-je, est aussi dangereuse pour l’esprit que celle même de l’hitlérisme, à l’encontre duquel il se dresse, et peut-être plus dangereuse encore, et je vous dirai tout à l’heure pourquoi. C’est au nom de ces vérités admises et indiscutées, que l’Église condamnait naguère Galilée, et que demain... Tout l’effort d’un Descartes, d’un Montaigne même, sera-t-il à recommencer ? L’on avait cessé de comprendre en quoi, pourquoi, cet effort avait été si important, si libérateur. On ne peut opposer au despotisme qu’un autre despotisme, il est vrai, et le Père X. a beau jeu de soutenir que mieux vaut se soumettre à Dieu qu’à un homme ; mais, pour moi, d’un côté comme de l’autre je ne consens à voir qu’une abdication de la raison. Pour échapper à un péril très évident, nous nous précipitons vers un autre, plus subtil, non encore apparent, mais qui, demain, n’en sera que plus redoutable. Et c’est ainsi que viennent à sombrer, d’une manière qui cesse vite d’être compréhensible, les civilisations qui paraissent les mieux établies. Pour la nôtre, quelques années plus tôt, nous n’aurions pas cru cela possible ; et très rares sont encore ceux d’aujourd’hui qui reconnaissent dans ce ressaisissement prétendu et pseudo-redressement de la France, dans ce retour au passé, dans ce « repliement sur ses minima » comme disait Barrès, l’effet le plus tragique de notre défaite, le vrai désastre : dessaisissement presque involontaire et à demi inconscient, par les meilleurs, des biens les plus lentement et difficilement acquis, les plus difficilement appréciables, les plus rares...
J’admire les martyrs. J’admire tous ceux qui savent souffrir et mourir, et pour quelque religion que ce soit. Mais quand vous me persuaderiez, cher Père X., que rien ne peut résister à l’hitlérisme que la Foi, encore verrais-je moins de péril spirituel dans l’acceptation du despotisme que dans cette façon de résistance, estimant toute subordination de l’esprit plus préjudiciable aux intérêts de l’esprit, qu’une soumission à la force, celle-ci du moins ne l’engageant, ne le compromettant en rien.
— Pourtant si c’est au nom de la Foi, par la Foi, que nous parvenons à bouter l’ennemi hors de France...
— J’applaudirais certes au remède par quoi nous triompherions d’un grand mal. Mais, ensuite, combien nous faudra-t-il de temps, et de vigilance et d’efforts pour, ainsi que disait Sainte-Beuve, nous « guérir du remède » ?
6 juillet.
Relu avec l’intérêt le plus vif les deux Henri IV et l’Henri V de Shakespeare (lus à Saint-Louis du Sénégal, mais dont je me souvenais insuffisamment) ; les Lanciers de Boleslasky (excellemment traduit, me semble-t-il) ; j’ai sur ma table les Mémoires de Rœderer, et la dactylo du Pedigree de Simenon ; plus un immense roman en manuscrit de la sœur d’Amrouche. Je voudrais bien, pourtant, ne pas quitter Shakespeare avant d’avoir relu également les quinze actes de Henri VI et Richard II, par quoi j’aurais dû commencer.
10 juillet.
Ce matin, réveil dans une brume épaisse. Sidi bou Saïd baigne dans un lait fluide, nacré, sédatif, presque frais, récompense de la touffeur de ces derniers jours. On se serait cru au Congo. Je suis sorti dans le jardin ; les feuilles respirent et ruissellent, que le sirocco d’hier avait flétries. Seuls les premiers plans sont visibles : quelques cyprès et les murs blancs des plus proches maisons arabes, qui semblent fondre dans cette vapeur argentée. Tout y est tendre. L’imagination approfondit l’espace et reconstruit en toute licence un paysage merveilleux, comme elle fait avec les voiles des femmes.
Vers 9 heures la brume se dissipe ; la réalité rentre en scène ; tout se précise et se durcit. La chaleur s’établit ; le soleil règne, et dans l’immense ciel reconquis, seule une affreuse et large barre noirâtre horizontale, semblable à un trait de fusain mal effacé par la gomme, étalée sur toute la largeur du ciel, salit la pureté de l’azur. C’est la fumée des usines de la Centrale Électrique, à la Goulette, qui brûlent à présent de l’alfa, à défaut d’autre combustible. Elles encombrent le ciel de leur plainte.
12 juillet.
Le plus fragile de ma personne, et ce qui de moi a le plus vieilli, c’est ma voix ; cette voix que j’avais, il y a quelque dix ans encore, forte, souple, diverse, c’est-à-dire capable de passer du grave à l’aigu à ma guise ; une voix dont j’étais parfaitement maître et dont je pouvais jouer comme un acteur ; que j’avais au surplus beaucoup travaillée, par grand usage des lectures devant un petit cercle d’auditeurs familiers, et par l’habitude que j’avais prise de déclamer des vers en marchant. Surtout elle était parfaitement juste. À présent, mon oreille seule le reste ; aussi je ne chante plus qu’en pensée.
16 juillet.
Je devrais ne jamais voyager sans un Montaigne. Si j’avais sous la main les Essais, j’y rechercherais, à propos de La Boétie, la citation qu’il fait : « J’ai vécu plus négligemment » (depuis qu’il m’a quitté). Jean Lambert, dans son article sur Schlumberger (Fontaine, 21), l’attribue à saint Augustin : « J’avais perdu le témoin de ma vie », aurait dit celui-ci dans les Confessions, « je craignais de ne plus vivre aussi bien. » Il se peut que cette phrase y soit, mais n’est-elle pas la traduction exacte de ces mots que je lis dans la correspondance de Pline le Jeune (lettre XII, à Calestrius Tiro) : « Amisi vitae meae testem... Vereor ne negligentius vivam » ? Cette phrase qui nous charme et qui retient notre pensée, n’est peut-être qu’un lieu commun de l’antiquité, une de ces phrases devenues banales et dont on se servait communément à chaque deuil ?
21 juillet.
Leur facile assurance me déconcerte et m’afflige, tandis que me réconfortent ces paroles de Montaigne (I, 26) : « Il n’y a que les fols certains et résolus. » Et nous verrons les plus entêtés d’aujourd’hui aussi certains et résolus dans l’autre sens, méconnaissant même qu’ils changent, pour peu que le vent qui les incline vienne à changer.
27 juillet.
Je donne le meilleur de mon temps à la traduction de Hamlet. Ce travail seul parvient à me distraire un peu de l’angoisse. Ceux qui se satisfont aujourd’hui de ce misérable « relèvement » de la France, n’ont jamais compris ce qui faisait hier sa grandeur.
1er août.
Hier, flanchage du cœur, à la suite d’une injection de novocaïne pour procéder à l’extraction assez pénible d’une racine de molaire. Belle raison pour tâcher de me retenir de fumer ! Après une bonne nuit, je me sens encore vivant. Une excellente lettre de Roger Martin du Gard achève de me remettre en selle.
3 août.
J’ai connu à Tunis, en juin dernier, deux nuits de plaisir comme je ne pensais plus en pouvoir connaître de telles à mon âge. Toutes deux merveilleuses, et la seconde plus surprenante encore que la première. F., à l’heure du couvre-feu, était venu me retrouver dans ma chambre d’hôtel, dont la sienne était heureusement toute proche. Il dit avoir quinze ans et n’en paraît pas davantage. Encore plus beau de corps que de visage. Je l’avais remarqué dès le jour de mon arrivée, mais il paraissait si farouche que j’osais à peine lui parler. Il apporta dans le plaisir une sorte de lyrisme joyeux, de frénésie amusée, où entrait sans doute presque autant d’étonnement novice que de gourmandise. Il n’était pas question de complaisance de sa part, car il prenait au jeu autant d’initiative que moi-même. Il semblait si peu se soucier de mon âge, que j’en venais à l’oublier moi-même, et je ne me souviens pas avoir jamais goûté volupté plus pleine et plus forte. Il ne me quitta, au petit matin, que lorsque je lui demandai de me laisser un peu dormir. Cette première nuit, il était venu sur mon invite. À la seconde nuit, quatre jours ensuite, il vint de lui-même et sans que je l’eusse appelé. Un troisième soir, quelques jours plus tard, il vint encore frapper à ma porte... Quels reproches je me fais aujourd’hui de ne pas l’avoir laissé entrer ; par crainte de ne point retrouver, peut-être, une aussi parfaite joie et de gâter par surimpression un tel souvenir. Puis il partit en vacances et je ne pus le revoir.
J’aurais voulu causer avec lui davantage (mais nous étions si occupés !), parvenir à savoir s’il ne se vantait pas lorsqu’il parlait de ses aventures avec les femmes. Je jurerais qu’il est puceau, et qu’il en avait un peu honte. Ses transports étaient d’une fraîcheur qui, je crois, ne peuvent tromper ; non plus que... (vais-je oser le dire ?) sa reconnaissance. Tout son être chantait merci.
Se persuader qu’il est absurde de prêter à autrui ses propres sentiments ; et particulièrement en matière amoureuse. Certainement nombre d’êtres, lorsque jeunes encore, n’ont nul besoin de jeunesse et de beauté chez leur complice, pour atteindre avec lui, grâce à lui, le sommet de l’extase — à laquelle leur jeunesse et leur beauté nous invitent.
Je lis, dans Sainte-Beuve : « de les sonder, quoi qu’ils en aient. » C. L. III, p. 276.
Théo R., matin et soir, plus d’une heure durant, se penche tour à tour sur chacune des plantes de son jardin, avec l’air absorbé de quelqu’un à qui l’on confierait de grands secrets dans une langue qu’il ne comprendrait pas très bien.
8 août.
Ce matin, une carte de Saucier pour m’annoncer qu’un client lui propose deux cent mille francs pour le manuscrit de Si le Grain ne meurt ; que j’ai vendu quarante-cinq mille à B. avant de quitter Nice. Je m’efforce de trouver cela très drôle.
« Il a fallu la lucidité et l’acharnement douloureux de notre époque pour que... » écrit Jouve.
Cette illusion de croire que son époque (notre époque) juge plus sainement, décerne ses palmarès plus équitablement que les précédentes.
Sidi bou Saïd, 1er septembre.
Achevé hier la traduction de Hamlet. Il y a vingt ans déjà j’en avais traduit le premier acte (la « Tortue » en a fait paraître une très belle édition), qui, à lui seul, m’avait donné plus de mal que les cinq actes d’Antoine et Cléopâtre. Je pensais bien avoir abandonné pour toujours ce labeur exténuant. Je m’y suis remis sur la demande de Jean-Louis Barrault, avec un zèle d’adolescent et une patiente équanimité de vieillard. Près de trois mois durant, j’y ai donné de six à huit heures par jour et ne m’en suis distrait que pour mettre au net, à l’usage du Figaro, mes « Conseils à propos de Phèdre », (puis d’Iphigénie). Je n’aurais certes pas persévéré, si ma version ne me paraissait pas hautement supérieure à toutes les précédentes ; et surtout bien mieux faite pour la scène et le débit des acteurs. J’avais près de moi, non tant pour m’aider que pour m’encourager, les traductions de F.-V. Hugo, de Schwob, de Pourtalès et de Copeau. Cette dernière seule semble marquer quelque souci de la langue française ; toutes sacrifient à l’exactitude, rythme, élan lyrique, nombre de la phrase et beauté. Je crois que, sous ce rapport, les traductions du siècle dernier étaient préférables.
Le grand avantage de ce travail : je pouvais m’y mettre n’importe quand, toujours dispos pour ce genre d’effort, que je prolongeais volontiers trois ou quatre heures de suite. Mme Théo m’engage vivement, et avec les meilleurs arguments du monde, à donner désormais à mon Journal ma meilleure attention. Elle a sans doute raison ; mais ce qui fait la qualité de ce journal, c’est précisément que je n’y écris que pour répondre à quelque appel et poussé par une sorte de nécessité intérieure. Depuis assez longtemps je n’ai senti aucun besoin de le rouvrir et me suis perdu de vue moi-même. J’éprouve à neuf combien il est difficile de se rééprendre de ce qu’une fois l’on a quitté. Toutes mes pensées sont flottantes ; depuis longtemps je ne vis plus et ne sens plus que par sympathie ; du moins mes facultés affectives restent-elles aussi vives qu’au meilleur temps de ma jeunesse.
La solitude n’est supportable qu’avec Dieu.
Le Dr Misserey qui, dans un Oflag d’Allemagne, soigne des blessés russes, prisonnier lui-même depuis Dunkerque, m’écrit (au crayon) une carte-lettre émouvante (la troisième que je reçois de lui). Il me cite une phrase de Proust (les Plaisirs et les Jours) qui, dit-il, semble écrite pour lui : « Et je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fut close et qu’il fit nuit sur la terre. » Phrase remarquable en effet, en dépit de ses trois fautes de français en sept mots. Seuls les aveugles ne s’aperçoivent pas de la nuit ; il y en a beaucoup en France.
Septembre.
À Sidi bou Saïd encore. Grâce aux hôtes charmants qui m’hébergent, je trouve ici repos, confort, tranquillité, salut. De la terrasse de la villa, je regarde se pâmer la plaine. Exténuante chaleur, que je suis honteux de supporter si mal. Et, pour la première fois de ma vie sans doute, j’apprends à connaître ce que l’on appelle la nostalgie. Je songe aux mystérieux sous-bois de La Roque, où l’enfant que j’étais ne s’aventurait qu’en tremblant ; aux abords de l’étang encombrés de plantes fleuries ; aux brumes du soir au-dessus de la petite rivière. Je songe à la hêtraie de Cuverville, aux grands souffles d’automne emportant les feuilles roussies ; aux cris des corneilles ; à la méditation du soir, au coin du feu, dans la calme maison qui s’endort... Tout ce que je dois à Em. me revient au cœur et je pense constamment à elle depuis quelques jours, avec le regret, le remords d’être demeuré si souvent et si fort en reste auprès d’elle. Que de fois j’ai dû lui paraître dur, insensible ! Que j’ai mal répondu à ce qu’elle était en droit d’attendre de moi !... Pour un sourire d’elle aujourd’hui, je crois que je quitterais la vie, ce monde où je ne pouvais pas la rejoindre...
15 septembre.
Je relis, avec un grand effort d’attention acquiesçante, Aurélia. Heureux de revenir sur la déception et l’ennui que ce récit poétique m’avait causés à la première lecture, et chaque fois que j’avais tenté de le reprendre. Heureux de reconnaître que le chapitre V en particulier est d’une perfection accomplie, d’une qualité rare et subtile, et, lorsque l’on s’y prête et que l’on consent d’entrer dans le jeu, fort émouvante ; d’un ton jusqu’alors inouï dans notre littérature, que même Baudelaire n’avait que rarement approché et auquel les oreilles françaises ne devaient et ne purent s’ouvrir que longtemps plus tard.
16 septembre.
Chaque nuit (ou presque), je rêve d’elle, depuis quelque temps. Et toujours, dans chaque rêve, je vois se dresser entre elle et moi quelque obstacle, souvent mesquin, absurde, qui nous sépare ; je la perds ; je pars à sa recherche, et tout le rêve n’est que le déroulement d’une longue aventure à sa poursuite. J’ai relaté dans ce carnet, je crois, l’un de ces rêves ; et je ne sais pourquoi celui-là, parmi tant d’autres.
Ah ! mieux vaut que tu ne sois plus là !... (c’est ce que je me redis sans cesse). Tu aurais eu par trop à souffrir de l’avilissement de la France.
Achevé à grand-peine et avec grand effort la relecture d’Aurélia. Encore une belle page, tout près de la fin (« Bosquets embaumés de Paphos... »), mais qu’il faut atteindre à travers quel rebutant fatras !... Attachante, inquiétante figure de Nerval ; mais je ne parviens pas à faire de lui ce grand poète que nous présente Thierry Maulnier — qui se fiche de nous, comme, du reste, en magnifiant à l’excès Maurice Scève.
« When he used a word », dit John Doves Wilson, de Shakespeare, dans son excellente introduction à Hamlet, « all possible meanings of it were commonly present to his mind, so that it was like a musical chord which might be resolved in whatever fashion or direction he pleased. » C’est là ce qui fait la force de son incantation poétique et c’est ce que le traducteur doit prendre à tâche de préserver. Il doit toujours craindre, par une précision excessive, de limiter l’essor de l’imagination.
L’âme humaine (et pourquoi craindre d’employer ce mot pour désigner ce faisceau d’émotions, de tendances, de susceptibilités dont le lien n’est peut-être que physiologique) reste de contours vaporeux, changeants, insaisissables, constamment modifiés et modifiables au gré des circonstances, des climats, des saisons, de toutes les influences, de sorte que la volonté la plus tendue et la plus vigilante a bien du mal à y maintenir un semblant de cohésion. En soi, déjà suffisamment rebelle au portrait et à l’analyse, sans cette confusion que le langage vient encore apporter ici en se servant du même mot : Amour, pour désigner aussi bien deux tendances de nature fort différentes et qui vont jusqu’à s’opposer. Autour de ce mot et en raison de son mésemploi s’établit une sorte de faux mystère, qui serait décontenancé si le langage avait recours à un autre terme pour signifier l’amour-charité, que pour l’amour-concupiscence ; pour le désir et pour le don. Mais cette insuffisance du lexique est elle-même révélatrice ; elle révèle que le glissement de l’un à l’autre reste toujours possible. N’importe ; nombre de problèmes, ici, paraissent de nature psychologique, qui restent seulement philologiques et que crée artificiellement un abusif emploi de mots. Il ne serait pas sans profit d’étudier le vocabulaire d’autres langues, qui peut-être ne souffrent pas, ici, de la même carence que la langue française.
Tunis, 24 septembre.
Dès que ma pensée n’est pas retenue par un travail précis, elle retourne à son angoisse. Depuis que cette traduction de Hamlet est achevée, je ne puis me distraire de la rumination vaine du désastre. Je me croyais très peu « patriote » ; aussi bien n’est-ce point tant de la défaite que je souffre, que du fléchissement et du gauchissement des vertus qui formaient la figure française ; de l’inconscient acquiescement au mensonge, au repli de toute intégrité. Les mots mêmes sont dépossédés de leur sens et le rassemblement des esprits ne se fait plus que sur des malentendus. Toute voix juste est bâillonnée, et l’on n’a plus le droit de penser librement, qu’à condition de se taire. « Sera considéré comme vrai l’utile » ; c’est la doctrine de Barrès ; elle déshonore même la religion.
27 septembre.
Ce que la France peut et doit apporter à l’humanité, c’est le levain qui fait lever la pâte. C’est là son rôle ; mais c’est un rôle que l’Allemagne se refuse à lui laisser jouer.
Les peuples, autant que les individus, s’abêtissent dans la paresse. Il n’est pas de doctrine plus funeste que celle du moindre effort. Cette sorte d’idéal qui invite les objets à venir à nous au lieu que nous allions vers les objets, méconnaît le « vires acquirit eundo » ; et je crois, en cela du moins, la morale des peuples protestants plus virilisante que celle des catholiques ; encourageant mieux l’effort.
28 septembre.
...So geht
Der Mensch zu Ende — und die einzige
Aus beute, die wir aus dem Kampf des Lebens
Wegtragen, ist die Einsicht in des Nichts
Und herzlichen Verachtung alles dessen
Was uns erhaben schien und wünschenswert.
Non, ces novissima verba de Talbot, dans la Jeanne d’Arc de Schiller, ne seront pas mes dernières paroles. Sans doute ne me sera-t-il pas donné d’assister à la restauration des valeurs morales pour laquelle il y aurait eu joie à vivre ; mais, à cette restauration, je crois fermement.
Je ne parviens pas à admirer ce drame ; artificiel autant que ceux de Hugo, et jusque dans les moindres détails, sans profondeur réelle, sans signification ; où le vers même reste rauque ; dont tous les ressorts psychologiques sont conventionnels ou arbitraires. L’on ne sent pas un instant qu’aucun besoin intime put pousser Schiller à l’écrire (tel qu’on le sent dans Don Carlos ou dans Wilhelm Tell). C’est un devoir bien fait (et pas même très bien fait), sur un sujet qui lui paraît particulièrement dramatique. Cette Jeanne-Walkyrie, « fléau de Dieu », faisant vœu d’exterminer tous les Anglais qui sont en France, infidèle à elle-même dès que miséricordieuse, et ne devenant miséricordieuse que par entraînement amoureux ; puis tombant à genoux devant Agnès Sorel et s’écriant :
Du bist die Heilige! Du bist die Reine!
Combien pénible et ridicule... Inadmissible. Pas le moindre sentiment vrai dans tout ceci.
29 septembre.
Achevé la lecture de la Jungfrau. La fin est encore plus absurde que tout le reste. La seule excuse de Schiller reste l’ignorance où l’on était encore à son époque, des pièces mêmes du grand procès. Par crainte d’injustice envers lui et de le mésestimer à l’excès, je veux relire Don Carlos, qui serait incomparablement meilleur, si le souvenir que j’en ai gardé est exact. Mais combien Gœthe, auprès de Schiller, paraît grand ! Combien chargée de signification la moindre de ses œuvres ! chacune née d’un besoin, d’une dictée intime. La Jeanne d’Arc de Schiller reste insignifiante et rien n’y semble motivé que par un enfantin besoin d’effet scénique. (Je veux lire aussi la Penthésilée de Kleist.)
1er octobre.
Auprès de quoi la Saint Joan de Shaw (que je relis avec un très vif contentement) paraît une merveille d’intelligence, de pertinence et d’ingéniosité.
6 octobre.
À la suite de mon article sur Iphigénie, paru dans le Figaro du 30 août, j’ai reçu, de M.K., magistrat à Pau, une longue lettre, dont je veux copier ici quelques passages, car je les crois particulièrement révélateurs d’un état d’esprit qui tend à se généraliser ; ce sont les dernières phrases de la lettre :
« L’écrivain est responsable des conséquences de ses écrits. Votre proposition[1] est, à mon sens, très pernicieuse[2]. C’est pourquoi je me permets de vous adresser cette lettre. J’ai fait le coup de feu pour sauver mon pays[3]. Pourquoi donc vous permettez-vous de l’empoisonner par des maximes si fausses[4] intercalées au milieu d’une critique d’une saveur si juste et si séduisante ? Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi, en un tel moment où la France de saint Louis a besoin de clartés pour demeurer digne de sa tradition. Vous moins que tout autre à qui il a été donné de bien écrire ; ce qui vous place au-dessus de tous les Immortels du moment, hors le Maréchal qui est le magnifique serviteur du Verbe. »
Que répondre à cela ?... Cedant rationes mentis vulneribus corporis.
7 octobre.
Mais, ce matin, une lettre de Mme Théo, où cette phrase : « J’étais, pour ma part, bien certaine que votre phrase de l’article sur Iphigénie allait vous attirer quelque réplique indignée. »
Tournier me remet le livre de Farrère : l’Homme seul, roman à clef. Je n’en ai encore lu que trente pages : c’est très mauvais. Le portrait qu’il trace de Pierre Louys n’est pas du tout exact. Prêter à Louys « l’aspect d’un athlète » ! Allons donc ! Louys était d’une rare élégance de gestes, de silhouette, d’allure, mais gardait un air maladif. Il était mou, comme en guimauve ; sa main fondait dans celle qu’on lui tendait. Une sorte de génie respirait sur son front et dans ses regards, rachetant ce qu’il avait d’un peu bellâtre. Il bégayait à la moindre émotion, c’est-à-dire souvent, en ébullition pour un rien et calme seulement à ses moments perdus.
Je continue encore quelque vingt pages, puis le livre me tombe des mains.
9 octobre.
Me suis laissé retenir à dîner, hier soir, par Jean Amrouche, après une belle partie d’échecs. Son ami Jules Roy, le très sympathique aviateur, venu de Sétif, nous invitait ; après le repas, nous avons gagné l’Halfahouine, particulièrement animé cet avant-dernier soir de Rhamadan. Ce matin, levé dès cinq heures et demie, à cause du départ de Suzy. En rentrant, hier soir, j’avais trouvé une petite lettre d’elle qui ne pensait pas me revoir, lettre si gentille que je me suis aussitôt promis d’embrasser encore Suzy in extremis. Après quoi, ne pouvant me rendormir et n’en ayant nulle envie, je suis sorti. Matin splendide. J’avais pris avec moi le premier volume de l’Histoire du Peuple d’Israël dont j’avais commencé la lecture, mais ne l’ai pas ouvert. Ai vainement cherché à me remémorer complètement le Crépuscule du Matin de Baudelaire. Longuement contemplé un groupe de très misérables enfants, à demi couverts de haillons sordides, évidemment sans gîte. Ils étaient étendus sous un porche, en travers les uns des autres, cherchant à dormir mais tourmentés par les mouches et sans doute dévorés de vermine, par instants se grattant furieusement sous leurs loques. Tunis est plein d’une misère insecourable. Enfants abandonnés, d’apparence beaucoup plus lamentable encore que les « besprizornis » de Sébastopol qui, eux du moins, paraissaient gaillards et joyeux, devenus sans doute aujourd’hui de vaillants soldats de l’armée rouge. Insouciance de cette jeunesse sans espoir, aliment de la « question sociale ». Rêve d’une société qui ne se permettrait pas de déchets.
Il y a ceux qui voudraient améliorer les hommes, et il y a ceux qui estiment que cela ne se peut qu’en améliorant d’abord les conditions de leur vie. Mais il apparaît vite que l’un ne va pas sans l’autre ; et l’on ne sait par quoi commencer. Certains jours, l’humanité me paraît si misérable que le bonheur de quelques-uns semble impie.
10 octobre.
J’ai déchiffré, d’abord cursivement, Penthésilée ; que je reprends à présent, dégustant l’un après l’autre, lentement, chacun de ces vers splendides, avec ravissement et considérable profit. Jamais encore, me semble-t-il, autant que chez Kleist (non pas même chez Hölderlin), je n’avais goûté les possibilités poétiques de la syntaxe allemande, avec ses atermoiements, ses retours, ses retombements. Parfois je songe à Malherbe, ce qui est bien inattendu.
Le Dr Ragu me prête un livre sur Tibère (traduit de l’allemand) qu’il déclare un chef-d’œuvre et qui, dit-il, « se lit comme un roman » ; mais je n’y puis prendre goût. L’énoncé des événements me lasse. Dans cette touffe énorme du passé, pourquoi choisir ceci plutôt que cela ? Le plus apparent sans cesse offusque le plus important. On cherche une suite, un enchaînement des faits, une causalité qui ne soit pas accidentelle ou illusoire. Et, quoi que ce soit qu’on me raconte, je pense toujours, irrésistiblement, que cela ne s’est pas passé comme ça. Je suis tenté de dire : de toutes les connaissances humaines, celle qui m’intéresse le moins, c’est l’Histoire.
La collaboration avec l’Allemagne, rien n’eût été plus souhaitable, et pour chacun des deux pays, chacun ayant précisément ce qui manquait le plus à l’autre. Mais, aujourd’hui, les événements ont fait en sorte que les éléments « gaullistes » l’emportent de beaucoup, en France, en nombre et plus encore en qualité. Cela n’entraîne, chez moi du moins, aucune déconsidération du Maréchal ; au contraire ; il me paraît mener du mieux qu’il peut un jeu difficile et l’avenir prouvera peut-être que, même au moment de l’armistice, il s’en est tiré pour le moindre dam de la France (si tant est qu’un événement prouve jamais rien.) Je souscris volontiers à ces phrases de la lettre de Roger M. du G. que je reçus hier : « J’avoue être très sensible au style et à l’accent de ses discours. On raconte qu’on les lui fabrique ; on cite tantôt B., tantôt G., tantôt un autre... Baste ! Chacun de ses messages rend un son authentique, qui est bien du même homme, et qui me va généralement assez droit au cœur. Ses erreurs même ne manquent ni de droiture ni de noblesse naturelle[5]. Il faudra du recul pour éclairer les secrets de l’énigme Pétain ; et c’est un de mes regrets, de penser que je mourrai sans savoir... » Savoir quoi ? Si Pétain n’était pas, au fond, le plus « gaulliste » de nous tous ; mais il importait surtout de ne point le laisser voir.
13 octobre.
On prend froid avec 25 degrés, après des jours et des nuits passés dans une étuve. Je savais bien que je n’y couperais pas...
La lente accumulation de tout petits modestes efforts. Je me souviens de l’admirable cri de ce damné du Dante (je n’avais pas vingt ans lorsque je l’entendis pour la première fois et quel enseignement j’y puisai pour longtemps ensuite !) : « Si je pouvais avancer ne fût-ce que d’un pas tous les cent ans, je me serais déjà mis en route.[6] » La vraie vieillesse serait de renoncer au progrès. Je ne suis pas fait pour la stagnation contemplative et ne me plais que dans l’effort.
Je lis très lentement la Penthésilée, ne laissant rien passer que je ne comprenne et sente parfaitement, avec un ravissement indicible. Le parti que Kleist tire de la syntaxe allemande est admirable et permet d’en apprécier les ressources, les autorisations subtiles, la souplesse. Le bel enchevêtrement de la phrase, où il se joue, reste à peu près impossible en français, où le rôle des mots sans flexions n’est indiqué le plus souvent que par leur place. De quoi former deux peuples très différents.
Achevé la lecture du tome 1er de l’Histoire du Peuple d’Israël, de Renan. (Cinq génitifs à la suite, ô Flaubert !) Puis fait encore un vain effort pour tenter de pénétrer dans la pensée de Bergson ; attelé à Matière et Mémoire cinq jours durant, sans parvenir à comprendre ni à m’y intéresser vraiment.
Des événements si importants qu’il semble que l’on touche au seuil d’une nouvelle Histoire. Ce qu’il faudrait, c’est une humanité digne d’y prendre place. Le monde ne peut être sauvé que par quelques-uns.
15 octobre.
Dîner simple, cordial et charmant, chez les Amrouche. (Qu’il est rare que l’on puisse être également l’ami de l’homme et de la femme !) Après quoi Jean Amrouche prend sa revanche de la partie d’échecs que, avant le repas, j’avais gagnée. Au retour, pour parachever une bonne journée, quelques excellents chapitres de Rabelais. Fort amusé de trouver, dans le Ve livre de Pantagruel, chap. XLVI, l’expression anglaise : « reprendra-t-il du poil de ce chien qui le mordit » — qui, chez nous, devint : « reprendre du poil de la bête », et prit bientôt un sens tout différent.
16 octobre.
Peut-on parler de « mauvais goût », sinon d’une façon bourgeoise ? mais comment ne trouver point que le sublime outré de la scène XV de Penthésilée, le grand dialogue explicatif entre Achille et la reine des Amazones, confine au ridicule d’une très pénible façon. Comment ne point trouver, avec Gœthe, que les déclarations de Penthésilée soient d’un comique « digne d’une scène napolitaine » ? On participe irrésistiblement au rire qui doit alors secouer l’auditoire, si jamais la pièce est représentée. Dommage que le sommet du drame soit à ce point friable ; même la qualité des vers s’en ressent, et l’on s’étonne presque, à ce moment, d’avoir pu tant admirer le reste.
Warum lächelst du ?
— Wer ? Ich ?
— Mich dünkt, du lächelst, Lieber.
Eh ! parbleu, il y a de quoi ! Et Kleist lui-même l’a bien senti, lorsqu’il fait dire à Achille :
Deiner Schöne.
Ich war zerstreut — vergib — ich dachte eben,
Ob du mir aus dem Monde niederstiegst?
17 octobre.
Non moins ridicules, d’un comique non moins bas, les haletantes scènes qui suivent :
Ich kann’s nicht glauben.
— Er spricht von der Dardanerburg.
— Was?
— Was?
— Mich dünkt, du sagtest was.