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— Ich?

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— Du!

— Ich sagte:

Er spricht von der Dardanerburg.

Cela est indiciblement mauvais ; et cela ne pouvait être bon, avec un départ aussi faux. Ah ! que cette traîtrise de Penthésilée est donc déplaisante ! Et déplaisante cette idée de faire intervenir des éléphants et des chiens dans ce combat avec Achille, qui devait être « singulier » !

O du,

Vor der mein Herz auf Knieen niederfällt,

Wie rührst du mich!

Pas moi. J’ai horreur du spasmodique : « for in the very torrent, tempest, and as I may say whirlwind of your passion, you must acquire and beget a temperance that may give it smoothness », disait Hamlet. Et quelle ahurissante façon de se tuer en se frappant d’une métaphore... C’est à douter, à présent, si je ne me surfaisais pas d’abord la beauté, qui me parut si grande, de la première partie du drame. Je veux la relire aussitôt.

18 octobre.

Que Kleist n’ait pu parvenir à mener à bien son œuvre, que celle-ci l’ait écrasé, voici qui me paraît évident. Mais il serait indécent, impie d’en sourire. Son aventure me paraît comparable à celle de Nietzsche ; et plus tragique encore, car avec Nietzsche on ne peut parler d’échec. Toutes les tares de Penthésilée, toutes ses déficiences, sont l’effet de ce drame intime qu’elles révèlent éloquemment, et, plus parfaite, cette œuvre serait moins révélatrice, moins digne de nous émouvoir. Mais ce qui nous émeut, vers la fin, ce n’est plus la beauté de l’œuvre, c’est la faillite de l’auteur.

Chacha me prépare de la verveine. Quand elle me l’apporte, je lui demande : « A-t-elle assez infusé ? » Et Chacha de répondre : « Oui ; parce que, sur le gaz, ça va très vite. » Jamais un homme n’aurait de ces réponses-là. Illogisme spécifiquement féminin.

19 octobre.

Et, ce matin, afin de comprendre s’il se peut le fonctionnement de cet esprit, je demande à Chacha de m’expliquer sa phrase d’hier soir ; ceci avec tout le respect que je dois à son grand âge. Il m’apparaît nettement qu’une confusion s’est établie en son esprit : le peu de temps que l’eau a pris pour bouillir entraînant le reste, douant l’eau d’une sorte d’attribut de célérité. Tout cela nullement raisonné, il va sans dire ; à la sauvage.

Par ce temps où tout est rationné, elle gaspille le gaz d’une étrange manière, mettant l’eau à bouillir hors de propos, puis disant, lorsqu’on la remet sur le feu : « Oh ! ça ira vite, elle a déjà chauffé une demi-heure. »

Le chat siamois, qu’on nourrissait presque exclusivement de poisson en temps de paix, mange aujourd’hui du pain volontiers. Chacha me l’annonce ce matin : « Il mange de tout à présent ! » Puis, sur l’air de : « quelle catastrophe », ajoute : « Ah ! on peut dire qu’il choisit bien son temps ! »

Vingt fois le jour, à propos de tout et de tous : « Quel poison ! » Et, à propos des événements de la guerre : « Ah ! c’est bien compliqué, tout ça ! » J’aurais dû dire d’abord qu’elle est de la Martinique.

19 octobre.

Corydon reste à mes yeux le plus important de mes livres ; mais c’est aussi celui auquel je trouve le plus à redire. Le moins réussi est celui qu’il importait le plus de réussir. Je fus sans doute mal avisé de traiter ironiquement des questions si graves, où l’on ne reconnaît d’ordinaire que matière à réprobation ou à plaisanterie. Si j’y revenais, on ne manquerait pas de penser que je suis obsédé par elles. On préfère les passer sous silence, comme si elles ne jouaient dans la société qu’un rôle négligeable et comme si négligeable était dans la société le nombre des individus que ces questions tourmentent. Et pourtant ce nombre, lorsque je commençai d’écrire mon livre, je le croyais beaucoup moins grand qu’il ne s’est révélé par la suite et qu’il n’est en réalité ; moins grand pourtant en France, peut-être, que dans nombre d’autres pays que j’ai pu connaître plus tard ; car dans aucun autre pays sans doute (l’Espagne exceptée) le culte de la Femme, la religion de l’Amour et certaine tradition de galanterie, n’asservissent autant les mœurs, n’inclinent aussi servilement la conduite de la vie. Je ne parle évidemment pas ici du culte de la femme dans ce qu’il a de profondément respectable, non plus que de l’amour noble ; mais de l’amour avilissant et de ce qui fait sacrifier aux jupes et à l’alcôve le meilleur de l’homme. Ceux mêmes qui haussent les épaules devant ces questions sont ceux qui proclament que l’Amour est ce qu’il y a de plus important dans la vie et qui trouvent tout naturel que l’homme y subordonne sa carrière. Il s’agit naturellement ici, pour eux, de l’amour-désir et de la jouissance ; et, à leurs yeux, le désir est roi. Mais, selon eux, ce désir perd toute valeur dès qu’il n’est plus conforme, ne mérite plus d’être pris en considération dès qu’il n’est plus semblable au leur. Ils sont très sûrs de leur affaire, ayant pour eux l’Opinion.

Je crois pourtant avoir dit dans ce livre à peu près tout ce que j’avais à dire sur ce sujet importantissime, et que l’on n’avait pas dit avant moi ; mais ce que je me reproche, c’est de ne l’avoir pas dit comme il fallait. N’importe ! Certains esprits attentifs sauront l’y découvrir plus tard.

22 octobre.

Je croyais connaître déjà la Femme de trente ans. Balzac a-t-il jamais rien écrit de pire? C’est confondant. (Marquise d’Aiglemont et Charles de Vandenesse.) Particulièrement l’histoire du corsaire : chap. V, « Les deux rencontres ».

Je relis ensuite Une Fille d’Ève (Mme Félix de Vandenesse et Raoul Nathan), où, parmi beaucoup de fatras, quelques excellentes scènes. Puis la Femme abandonnée (Mme de Beauséant et le beau Gaston de Nueil). Le cas de Balzac reste un des plus extraordinaires, un des plus inexplicables, de notre littérature ; de toutes les littératures.

28 octobre.

Ai-je jamais connu une aussi longue suite ininterrompue de beaux jours ? Certains matins sont si glorieusement purs, que l’on ne sait qu’en faire. Décor pour l’épanouissement du bonheur. Comment répondre à pareille invite ? On voudrait inventer un Dieu, tant l’adoration vous emplit le cœur. Se peut-il que, par un tel temps, des hommes, où que ce soit, s’entre-tuent ? Toute pensée qui n’est pas chargée d’amour semble impie.

6 novembre.

À chaque rhume guéri (j’écris ceci après huit jours de grippe), à chaque voiture ou bicyclette évitée, je me dis : allons ! ça n’est pas encore pour cette fois !

Je relève ce bel exemple de cacographie, dans un article de Henry Bataille sur Lucien Mühlfeld (Renaissance latine, 15 déc. 1902) : « Mystérieux talion pour les intellectuels dont le sort d’être ici-bas comme éternellement en voyage semble implacable, et pourquoi le désir amer de fixer enfin, quelque part, leur fugacité, sonne peut-être là-haut le châtiment d’un éternel repos. » Et il ajoute : « Je me rappelle une soirée où, avec Rodenbach, nous devisions de cela. » Que cela devait être beau !

Le communiqué de Berlin du 6 novembre s’achève sur cette phrase admirable : « Le commandement des forces blindées de l’axe ne peut évidemment pas empêcher partout des succès locaux des chars britanniques, mais il applique un plan conditionné par l’activité actuelle de l’ennemi et est absolument libre de ses décisions. »

12 novembre.

Occupation de la France « libre » par l’Allemagne ; de l’Afrique du Nord par les U.S.A... Les événements m’enlèvent toute envie de rien dire. Toujours tenté de penser que cela n’a aucune importance, au fond, et ne m’intéresse pas, quand bien j’y devrais perdre ma tête.

14 novembre.

Le très petit nombre d’erreurs-inconséquences dans la Comédie Humaine fait qu’on s’amuse à les remarquer. Marsay parle des « beaux yeux bleus » de Savinien de Portenduère (p. 359 d’Ursule Mirouet) et, deux pages plus loin, dans une lettre d’Émilie de Kergarouet, il sera fait allusion au « feu » de « ses beaux yeux noirs ».

Certains dialogues d’Ursule Mirouet me paraissent plutôt meilleurs que ceux d’Eugénie Grandet ; et, somme toute, je suis récompensé de ma persévérance. C’est une des « scènes » les plus révélatrices de la Comédie Humaine et certainement il me manquait de l’avoir lue. Sitôt ensuite, j’attaque Modeste Mignon, un des rares Balzac qu’il me restait encore à connaître.

15 novembre.

Invite aux Jeunes Filles de Montherlant :

« Je suis sûre que vous n’avez jamais rencontré cette bonne fortune de l’esprit : les confidences d’une jeune fille ! » écrit Modeste à Canalis-Costals (lettre VII). « Elle vous demande une alliance purement morale et mystérieuse. Allons ! venez dans mon cœur quand vous serez malheureux, blessé, fatigué... » Etc.

Parfois, des phrases ahurissantes : « Le vent d’une volonté mystérieuse m’a jetée vers vous, comme une tempête apporte un rosier au cœur d’un saule majestueux. » Mais qu’importe ! Modeste Mignon n’en est pas moins remarquable, un des meilleurs. Dialogues parfois excellents, ou presque.

Plus de lettres à écrire. Inutile : elles n’arriveraient pas. Quel repos d’esprit ! Depuis mon voyage au Congo, je n’avais plus goûté pareille tranquillité. Je doute même si cette sorte de sérénité qui en résulte ne l’emporte pas sur l’angoisse de rester sans nouvelles de tous ceux qui me sont chers.

Lu le Contrat de Mariage ; relu Étude de Femme, Autre étude de Femme, l’Interdiction (un des meilleurs, et qui se prête à la lecture à haute voix, j’en avais fait l’épreuve à Cuverville). Les Comédiens sans le savoir, curieux, mais épaissement médiocre.

22 novembre.

Dans le Saint-Julien l’Hospitalier de Flaubert, je lis : « Le rebord du vallon était trop haut pour le franchir. » Inadmissible.

26 novembre.

De grands placards couvrent les murs de Tunis. On y fait savoir à la population que, lâchement envahie par les pirates anglo-saxons, et incapable de se défendre elle-même, l’Afrique du Nord doit accueillir avec reconnaissance les troupes de l’Axe qui viennent généreusement s’offrir à la défendre.

Si celles-ci sont victorieuses, c’est cette version de l’Histoire qui prévaudra.

Complètement ressaisi par Balzac. Ses Petits Bourgeois (inachevés, hélas !), dont jamais on ne parle, sont prodigieux. « Avoir lieu de ... » Je n’admets l’emploi de cette locution qu’au neutre. « J’ai lieu de... » me choque, encore que Littré semble l’admettre.

Je lis, dans les Employés : « J’ai tout lieu de penser que le succès couronnera vos espérances. » Mais Balzac le fait dire, et ne l’eût peut-être pas écrit, parlant lui-même ; car, somme toute, il écrit fort bien et les Employés sont d’une langue excellente.

28 novembre.

Hier, fort agréable déjeuner chez les Ragu, que j’ai toujours plaisir à voir, avec le jeune couple Boutelleau, Jean Tournier, et Mme Sparrow.

On commente les événements de Toulon qui, comme presque toujours, comportent des interprétations très différentes. Le Dr Ragu, plus en verve que jamais, les juge avec une extrême sévérité ; pour lui ce sabordage héroïque de notre flotte est comparable au suicide d’un employé infidèle acculé par la reconnaissance de sa faute, échappant aux sanctions et se réfugiant dans la mort : geste absurde, qu’entraînait une insigne maladresse première. Je me doute que cette interprétation doit être également celle de Roger Martin du Gard. Ce geste des officiers de marine française explique leur attitude à Mers el Kebir : ordre leur fut donné, sans doute, de couler leurs vaisseaux plutôt que de les laisser servir, et non plus aux Anglais qu’aux Allemands. Mais c’était mettre le point d’honneur plus haut que les intérêts mêmes de la patrie et je comprends bien que contre cela la raison proteste. Il y a là, malgré tout, une préférence de soi à la cause, qui laisse la conscience mal à l’aise. On admire, mais l’on ne saurait approuver. Dans l’impasse atroce où ils s’étaient mis, ils n’avaient plus le choix qu’entre le suicide et la servitude. Aucune échappatoire possible ; aucun moyen de s’en tirer : du moment que notre flotte n’avait pas aussitôt opté pour la dissidence, elle devenait inutile ou déshonorée. La soumission aux conditions de l’armistice équivalait à un sabordage à retardement. Aux côtés des Anglais, cette flotte eût pu rendre de très grands services : elle ne sert plus que comme un exemple des méfaits de l’obéissance, dès que la conscience personnelle n’acquiesce plus aux ordres reçus.

30 novembre.

Les forces allemandes et italiennes occupent Tunis. Dans les rues, un grand affairement de camions, de chars, de tanks et de canons de la D.C.A.. De jour en jour, de nouveaux vaisseaux débarquent des munitions et des troupes nouvelles. Les Américains, qu’on annonçait déjà comme devant entrer hier dans la ville, sont accrochés quelque part, non loin de Tunis assurément ; mais j’imagine qu’ils vont se heurter à une très forte résistance à laquelle ils ont laissé le temps de s’organiser. Sans doute les forces de l’Axe sont prises ici comme dans une souricière ; mais, encerclées, l’on peut s’attendre à les voir lutter longtemps avant de se rendre, et je ne puis partager l’optimisme de mes amis. Sans doute les Américains attendent-ils que des renforts d’aviation leur assurent une supériorité numérique écrasante avant d’engager le combat et s’occuperont-ils d’abord de réduire Bizerte. On affirme que les Allemands sont en grand désarroi ; mais je me méfie beaucoup de cette tendance de certains à voir comme accompli déjà ce qu’ils souhaitent...

1er décembre.

Le livre d’Ernst Jünger sur la guerre de 14, Orages d’Acier, est incontestablement le plus beau livre de guerre que j’aie lu ; d’une bonne foi, d’une véracité, d’une honnêteté parfaites. Je regrette beaucoup de n’en avoir pas eu connaissance encore (et de cet autre que je lisais à Sidi bou Saïd : Routes et Jardins) avant de recevoir sa visite, rue Vaneau (dont il est fait mention dans ce dernier livre). Je lui aurais parlé tout différemment.

J’achève les Employés. C’est à de tels livres de la Comédie Humaine, de telles « Études » de Balzac, que je donne mon admiration la moins marchandée. C’est là (et dans les Petits Bourgeois) qu’il bat son plein et maîtrise le plus magistralement sa matière. Dans les Secrets de la Princesse de Cadignan, que je relis ensuite, il s’efforce vers des grâces et des délicatesses qui ne lui sont pas naturelles ; ce qu’il réussit le mieux, c’est la peinture des êtres aptères et leur médiocre grouillement à ras de sol ; c’est là qu’il se montre incomparable ; supérieur même à Gogol. Il faut certes beaucoup de patience pour mener à bonne fin la lecture des Employés ; mais une patience pleinement récompensée.

2 décembre.

Je relis avec amusement, mais peu de profit nouveau, le livre de Brunetière sur Balzac. Déjà, je m’étais assimilé tout ce qu’il peut s’y trouver de valable. Brunetière me rappelle la manière de progresser de Dindiki, ultra-précautionneuse. Ses pensées s’enchaînent et l’enchaînent. Il n’avance que sur ses propres brisées. Ce qu’il soutient n’est pas toujours très juste ; mais toujours très solidement établi. Oserait-on dire même : d’autant mieux établi que moins juste.

3 décembre.

Entendu à la radio, cette nuit, avec grand malaise, les commentaires de Londres sur le discours que vient de prononcer Mussolini. Se peut-il que ces grossières injures trouvent écho dans le cœur du grand nombre, et est-ce ce grand nombre que la radio doit chercher à satisfaire ? Ne peut-on lui faire comprendre, et précisément à la faveur d’une victoire, que l’on s’abaisse en cherchant à abaisser l’ennemi vaincu, et que ce n’est pas seulement par la force qu’il importe de se montrer supérieur ?

4 décembre.

Ce ne sont pas seulement les bruits qui me réveillent, mais souvent des ébranlements du sol dont je ne comprends pas toujours la cause. Mon corps, mon système nerveux, ont la sensibilité d’un sismographe, et je perçois le saut du lit d’une personne à l’autre extrémité de la maison. J’aurais voulu savoir si ces secousses, ces trépidations, presque continues, que je ressentais au cervelet, ces nuits dernières, ne provenaient pas des déflagrations de la bataille qui se livre à moins de vingt kilomètres d’ici ?

« Tiens ferme ce que tu as... » Tous ces biens dont je me suis laissé dessaisir ! J’affectais, lorsque j’étais plus jeune, de ne jamais rien regretter. Mais à présent, je suis comme un arbre dont les branches se sont peu à peu dépouillées ; et le souvenir des trésors dont j’étais chargé, parfois me remonte au cœur. Les plaisirs sont venus se poser sur moi comme des oiseaux de passage. Pour tout accueillir, je vivais les mains ouvertes et n’ai su les refermer sur rien. Du moins ai-je appris à me juger sans indulgence, et plus sévèrement même que ne ferait un ennemi.

5 décembre.

Les fragments du discours de Mussolini, que donne le journal germanophile de Tunis, sont de nature à justifier les méprisantes vitupérations de la radio anglaise. On n’imagine rien de plus sot, de plus faux, de plus plat. Impossible qu’il n’y ait pas, en Italie même, quantité de gens assez sensés et instruits pour en souffrir.

Les Allemands se conduisent ici, force est de le reconnaître, avec une dignité remarquable[7] et qui rend d’autant plus scandaleuse l’outrecuidance indisciplinée des soldats italiens. Ceux-ci, passé six heures du soir, s’arrogeaient le droit, hier et avant-hier soir, de canarder les passants attardés ; ce qui leur valut, me dit-on, de vives remontrances de la Kommandantur. « C’est par frousse qu’ils font cela », dit Amrouche qui pourrait bien avoir raison ; mais aussi le discours du Duce leur porte à la tête et ils cherchent à se prouver qu’ils sont les maîtres en Tunisie. Rien n’égale le mépris qu’ont pour eux les soldats allemands, si ce n’est la haine que les soldats italiens rendent à ces derniers en échange, en dépit de tout ce que pourra dire Mussolini.

7 décembre.

Hier, journée tiède ; pas un nuage au ciel d’où rayonne une splendeur pacifique, une sérénité tendre et comme amoureuse, à faire douter de la guerre et de cet environnement d’horreur. Ce matin, ciel couvert ; enfin un peu de pluie, tant attendue pour les semailles, mais fort insuffisante encore. Achevé de relire, pour la troisième ou quatrième fois, l’extraordinaire Cousin Pons ; après quoi je vais pouvoir quitter Balzac, car rien de mieux.

Un des traits les plus particuliers du caractère de cet enfant, et que je n’ai jamais encore rencontré chez aucun autre, du moins poussé jusqu’à ce point, c’est de ne supporter point d’être jamais pris en défaut. Toute faute commise par lui, et il en commet sans cesse, est aussitôt rejetée sur autrui ou sur l’objet dont il se sert ; de sorte que jamais il ne s’excuse auprès de personne. Pas une fois je ne lui ai vu se reconnaître aucun tort. C’est un très désagréable défaut, dont il aurait fallu chercher à le corriger dès le début ; mais je ne vois pas très bien comment ; sans doute en accompagnant la réprimande d’une sanction plus grave s’il n’admet pas sa culpabilité ; mais voici qui réclamait des parents un grand tact, que l’on ne pouvait guère espérer, ni de sa mère toujours indulgente, ni de son père, prêt à se fâcher pour des vétilles et incapable de punir en passant outre les interventions de la mère. Rien de plus intéressant que l’étude du fonctionnement d’un tel esprit ; d’autant plus intéressante que cet enfant est loin d’être bête. Victor se soucie beaucoup moins des autres que de lui-même. Ses intérêts passent avant tout. Sa grande force est de ne ressentir nul besoin d’être aimé ; et comme, jusqu’à présent, il n’a ressenti de réelle affection pour personne, il a tendance à mettre en doute l’authenticité des sentiments d’autrui dès que ceux-ci sont désintéressés ; à simplifier le monde moral jusqu’à n’y voir plus qu’une rivalité d’intérêts égoïstes. Ceci le dispose à se croire et prétendre communiste ; son esprit seul, non jamais son cœur, l’y invite. J’ai déjà vu des exemples de cela.

Il ne recherche, dans la vie, que les sucreries, jamais rien de ce qui éduque ou fortifie.

Je relis le Rouge et le Noir avec un ravissement indicible.

Heureux d’avoir enfin appris, hier, le nom de la curieuse plante dont j’élève ici, dans sept pots, grande quantité de rejetons. C’est une des trente-six espèces connues de « Kalanchoé(s) », crassulacées, toutes tropicales. Elle a cette particularité de se reproduire, non seulement par graines (sans doute), mais aussi bien, ou mieux, par rejetons, lesquels naissent au bord des feuilles, puis s’émancipent et sitôt tombés à terre s’enracinent. C’est cette bizarrerie qui m’avait requis et que j’avais observée au cours de l’été dernier. (Kalanchoé Daigremontiana.)

Je crois bien me souvenir que Bourget, dans ses Essais de Psychologie (qui m’ouvrirent l’entendement au temps de ma jeunesse), cite cette phrase du Rouge et Noir, dont il admire avec raison le raccourci : « Les enfants l’adoraient, lui (Julien) ne les aimait pas » — et je l’admirais avec lui. Aujourd’hui je l’admire encore ; mais j’y sens trop de conscience, de complaisance dans le cynisme et quelque affectation de sécheresse. On sent trop qu’il se veut ainsi.

10 décembre.

Je poursuis ma lecture, mais péniblement et languissamment, à travers la seconde partie. Toutes ces variations, subtiles à plaisir, sur l’orgueil et ses possibles froissements sentent un peu la montre, la parade. À mon indifférence devant ce déploiement d’ingéniosité, je me rends compte qu’il n’est pas de ressort de l’âme humaine qui me demeure plus étranger. Peu m’importe que l’on « me manque ». Je n’attache vraiment que bien peu de prix à la considération de ceux pour qui je ne puis avoir d’estime. Il m’est arrivé d’envier bien des choses, mais jamais des « titres » ou des « décorations ». Je doute qu’aucun des préceptes de l’Évangile m’ait aussi profondément marqué, et depuis ma prime jeunesse, que le « Mon royaume n’est pas de ce monde ». Je n’ai du reste aucun mépris pour tout cela, mais qui reste, pour moi, sans réelle signification ; « insignifiant », au sens propre du mot.

11 décembre.

Achevé le Rouge et le Noir, dans la nuit, durant un assez fort bombardement. Les réflexions que je faisais hier, Stendhal y amène lui-même son héros dans les derniers chapitres du livre ; ce qui donne à tout ce qui précède un singulier relief. Il y a là, de nouveau, des pages fort belles, après de longs passages fastidieux et, semble-t-il, un peu bâclés. Le lecteur, avec Julien, « était fatigué d’héroïsme », dit-il, devenu parfaitement conscient de la vanité de ce ressort qui ne joue qu’en fonction de « l’idée d’un public et des autres » (chap. 39). Voici qui remet tout en place. Il était temps !

Mais il reste, dans la première partie, une bonne douzaine de chapitres merveilleux, d’une nouveauté, d’une alacrité, d’une hardiesse incomparables et susceptibles d’agir profondément sur la formation d’un jeune lecteur sensible et qui naît à la vie.

Dans toutes les rues de Tunis, quantité de soldats italiens ou allemands ; les premiers en uniformes défraîchis, veules, hâves, sans tenue aucune et prompts à l’insolence ; les Allemands, bien équipés, propres, disciplinés, l’air à la fois souriant et résolu, avec sans doute la consigne de se montrer aimables et attentionnés envers la population civile, de faire souhaiter leur règne, et s’y prenant comme il faut pour cela. Partout des munitions, des armements considérables... Je crains que nous n’en ayons pour longtemps.

Les communiqués officiels sont, de part et d’autre, des plus contradictoires, chacun n’annonçant que victoires, que retraites de l’adversaire, encerclement de l’ennemi. L’esprit étouffe dans cette atmosphère de mensonge organisé.

Inoffensifs bombardements des « Alliés ». « Ils visent mal et ne font guère de dégâts que civils. Ils ne savent pas se battre » ; c’est ce que vont répétant même leurs plus chauds partisans. Les Allemands, eux, savent. Eux, apprennent, et à leurs dépens (et au nôtre). Ils y perdront beaucoup de temps et beaucoup d’hommes. La victoire ne viendra que pour un monde saigné à blanc, exténué.

12 décembre.

Enfin une nuit assez bonne, où je n’ai pas fait seulement semblant de dormir. Aussitôt les « esprits animaux » se raniment ; tout en moi reprend confiance et se redresse ; mon ciel intérieur retrouve sa naturelle sérénité. Je renie cet état pusillanime qui me faisait écrire, le 4 de ce mois, de pénibles réflexions sur moi-même, et ne me sens nullement appauvri. La joie est mon état normal ; du reste sans infatuation et sans assurance excessive, mais non plus sans inutile méchanceté contre moi-même et sachant à quelles défaillances physiologiques sont dus ces accès d’auto-dénigrement. L’on peut pourtant, et l’on doit, se contenter de soi sans se surfaire, et s’accepter. L’important c’est de se reconnaître surtout dans le meilleur et de garder partie liée avec Dieu.

Le nombre des soldats allemands tient du prodige. Vraiment ils « occupent » la ville. Le bas peuple musulman se montre obséquieux envers eux, qui du reste demeurent pour la plupart très dignes. Que ne donnerais-je pour les suivre, pour causer avec eux ! Mais ce serait, de part et d’autre, « se compromettre ». Tout et n’importe quoi tire à conséquence aujourd’hui ; on reste tout perclus de prudence.

14 décembre.

Ce matin, temps splendide comme après une nuit d’amour. Mais ce fut un bombardement sévère. À trois reprises, j’ai, de la fenêtre du salon, contemplé longuement les étranges illuminations du ciel... Un énorme incendie, à la Goulette, a duré presque jusqu’à l’aube : bateau de munitions italien, croit-on. Exaltation sauvage, élémentaire, à la fois irrépressible et inavouable, causée par le saccage, et qui réveille ce que nous avons de plus sombrement primitif en nous. Et pour peu que le mysticisme s’en mêle, ça fait du propre !...

Les partis adverses, dans un pays, sont comparables à ces dents de rongeurs qui s’usent réciproquement l’une contre l’autre et dont l’une croît indéfiniment, jusqu’à ce que mort s’ensuive, lorsque la dent adverse vient à manquer. Il importe de maintenir l’opposition.

15 décembre.

Les canardements des soldats italiens, les bombardements anglo-américains, les tirs de la défense, le vacarme intermittent des autos allemandes, chars d’assaut, camions ou voitures d’ambulance qui passent en ouragan sous nos fenêtres, et l’attente de tous ces bruits, ont, cette nuit, empêché tout sommeil. C’est, jusqu’à présent, de beaucoup, le plus fort bombardement que Tunis ait subi. Hier déjà 90 morts. Qui dira le nombre des victimes de cette nuit ? On s’étonne de ne les voir point s’attaquer au canal de la Goulette à Tunis, si vulnérable. La seule explication plausible est qu’ils ne veulent pas l’abîmer, espérant bientôt s’en servir. « Ah ! tout ça c’est bien compliqué ! » comme dit Chacha.

La population juive harcelée, spoliée, traquée ; et les réfugiés de Bizerte en ruines ; et tout ce qu’il faut s’attendre encore à voir...

17 décembre.

Hier, enfin une nuit calme. La précédente, laissant la grand-mère et le petit-fils s’installer dans la cave, j’avais longuement contemplé le stupéfiant spectacle. Des fenêtres du salon, à côté de la chambre de M. Reymond que j’occupe, la vue s’étend jusqu’aux hauteurs de Sidi bou Saïd. Les larges étoiles des fusées éclairantes illuminaient le lac de Tunis et la Goulette, où les bombes incendièrent un dépôt de munitions dont l’embrasement secouait l’horizon de spasmodiques clartés rouges. D’autres bombes tombèrent sur le port et, non loin de nous, sur la ville, dont les explosions faisaient trembler les murs. Les gerbes des balles traçantes de la défense aérienne sillonnaient le ciel. On ne pourrait imaginer de plus splendide feu d’artifice. Par crainte d’en rien manquer, je m’étais couché tout habillé et ne m’abandonnais que d’un œil au sommeil ; à chaque reprise, je bondissais de mon lit à la fenêtre du salon, le cœur battant, non de peur (et c’est ici que je reconnais que je ne tiens plus beaucoup à la vie), mais d’une sorte de stupeur et d’horreur panique, d’attente faite à la fois d’appréhension et d’espoir.

18 décembre.

Les Lettres écrites de la Montagne, dont j’achève la presque complète lecture, sont peut-être moins intéressantes que la correspondance qui les accompagne et qui devrait y être jointe, mais que l’édition que j’ai sous la main ne reproduit pas. Ce qui a trait à la constitution et au fonctionnement du gouvernement de Genève ne nous importe plus guère, non plus, partant, que l’argumentation de Rousseau. Ce que j’en avais lu dans l’édition des Œuvres Complètes, à Cuverville, m’avait laissé un souvenir plus ému.

Le jeune et très sympathique Charles Pérez, qui s’était offert ces derniers temps comme secrétaire, n’avait pu travailler près de moi depuis six jours, tout occupé par les soins qu’il donne aux blessés en tant que scout-infirmier. Certains jeunes juifs d’ici, que je connais, semblent prendre à cœur de protester, par leurs vertus civiques, leur zèle et leur dévouement, contre l’abominable ostracisme dont ils sont l’objet. Au lycée, ce sont les juifs qui se maintiennent à la tête de toutes les classes, les plus travailleurs, et, sinon les plus intelligents peut-être, du moins les plus souples, les plus assimilateurs, les plus zélés. La persécution venant à cesser, ce sont eux qui, de droit, occuperont les plus hauts postes ; et les antisémites auront beau jeu, de nouvelles occasions de protester, de s’écrier : Vous voyez bien que nous avions raison de les exclure.

19 décembre.

La Centrale Électrique cesse de fonctionner, faute de combustible. Sans nouvelles de la radio, l’on reste dans l’attente, et l’espoir s’alimente de tous les on-dit : L’armée de Rommel serait coupée ; une dépêche du Bey à Roosevelt demanderait que Tunis soit considérée comme ville ouverte... Il est de fait que les Allemands se sont en partie retirés, libérant plusieurs hôtels et restaurants. Une importante partie de la population arabe fuit dans la banlieue, en dépit des recommandations et invitations au calme qui placardent les murs de la ville. Les rues sont encombrées de camions de déménagement. Les marchés sont vides et l’on commence à manquer de pain. Hier nous avons dîné sans autre éclairage que le clair de lune, puis avons gagné notre lit dès avant huit heures ; éreintés par plusieurs nuits sans sommeil et, du reste, ne sachant que faire d’autre que tâcher de dormir. Mais, à peine couchés, l’infernal orchestre recommence. Il s’arrête, puis reprend quatre ou cinq fois dans la nuit. Mais un nombre relativement petit de bombes tombe sur la ville même, dont les plus proches à plus de deux cents mètres de nous. Quantité de maisons près du port ont été soufflées par les explosions (dont celle qu’occupaient encore récemment les Ragu) et l’on a dû évacuer plusieurs quartiers de la ville.

« Pour mener un cheval à l’abreuvoir, un enfant suffit ; mais vingt hommes ne sauraient le forcer à boire » (recueilli dans le Johnson de Boswell 1763, 9 juillet) ; donné comme proverbe anglais : « One man may lead a horse to the water, but twenty cannot make him drink. » J’arrange un peu.

Passé cinq heures, l’on n’y voit plus assez pour lire. Nous dînons dès six heures et demie, profitant du clair de lune lorsque la nuit est sereine et à la lueur très insuffisante d’une bougie si le ciel est couvert, ayant soin aussitôt de fermer volets et rideaux pour le « black out » qu’on exige très strictement observé. Mais même les bougies se font rares ; les épiciers sont démunis et le petit cierge de cire de fabrication arabe se paie vingt francs au marché noir... Puis, désœuvré, l’on s’étend tout habillé sur son lit, dès sept heures, et l’on attend le sommeil ou le bombardement. Parfois je me relève et vais fumer une cigarette en faisant les cent pas dans le salon, cherchant en vain à soulever quelque semblant de pensée dans ma cervelle.

21 décembre.

Quels gens on rencontre dans les rues ! Hâves, déguenillés, sordides. Où se cachaient-ils jusqu’à ce jour ? Hideux déchets qui semblent à jamais impropres à tout ce qui fait la dignité de l’homme, impropres également au bonheur et qui n’ont pour nous toucher que leur misère.

22 décembre.

M. Amphoux, notre très aimable voisin, me prête la Farce de la Sorbonne de René Benjamin ; pamphlet saumâtre, sans esprit, sans grâce, propre à faire accorder du génie à Béraud, et sans plus de talent que quoi que ce soit que j’aie pu lire jusqu’à présent du même auteur.

« Aux yeux de beaucoup d’esprits, qui traînent des convictions comme de vieilles habitudes... » Ainsi commence le livre. Tout ce qui suit est de la même mauvaise encre.

Je relève, dans le S. Johnson de Boswell :

The practice of using words of disproportionate magnitude, is, no doubt, too frequent everywhere ; but, I think, most remarkable among the French, of which, all who have travelled in France must have been struck with innumerable instances. (3 August 1763.)

Je lis l’Émile, que je n’avais jusqu’à présent fait que parcourir. J’y relève : « Des enfants qui naissent, la moitié, tout au plus, parvient à l’adolescence... » Ainsi donc, du temps de Rousseau, la mortalité infantile était, s’il faut l’en croire, pour le moins de 50 %.

Ayant ouvert le piano des Reymond, par désœuvrement (car l’électricité est coupée et, passé cinq heures du soir, la lecture devient impossible), je constate avec désolation que je ne puis me souvenir complètement d’aucune fugue de Bach, d’aucun prélude, et ne retrouve plus en tête que des bribes de Chopin ou de Schumann...

L’exemple de Victor me fait comprendre, par opposition, quelle vulnérable surface la sympathie nous fait offrir à la souffrance. Celui qui, comme cet enfant, n’aime personne et se soucie peu d’être aimé, n’est vulnérable que par ce qui le blesse directement. C’est une grande force (mais que je n’envie guère) de ne sentir aucun besoin de l’affection ni de l’estime des autres. Victor reste indifférent, insensible au blâme et se fiche de ce que l’on pense de lui, du moment que le jugement porté sur lui par autrui ne lèse en rien ses intérêts personnels. Je ne pense pas que même l’amour parvienne plus tard à entamer sa suffisance. C’est une île qui vit d’importations et n’exporte rien.

24 décembre.

Les événements me portent à croire que je suis ici pour longtemps encore, toutes relations coupées avec ceux qui me tiennent au cœur et que je ne suis même plus bien sûr de jamais revoir ; chers amis à qui je pense sans cesse et dont l’affection est le plus précieux de mes biens.

Noël.

Je me reproche de n’avoir pas, au jour le jour, transcrit sur un carnet spécial les phrases glanées au cours de mes lectures, qui méritaient de retenir l’attention, dont je voudrais me souvenir pour pouvoir les citer au besoin ; comme celle-ci, que je relève dans Montaigne (III,12) qui peint bien l’état où se trouvait la France :

« C’était joincture universelle de membres gâtés en particulier à l’envy les uns des autres, et la pluspart, d’ulcères envieillis, qui ne recevaient plus ny ne demandaient guarison. »

Victor se plaît à empoisonner cette vie en commun, qui pourrait être presque charmante, en dépit des privations, si chacun y mettait un peu du sien. À quoi que ce soit qu’on lui dise ou qu’on lui demande, il s’oppose, et souvent avec une insolence qui serait intolérable de tout autre que d’un enfant. Mais c’est précisément en résistant ainsi qu’il tente de se prouver qu’il est un homme.

26 décembre.

Des avis en trois langues (français, arabe et italien) sont placardés en abondance sur les murs de la ville. Il y est fait savoir aux Israélites qu’ils auront à payer, avant la fin de l’an, la somme de vingt millions comme aide aux victimes des bombardements anglo-américains dont ils sont responsables, « la juiverie internationale » ayant, comme chacun le sait depuis longtemps, « voulu et préparé la guerre ». (Les victimes juives sont naturellement exclues du nombre des gens à secourir.) Cela est signé par le « Général Von Arnim, commandant les forces de l’Axe en Tunisie ».

27 décembre.

Été constater certains résultats du bombardement de cette dernière nuit. Un assez grand nombre de bombes sont tombées sur la ville arabe, assez près de la Porte de France. Aussi longtemps qu’il n’y en eut que quelques-unes, on pouvait arguer de la maladresse des aviateurs, invoquer le hasard ; mais que penser devant cette fréquence ? Les victimes sont nombreuses, dit-on. Des cordons d’agents ou de soldats empêchaient d’approcher des lieux sinistrés ; mais, loin à l’entour, les effets des déflagrations sont consternants et l’on revient de là plein d’appréhension pour les nuits prochaines.

Malgré ma résolution de lire l’Émile sans en rien sauter, je lâche prise. À travers ses dissertations interminables, c’est toujours Rousseau que l’on cherche, et qui nous intéresse d’autant plus qu’il raisonne moins. Près de lui, ah ! que Montaigne paraît sage ! Nombre des arguments de Rousseau sont d’une déconcertante ineptie. Et néanmoins, comme il est sûr de son affaire !

Je ne lis plus aucun livre sans me demander : Si l’auteur revenait aujourd’hui sur terre, que penserait-il de ses propres écrits ?

La plupart des axiomes tirés de son cœur, sur lesquels il construit sa religion, sa philosophie, et repose sa confiance en l’excellence de la Nature sont devenus impensables. Rien ne les a plus bousculés que l’étude des origines, pour laquelle Gœthe témoignait tant de méfiance ou de dédain. Lorsque je lis : « Ce que Dieu veut qu’un homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit à lui-même, il l’écrit au fond de son cœur » (LivreIV), j’en viens à préférer même Bossuet.

31 décembre.

Dernier jour de cet an de disgrâce, sur lequel je veux achever ce carnet. Puisse celui qui suivra refléter des jours moins sombres !

Une nuit de passable sommeil m’a invité à me lever bien avant l’aube. Les premiers frémissements du jour me rappellent les glorieux départs nocturnes dans la brousse, quand, le cœur gonflé de vaillance, l’on s’élance vers d’héroïques exploits et que, devant soi, tout prend un air de conquête. Que de fois, à pied ou à cheval, précédant l’escorte des porteurs, je me suis avancé seul sur la piste inconnue, étouffant le bruit de mes pas dans l’espoir de surprendre le gibier que notre escorte faisait fuir. Je dégustais alors une joie comparable à celle même de la gloire, mais plus pure assurément et telle que le plus humble la peut goûter. Je crois bien qu’aujourd’hui encore je n’en serais pas incapable, et mon cœur ne se sent pas moins valeureux qu’à trente ans.

Je m’apprête à quitter Tunis, acceptant l’amicale invitation du Dr Ragu de me joindre aux très aimables G. Boutelleau pour une installation provisoire à Nabeul, cependant qu’il est encore possible de circuler sans trop de difficulté, semble-t-il.

Tandis que les succès sur le front russe se confirment et s’affermissent, la situation militaire en Tunisie semble incertaine et précaire, et cette incertitude risque de se prolonger longtemps. La partie, de toute manière, sera difficile à jouer et coûteuse. Je crois qu’il faut s’attendre à des bombardements bien autrement terribles que ceux de ces précédentes nuits.

Joie d’entendre, hier soir, à la radio, le premier acte du second Henry the Fourth, avec un excellent Falstaff ; et, comme je l’avais relu récemment, de reconnaître et comprendre tout mieux que je ne l’aurais espéré.

Hier, déjeuner charmant chez Mme Sparrow, en compagnie des Ragu et des Boutelleau ; à la suite duquel nous affermissons nos projets de départ.

Je ne tiens sans doute plus beaucoup à la vie, mais j’ai cette idée fixe : durer. Faire durer encore quelque temps et moi-même et mes dépendances : linge, vêtements, chaussures, espérance, confiance, sourire, bonne grâce ; les faire durer jusqu’au revoir. En vue de quoi je me fais économe, parcimonieux de tout, afin que rien de tout cela ne s’épuise avant l’heure, par grande crainte que cette guerre ne tire en longueur, par grand désir et grand espoir d’en voir la fin.

[1]Il s’agit de cette phrase de mon article : « que j’ai été fort étonné de lire », dit M.K. : « L’âme chrétienne s’en reporte et remet à Dieu, tandis que la païenne ne se repose et ne prend appui que sur elle-même. »
[2]Du diable si je m’en serais douté !
[3]Il dit ailleurs : « C’est un héros de Verdun qui vous écrit, qui s’en est échappé avec la bonne blessure » !
[4]Ce que M.K. trouve faux dans ma proposition, c’est, expliquait-il plus haut, que « on ne doit son sang qu’à Dieu et si on le répand apparemment pour une autre cause, on l’offre à lui seul ; c’est le seul moyen d’ennoblir le sacrifice ». — Oh ! moi, je veux bien...
[5]Dois-je ajouter aujourd’hui (1949) que cette opinion, que je partageais avec mon ami, nous n’avons pu, ni l’un ni l’autre, la conserver longtemps.
[6]Enfer, XXX, v. 28.
[7]Ragu me disait que, ayant à pratiquer d’urgence une transfusion de sang, pour tenter de sauver un prisonnier anglais (ou américain) grièvement blessé, six soldats allemands s’étaient aussitôt proposés.
Journal 1942-1949

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