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CHAPITRE IV
– La grande forêt entre Bangui et Nola
Оглавление18 octobre.
Matinée brumeuse ; il ne pleut pas, mais le ciel est couvert, tout est gris. Marc me dit : « Pas plus triste qu’en France » ; mais en France un pareil temps vous replie vers la méditation, la lecture, l’étude. Ici, c’est vers le souvenir.
Ma représentation imaginaire de ce pays était si vive (je veux dire que je me l’imaginais si fortement) que je doute si, plus tard, cette fausse image ne luttera pas contre le souvenir et si je reverrai Bangui, par exemple, comme il est vraiment, ou comme je me figurais d’abord qu’il était.
Tout l’effort de l’esprit ne parvient pas à recréer cette émotion de la surprise qui ajoute au charme de l’objet une étrangeté ravissante. La beauté du monde extérieur reste la même, mais la virginité du regard s’est perdue.
Nous devons quitter Bangui définitivement dans cinq jours. À partir de quoi commencera vraiment le voyage. Il est aisé de gagner Archambault, où nous attend Marcel de Coppet, par une route beaucoup plus courte ; et plus aisée surtout ; c’est celle que suivent les colis postaux et les gens pressés : deux jours d’auto jusqu’à Batangafo, et quatre ou cinq jours de bateau. Quittant le bassin de l’Oubangui, on rejoint à Batangafo les eaux qui se jettent dans le lac Tchad ; on n’a qu’à se laisser porter. Mais ce n’est pas cela qui nous tente, et nous ne sommes pas pressés. Ce que nous voulons, c’est précisément quitter les routes usuelles ; c’est voir ce que l’on ne voit pas d’ordinaire, c’est pénétrer profondément, intimement, dans le pays. Ma raison me dit parfois que je suis peut-être un peu vieux pour me lancer dans la brousse et dans l’aventure ; mais je ne le crois pas.
20 octobre.
À la tombée du jour, j’ai repris, seul, hier, cette route qui, sitôt au sortir de Bangui, gagne le haut de la colline en s’enfonçant dans la forêt. Je ne me lasse pas d’admirer l’essor vertigineux de ces fûts énormes et leur brusque épanouissement. Les derniers rayons éclairaient encore leurs cimes. Un grand silence d’abord ; puis, tandis que l’ombre augmentait, la forêt s’est emplie de bruits étranges, inquiétants, cris et chants d’oiseaux, appels d’animaux inconnus, froissements de feuillage. Sans doute une troupe de singes agitait ainsi les ramures non loin de moi, mais je ne parvenais pas à les voir. J’avais atteint le haut de la colline. L’air était tiède ; je ruisselais.
Aujourd’hui je suis retourné aux mêmes lieux, une heure plus tôt. J’ai pu m’approcher d’une troupe de singes et contempler longtemps leurs bonds prodigieux. Capturé quelques papillons admirables.
21 octobre.
En auto jusqu’à M’Baïki, admirable traversée de forêt. L’auto passe trop rapidement. Ce trajet, que nous serons heureux de refaire dans quelques jours, méritait d’être fait à pied32. Dans la forêt avoisinant M’Baïki, les arbres sont d’une prodigieuse hauteur. Certains, les fromagers, ont un empattement gigantesque33. On dirait les plis d’une robe. On dirait que l’arbre est en marche.
Soulevant l’écorce à demi pourrie d’un fromager abattu, je découvre quantité de grosses larves de coléoptères. Séchées et fumées, elles servent, paraît-il, de nourriture aux indigènes.
À M’Baïki, visite à M. B…, représentant de la Compagnie Forestière. Nous trouvons, assis sous sa véranda, devant des apéritifs, deux Pères missionnaires.
Que ces agents des Grandes Compagnies savent donc se faire aimables ! L’administrateur qui ne se défend pas de leur excès de gentillesse, comment, ensuite, prendrait-il parti contre eux ? Comment, ensuite, ne point prêter la main, ou tout au moins fermer les yeux, devant les petites incorrections qu’ils commettent ? Puis devant les grosses exactions ?
Les huttes des indigènes dans les villages aux environs de M’Baïki, sont très différentes de celles que nous avions vues dans la région des Sultanats ; beaucoup moins belles, moins propres ; souvent même sordides. On reconnaît à ceci que nous ne sommes déjà plus dans l’Oubangui-Chari, où le gouverneur Lamblin exige la réfection des cases indigènes selon un type à peu près unique adopté par l’administration. Certains protestent contre cette indiscrète exigence et voudraient qu’on laissât les noirs construire des cases à leur goût ; mais ces dernières semblent donner raison à Lamblin. Reliées les unes aux autres en une seule longue file, sans doute pour économiser le travail ; murs droits en torchis, maintenus par des bambous horizontaux ; toits très bas. Et peut-être, après tout, ces affreux corons sont-ils également construits par ordre. (Nous ne rencontrerons nulle part, par la suite, villages d’aspect moins exotique, ni plus laids.)
Bangui, 26 octobre.
Grands préparatifs de départ. Nous envoyons directement à Archambault trente-quatre caisses. Les colis qui doivent voyager avec nous prennent place dans deux camionnettes. Adoum monte dans la Ford avec nous. Départ de Bangui à trois heures. La nuit nous surprend en pleine forêt. Malgré le clair de lune, on distingue à peine la route.
Dîner très agréable chez M. Bergos, chef de subdivision de M’Baïki.
27 octobre.
Déjeuner à Boda avec le sinistre Pacha (v. plus loin) et M. Blaud, administrateur de Carnot, qui rentre en France. Pacha n’a pas le sourire. Certainement c’est un malade.
Départ de Boda vers trois heures. Dans les villages que l’on traverse, l’on ne voit que des vieillards, des enfants et des femmes.
La route s’élève lentement. Tout à coup le terrain dévale ; on domine une immense étendue de forêts. La nuit est close quand nous arrivons à N’Goto.
N’Goto est sur une hauteur ; simple pli de terrain, mais qui domine une assez vaste contrée. La Forestière y a un poste ; maison inhabitée que des représentants de la Compagnie nous avaient indiquée comme un endroit possible pour un séjour. Nous sommes plutôt un peu déçus par l’aspect du pays. En outre, nous voulons ne rien devoir à la Forestière. Nous ne songeons qu’à repartir. Mais les autos manquent d’essence et d’huile. Nous nous reposions sur l’assurance que nous avait donnée M. Bergos, que l’on pourrait se ravitailler en route. Rien à Boda ; non plus qu’à N’Goto. Force sera d’abandonner ici deux voitures. Mobaye, le chauffeur de Lamblin, qui déjà nous accompagnait à Rafaï, nous mènera en camion jusqu’au point terminus, avec Zézé notre cuisinier et nos sacs de couchage, puis retournera seul à M’Baïki, chercher l’huile et l’essence qu’il rapportera aux deux autres voitures en panne. Nos deux boys partent en avant vers six heures, avec les soixante porteurs qu’on a mis à notre disposition. Nous les retrouverons, partie au « Grand Marigot », point terminus de la route automobile ; partie à Bambio, où ils arriveront vers midi après avoir marché toute la nuit. C’est ici que va commencer vraiment le voyage.
Invités à dîner par M. Garron, grand chasseur34, établi depuis quatre mois à N’Goto, qu’il songe à quitter du reste, car la chasse y est peu fructueuse, et il s’y ennuie à périr.
Retirés de bonne heure, nous dormions tous deux d’un profond sommeil, à l’abri de nos moustiquaires, dans la case des passagers. Vers deux heures du matin un bruit de pas et de voix nous réveille. Quelqu’un veut entrer. Nous crions en sango : « Zo nié ? » (Qui est là ?). C’est un important chef indigène, qui déjà s’était présenté durant notre dîner. Craignant alors de nous gêner, il avait d’abord remis au lendemain l’entretien qu’il se promettait d’avoir avec nous ; mais un messager que Pacha, l’administrateur de Boda, lançait à ses trousses venait de lui transmettre l’ordre de regagner aussitôt son village. Il ne pouvait qu’obtempérer. Mais, désolé de voir s’échapper l’espoir qu’il avait eu de nous parler, il avait pris sur lui de venir nous trouver à cette heure indue. Il parlait avec une volubilité extrême, dans une langue dont nous ne comprenions pas un mot. Nous le priâmes de nous laisser dormir. Il reviendrait plus tard, quand nous aurions un interprète. Nous prenions la responsabilité de ce retard, lui promettant de le couvrir auprès du terrible Pacha. Quel intérêt avait celui-ci à empêcher Samba N’Goto, le chef en question, de nous délivrer son message, c’est ce que nous devions comprendre sans peine lorsque, au matin, à travers Mobaye interprète, nous apprîmes de Samba N’Goto ceci :
Le 21 octobre dernier (il y avait donc de cela six jours) le sergent Yemba fut envoyé par l’administrateur de Boda à Bodembéré pour exercer des sanctions contre les habitants de ce village (entre Boda et N’Goto). Ceux-ci avaient refusé d’obtempérer à l’ordre de transporter leurs gîtes sur la route de Carnot, désireux de n’abandonner point leurs cultures. Ils arguaient, en outre, que les gens établis sur la route de Carnot, sont des Bayas, tandis qu’eux sont des Bofis.
Le sergent Yemba quitta donc Boda avec trois gardes (dont nous prîmes soigneusement les noms35). Ce petit détachement était accompagné de Baoué, capita, et de deux hommes commandés par ce dernier. En cours de route, le sergent Yemba réquisitionna deux ou trois hommes dans chaque village traversé, et les emmena après les avoir enchaînés. Arrivés à Bodembéré, les sanctions commencèrent : on attacha douze hommes à des arbres, tandis que le chef du village, un nommé Cobelé prenait la fuite. Le sergent Yemba et le garde Bonjo tirèrent sur les douze hommes ligotés et les tuèrent. Il y eut ensuite grand massacre de femmes, que Yemba frappait avec une machette. Puis, s’étant emparé de cinq enfants en bas âge, il enferma ceux-ci dans une case à laquelle il fit mettre le feu. Il y eut en tout, nous dit Samba N’Goto, trente-deux victimes.
Ajoutons à ce nombre le capita de M’Biri, qui s’était enfui de son village (Boubakara, près de N’Goto) et que Yemba retrouva à Bossué, premier village au nord de N’Goto.
Nous apprîmes aussi que Samba N’Goto regagnait Boda, où il réside et y était presque arrivé lorsqu’il croisa sur la route l’auto du Gouverneur Lamblin qui nous emmenait à N’Goto. C’est alors qu’il avait rebroussé chemin, croyant avoir affaire au Gouverneur lui-même, désireux d’en appeler à lui. Il avait dû marcher bien vite, puisqu’il était arrivé à N’Goto très peu de temps après nous. Cette occasion inespérée d’en appeler au chef des blancs, il ne voulait pas la laisser échapper36.
28 octobre.
La déposition de Samba N’Goto avait duré plus de deux heures. Il pleuvait. Ce n’était point la passagère averse des tornades. Le ciel était épaissement couvert ; la pluie installée pour longtemps. Nous partîmes néanmoins vers dix heures. J’étais assis à côté de Mobaye ; Marc et Zézé, dans l’intérieur du camion, s’installèrent tant bien que mal sur les sacs de couchage, étouffant un peu sous la bâche. La route était profondément détrempée et l’auto n’avançait qu’avec une désespérante lenteur. Aux moindres montées, aussi bien qu’aux passages où la route était trop sablonneuse, nous devions mettre pied à terre, sous la pluie, et pousser le camion qui s’enlisait.
Nous avions le cœur si serré par la déposition de Samba N’Goto et par les récits de Garron, qu’à la rencontre que nous fîmes d’un groupe de femmes en train de travailler à la réfection de la route, nous ne pouvions même plus leur sourire. Ce pauvre bétail ruisselait sous l’averse. Nombre d’entre elles allaitaient tout en travaillant. Tous les vingt mètres environ, aux côtés de la route, un vaste trou, profond de trois mètres le plus souvent ; c’est de là que sans outils appropriés, ces misérables travailleuses avaient extrait la terre sablonneuse pour les remblais. Il était arrivé plus d’une fois que le sol sans consistance s’effondrât, ensevelissant les femmes et les enfants qui travaillaient au fond du trou. Ceci nous fut redit par plusieurs37. Travaillant le plus souvent trop loin de leur village pour pouvoir y retourner le soir, ces femmes se sont construit dans la forêt des huttes provisoires, perméables abris de branches et de roseaux. Nous avons appris que le milicien qui les surveille les avait fait travailler toute la nuit pour réparer les dégâts d’un récent orage et permettre notre passage.
Arrivés au « Grand Marigot », point terminus de la route carrossable. Là nous attend le gros des porteurs. Nos boys ont pris les devants avec le reste de la troupe que nous ne devons retrouver qu’à Bambio. Il est deux heures. La pluie a cessé. Nous dévorons rapidement un poulet froid et repartons. Dix kilomètres seulement nous séparent de Bambio. Nous les ferons sans peine. En général, nous n’userons que très peu des tipoyes38 autant par amour de la marche, que pour épargner nos tipoyeurs piteux.
Le « Grand Marigot » est admirable ; encore rien vu de si étrange et de si beau dans ce pays. Cette sorte de grand marais, que l’on traverse sur d’étroites passerelles de lianes et de branches, écarte une forêt pas très haute ; des plantes d’eau le couvrent, inconnues pour la plupart ; d’énormes arums dressent leurs cornets entr’ouverts et laissent paraître un secret blanc, tigé de pourpre sombre ; tiges aux cannelures épineuses. Cinq cents mètres plus loin, on atteint la rivière. Un mystérieux silence traversé de chants d’oiseaux invisibles. Quantité de palmiers bas se penchent et trempent leurs palmes dans l’eau courante. On gagne l’autre rive de la M’Baéré en pirogue. Ici la forêt vous enveloppe et se fait plus charmante encore ; l’eau la pénètre de toutes parts, et la route sur pilotis est constamment coupée de petits ponts de bois. Quelques fleurs enfin : des balsamines mauves et d’autres fleurs qui rappellent les épilobes de Normandie, j’avance dans un état de ravissement et d’exaltation indicibles (sans me douter hélas ! que nous ne reverrions rien d’aussi beau). Ah ! pouvoir s’arrêter ici, pouvoir y revenir sans cette escorte de porteurs qui fait s’enfuir au loin tout le gibier… Parfois cette constante compagnie m’importune, m’excède. Désireux de goûter ma solitude et l’enveloppement étroit de la forêt, je presse le pas, m’échappe en courant, tâchant de distancer les porteurs. Mais aussitôt ils partent tous au petit trot pour me rejoindre. Impatienté je m’arrête, les arrête, trace un trait sur le sol qu’ils ne devront dépasser qu’à mon coup de sifflet lorsque je serai déjà loin. Mais un quart d’heure après il faut retourner en arrière, les chercher ; car ils n’ont pas compris et tout le convoi reste en panne.
Peu de temps avant Bambio, la forêt cesse, ou du moins des clairières s’ouvrent. Des cris, des chants, nous avertissent de la proximité du village. Un peuple de femmes et d’enfants accourt à notre rencontre. Nous serrons la main de quelques chefs alignés et au port d’armes – et même, par enthousiasme et par erreur, la main de quelques simples plantons. Nous jouons aux grands chefs blancs, très dignes, avec des saluts de la main et des sourires de ministres en tournée. Un énorme gaillard affublé de peaux de bêtes tape sur un gigantesque xylophone qu’il porte pendu à son cou ; il dirige la danse des femmes qui chantent, poussent des hurlements sauvages, balaient la route devant nous, agitent de grandes tiges de manioc, ou les brisent sous nos pas en fouettant le sol bruyamment ; c’est un délire. Les enfants bondissent et trépignent. La traversée du village est glorieuse. Notre cortège nous mène à la case des passagers où nous retrouvons enfin nos braves boys et le premier convoi des porteurs.
29 octobre.
Ce matin, j’étais allé voir l’un des chefs indigènes venus hier à notre rencontre. Ce soir, il me rend ma visite. Longue conversation. Adoum sert d’interprète, assis à terre, entre le chef et moi.
Les récits du chef de Bambio confirment tout ce que Samba N’Goto m’avait appris. Il me raconte en particulier le « bal » du dernier marché de Boda. J’en transcris ici le récit, tel que je l’ai copié d’un carnet intime de Garron.
« À Bambio, le 8 septembre, dix récolteurs de caoutchouc, (vingt, disent les renseignements complémentaires39) de l’équipe de Goundi, travaillant pour la Compagnie Forestière – pour n’avoir pas apporté de caoutchouc le mois précédent (mais, ce mois-ci, ils apportaient double récolte, de 40 à 50 kilogrammes) – furent condamnés à tourner autour de la factorerie sous un soleil de plomb et porteurs de poutres de bois très pesantes. Des gardes, s’ils tombaient, les relevaient à coups de chicotte.
« Le « bal » commencé dès huit heures, dura tout le long du jour sous les yeux de MM. Pacha et Maudurier, agent de la Forestière. Vers onze heures, le nommé Malingué, de Bagouma, tomba pour ne plus se relever. On en avertit M. Pacha, qui dit simplement : « Je m’en f… » et fit continuer le « bal » Tout ceci se passait en présence des habitants de Bambio rassemblés, et de tous les chefs des villages voisins venus pour le marché40. »
Le chef nous parle encore du régime de la prison de Boda, de la détresse des indigènes, de leur exode vers une moins maudite contrée…
Et certes je m’indigne contre Pacha, mais le rôle de la Compagnie Forestière, plus secret, m’apparaît ici bien autrement grave. Car enfin, elle n’ignorait rien (Je veux dire les représentants de ladite). C’est elle (ou ses agents) qui profitait de cet état de choses. Ses agents approuvaient Pacha, l’encourageaient, avaient avec lui partie liée. C’est sur leur demande que Pacha jetait arbitrairement en prison les indigènes de rendement insuffisant ; etc.…41
Désireux de mener à bien ma lettre au Gouverneur, je décide de remettre au surlendemain notre départ. Le peu de mois que j’ai passés en A. E. F., m’a déjà mis en garde contre les « récits authentiques », les exagérations et les déformations des moindres faits. Hélas ! cette scène de « bal » n’eut, je le crains, rien d’exceptionnel, s’il faut en croire divers témoins directs que j’interroge tour à tour. La terreur que leur inspire Pacha les fait me supplier de ne les point nommer. Sans doute, ils se « défileront » par la suite, nieront avoir rien vu. Lorsqu’un Gouverneur parcourt le pays, ses subordonnés se présentent, et présentent dans leurs rapports, de préférence, les faits qu’ils jugent les mieux capables de contenter. Ceux que je dois rapporter au Gouverneur risquent d’échapper à son investigation, je le crains, et l’on étouffera soigneusement les voix qui pourraient les lui faire connaître. Voyageant en simple touriste, je me persuade qu’il peut m’arriver parfois de voir et d’entendre ce qui est trop bas pour l’atteindre.
En acceptant la mission qui me fut confiée, je ne savais trop tout d’abord à quoi je m’engageais, quel pourrait être mon rôle, et en quoi je serais utile. À présent, je le sais, et je commence à croire que je ne serai pas venu en vain.
Depuis que me voici dans la colonie, j’ai pu me rendre compte du terrible enchevêtrement de problèmes qu’il ne m’appartient pas de résoudre. Loin de moi la pensée d’élever la voix sur des points qui échappent à ma compétence et nécessitent une étude suivie. Mais il s’agit ici de certains faits précis, complètement indépendants des difficultés d’ordre général. Peut-être le chef de circonscription en est-il avisé d’autre part. D’après ce que me disent les indigènes, il semblerait qu’il les ignore. La circonscription est trop vaste ; un seul homme, et sans moyens de transport rapide, ne peut suffire à tout surveiller. L’on se heurte ici, comme partout en A. E. F. à ces deux constatations angoissantes : insuffisance de personnel ; insuffisance d’argent.
Deux hommes, venus de N’Goto (environ 48 kilomètres), me rapportent mon écorçoir que j’avais égaré là-bas. Ils paraissent stupéfaits quand je leur donne un « matabiche42 ».
Au clair de lune, sur la vaste arène qui s’étend derrière le gîte d’étape, grande revue des porteurs. Marc les dénombre ; les range par groupes de 10 ; leur apprend à se compter. Grands éclats de rire de ceux qui comprennent, devant l’incompréhension de certains autres. Nous distribuons à chaque homme une cuillerée de sel ; d’où reconnaissance lyrique et protestations enthousiastes.
30 octobre.
Impossible de dormir. Le « bal » de Bambio hante ma nuit. Il ne me suffit pas de me dire, comme l’on fait souvent, que les indigènes étaient plus malheureux encore avant l’occupation des Français. Nous avons assumé des responsabilités envers eux auxquelles nous n’avons pas le droit de nous soustraire. Désormais, une immense plainte m’habite ; je sais des choses dont je ne puis pas prendre mon parti. Quel démon m’a poussé en Afrique ? Qu’allais-je donc chercher dans ce pays ? J’étais tranquille. À présent je sais ; je dois parler.
Mais comment se faire écouter ? Jusqu’à présent, j’ai toujours parlé sans aucun souci qu’on m’entende ; toujours écrit pour ceux de demain, avec le seul désir de durer. J’envie ces journalistes dont la voix porte aussitôt, quitte à s’éteindre sitôt ensuite. Circulais-je jusqu’à présent entre des panneaux de mensonges ? Je veux passer dans la coulisse, de l’autre côté du décor, connaître enfin ce qui se cache, cela fût-il affreux. C’est cet « affreux » que je soupçonne, que je veux voir.
Journée toute occupée à la rédaction de ma lettre.
31 octobre.
Levés avant cinq heures. Thé sommaire. On plie bagages. Sur l’arène, derrière la maison, sont groupés nos porteurs (60 hommes, plus un milicien, un guide indigène, nos deux boys et le cuisinier ; plus encore trois femmes, accompagnant le milicien et le guide). Le chef est venu nous dire adieu. Clair de lune brumeux. Nous partons dans la douteuse clarté d’avant l’aube, précédant le gros de la troupe, avec nos boys, nos tipoyeurs, le guide, le garde, et les porteurs de nos sacs.
L’interminable forêt met à l’épreuve notre inépuisable patience. Je n’ai pu achever hier ma lettre au Gouverneur. Hélas ! impossible d’écrire, ni même de prendre des notes ou de lire en tipoye. Je ne me résigne à y monter qu’après cinq heures de marche assez fatigante, car le terrain, sablonneux d’abord, devient, durant les derniers kilomètres, argileux et glissant. Après un court repos en tipoye, cinq kilomètres de marche encore. Pas de poste intermédiaire. Si longue que soit l’étape, il faut la fournir, car on ne peut passer la nuit en forêt, sans gîte, sans nourriture pour les porteurs. Forêt des plus monotones, et très peu exotique d’aspect. Elle ressemblerait à telle forêt italienne, celle d’Albano par exemple, ou de Némi, n’était parfois quelque arbre gigantesque, deux fois plus haut qu’aucun de nos arbres d’Europe, dont la cime s’étale loin au-dessus des autres arbres, qui, près de lui, paraissent réduits en taillis. Les troncs de ces derniers, à demi couverts de mousse, semblent des troncs de chênes-verts, ou de lauriers. Les petites plantes vertes qui bordent la route rappellent nos myrtilles ; d’autres, les « herbes à Circé » ; tout comme, dans le marigot d’avant-hier, des plantes d’eau rappelaient nos épilobes et nos balsamines du Nord. Nos châtaignes ne sont pas moins bizarres, pas moins belles que ces graines dont on ne voit à terre que les cosses velues. Pas de fleurs. Pourquoi nous signalait-on cette partie de la forêt comme particulièrement intéressante et belle ?
À l’extrémité du parcours, le terrain, jusqu’alors parfaitement plan, dévale faiblement jusqu’à une petite rivière peu profonde, ombragée ; l’eau claire coule sur un lit de sable blanc. Nos porteurs se baignent.
Les bains, dit-on, sont dangereux dans ce pays. Je ne parviens pas à le croire, lorsqu’il n’y a lieu de redouter ni crocodiles, ni insolations. Il ne s’agit pas de cela, disent certains docteurs, (et Marc me le répète après eux) mais bien de congestion du foie, de fièvre, de filariose… Hier, déjà je me suis baigné. Qu’en est-il résulté ? Un grand bien-être. Aujourd’hui, je ne résiste pas davantage à l’appel de l’eau et me plonge délicieusement dans sa transparente fraîcheur. Je n’ai jamais pris de bain plus exquis.
Des chefs viennent à notre rencontre, avec deux tam-tams portés par des enfants. Deux importants villages de « Bakongos » (l’on appelle indifféremment ainsi les indigènes qui travaillent pour la Forestière). Un tout petit village à côté, N’Délé, habité seulement aujourd’hui par cinq hommes valides (qui sont dans la forêt à récolter le caoutchouc) et cinq impotents qui s’occupent des plantations. Inutile de dire que ces hommes dans la forêt, non surveillés, ne se livrent que le moins possible à un travail qui leur est si mal rétribué. De là les châtiments par lesquels le représentant de la Forestière s’efforce de les rappeler au sentiment du devoir.
Longue conversation avec les deux chefs du village bakongo. Mais celui qui parlait d’abord, lorsqu’il était seul avec nous, se tait aussitôt qu’approche l’autre. Il ne dira plus rien ; et rien n’est plus émouvant que ce silence et cette crainte de se compromettre lorsque nous l’interrogeons sur les atrocités qui se commettent dans la prison de Boda où il a été lui-même enfermé. Il nous dira plus tard, de nouveau seul avec nous, qu’il y a vu mourir par suite de sévices, dix hommes en un seul jour. Lui-même garde des traces de coups de chicotte, des cicatrices, qu’il nous montre. Il confirme, ce que l’on nous disait déjà43, que les prisonniers ne reçoivent pour toute nourriture, une seule fois par jour, qu’une boule de manioc, grosse comme (il montre son poing).
Il parle des amendes que la Compagnie Forestière a coutume d’infliger aux indigènes (j’allais dire : de prélever sur ceux-ci), qui n’apportent pas de caoutchouc en quantité suffisante, – amendes de quarante francs ; c’est-à-dire tout ce qu’ils peuvent espérer toucher en un mois. Il ajoute que, lorsque le malheureux n’a pas de quoi payer l’amende, il ne peut éviter la prison qu’en empruntant à un plus fortuné que lui, s’il en trouve – et encore est-il parfois jeté en prison « par-dessus le marché ». La terreur règne et les villages des environs sont désertés. Plus tard, nous parlerons à d’autres chefs. Quand on leur demande : « Combien y a-t-il d’hommes dans ton village ? » ils font le dénombrement en les nommant et pliant un doigt pour chacun. Il y en a rarement plus de dix. Adoum sert d’interprète.
Adoum est intelligent, mais ne sait pas très bien le français. Lorsque nous nous arrêtons en forêt, c’est, dit-il, que nous avons trouvé « un palace » (pour : une place). Il dit : « un nomme » et quand, à travers lui, nous demandons à quelque chef : « Combien y en a-t-il de ton village qui se sont enfuis, ou qui ont été mis en prison ? » Adoum répond : « Ici, dix nommes ; là-bas, six nommes, et huit nommes un peu plus loin. »
Beaucoup de gens viennent nous trouver. Tel demande un papier attestant qu’il est grand sorcier de beaucoup de villages ; tel, un papier l’autorisant à aller plus loin « faire petit village tout seul ». Quand on s’informe sur le nombre de prisonniers qu’enferme la prison de Boda, la seule réponse que j’obtiens, quel que soit celui qui me la donne : « Beaucoup ; beaucoup ; trop ; peux pas compter. » Il y aurait parmi les incarcérés nombre de femmes et d’enfants.
1er novembre.
Trop préoccupé pour pouvoir dormir. Départ avant cinq heures. Étape de 25 à 28 kilomètres sans user des tipoyes un seul instant. L’on ne peut évaluer la longueur d’une route non jalonnée, que d’après le temps mis à la parcourir. Nous devons faire, en moyenne, de cinq à six kilomètres par heure. Les derniers kilomètres, dans le sable et en plein soleil, ont été particulièrement fatigants. La forêt est de nouveau très monotone, et sans rien de particulier d’abord, puis, tout à coup, à mi-route, une large et profonde rivière aux eaux admirablement claires ; on voyait, à plus de cinq mètres de profondeur je pense, d’abondantes plantes d’eau s’agiter au-dessous d’un pont sinueux, incertain, d’apparence extrêmement fragile, formé de tiges rondes retenues par des lianes et mal fixées, presque à ras de l’eau, sur de grands pilotis. On eût dit l’un de ces petits couloirs de branches et de bûches qui permettent de traverser à pied sec les fondrières, et l’on ne se penchait point sans vertige au-dessus de l’inquiétante profondeur. Passé la rivière (la Bodangué ?), durant un kilomètre ou deux la forêt est de nouveau des plus étranges et des plus belles. J’associe volontiers dans ce carnet ces deux épithètes, car le paysage vient-il à cesser d’être étrange, il rappelle aussitôt quelque paysage européen, et le souvenir qu’il évoque est toujours à son désavantage. Peut-être, si j’avais vu Java ou le Brésil, en irait-il de même pour ce sous-bois encombré de fougères épiphytes et de grands arums ; mais, comme il ne me rappelle rien, je puis le trouver merveilleux.
On traverse, avant d’arriver à Dokundja-Bita, où nous campons, trois misérables petits villages. Rien que des femmes. Les hommes, comme toujours, sont au caoutchouc. Les chefs viennent d’assez loin à notre rencontre, avec trois tam-tams frappés par un vieux hors d’usage et des enfants. Puis, un peu avant Dokundja, réception par les femmes et les mioches ; vociférations suraiguës, chants, trémoussements frénétiques. Les plus vieilles sont les plus forcenées ; et ce gigotement saugrenu des dames mûres est assez pénible. Toutes ont à la main des palmes, et de grandes branches avec lesquelles elles nous éventent ou balaient le sol que nous allons fouler. Très « entrée à Jérusalem ». Les femmes n’ont d’autre vêtement qu’une feuille (ou un chiffon) cache-sexe dont la tige, passant entre les fesses, rejoint par-derrière la ficelle qui sert de ceinture. Et certaines portent, par-derrière, un gros coussinet de feuilles fraîches, ou sèches, pas beaucoup plus ridicule après tout que le « pouf » ou tournure à la mode vers 1880. Mais, dans le dernier village où nous nous arrêtons, elles sont, en plus, toutes parées de lianes.
Un coureur parti de Bambio, nous a précédés de deux jours, pour annoncer notre arrivée. À l’entrée et à la sortie des villages, sur plusieurs centaines de mètres, parfois, (et parfois en pleine forêt ou en pleine brousse, on ne sait trop pourquoi) on a sarclé, coupé les herbes, et répandu du sable sur la route. Par endroits, à ras du sable, d’admirables fleurs mauves qui rappellent les cattléyas (et que j’avais déjà vues dans notre promenade en forêt aux environs d’Eala). Ne serait-ce pas elles qui donnent ces gros fruits couleur corail, de la forme d’une gousse d’ail, que l’on trouve, eux aussi, à ras du sol, et dont les indigènes mangent l’intérieur, une pulpe blanche au goût anisé. Tout auprès, la feuille, semblable à une petite palme, d’un mètre 50 environ. Ces fleurs se sont-elles ouvertes depuis que l’on a nettoyé la route ? ou plutôt ne les a-t-on pas laissées intentionnellement ? J’aime à le croire et j’admire cette piste de sable, où l’on a tout ôté, sauf les fleurs.
À chaque arrêt dans un village, nous parlons au chef et le persuadons de ne laisser le caoutchouc que si la Compagnie Forestière consent à le payer 2 francs le kilo, comme elle le doit. Car il nous est dit qu’elle ne le paie souvent qu’un franc cinquante, qu’elle n’accepte de le payer deux francs qu’à partir du vingtième kilo. Et, de plus, nous voudrions persuader les indigènes d’apprendre à peser le caoutchouc eux-mêmes ; car ils ne connaissent que les mesures de volume (ils comptent par paniers) ce qui permet au représentant de la Forestière de les tromper sur le poids, pour peu qu’il ne soit pas honnête, et que l’administrateur ne soit pas là pour protester44.
Dès que nous sommes arrêtés, un tas d’hommes s’empressent pour en appeler à nous, nous soumettre des différends, se faire soigner, etc. Tel, flanqué de son frère et de sa sœur, nous demande de faire payer un voisin qui a couché avec sa femme enceinte de trois mois, ce qui, dit-il, a fait avorter la femme. Il demande 50 francs d’indemnité pour la mort de l’enfant, etc.
2 novembre.
Il est plus de midi quand nous arrivons à Katakouo ; partis de Dokundja-Bita à 5 heures, nous avons marché sans arrêt durant 7 heures, dont 1/2 heure en tipoye. Un seul très beau passage de rivière, sur des tiges reliées par des lianes ; une petite liane couverte de fourmis sert de rampe. Partout ailleurs, monotone contrée ; steppe de graminées hautes, semée de petits arbres semblables à des chênes-lièges, parfois en lisière de forêt, et sans doute longeant le cours caché d’une rivière.
Énormes champs de manioc non récolté formant taillis ; et plus loin des champs de ricin également non récolté, tous les hommes étant au caoutchouc, ou en prison, ou morts, ou en fuite. Après avoir quitté le dernier village de cette maudite subdivision de Boda, un énorme gaillard, qui nous accompagnait depuis l’entrée du précédent village, qui marchait près de moi, la main dans la main (je croyais avoir affaire à un chef), déclare soudain qu’il ne veut plus retourner en arrière, rentrer dans son village et continuer plus longtemps à faire du caoutchouc. Il prétend ne plus nous quitter. Mais son frère (du même père et de la même mère, dit-il avec insistance, car dans ce pays on appelle bien souvent « frère » un simple ami) qui est capita, s’efforce de s’opposer à ce départ. Long palabre. « C’est sur lui que ça va retomber. C’est lui qu’on va f… en prison, etc. » Un matabiche le calme et le décide à s’en retourner seul.
Katakouo (Katapo sur certaines cartes). On reconnaît qu’on n’est plus dans la subdivision de Boda, à ceci qu’on revoit des hommes. Le chef du village s’empresse de nous présenter son livret, sur lequel nous lisons : « Chef incapable ; sans aucune énergie ; ne peut être remplacé ; pas d’indigène supérieur dans le village. »
Katakouo est un énorme village de près d’un kilomètre de long. Une seule rue, si l’on peut appeler ainsi cette interminable place oblongue aux côtés de laquelle toutes les cases sont alignées.
Vers le soir, gagnant une petite rivière ombragée, je me suis baigné, me laissant glisser d’un grand tronc d’arbre mort dans un clair bassin au fond de sable blanc. Un petit écureuil est venu me regarder, semblable aux écureuils de nos pays, mais de pelage beaucoup plus sombre.
3 novembre.
Départ de Katakouo bien avant l’aube ; durant longtemps, nous cheminons dans la forêt, si obscure que, sans le guide qui nous précède, nous ne pourrions distinguer le sentier sinueux. Très lente venue du jour, un jour gris, terne, indiciblement triste. Monotonie de la forêt ; quelques futaies assez belles (mais beaucoup de troncs morts) au milieu des cultures de manioc – de nouveau non récolté, bien que nous ne soyons plus sur Boda. Je tâche d’interroger le chef d’un village où nous nous arrêtons, homme stupide (comme le chef du village précédent et du suivant) qui tend un livret où je lis de nouveau : « Chef incapable, n’a aucune autorité sur ces gens. » Cela se voit du reste. Impossible d’obtenir une réponse à ma question : « Pourquoi n’a-t-on pas récolté le manioc en temps voulu ? » En général, le « pourquoi » n’est pas compris des indigènes ; et même je doute si quelque mot équivalent existe dans la plupart de leurs idiomes. Déjà j’avais pu constater, au cours du procès à Brazzaville, qu’à la question : « Pourquoi ces gens ont-ils déserté leurs villages ? », il était invariablement répondu « comment, de quelle manière… ». Il semble que les cerveaux de ces gens soient incapables d’établir un rapport de cause à effet45 ; (et ceci, j’ai pu le constater maintes fois dans la suite de ce voyage).
Danses de femmes à l’entrée de chaque village. Extrêmement pénible, le trémoussement éhonté des matrones sur le retour. Les plus vieilles sont toujours les plus frénétiques. Certaines se démènent comme des forcenées.
Un de nos porteurs est malade. Un comprimé Dower le soulage beaucoup ; mais il ne peut marcher ; on le porte dans un hamac ; Marc soigne le pied d’un autre. Nous n’avons pas du tout usé de nos tipoyes ; Outhman qui s’est coupé profondément le pied a occupé l’un d’eux assez longtemps. Rien à noter, sinon la descente vers la rivière, à la fin du jour (nous étions arrivés à Kongourou vers midi). Raté plusieurs coups de fusil, ce qui m’enlève beaucoup de mon assurance. D’avoir réussi mes premiers coups m’avait empli de superbe. Je ne visais déjà plus.
4 novembre.
Arrivés à Nola vers trois heures, ayant brûlé l’étape de Niémélé, et fait plus de 40 kilomètres dont une bonne trentaine à pied. La lune, au départ, était encore presque au zénith – « à midi » comme disait Adoum. – (Il n’était pas plus de 4 heures.) Rien de plus triste, de plus morne, que l’abstraite clarté grise qui la remplace. Matinée très brumeuse ; mais la steppe boisée, que l’on traverse durant des heures, doit une grâce passagère à l’abondance de grandes graminées très légères, que cette brume charge de rosée. Ces hautes herbes se penchent sur la route et mouillent le front, les bras nus du passant. Bientôt on est trempé comme par une averse. Abondance de traces sur la route sablonneuse (biches, sangliers, buffles), mais on ne voit aucun gibier. Le bruit, et sans doute le parfum, de notre escorte, fait tout fuir. Nous ratons quelques coups de fusil contre des oiseaux trop distants. Au passage d’une rivière, un peuple de cigales fait un vacarme assourdissant. Le milicien s’empare de la grande sagaie du petit boy qui nous accompagne depuis deux jours (avec son maître, le messager du chef Yamorou) – et cloue contre un tronc d’arbre un de ces insectes énormes, aux ailes tigrées, à reflets d’émeraude (les ailes de dessous sont pourprées). Hier au soir, nous étions arrivés à la nuit close dans le village où nous avons dû camper ; à trois kilomètres de Kongourou où se trouve le gîte d’étape, mais où venait de descendre un voyageur de commerce, raflant tout le manioc qu’on avait réservé pour nos porteurs. C’est ce que nous avions appris lorsque, ce même soir, désespérant d’attendre les rations promises, nous avions été retrouver le chef de Kongourou, nous collant ainsi 6 kilomètres supplémentaires. Ce chef était venu nous saluer ; vêtu à l’arabe ; extrêmement sympathique ; il nous explique qu’il n’a pu faire autrement que de servir d’abord les premiers arrivés, ce que nous admettons sans peine ; mais nos porteurs ont besoin de manger. À force de courir de case en case, armés de torches, nous parvenons, aidés du chef, à réunir une quantité de manioc suffisante, et nous rentrons exténués.
Quelques kilomètres avant d’arriver à Nola, le sentier, sortant de la forêt épaisse, débouche brusquement sur l’Ekéla (qui devient plus loin la Sangha). Nous quittons un instant nos tipoyes et nous nous asseyons sur un tronc de rônier, à l’ombre d’une case, dans le petit village de pêcheurs construit sur le bord de la rivière, à regarder danser six pauvres femmes ; par politesse, car elles sont vieilles et hideuses. Encore trois kilomètres de sentier dans la steppe et dans les cultures de bananiers et de quelques cacaoyers ; puis on arrive en face de l’étrange Nola, dont on aperçoit quelques toits, de l’autre côté du fleuve que nous traversons en pirogue. Nous touchons au but. Il était temps. Nous sommes recrus de fatigue, tous. Mais somme toute aucun accroc sérieux, durant ces cinq jours de marche. (Hier, par prudence, nous avions recruté cinq tipoyeurs de renfort, car les nôtres font pitié.)
Le capita prêté par le chef Yamorou (de Bambio) pour nous montrer la route, avait mission de lui ramener de Nola une de ses femmes qu’un milicien avait enlevée. Arrivés à Nola, nous apprenons que le milicien et la femme sont partis la veille pour Carnot.