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CHAPITRE III
– En automobile
Оглавление10 heures.
M. Bouvet, chef de cabinet, monte à bord pour nous saluer de la part du Gouverneur qui nous attend à déjeuner. Laissant nos bagages aux soins de notre boy Adoum, nous prenons place dans deux autos et, sous la pluie qui ne cesse pas, l’on nous mène aux deux cases qui nous ont été réservées. Celle de Mme de Trévise est charmante ; la nôtre, très agréable, vaste et bien aérée. J’écris ces lignes tandis que Marc est allé s’occuper de notre bagage. Dans un grand fauteuil de jonc, près d’une fenêtre ouverte, je regarde l’averse noyer le paysage ; puis me replonge dans le Master of Ballantrae.
28 septembre.
Très réconfortante conversation avec le Gouverneur Lamblin, qui nous invite à prendre avec lui tous nos repas. Combien me plaît cet homme modeste, dont l’œuvre admirable montre ce que pourrait obtenir une administration intelligente et suivie.
Visite aux villages du bord du fleuve, en aval de Bangui. Je regarde longuement la préparation de l’huile de palme, cette première huile qu’on extrait de la pulpe ligneuse. Une autre huile13 sera plus tard extraite de l’amande, après écrasement du noyau. Mais d’abord il s’agit de séparer celui-ci de la pulpe qui l’enveloppe. Pour cela l’on fait bouillir la graine, puis on la pile dans un mortier, avec le manche du pilon qui offre si peu de surface que la coque dure fuit de côté tandis que son enveloppe froissée se détache. Elle forme bientôt une étoupe couleur safran qui, pressée entre les doigts, laisse échapper son huile. Les femmes qui se livrent à ce travail se récompensent en chiquant le tourteau. Tout cela n’est pas bien intéressant à dire (encore que fort intéressant à observer) ; j’abandonne le reste aux manuels.
Partis en auto ce matin à 9 heures pour les chutes de la M’Bali. Une camionnette nous accompagne, avec notre attirail de couchage, car nous ne devons rentrer que le lendemain. Mme de Trévise, que sa mission appelait à Bambari, a obtenu, pour nous accompagner, que son départ soit remis de deux jours. Route admirable ; ce mot revient souvent sous ma plume, surtout après une nuit de bon sommeil. Je me sens le cœur et l’esprit légers, point trop bête, et tout ce que je vois me ravit. La route s’enfonce bientôt sous une futaie très haute, spacieuse. Le tronc des arbres, que n’engonce plus le taillis, apparaît dans toute sa noblesse. Ils sont extraordinairement plus grands que nos arbres d’Europe. Nombre d’entre eux portent, au point d’épanouissement de leur ramure – car le fût s’élance sans branche aucune et d’un seul jet jusqu’au couronnement de verdure – d’énormes fougères épiphytes vert pâle, semblables à des oreilles d’éléphant. Tout le long de la route, des groupes d’indigènes, hommes et femmes, s’empressent vers la ville, portant sur la tête les produits de leur lointain village : manioc, farine de mil, on ne sait, dans de grands paniers recouverts de feuilles. Tous ces gens, à notre passage, se mettent au port d’arme et font le salut militaire, puis, pour peu qu’on leur réponde, poussent des grands cris et des éclats de rire. Si j’agite ma main vers des enfants, en traversant un des nombreux villages, c’est un délire, des trépignements frénétiques, une sorte d’enthousiasme joyeux. Car la route, au sortir de la forêt, s’engage dans une région très cultivée, où tout semble prospère, où le peuple paraît heureux.
Nous nous arrêtons pour déjeuner, à l’extrémité d’un des plus importants villages, dans la case des passagers14, et bientôt, tout le long de la balustrade qui ceinture la case, le troupeau des enfants se rassemble ; j’en compte quarante. Ils restent à nous regarder manger, comme la foule, au Jardin d’Acclimatation, se presse pour assister au repas des otaries. Puis, peu à peu, encouragés par nous, ils s’enhardissent, envahissent l’enceinte, et viennent se grouper contre nous. L’un deux, qui s’agenouille devant ma chaise, porte une grande plume au sommet de la tête, à la manière des Mohicans.
Avant le déjeuner, nous avions été, sous un soleil de feu, jusqu’à un autre village, dépendant du premier, le touchant presque, dans une clairière de la forêt : village si beau, si étrange qu’il nous semblait trouver ici la raison de notre voyage, entrer au cœur de son sujet.
Et, peu de temps avant la halte, il y avait eu un étonnant passage de rivière. Un peuple de noirs était sur la berge ; en face, sur l’autre rive, un autre peuple attendait. Trois grandes pirogues conjuguées forment bac ; sur le plancher qui les rejoint, les deux autos s’installent. Un câble de métal, dont s’emparent les nautoniers, est tendu d’une rive à l’autre et permet de résister à la violence du courant.
Les chutes de la M’Bali, si l’on était en Suisse, d’énormes hôtels se seraient élevés tout autour. Ici, la solitude ; une hutte, deux huttes au toit de paille, où nous allons coucher, ne déparent pas la sauvage majesté du pays. À cinquante mètres de la table où j’écris, la cascade, grand rideau vaporeux qu’argente la clarté de la lune entre les branches des grands arbres.
Bouali, 29 septembre.
Première nuit dans le lit de camp, où l’on dort mieux que dans aucun autre. Au lever du soleil, la chute d’eau, que dore le rayon oblique, est de la plus grande beauté. Un vaste îlot de verdure divise le courant et l’eau forme vraiment deux cascades, disposées de telle sorte qu’on ne les puisse contempler à la fois. Et l’on reste surpris lorsqu’on comprend que celle que l’on admire ne doit sa majesté, son ampleur, qu’à la moitié des eaux du fleuve. Celle que l’on découvre en s’approchant du bord, et que cachait un repli des roches, reste dans l’ombre et comme enfouie à demi sous l’abondance de la végétation. Arbustes et plantes d’aspect, à vrai dire, fort peu exotique et, sans un étrange îlot de pandanus aux racines aériennes, un peu en amont de la chute, rien ne rappellerait ici qu’on est presque au cœur de l’Afrique.
Soir du même jour. Bangui.
Retour sans autre épisode qu’une tornade, qui nous surprend heureusement tandis que nous achevions de déjeuner au même poste et aussi agréablement que la veille. Le vent subit abat un petit arbre près de nous. Pluie diluvienne pendant près d’une heure, que nous occupons à organiser des jeux avec le peuple d’enfants qui nous entoure. Exercices de gymnastique, chants et danses. Tout se termine par un grand monôme. J’oubliais de dire que d’abord il y avait eu des baignades sous la pluie qui ruisselait du toit, de sorte que les premiers exercices avaient pour but de réchauffer les enfants un peu transis au sortir de la douche.
Bangui, 30 septembre.
Départ de Mme de Trévise avec le docteur Bossert. Ils vont expérimenter, dans la région de Grimari, l’action préventive du « 309 Fourneau », sur la maladie du sommeil. Le Gouverneur Lamblin nous propose une tournée en auto, de deux semaines15. La région très cultivée, que nous nous proposons de retraverser plus tard à pied, il souhaite que nous la voyions avant la récolte, de manière à mieux juger de sa prospérité. Il ne peut nous accompagner lui-même, mais son chef de cabinet, M. Bouvet nous fera les honneurs du pays.
1er octobre.
L’auto qui doit nous emmener rentre de Fort-Sibut en mauvais état. Des réparations nous retiennent à Bangui jusqu’à six heures. La camionnette qui nous suit est à ce point encombrée de bagages, que nos deux boys doivent se mettre « en lapin » dans notre auto. La nuit tombe vite et nous n’avons pas de phares ; mais bientôt la pleine lune qui monte dans un ciel très pur, nous permet de continuer notre route. J’admire la résistance de notre chauffeur, le brave Mobaye, un indigène formé par Lamblin. Il rentrait à peine d’une très fatigante tournée ; il repart sans avoir pris aucun repos. À plusieurs reprises nous lui demandons s’il ne préfère pas que nous couchions en route, à la prochaine étape. Il fait signe que non, qu’il peut « tenir ». Et nous ne nous arrêtons que, vers minuit, le temps de dévorer un insuffisant petit poulet, arrosé de pinard sur une table vite dressée au milieu de la route, au clair de lune. Arrivons à Fort-Sibut à 3 heures du matin, fourbus. Trop fatigués pour dormir.
2 octobre.
Par une heureuse chance nous tombons à Sibut le jour du marché mensuel. Affluence des indigènes ; ils apportent, dans de grands paniers, leur récolte de caoutchouc (de céaras, dont les récentes plantations, grâce à l’initiative de Lamblin, couvrent les régions en bordure des routes), sous forme des lanières jaunâtres, semblables à des nids d’hirondelles, ou à des algues séchées. Cinq commerçants, accourus en autos, attendent l’ouverture du marché. La région n’a pas été concédée ; le marché reste libre16 et les enchères sont ouvertes. Nous sommes surpris de les voir s’arrêter aussitôt. Mais l’on ne tarde pas à comprendre que ces messieurs sont « de mèche ». L’un deux se porte acquéreur de la totalité de la récolte, à raison de sept francs cinquante le kilo ; ce qui peut paraître un prix fort raisonnable à l’indigène qui ne vendait le caoutchouc, récemment encore, que trois francs ; mais à Kinshassa, où les commerçants le revendent, les cours se maintiennent depuis quelque temps entre trente et quarante, ce qui laisse une jolie marge. Que vont donc faire ces messieurs ? Sitôt l’affaire conclue avec l’indigène, ils se réunissent à huis clos dans une petite salle, où commencent d’autres enchères, dont ne profitera pas l’indigène, dont ils sauront se partager entre eux le bénéfice. Et l’administrateur reste impuissant devant des enchères clandestines qui, pour paraître illicites, ne tombent pourtant pas sous le coup de la loi, paraît-il.
Ces petits commerçants, jeunes pour la plupart, n’ont souvent qu’une existence assez hasardeuse et précaire, sans magasins propres et, partant, sans frais généraux. Ils sont venus dans le pays avec l’idée bien arrêtée d’y faire fortune, et rapidement. Au grand dam de l’indigène et du pays, ils y arrivent.
De Fort-Sibut à Grimari, pays un peu monotone ; sur le bord de la route, plantations presque continues de céaras ; ceux de plus de quatre ans forment déjà de beaux ombrages ; ce n’est qu’à cet âge que l’on commence à les saigner à des périodes déterminées. Cette opération, qui les épuise assez vite, laisse le long du tronc de longues cicatrices obliques.
Parfois un petit cours d’eau coupe la plaine ; c’est alors, dans le vallonnement, un étroit rappel de forêt où règne une fraîcheur exquise. De très beaux papillons hantent les endroits ensoleillés des rives.
Bambari, 3 octobre.
Bambari est situé sur une élévation de terrain d’où l’on domine toute la contrée, par-delà la Ouaka qui coule à trois cents mètres du poste, et que nous avons traversée en bac hier soir. Ce matin, visites à l’école et au dispensaire. C’est le jour du marché mensuel. Nous nous y rendons, curieux de voir si ces messieurs d’hier y viendront et si le même scandale s’y reproduira. Mais aujourd’hui n’a lieu que la pesée ; à demain les enchères. Le caoutchouc se payait ici seize francs cinquante le mois dernier, nous dit-on.
Marché de Bambari. 5 octobre.
Les enchères montent à 18 francs pour un caoutchouc de qualité égale à celui que nous avons vu vendre 7 fr. 50 la veille. M. Brochet, représentant de la Compagnie du Kouango, important commerçant établi à Bambari, tient tête aux trafiqueurs. L’un de ceux-ci, qui sait que Brochet désire la récolte et veut du moins la lui faire payer cher, pousse l’enchère. Mais Brochet abandonne brusquement, et l’autre se trouve quinaud, car il en a pour plus gros que sa bourse ; de sorte qu’ensuite il doit revendre le tout à Brochet.
Bangassou, 8 octobre.
Je n’ai pu trouver le temps de rien noter ces derniers jours. Le pays a changé d’aspect. De très étranges mamelons mouvementent la plaine ; sortes de collines basses, régulièrement arrondies, dômes que M. Bouvet nous dit formés par d’anciennes termitières. Et je ne vois point quelle autre explication donner à ces soulèvements du sol. Mais ce qui me surprend, c’est de ne voir dans toute la contrée aucune termitière monumentale récente ; celles, immenses, dont ont pu se former ces tumulus, doivent, désertées depuis longtemps, vraisemblablement être vieilles de plusieurs siècles ; l’action des pluies n’a pu que très lentement désagréger ces sortes de châteaux forts ou de cathédrales aux murs quasi verticaux et durs comme de la brique, que j’admirais dans la forêt des environs d’Eala. Ou bien est-ce là l’œuvre de termites d’une race différente ? Et ces termitières ont-elles été de tout temps arrondies ? Toutes, pourtant, semblent déshabitées depuis longtemps. Pourquoi ? Il semble qu’une autre race de termites à petites constructions soit ici venue occuper le sol à la place des termites monumentaux. Certains de ces tumulus, que je vois un peu plus tard tranchés net pour laisser passer la route, montrent leur mystère intérieur : couloirs, salles, etc. Je peste contre l’auto qui ne me laisse pas le loisir d’examiner un peu mieux cela.
Tout le long de la route, sur un parcours de 50 kilomètres, suite presque ininterrompue de villages, et de cultures des plus variées : céaras, riz, mil, maïs, ricin, manioc, coton17, sésame, café, taro (grand arum aux rhizomes comestibles), palmiers à huile et bananiers. Des deux côtés bordée de citronnelles, la route semble une allée de parc. Et, cachée à demi dans le feuillage, tous les trente mètres environ, une hutte de roseaux en forme de casque à pointe. Ces cités-jardins, étalées le long de la route, forment un décor sans épaisseur. La race qui les habite et les surpeuple n’est pas très belle ; soumise depuis deux ans seulement, elle vivait éparse dans la brousse ; les vieux demeurent farouches ; accroupis à la manière des macaques, c’est à peine s’ils regardent passer la voiture ; l’on n’obtient d’eux aucun salut18. Par contre les femmes accourent, secouant et brinquebalant leurs balloches ; le sexe ras, parfois caché par un bouquet de feuilles, dont la tige, ramenée en arrière et pincée entre les fesses est rattachée à la ceinture, puis retombe ou se dresse en formant une sorte de queue ridicule. Quantité d’enfants ; certains, à l’approche de la voiture, courent s’asseoir ou se coucher au milieu de la route ; par jeu ? par défi ? Bouvet croit à de la curiosité : « Ils veulent voir comment ça marche. »
Le 6 nous avons couché à 20 kms de Mobaye, où nous préférions ne pas arriver à la nuit. Devant le gîte d’étape de Moussareu, ahurissant tam-tam ; d’abord à la clarté de photophores, tenus à bras tendus par nos boys ; puis au clair de la pleine lune. D’admirables chants alternés rythment, soutiennent et tempèrent l’enthousiasme et la frénésie du pandémonium. Je n’ai rien vu19 de plus déconcertant, de plus sauvage. Une sorte de symphonie s’organise ; chœur d’enfants et soliste ; la fin de chaque phrase du soliste se fond dans la reprise du chœur. Hélas ! notre temps est compté. Nous devrons repartir avant le jour.
Le 7, au petit matin, nous ne quittons ce poste qu’avec l’espoir d’y revenir dans quelques mois, à notre retour d’Archambault. L’aube argentée se mêle au clair de lune. Le pays devient accidenté ; collines rocheuses de 100 à 150 mètres de haut, que contourne la route. Nous arrivons à Mobaye vers 10 heures.
Le poste est admirablement situé sur les bords du fleuve qu’il domine. En amont, les rapides de l’Oubangui, dont les hautes eaux inondent presque, sur la rive belge, un charmant petit village de pêcheurs qu’abrite un groupe de palmiers.
Le docteur Cacavelli nous fait visiter son dispensaire-hôpital. Les malades viennent de villages parfois lointains se faire opérer de l’éléphantiasis des parties génitales, très fréquent dans ces régions. Il nous présente quelques cas monstrueux qu’il se dispose à opérer ; et l’on reste saisi de stupeur, sans comprendre aussitôt ce que peut bien être ce sac énorme, que l’indigène trimballe sous lui… Comme nous nous étonnons, le docteur Cacavelli nous dit que les éléphantiasis que nous voyons ici ne pèsent sans doute pas plus de 30 à 40 kg. Les masses de tissu conjonctif hypertrophié, dont il débarrasse les patients, atteignent parfois 70 kg, s’il faut l’en croire. Il aurait même opéré un cas de 82 kg. « Et, ajoute-t-il, ces gens trouvent encore le moyen de faire, à pied, quinze à vingt kilomètres pour venir se faire soigner. » J’admets, sans plus pouvoir comprendre.
Un des malades de ce matin, tout jeune encore, a tenté de s’opérer lui-même et s’est abominablement charcuté, lardant de coups de couteau cette poche affreuse, qu’il croyait pleine de pus et espérait pouvoir vider.
– « Ce qu’il y a dedans ? Vous voulez le voir ? » Et Cacavelli nous mène, près de la table d’opération, devant un baquet presque plein d’une sorte de maton sanguinolent et blanchâtre, premier résultat du travail de ce jour. Bien faite, nous dit-il, l’opération respecte et ménage la virilité du patient, enfouie dans l’excès du tissu conjonctif, mais nullement endommagée. Et c’est ainsi que depuis trois ans il a fait recouvrer la puissance procréatrice à 236 impotents.
– « Allons, 237 ; approchez »…
Nous le quittons bien vite, désireux de garder quelque appétit.
Sitôt après déjeuner, départ pour Foroumbala. Pays mouvementé mais pas très intéressant. Le peuple des villages traversés est laid. L’auto fait fuir quelques pintades. Un effrayant orage menace ; mais se détourne au dernier moment. Arrivée à Foroumbala vers 5 heures. Poste inoccupé20, belle position sur la Kotto ; quelques arbres admirables. Sur la place ombragée, devant le gîte d’étape, les enfants de l’école ; comme on leur apprend à filer, chacun tient une petite quenouille d’où pend, comme une araignée au bout de son fil, la bobine qu’un coup de pouce fait tourner. Tous en rang, le sourire aux lèvres, on s’attend à les entendre entonner un chœur de Gounod. Puis, exercices de gymnastique sous la surveillance d’un maître indigène. Puis, football très joyeux auquel nous prenons part ; une orange tient lieu de ballon. Ces enfants parlent tous un peu le français.
Je les retrouve après dîner qui dansent à la clarté d’un feu de paille, avec les femmes des miliciens absents. Un de ces enfants, d’aspect très misérable, se tient dans l’ombre, loin des autres ; comme la nuit est un peu froide et qu’il semble grelotter, je le fais s’approcher du feu. Mais les autres aussitôt s’écartent. C’est un lépreux. Chassé de son village21, à trois jours de marche, il ne connaît ici personne. Marc qui me rejoint me dit l’avoir rencontré déjà, et lui avoir donné à manger. Même il a laissé à une femme indigène de quoi assurer la nourriture de ce petit paria pour huit jours ; la femme a promis d’y veiller. Nous devons repasser par ici et saurons si elle a tenu sa promesse. Mais hélas ! si l’enfant ne doit pas guérir, que sert de prolonger sa triste vie…
Le 8, sitôt au sortir de Foroumbala, traversée en barque de la Kotto débordée. Assez vastes champs de coton coupés de champs de manioc, carrés et réguliers comme nos cultures de France. Par places, quantité de gourdes parfaitement rondes, comme des coloquintes, de la grosseur d’un œuf d’autruche, jonchent le sol ; sortes de courges dont, nous dit-on, les indigènes mangent la graine.
Tandis que l’on approche de Bangassou, l’on commence à rencontrer des gens coiffés de façon extrêmement bizarre : un côté de la tête est rasé, l’autre couvert de petites tresses flottantes, ramenées en avant. Ce sont des N’Zakaras, une des tribus les plus intéressantes des Sultanats.
Bangassou, 8 octobre.
J’écris ces lignes sous la véranda de notre case. Bangassou me déçoit un peu. La ville se ressent sans doute de l’occupation militaire et a beaucoup perdu de son étrangeté. Mauvaise journée. J’ai commencé par me casser une dent ; puis, extraction pénible d’une chique monstre, qui me laisse le pied tout endolori. J’ai mal à la tête et la visite à la mission américaine où m’entraîne M. Bouvet, m’exténue. Interminable déjeuner chez M. Eboué, chef de la circonscription, originaire de la Guyane, (auteur d’une petite grammaire sango que je travaille depuis huit jours) homme remarquable et fort sympathique… Mais mon mal de tête augmente ; je grelotte ; c’est un accès de fièvre ; je rentre me coucher, laissant Marc aller seul au tam-tam que va bientôt disperser une formidable tornade.
9 octobre.
J’ai pu dormir et me sens assez dispos ce matin pour accompagner mes compagnons à Ouango. Poste pittoresquement situé sur une élévation qui domine un coude du M’Bomou (nom que prend l’Oubangui dans son cours supérieur). M. Isambert, qui l’administre, vient de se convertir au protestantisme et occupe son peu de loisirs à poursuivre des études d’exégèse et de théologie. Je suis trop fatigué, malheureusement, pour pouvoir causer avec lui comme je le voudrais. Du reste, et de plus en plus, toute conversation m’exténue. Je fais semblant. On ne parvient à s’entendre que sur le plus banal, ou le « matter of fact », et encore. J’ai du mal à finir mes phrases, tant est grande ma crainte que celles où j’exprimerais vraiment ma pensée, ne puissent trouver un écho.
Ici toutes les femmes qui viennent danser au tam-tam sont vêtues de cotonnades aux couleurs vives et seyantes, formant corsages et jupes. Toutes sont propres, ont le visage riant, l’air heureux. Devons-nous en conclure que tout ce peuple noir n’attend qu’un peu d’argent pour se vêtir22 ?
10 octobre.
Je me sens assez bien pour me lancer dans la longue course de Rafaï à laquelle je me désolais de devoir renoncer. Le sultanat de Rafaï est le dernier de l’Oubangui-Chari qui ait encore son sultan. Avec Hetman (qui a pris le pouvoir en 1909) s’éteindra définitivement le régime. On laisse à celui-ci un semblant de cour et de pouvoir. Il est inoffensif. Il accepte la situation en souriant et ne revendique le pouvoir pour aucun de ses fils. Le gouvernement de l’A. E. F. a inventé pour lui un bel uniforme d’opérette qu’il semble revêtir volontiers. Les trois aînés de ses fils ont fait un an d’étude dans l’île de Gorée, en face de Dakar (où les fils de chefs et de notables indigènes reçoivent une éducation française, en prévision d’un commandement) ; l’un d’eux est à Bangui, le second sert dans l’armée à Fort-Lamy ; le troisième, qui n’a pas vingt ans, est revenu à Rafaï où il reste auprès de son père. C’est un grand garçon timide, qui vient nous serrer la main, puis se retire. La résidence du sultan est sur une éminence qui fait face à celle du poste. Nous nous y rendons en auto, deux heures après notre arrivée. (Mais déjà le sultan nous avait devancés et s’était assis quelques instants sur notre terrasse). Sur le plateau, c’est d’abord une grande esplanade où un peuple, qui fait haie d’un seul côté de la route, nous acclame. Puis on entre dans la sorte de zaouïa où se tiennent les familiers du sultan.
11 octobre.
Le sultan vient nous dire adieu, flanqué de toute sa maisonnée et de son escorte ordinaire. Assez piteux spectacle de cette cour déchue. Quelques joueurs de flûte, survivants derniers de sa splendeur, semblent sortir d’une mascarade. Les flûtes verticales sont ornées de deux ceintures de longs poils, qui s’épanouissent en corolles dès que l’on souffle dans l’instrument.
Le poste même de Rafaï, abandonné depuis six mois par insuffisance de personnel, est délabré ; l’aspect des pièces est sordide ; vastes et agréablement disposées, mais emplies d’un rubbish innommable, instruments détériorés, meubles vermoulus et brisés, le tout épaissement recouvert de poussière. On coucherait sous la véranda, n’étaient les panthères qui, nous dit-on, ne craignent pas de venir dans le village et qui récemment ont dévoré un indigène dans sa case, à cinquante mètres du poste.
Pourtant nous ne quitterons Rafaï qu’à regret. La terrasse où s’étend le jardin du poste, dominant le cours majestueux du Chinko, est très belle. Je crois même que je la préfère à celle de Ouango.
12 octobre.
Retour de Rafaï23. Arrêt à Bangassou d’où nous sommes repartis ce matin. Nous couchons de nouveau à Foroumbala ; les voitures ont besoin d’être nettoyées. Le poste est agréable ; mais le peuple galeux à l’excès. Mon pied me fait mal et je ne puis me chausser. Forcé de demeurer assis, je continue le Master of Ballantrae.
Le petit orphelin lépreux, abandonné de tous, à qui Marc avait assuré huit jours de manioc (mais la femme qui devait le nourrir n’a pas tenu parole)… de ma vie je n’ai vu créature plus misérable.
Bambari, 13 octobre.
Hanté par le souvenir du petit lépreux, par le son grêle et comme déjà lointain de sa voix – de Foroumbala à Alindao, où nous déjeunons ; puis à Bambari où nous n’arrivons qu’à la nuit tombante (soit dix heures de Ford) maints menus accidents tout le long de la route ; pannes diverses ; un pont crève sous nous et je ne sais comment nous ne culbutons pas dans la rivière.
Bambari, 14 octobre.
Ce matin, dès l’éveil, danse des Dakpas24. Vingt-huit petits danseurs, de 8 à 13 ans, badigeonnés de blanc de la tête aux pieds ; coiffés d’une sorte de casque que hérissent une quarantaine de dards noirs et rouges ; sur le front une frange de petits anneaux de métal. Chacun tient à la main un fouet fait en jonc et cordes tressées. Certains ont les yeux encerclés d’un maquillage en damier noir et rouge. Une courte jupe en fibre de rafia complète cet accoutrement fantastique. Ils dansent en file indienne, gravement, aux sons de vingt-trois trompes de terre ou de bois d’inégales longueurs (trente centimètres à un mètre cinquante) dont chacune ne peut donner qu’une note. Une autre bande de douze Dakpas, plus âgés, ceux-ci tout noirs, déroule ses évolutions en sens inverse de la première. Une douzaine de femmes se mêlent bientôt à la danse. Chaque danseur avance à petits pas saccadés qui font tinter les bracelets de ses chevilles. Les joueurs de trompe forment cercle ; au milieu d’eux une vieille femme bat la mesure avec un plumeau de crins noirs. À ses pieds un grand démon noir se tord dans la poussière, en proie à de feintes convulsions, sans cesser de souffler dans sa trompe. Le vacarme est assourdissant, car, dominant le beuglement des trompes, tous, à la seule exception des petits danseurs blancs, chantent, hurlent à tue-tête, inlassablement, un air étrange (que par ailleurs j’ai noté).
Départ vers deux heures pour les Moroubas. Beau temps. Peuple très beau ; enfin des peaux nettes et saines. Très beau village. Les cases rondes seraient toutes semblables, n’étaient les peintures qui les décorent extérieurement ; sortes de fresques sommaires à trois couleurs, noir, rouge et blanc, représentations schématiques, parfois élégantes, d’hommes, d’animaux et de voitures automobiles. Ces décorations sont abritées par le toit de chaume, qui déborde amplement, couvrant une sorte de couloir circulaire tout autour de la case.
Admirables graminées, des deux côtés de la route, semblables à des avoines gigantesques, en vieil argent doré.
En pleine brousse, émouvante rencontre du Gouverneur Lamblin.
Une heure plus tard ; nous retrouvons, à vingt kilomètres des Moroubas où nous devons passer la nuit, Mme de Trévise et le docteur Bossert, fort occupés à recenser les indigènes qu’ils viennent de vacciner.
15 octobre.
Coucher aux Moroubas25.
Lamblin, hier, nous a conseillé de pousser jusqu’à Fort-Crampel, au lieu de gagner directement Fort-Sibut.
La contrée change d’aspect : forêt clairsemée ; arbres pas plus hauts que les nôtres, ombrageant de hautes graminées, et une nouvelle sorte de fougère. Déjeuner aux M’Bré. Paysage très pittoresque, entouré de rochers ; on se croirait aux environs de Fontainebleau. De mon premier coup de fusil, j’abats un grand vautour, perché tout au sommet d’un arbre mort. N’ayant encore jamais chassé, je suis émerveillé de ce succès26.
Entre les M’Bré et Fort-Crampel, rencontre d’une bande de cynocéphales ; ils se laissent approcher de très près ; quelques-uns sont énormes.
Villages assez beaux, mais très pauvres. Dans l’un d’eux, une soixantaine de femmes pilonnent les rhizomes à caoutchouc en chantant ; travail interminable, très misérablement rémunéré.
À Fort-Crampel, une formidable et subite tornade, à la tombée de la nuit, couche bas quantité de céaras fragiles, dont on voit s’envoler au loin les ramures, tout autour du poste et particulièrement entre notre gîte et la demeure de M. Griveau, l’administrateur chez qui nous dînons. La tornade nous surprend au moment où nous traversons cet espace. Elle est si violente qu’emportés à demi par le vent, aveuglés par les éclairs et par l’averse, nous nous trouvons séparés Marc et moi, comme dans un film de Griffith, et, tout submergés, ne parvenons à nous rejoindre qu’au poste.
Adoum et Outhman, qui ont retrouvé ici des amis d’Abécher, demandent, à notre retour, une permission de nuit et s’en vont festoyer dans le village arabe, sur l’autre rive de la Nana. Nous ne les entendons pas rentrer ; mais, au petit jour, ils sont à l’œuvre, cuisant le pain, repassant notre linge, etc.
Fort-Sibut, 16 octobre.
Violente tornade à mi-route. Les changements de paysage (je veux dire : de l’aspect du pays) sont très lents à se produire ; sinon à l’approche du moindre cours d’eau, marigots, dévalements, où reparaissent soudain les très grands arbres à empattements, à racines aériennes, l’enchevêtrement des lianes, et tout le mystère humide du sous-bois. Durant de longs espaces, entre deux « galeries forestières », les bois peu élevés, les taillis, sont à ce point couverts de plantes grimpantes, qu’on ne distingue plus qu’une sorte de capiton continu. Ces intumescences vertes ne s’interrompent que pour faire place à des cultures de maïs ou de riz, lesquelles dégagent le tronc des arbres demeurés abondants parmi la culture ; quantité de ces arbres sont morts, d’une mort qui ne semble pas toujours due à l’incendie. Même dans les marigots, de larges groupes d’arbres morts m’intriguent. Leur écorce, souvent, est complètement tombée, et l’arbre prend l’aspect d’un perchoir à vautours. Je doute si, dans quelques années, ce déboisement continu, systématique et volontaire, ou accidentel, n’amènera pas de profonds changements dans le régime des pluies.
Toujours des saluts enthousiastes de femmes et d’enfants à la traversée des villages. Tous accourent ; les enfants s’arrêtent net sur le rebord du fossé de la route et nous font une sorte de salut militaire ; les plus grands saluent en se penchant en avant, comme on fait dans les music-halls, le torse un peu de côté et rejetant la jambe gauche en arrière, montrant toutes leurs dents dans un large sourire. Lorsque, pour leur répondre, je lève la main, ils commencent par prendre peur et s’enfuient ; mais dès qu’ils ont compris mon geste (et je l’amplifie de mon mieux, y joignant tous les sourires que je peux) alors ce sont des cris, des hurlements, des trépignements, de la part des femmes surtout, un délire d’étonnement et de joie que le voyageur blanc consente à tenir compte de leurs avances, y réponde avec cordialité.
17 octobre.
Lever dès 4 heures. Mais il faut attendre les premières lueurs de l’aube pour partir. Que j’aime ces départs avant le jour ! Ils n’ont pourtant pas, dans ce pays, l’âpre noblesse et cette sorte de joie farouche et désespérée que j’ai connue dans le désert.
Retour à Bangui vers 11 heures.