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III.

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A Naples, Lafcadio descendit dans un hôtel voisin de la gare; il eut soin de prendre sa malle avec lui, parce que sont suspects les voyageurs sans bagages et qu'il prenait garde de n'attirer point sur lui l'attention; puis courut se procurer les quelques objets de toilette qui lui manquaient et un chapeau pour remplacer l'odieux canotier (et du reste étroit à son front) que lui avait laissé Fleurissoire. Il désirait également acheter un revolver, mais dut remettre au lendemain cette emplette; déjà les magasins fermaient.

Le train qu'il voulait prendre le lendemain partait de bonne heure; on arrivait à Rome pour déjeuner...

Son intention était de n'aborder Julius qu'après que les journaux auraient parlé du "crime". Le _crime!_ Ce mot lui semblait plutôt bizarre; et tout à fait impropre, s'adressant à lui, celui de _criminel_. Il préférait celui _d'aventurier_, mot aussi souple que son castor, et dont il pouvait relever les bords à son gré.

Les journaux du matin ne parlaient pas encore de _l'aventure_. Il attendait impatiemment ceux du soir, pressé de revoir Julius et de sentir s'engager la partie; comme l'enfant à cligne-musette, qui certes ne veut pas qu'on le trouve, mais qui veut du moins qu'on le cherche, en attendant il s'ennuyait. C'était un vague état qu'il ne connaissait pas encore; et les gens qu'il coudoyait dans la rue lui paraissaient particulièrement médiocres, désagréables et hideux.

Quand vint le soir, il acheta le _Corriere_ à un crieur sur le Corso; puis entra dans un restaurant, mais par une sorte de défi et comme pour aviver son désir, il se força d'abord de dîner, laissant le journal tout plié, posé là, à côté de lui, sur la table; puis ressortit, et dans le Corso de nouveau, s'arrêtant à la clarté d'une devanture, il déploya le journal et, en seconde page, vit ces mots, en titre d'un des faits divers:

CRIME, SUICIDE... OU ACCIDENT

Puis lut ceci que je traduis:

_En gare de Naples, les employés de la Compagnie ont ramassé dans le filet d'un compartiment de première classe du train venu de Rome, une veste de couleur sombre. Dans la poche intérieure de ce veston une enveloppe jaune tout ouverte contenait six billets de mille francs; aucun autre papier qui permît d'identifier le propriétaire du vêtement. S'il y a eu crime, on s'explique malaisément qu'une somme aussi important ait été laissée sur le vêtement de la victime; cela semble indiquer tout au moins que le crime n'aurait pas eu le vol pour mobile.

Aucune trace de lutte n'a pu être relevée dans le compartiment; mais on a retrouvé, sous une banquette, une manchette avec un double bouton qui figure deux têtes de chat, reliées l'une à l'autre par une chaînette d'argent doré et taillées dans un quartz semi-transparent, dit: agate nébuleuse à reflets, de l'espèce que les bijoutiers appellent:_ pierre de lune.

_Des recherches sont faites activement le long de la voie._

Lafcadio froissa le journal.

— Quoi! les boutons de Carola maintenant! Ce vieillard est un carrefour.

Il tourna la page et vit en dernière heure :

RECENTISSIME

UN CADAVRE LE LONG DE LA VOIE

Sans lire plus avant, Lafcadio courut au Grand-Hotel. Il mit dans une enveloppe sa carte où ces mots inscrits sous son nom:

LAFCADIO WLUIKI

_vient voir si le Comte Julius de Baraglioul n'a pas besoin d'un secrétaire._

Puis fit passer.

Un laquais enfin vint le prendre dans le hall où il patientait, le guida le long des couloirs, l'introduisit.

Au premier coup d'oeil Lafcadio distingua, jeté dans un coin de la chambre, le _Corriere della Sera_. Sur la table, au milieu de la pièce, un grand flacon d'eau de Cologne débouché répandait sa forte senteur, Julius ouvrit les bras.

— Lafcadio! Mon ami... que je suis donc heureux de vous voir!

Ses cheveux soulevés flottaient et s'agitaient sur ses tempes; il semblait dilaté; il tenait un mouchoir à pois noirs à la main et s'éventait avec. — Vous êtes bien une des personnes que j'attendais le moins; mais celle au monde avec qui je souhaitais le plus pouvoir causer ce soir... C'est madame Carola qui vous a dit que j'étais ici?

— Quelle bizarre question!

— Ma foi! comme je viens de la rencontrer... Du reste, je ne suis pas sûr qu'elle m'ait vu.

— Carola! Elle est à Rome?

— Ne le saviez-vous pas?

— J'arrive de Sicile à l'instant et vous êtes la première personne que je vois ici. Je ne tiens pas à revoir l'autre.

— Elle m'a paru bien jolie.

— Vous n'êtes pas difficile.

— Je veux dire: bien mieux qu'à Paris.

— C'est de l'exotisme; mais si vous êtes en appétit...

— Lafcadio, de tels propos ne sont pas de mise entre nous.

Julius voulut prendre un air sévère, ne réussit qu'une grimace, puis reprit:

— Vous me voyez très agité. Je suis à un tournant de ma vie. J'ai la tête en feu et ressens à travers tout le corps une espèce de vertige, comme si j'allais 'évaporer. Depuis trois jours que je suis à Rome, appelé par un congrès de sociologie, je cours de surprise en surprise. Votre arrivée m'achève... Je ne me connais plus.

Il marchait à grands pas; il s'arrêta devant la table, saisit le flacon, versa sur son mouchoir un flot d'odeur, appliqua sur son front la compresse, l'y laissa.

— Mon jeune ami... vous permettez que je vous appelle ainsi... Je crois que je tiens mon nouveau livre! La manière, encore qu'excessive, dont vous me parlâtes, à Paris, de _L'Air des Cimes_, me laisse supposer qu'à celui-ci vous ne demeurerez pas insensible.

Ses pieds esquissèrent une sorte d'entrechat; le mouchoir tomba à terre; Lafcadio s'empressa pour le ramasser et tandis qu'il était courbé, il sentit la main de Julius doucement se poser sur son épaule comme avait fait précisément la main du vieux Juste-Agénor. Lafcadio souriait en se relevant.

— Voilà si peu de temps que je vous connais, dit Julius; mais ce soir je ne me retiens pas de vous parler comme à un...

Il s'arrêta.

— Je vous écoute comme un frère, monsieur de Baraglioul, reprit Lafcadio enhardi, — puisque vous voulez bien m'y inviter.

— Voyez-vous, Lafcadio, dans le milieu où je vis à Paris, parmi tous ceux que je fréquente: gens du monde, gens d'église, gens de lettres, académiciens, je ne trouve à vrai dire personne à qui parler; je veux dire: à qui confier les nouvelles préoccupations qui m'agitent. Car je dois vous avouer que, depuis notre première rencontre, mon point de vue a complètement changé.

— Allons, tant mieux! dit impertinemment Lafcadio.

— Vous ne sauriez croire, vous qui n'êtes pas du métier, combien une éthique erronée empêche le libre développement de la faculté créatrice. Aussi rien n'est plus éloigné de mes anciens romans que celui que je projette aujourd'hui. La logique, la conséquence, que j'exigeais de mes personnages, pour la mieux assurer je l'exigeais d'abord de moi-même; et cela n'était pas naturel. Nous vivons contrefaits, plutôt que de ne pas ressembler au portrait que nous avons tracé de nous d'abord: c'est absurde; ce faisant, nous risquons de fausser le meilleur.

Lafcadio souriait toujours, attendant venir et s'amusant à reconnaître l'effet lointain de ses premiers propos.

— Que vous dirais-je, Lafcadio? Pour la première fois je vois devant moi le champ libre... Comprenez-vous ce que veulent dire ces mots: le champ libre?... Je me dis qu'il l'était déjà; je me répète qu'il l'est toujours, et que seules jusqu'à présent, m'obligeaient d'impures considérations de carrière, de public, et de juges ingrats dont le poète espère en vain récompense. Désormais je n'attends plus rien que de moi. Désormais j'attends tout de moi; j'attends tout de l'homme sincère; et j'exige n'importe quoi; puisque aussi bien je pressens à présent les plus étranges possibilités en moi-même. Puisque ce n'est que sur le papier, j'ose leur donner cours. Nous verrons bien!

Il respirait profondément, rejetait l'épaule en arrière, soulevait l'omoplate à la manière presque d'une aile déjà, comme si l'étouffaient à demi de nouvelles perplexités. Il poursuivait confusément, à voix plus basse:

— Et puisqu'ils ne veulent pas de moi, ces Messieurs de l'Académie, je m'apprête à leur fournir de bonnes raisons de ne pas m'admettre; car ils n'en avaient pas. Ils n'en avaient pas.

Sa voix devenait brusquement presque aiguë, scandant ces derniers mots; il s'arrêtait, puis reprenait, plus calme:

— Donc, voici ce que j'imagine... Vous m'écoutez?

— Jusque dans l'âme, dit en riant toujours Lafcadio.

— Et me suivez?

— Jusqu'en enfer.

Julius humecta de nouveau son mouchoir, s'assit dans un fauteuil; en face de lui, Lafcadio se mit à fourchon sur une chaise:

— Il s'agit d'un jeune homme, dont je veux faire un criminel.

— Je n'y vois pas difficulté.

— Eh! eh! fit Julius, qui prétendait à la difficulté.

— Mais, romancier, qui vous empêche? et du moment qu'on imagine, d'imaginer tout à souhait?

— Plus ce que j'imagine est étrange, plus j'y dois apporter de motif et d'explication.

— Il n'est pas malaisé de trouver des motifs de crime.

— Sans doute... mais précisément, je n'en veux point. Je ne veux pas de motif au crime; il me suffit de motiver le criminel. Oui; je prétends l'amener à commettre gratuitement le crime; à désirer commettre un crime parfaitement immotivé.

Lafcadio commençait à prêter une oreille plus attentive.

— Prenons-le tout adolescent: je veux qu'à ceci se reconnaisse l'élégance de sa nature, qu'il agisse surtout par jeu, et qu'à son intérêt il préfère couramment son plaisir.

— Ceci n'est pas commun peut-être... hasarda Lafcadio.

— N'est-ce pas! dit Julius tout ravi. Ajoutons-y qu'il prend plaisir à se contraindre...

— Jusqu'à la dissimulation.

— Inculquons-lui l'amour du risque.

— Bravo! fit Lafcadio toujours plus amusé: S'il sait prêter l'oreille au démon de la curiosité, je crois que votre élève est à point.

Ainsi tour à tour bondissant et dépassant, puis dépassé, on eût dit que l'un jouait à saute-mouton avec l'autre:

Julius. — Je le vois d'abord qui s'exerce; il excelle aux menus larcins.

Lafcadio. — Je me suis maintes fois demandé comment il ne s'en commettait pas davantage. Il est vrai que les occasions ne s'offrent d'ordinaire qu'à ceux-là seuls, à l'abri du besoin, qui ne se laissent pas solliciter.

Julius. — A l'abri du besoin; il est de ceux-là, je l'ai dit. Mais ces seules occasions le tentent qui exigent de lui quelque habileté, de la ruse...

Lafcadio. — Et sans doute l'exposent un peu.

Julius. — Je disais qu'il se plaît au risque. Au demeurant il répugne à l'escroquerie; il ne cherche point à s'approprier, mais s'amuse à déplacer subrepticement les objets. Il y apporte un vrai talent d'escamoteur.

Lafcadio. — Puis l'impunité l'encourage...

Julius. — Mais elle le dépite à la fois. S'il n'est pas pris, c'est qu'il se proposait jeu trop facile.

Lafcadio. — Il se provoque au plus risqué.

Julius. — Je le fais raisonner ainsi...

Lafcadio. — êtes-vous bien sûr qu'il raisonne?

Julius, poursuivant. — C'est par le besoin qu'il avait de le commettre que se livre l'auteur du crime.

Lafcadio. — Nous avons dit qu'il était très adroit.

Julius. — Oui; d'autant plus adroit qu'il agira la tête froide. Songez donc: un crime que ni la passion, ni le besoin ne motive. Sa raison de commettre le crime, c'est précisément de le commettre sans raison.

Lafcadio. — C'est vous qui raisonnez son crime; lui, simplement, le commet.

Julius. — Aucune raison pour supposer criminel celui qui a commis le crime sans raison.

Lafcadio. — Vous êtes trop subtil. Au point où vous l'avez porté, il est ce qu'on appelle: un homme libre.

Julius. — A la merci de la première occasion.

Lafcadio. — Il me tarde de le voir à l'oeuvre. Qu'allez-vous bien lui proposer?

Julius. — Eh bien, j'hésitais encore. Oui; jusqu'à ce soir, j'hésitais... Et tout à coup, ce soir, le journal, aux dernières nouvelles, m'apporte tout précisément l'exemple souhaité. Une aventure providentielle! C'est affreux: figurez-vous qu'on vient d'assassiner mon beau-frère!

Lafcadio. — Quoi! le petit vieux du wagon, c'est...

Julius. — C'était Amédée Fleurissoire, à qui j'avais prêté mon billet, que je venais de mettre dans le train. Une heure auparavant il avait pris six mille francs à ma banque, et, comme il les portait sur lui, il ne me quittait pas sans craintes; il nourrissait des idées grises, des idées noires, que sais-je? des pressentiments. Or, dans le train... Mais vous avez lu le journal.

Lafcadio. — Le titre simplement du "fait divers".

Julius. — écoutez, que je vous le lise (Il déploya le _Corriere_ devant lui.) Je traduis:

-La police qui faisait d'actives recherches le long de la voie ferrée, entre Rome et Naples, a découvert, cet après-midi, dans le lit à sec du Volturne, à cinq kilomètres de Capoue, le corps de la victime à laquelle appartient sans doute la veste retrouvée hier soir dans un wagon. C'est un homme d'apparence modeste, d'une cinquantaine d'années environ._ (Il paraissait plus âgé qu'il n'était.) _On n'a trouvé sur lui aucun papier qui permette d'établir son identité._ (Cela me donne heureusement le temps de respirer.) _Il a apparemment été projeté du wagon, assez violemment pour passer par-dessus le parapet du pont, en réparation à cet endroit et remplacé simplement par des poutres._ (Quel style!) _Le pont est élevé de plus de quinze mètres au-dessus de la rivière; la mort a dû suivre la chute, car le corps ne porte pas la trace de blessures. Il est en bras de chemise; au poignet droit, une manchette, semblable à celle que l'on a retrouvée dans le wagon, mais à laquelle le bouton manque..._ (Qu'avez-vous? — Julius s'arrêta: Lafcadio n'avait pu réprimer un sursaut, car l'idée traversa son esprit que le bouton avait été enlevé depuis le crime.)

— Julius reprit: _Sa main gauche est restée crispée sur un chapeau de feutre mou..._

— De feutre mou! Les rustres! murmura Lafcadio.

Julius releva le nez de dessus le journal.

— Qu'est-ce qui vous étonne?

— Rien, rien! Continuez.

_... de feutre mou, beaucoup trop large pour sa tête et qui paraît être plutôt celui de l'agresseur; la marque de provenance a été soigneusement découpée dans le cuir de la coiffe, où il manque un morceau, de la forme et de la dimension d'une feuille de laurier..._

Lafcadio se leva, se pencha derrière Julius pour lire par-dessus son épaule et peut-être pour dissimuler sa pâleur. Il n'en pouvait plus douter à présent: le crime avait été retouché; quelqu'un avait passé par là-dessus; avait découpé cette coiffe; sans doute l'inconnu qui s'était emparé de sa valise.

Julius cependant continuait:

_... ce qui semble indiquer la préméditation de ce crime._ (Pourquoi précisément de ce crime? Mon héros avait peut-être pris ses précautions à tout hasard...) _Sitôt après les constatations policières, le cadavre a été transporté à Naples pour permettre son identification._ (Oui, je sais qu'ils ont là-bas les moyens et l'habitude de conserver les corps très longtemps...)

— êtes-vous bien sûr que ce soit lui? (La voix de Lafcadio tremblait un peu.)

— Parbleu; je l'attendais ce soir pour dîner.

— Vous avez renseigné la police?

— Pas encore. J'ai besoin d'abord de mettre un peu d'ordre dans mes idées. En deuil déjà, de ce côté du moins (j'entends: celui du vêtement), je suis tranquille; mais vous comprenez que, sitôt divulgué le nom de la victime, il faudra que j'avertisse toute ma famille, que j'envoie des dépêches, que j'écrive des lettres, que je m'occupe des faire-parts, de l'inhumation, que j'aille à Naples réclamer le corps, que... Oh! mon cher Lafcadio, à cause de ce congrès auquel je vais être tenu d'assister, accepteriez-vous, par procuration, de chercher le corps à ma place?...

— Nous verrons cela tout à l'heure.

— Si toutefois cela ne vous impressionne pas trop. En attendant j'épargne à ma pauvre belle-soeur des heures cruelles; d'après les vagues renseignements des journaux, comment irait-elle supposer?... Je reviens à mon sujet: Quand j'ai donc lu ce _fait divers_, je me suis dit: ce crime-ci, que j'imagine si bien, que je reconstitue, que je vois — je connais, moi, je connais la raison qui l'a fait commettre; et sais que, s'il n'y eût pas eu cet appât de six mille francs, le crime n'eût pas été commis.

— Mais supposons pourtant que...

— Oui, n'est-ce pas: supposons un instant qu'il n'y ait pas eu ces six mille francs, ou mieux: que le criminel ne les ait pas pris: c'est mon homme.

Lafcadio cependant s'était levé; il avait ramassé le journal que Julius avait laissé tomber, et l'ouvrant à la seconde page:

— Je vois que vous n'avez pas lu la dernière heure: le criminel, précisément, n'a pas pris les six milles francs, — dit-il du plus froid qu'il put. Tenez, lisez: _"Cela semble indiquer tout au moins que le crime n'aurait pas eu le vol pour mobile."_

Julius saisit la feuille que Lafcadio lui tendait, lut avidement; puis se passa la main sur les yeux; puis s'assit: puis se releva brusquement, s'éleva sur Lafcadio et l'empoignant par les deux bras:

— Pas le vol pour mobile! cria-t-il, et comme saisi d'un transport, il secouait Lafcadio furieusement. — Pas le vol pour mobile! Mais alors... — Il repoussait Lafcadio, courait à l'autre extrémité de la chambre, et s'éventait, et se frappait le front, et se mouchait: — Alors je sais, parbleu! je sais pourquoi ce bandit l'a tué... Ah! malheureux ami! ah! pauvre Fleurissoire! C'est donc qu'il disait vrai! Et moi qui le croyais déjà fou... Mais alors c'est épouvantable.

Lafcadio s'étonnait, attendait la fin de la crise; il s'irritait un peu; il lui semblait que n'avait pas le droit d'échapper ainsi Julius:

— Je croyais que précisément vous...

— Taisez-vous! vous ne savez rien. Et moi qui perds mon temps près de vous dans des échafaudements ridicules... Vite! ma canne, mon chapeau.

— Où courez-vous?

— Prévenir la police, parbleu!

Lafcadio se mit en travers de la porte.

— Expliquez-moi d'abord, dit-il impérativement. Ma parole, on dirait que vous devenez fou.

— C'est tout à l'heure que j'étais fou. Je me réveille de ma folie... Ah! pauvre Fleurissoire! ah! malheureux ami! Sainte victime! A temps sa mort m'arrête sur le chemin de l'irrespect, du blasphème. Son sacrifice me ramène. Moi qui riais de lui!...

Il avait recommencé de marcher; puis s'arrêtant net et posant sa canne et son chapeau près du flacon, sur la table, il se campa devant Lafcadio:

— Voulez-vous savoir pourquoi le bandit l'a tué?

— Je croyais que c'était sans motif.

Julius alors furieusement:

— D'abord il n'y a pas de crime sans motif. On s'est débarrassé de lui parce qu'il détenait un secret... qu'il m'avait confié, un secret considérable; et d'ailleurs beaucoup trop important pour lui. On avait peur de lui, comprenez-vous? Voilà... Oh! cela vous est facile de rire, à vous qui n'entendez rien aux choses de la foi. — Puis tout pâle et se redressant: — Le secret, c'est moi qui l'hérite.

— Méfiez-vous? c'est de vous qu'ils vont avoir peur maintenant.

— Vous voyez bien qu'il faut que je prévienne aussitôt la police.

— Encore une question, dit Lafcadio, l'arrêtant de nouveau.

— Non. Laissez-moi partir. Je suis horriblement pressé. Cette surveillance continue, qui tant affolait mon pauvre frère, vous pouvez tenir pour certain que c'est contre moi qu'ils l'exercent; qu'ils l'exercent dès à présent. Vous ne sauriez croire combien ces gens-là sont habiles. Ces gens-là savent tout, je vous dis... Il devient plus opportun que jamais que vous alliez rechercher le corps à ma place... Surveillé comme je le suis à présent, on ne sait pas ce qui pourrait bien m'advenir. Je vous demande cela comme un service, Lafcadio, mon cher ami. — Il joignait les mains, implorait. — Je n'ai pas la tête à moi pour l'instant, mais je prendrai des informations à la questure, de manière à vous munir d'une procuration bien en règle. Où pourrai-je vous l'adresser?

— Pour plus commodité, je prendrai chambre à cet hôtel. A demain. Courez vite.

Il laissa Julius s'éloigner. Un grand dégoût montait en lui, et presque une espèce de haine contre lui-même et contre Julius; contre tout. Il haussa les épaules, puis sortit de sa poche le carnet Cook inscrit au nom de Baraglioul qu'il avait pris dans le veston de Fleurissoire, le posa sur la table, en évidence, accoté contre le flacon de parfum; éteignit la lumière et sortit.

André Gide: Oeuvres majeures

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