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Avant l’exil
ОглавлениеSan Miguel, Tucumán, 9juillet1935
ÀL’HÔPITAL DE SANTILLÁN, dans le nord-ouest de l’Argentine, Ema Del Carmen Girón, vingt-quatre ans, vient d’accoucher. À sept heures du matin, sa fille nouveau-née s’endort dans ses bras en toute tranquillité. Le bébé a annoncé sa venue au monde avec un gros brame qui raisonnait dans toute la maternité. Personne ne devine que l’une des meilleures voix de l’histoire vient d’émettre son premier son. Ema se sent très heureuse de tenir dans ses bras cette nouvelle vie si précieuse. Pendant un certain temps, elle parvient à oublier tous les défis financiers que soulèvera l’éducation d’un enfant. Ema travaille comme blanchisseuse et son mari, Ernesto Quiterio Sosa récolte la canne à sucre et enfourne du charbon dans le four de l’usine sucrière de Tucumán.
À travers la fenêtre entrouverte, Ema peut entendre le salut des coups de canon au loin. Elle les compte, vingt-et-un. Le 9juillet est le jour de l’indépendance de l’Argentine. Instinctivement, Ema pense que sa fille n’est pas née ce jour-là par hasard. Elle confie à la sage-femme, qui vient de rentrer dans la salle: « Cette fille sera un jour une personne de grande influence. Vingt et un saluts accueillent sa naissance. »2 Dès cet instant, cette conviction restera enfouie au fond de son cœur.
EMA ET son mari, Ernesto, tombent généralement d’accord sur tout. Mais au moment de choisir un prénom pour leur fille nouveau-née, ils rencontrent quelques difficultés. Ema veut l’appeler Marta, tandis qu’Ernesto opte pour Mercedes, le nom de sa mère, et Haydeé, le nom d’une cousine bien-aimée. Finalement, elle recevra le nom de Haydeé Mercedes Sosa, mais pour le reste de sa vie, sa mère l’appellera obstinément Marta. 3
Mercedes grandit à Tucumán, aussi appelé le Jardin de la République. Une région semi-tropicale et agricole avec d’innombrables champs de canne à sucre, de fleurs et d’arbres fruitiers, la plus petite province d’Argentine. Mercedes grandit dans cette oasis au nord-ouest de l’Argentine avec sa sœur aînée, Clara Rosa, également appelée Cocha, et ses deux frères, Fernando et Orlando. La famille réside dans un quartier ouvrier et pauvre. La suie et la fumée des usines voisines noircissent les murs extérieurs roses de leur petite maison d’un étage au 344 de la rue San Roque. À certains endroits, la peinture s’écaille. Seulement deux petites fenêtres laissent pénétrer la lumière dans la maison. Elles sont équipées de barres de fer et font face à une rue étroite où les enfants jouent et inventent leurs propres jeux puisqu’ils ne possèdent jamais de jouets. Heureusement, ils vivent à proximité du parc local, nommé Parque9de Julio, jour de sa naissance, mais aussi date de l’indépendance de l’Argentine. Le parc devient leur deuxième maison.
En grandissant, Mercedes aime y jouer avec ses frères et sœurs et les autres enfants de leur modeste quartier. 4 Elle se montre toujours joyeuse et elle se lie facilement d’amitié avec les autres. Mais parfois, elle préfère s’isoler et grimpe à son arbre préféré. Elle aime s’asseoir appuyée contre l’écorce tout en regardant les insectes bourdonner autour d’elle. Mercedes est une enfant robuste. Pourtant son côté sensible et réfléchi la mène à se demander pourquoi certaines personnes naissent riches tandis que d’autres demeurent pauvres. Très tôt dans sa vie, elle développe une conscience du bien et du mal. Cette sensibilité nait tout simplement en voyant ses parents travailler dur pour éloigner la faim de leur maison. Malgré leurs efforts, ils n’ont pas toujours les moyens d’acheter la nourriture pour leurs enfants. Pour les distraire de leur faim, ils les emmènent jouer au parc tous les soirs à l’heure du dîner. 3 Mercedes manifeste une préférence pour les samedis, le jour où son père reçoit sa paye. La famille peut alors apprécier des spaghettis au beurre pour le dîner, le seul repas chaud de toute la semaine. Souvent, la nuit, la faim la tient éveillée pendant des heures. 4
Pourtant, plus tard dans sa vie, Mercedes évoquera une enfance heureuse. « Je ne souhaite pas pleurer comme quelqu’un qui a vécu dans la faim, la pauvreté et le froid. J’ai vécu mon enfance dans une maison pauvre et pourtant réchauffée par des sentiments profonds. Mes frères et sœurs et moi-même avons toujours reçu l’essentiel, car nous n’avons jamais manqué d’amour. À cet égard, nous étions millionnaires. Nos parents n’ont pas seulement sacrifié leur vie, ils ont aussi fait preuve de sagesse. Ils ne nous ont jamais imposé le fardeau de leurs sacrifices. Ils nous ont donné tout ce qu’ils pouvaient, sans nous révéler comment ils parvenaient à surmonter leurs difficultés. »5
Mercedes n’oubliera jamais l’état d’esprit de pauvreté avec lequel elle a grandi. Il façonne sa conscience sociale et lui inspire une grande sympathie pour les pauvres, qui, ainsi que l’amour de ses parents, façonnent son idéologie et fournissent la base solide sur laquelle elle continuera à se battre. À l’âge adulte, elle conclut: « La pauvreté nous a toujours pourchassés, mais elle ne nous a jamais brisés. Elle nous a seulement aidés à devenir libres et à choisir notre façon de penser. »3
Mercedes entretient une relation privilégiée avec ses grands-parents. Son grand-père maternel est à moitié français. Ses grands-parents paternels sont amérindiens avec des racines quechuas, descendants de l’Empire inca. Mercedes n’est pas consciente de ses origines indiennes avant la mort de sa grand-mère qui dans son délirium commence à parler quechua. Sa nouvelle découverte lui inculque un amour pour les peuples autochtones et leur culture, une affection qui l’accompagnera tout au long de sa vie. 2
Lorsque Mercedes commence à aller à l’école, elle apprend rapidement à écrire. Elle aime lire. À la maison quand Ema commence à cuisiner, elle lui demande de sortir de la cuisine. Elle va alors dans sa chambre où elle peut s’adonner au plaisir d’un bon ouvrage.6 Ema attache une grande importance à l’éducation de sa fille. Elle la pousse à acquérir toutes les connaissances possibles et Mercedes ne s’y oppose jamais. Son avide curiosité la pousse à absorber les mots d’un livre après l’autre comme une éponge. La lecture élargit ses horizons et lui donne une compréhension de l’histoire, de la culture et de personnes d’horizons différents. Mercedes chante et danse également pendant toute son enfance. Pour elle, c’est comme marcher et parler. Pourtant, elle reste timide et n’aime pas jouer pour les autres.
Puis un jour, en octobre1950, à l’âge de quinze ans, son professeur de musique scolaire, Josefina Pesce de Médici, découvre son don pour la chanson. Pour encourager le talent de Mercedes, elle lui demande de diriger la chorale de l’école en chantant l’hymne national lors d’une fête scolaire. Mercedes essaie de se cacher à l’arrière, mais Médici lui demande de se mettre devant tous les professeurs, ses camarades et leurs parents, et de chanter haut et fort. Malgré sa nervosité et sa terreur, elle s’en sort si bien que sa professeure et certains de ses amis décident, sans le lui dire, de l’inscrire à un concours à la radio locale. « Je me souviens avoir chanté toute ma vie. Cependant, chanter à la maison et chanter pour le monde extérieur sont deux choses très différentes. La date était fixée. J’avais quinze ans et, un jour, l’école a fini deux heures plus tôt. La station de radio de la ville, LV12 avait lancé un concours. Je me suis présentée avec l’intention de jouer plutôt que de chanter. »5Mercedes choisit de chanter Triste estoy (je suis triste), une zamba de Margarita Palacios, sous le pseudonyme de Gladys Osorio. Elle remporte le concours et signe un contrat de deux mois avec la station de radio en guise de récompense. Ce sera le premier tremplin de sa longue carrière. Mercedes sait déjà qu’elle veut passer le reste de sa vie à chanter. Une étoile est née.
Sa mère apprend sa participation au concours, mais pas Ernesto, son père. Elles savent bien qu’il n’approuvera pas. Il le découvre de toute façon. Il a reconnu la voix de sa fille à la radio, et il s’énerve. Quand Mercedes rentre à la maison, il la gifle pour la première fois. Il ne veut pas que sa fille devienne chanteuse. Il pense que cette carrière l’éloignera de la famille et la conduira vers un style de vie sauvage et dissolue. Il ne croit pas à un avenir souriant dans le monde artistique. Il veut que ses enfants reçoivent une éducation et qu’ils surpassent sa qualité de vie. Mercedes est mineure, et le contrat de deux mois avec la station de radio exige la signature de ses parents. Ema refuse de signer dans le dos de son mari. Cette femme intelligente sait travailler sur son mari et, après un effort de persuasion, il finit par céder. Il signe le contrat à condition que Mercedes reçoive une éducation. Pour lui faire plaisir, elle décide de devenir professeure de danse et d’étudier la danse traditionnelle latino-américaine, comme la chacarera, la milonga et la zamba.
Dans la région où elle grandit, l’influence de la culture indigène de la Bolivie voisine l’inspire à devenir une chanteuse folklorique. Elle pourrait facilement s’orienter vers l’opéra et elle l’envisage pendant un certain temps. Son choix de formation s’avère un avantage pour sa carrière d’artiste. Mais elle ne peut pas arrêter de chanter et continue de recevoir de nombreuses invitations à se produire lors d’événements publics. Ses parents n’ont d’autre choix que de s’habituer à l’idée et, petit à petit, ils y parviennent. Bientôt, toute la famille la suit partout où elle va. 4
Mercedes aime chanter, et elle chante souvent devant un public, pourtant monter sur scène reste un immense défi chaque fois. Elle se montre toujours timide et, malgré les apparences, elle souffre d’une grande peur scénique. Elle sait qu’elle doit surmonter cette peur si elle veut réaliser son rêve.
EMA ET Ernesto s’intéressent à la politique. Ils n’adhèrent à aucun parti, mais ils soutiennent Juan Perón, et plus encore sa femme, Evita, qu’ils admirent pour sa beauté extérieure et son impact. Comme eux, Evita vient d’une région pauvre du pays. Contrairement à eux, elle a réussi à sortir de la pauvreté comme actrice et peut-être leur fille y parviendra-t-elle aussi. Maintenant, depuis que son mari a pris le pouvoir, Eva est responsable du ministère de l’Emploi ainsi que du ministère de la Santé. Elle se concentre sur les réformes qui visent à aider les plus pauvres de la population. Elle fonde une organisation caritative, la Fondation Eva Perón, chargée de construire des maisons, des écoles, des hôpitaux et des maisons pour enfants. Evita se trouve également derrière la législation qui donne aux femmes le droit de voter pour la première fois. Elle est une héroïne aux yeux de la classe ouvrière. Des millions d’Argentins l’aiment, même si l’aile droite de la société lui reste farouchement opposée.
À dix-sept ans, Mercedes adore Evita. Elle la considère comme une véritable révolutionnaire. Le 26juillet1952, elle apprend, avec un grand chagrin, le décès d’Evita d’un cancer du col de l’utérus, à seulement trente-trois ans. 2
EN1957, Mercedes rencontre Manuel Oscar Matus, compositeur et guitariste passionné de musique traditionnelle latino-américaine, tout comme Mercedes. Elle tombe raide dingue de lui et ses chansons malgré le fait qu’elle soit déjà fiancée à quelqu’un d’autre. « J’étais sur le point d’épouser un homme riche, mais j’ai épousé un homme pauvre. Je ne l’ai jamais regretté. Cet homme pauvre est l’auteur des plus belles chansons que j’ai chantées. Si je ne l’avais pas épousé, j’aurais commis une énorme erreur. »3 Elle trouve Oscar également beau et charmant, et ses idéaux de gauche éloquents. Ils se marient le 5juillet1957. Mercedes ne veut pas quitter Tucumán, où elle a vécu toute sa vie, mais Oscar la convainc de s’installer à Mendoza, dans le centre ouest du pays. La ville sert de point de rencontre culturel pour les artistes, où de nombreuses nouvelles amitiés bénéfiques se forgent. Mercedes tombe bientôt enceinte et le 20décembre1958, elle donne naissance à un fils, Fabián. Gagner sa vie avec sa musique représente un énorme défi. La jeune famille éprouve des difficultés financières et vit dans de mauvaises conditions qui rappellent son enfance à Mercedes. Même s’ils aimeraient rester à Mendoza, les perspectives menaçantes les obligent à déménager à Buenos Aires. Ils laissent derrière eux les amis et les parents proches et ils commencent le voyage vers une vie meilleure et plus stable. 8
Pourtant, même dans la capitale, ils découvrent rapidement qu’ils ne parviennent pas à vivre seulement de leur musique, alors ils effectuent des travaux de nettoyage et travaillent comme portiers de nuit dans les hôtels. Mercedes, comme ses parents avant elle, souffre du fardeau de ne pas pouvoir nourrir sa famille. Quand elle va au marché, elle achète les restes de côtes sans viande, les os donnent du goût à la soupe qu’elle cuisine. Pour la première fois de sa vie, elle se sent découragée et déprimée. Elle avait imaginé une tout autre vie pour elle et pour son fils.
Artistiquement, Oscar Matus représente une inspiration formidable pour Mercedes. Elle éprouve une grande joie à chanter ses chansons. Il l’encourage à se consacrer encore plus aux traditions musicales latino-américaines originales. Il partage son enthousiasme à faire revivre la musique folklorique, genre sur le point d’être oublié en raison de la marche en avant de la musique contemporaine. Il est le producteur de ses deux premiers albums, La voz de la zafra (la voix de la récolte) et Canciónes con fundamento (chansons avec fondement). Ils donnent souvent des concerts pour les étudiants sur le campus de l’Université de Buenos Aires, où Mercedes jouit d’une reconnaissance considérable de la part des étudiants passionnés par sa voix et sa personnalité engageante. Elle prend toujours le temps de leur parler et d’écouter leurs idées. Mais concurremment, à mesure que sa popularité augmente, une jalousie artistique surgit chez Oscar et leur mariage en subit les conséquences. La pression financière toujours présente malgré les récents succès de Mercedes, affecte davantage leur union. Peu importe son affection pour la musique d’Oscar, elle met en doute la durabilité de leur mariage. Seule leur passion pour la musique semble les maintenir ensemble.
LE MOUVEMENT DE LA NUEVA canción (littéralement de la nouvelle chanson) commence au Chili sous l’influence de Violeta Parra et Víctor Jara. Dans les années soixante et soixante-dix, il se répand dans toute l’Amérique latine. Il est associé à la musique révolutionnaire. Ses musiciens aspirent à s’unir à leurs auditeurs pour revendiquer une démocratie et une justice sociale, dans l’espoir de réaliser un changement social et politique à travers la musique. Les paroles mettent en lumière des problèmes tels que la pauvreté, l’impérialisme, la démocratie, les droits de l’homme et la liberté religieuse. Elles s’identifient aux personnes marginalisées en mettant des mots sur leurs luttes et leurs espoirs. La chanson Plegaria a un Labrador (prière à un laboureur) de Víctor Jara, par exemple, traite de la nécessité de réformes agricoles, donnant aux agriculteurs le droit de posséder la terre qu’ils cultivent:
Libère-nous de celui qui nous accable dans la pauvreté,
Apporte-nous ton royaume de justice et d’égalité,
Souffle, comme le vent, sur la fleur du précipice,
Nettoie, comme le feu, le canon de mon fusil,
Que ta volonté s’accomplisse enfin ici sur Terre,
Donne-nous ta force et ton courage au combat.
Les gouvernements oppressifs perçoivent comme des menaces ces ballades chargées de messages politiques enveloppés de métaphores évocatrices et poétiques. L’une des chansons préférées de Mercedes est Como la Cigarra (comme la cigale), de l’artiste argentine, poète et écrivaine de livre pour enfants, María Elena Walsh. À bien des égards, elle équivaut à sa propre lutte et sa résilience:
Tant de fois, on me tua,
Tant de fois, je mourus,
Et pourtant me voilà,
Je ressuscite.
Je remercie la malchance
Et la main serrant le poignard
Elle m’a si mal tuée
Et j’ai continué à chanter.
Je chante au soleil
Comme la cigale
Après un an sous terre
Comme le survivant,
Qui revient de la guerre.
Mercedes Sosa et Oscar Matus sont les figures clés du mouvement Nueva canción (littéralement « nouvelle chanson ») en Argentine. Ils désirent échanger des idées avec des artistes et des mouvements à travers l’Amérique latine. À Mendoza le 11février1963, ils rencontrent onze autres artistes et poètes pour rejoindre le mouvement Nuevo Cancionero (Manifiesto Fundacional del Nuevo Canciónero). Le mouvement met l’accent sur l’histoire et les racines culturelles indigènes du continent, en utilisant des instruments folkloriques comme la flûte andine, la quena, les flûtes de pan et le charango à dix cordes. 9
En Argentine, Mercedes et Oscar travaillent en étroite collaboration avec Armando Tejada Gómez, un poète argentin vivant à Mendoza. Gomez écrit les chansons, Matus compose la musique et Mercedes Sosa apporte la voix pour relier les deux. Mercedes n’écrit jamais ses propres chansons, sa force réside dans l’interprétation des chansons des autres et en sa façon de se les approprier. « Je tombe amoureuse d’une chanson comme on tombe amoureuse d’un homme. J’aime ce que je chante »3, dit-elle. Víctor Jara et Violeta Parra du Chili écrivent plusieurs de ses chansons. Gracias a la vida (merci à la vie) par Violeta Parra devient l’une des chansons les plus connues du mouvement dans le monde entier. Mercedes l’interprète de manière remarquablement convaincante et personnelle, à tel point que la chanson devient définitivement sa marque. Joan Baez la chante aux États-Unis. Elle utilise également sa popularité comme véhicule de protestation sociale pour exprimer des vues anti-impérialistes qui résultent de la guerre du Vietnam.
OSCAR MATUS est un communiste fervent et soutient les méthodes militantes. Mercedes le rejoint dans le parti, mais elle ne parvient pas à accepter son approche militante alors elle démissionne peu de temps après. Malgré la brièveté de son appartenance au Parti communiste, elle portera pour le reste de sa vie l’étiquette de membre. Les politiciens de droite la stigmatisent comme communiste et la considèrent comme une menace. Pendant ce temps, les communistes profitent de la présence de son nom sur leurs listes de membres, tout en lui reprochant de ne pas se montrer une « vraie » communiste, car elle ne rompt pas avec l’Église catholique. Cependant, Mercedes ne permet à personne de la placer dans une boîte. Elle incarne ce qu’elle chante dans la chanson Como un pájaro libre (comme un oiseau libre), un oiseau libre qui suit son cœur et sa conviction dans tout ce qu’elle entreprend.
Son implication dans le Mouvement Nueva Canción représente une plateforme idéale où elle peut combiner son art et sa préoccupation pour les questions humaines. C’est une femme avec une idéologie de gauche, mais elle ne se considère pas comme une dirigeante politique et l’étiquette de contestataire lui déplaît. 10 « Ces chansons sont-elles protestataires ? Je n’ai jamais aimé cette étiquette. Les chansons étaient honnêtes sur la réalité des choses. Je suis une femme qui chante, qui essaie de chanter au mieux avec les meilleures chansons disponibles. On m’a attribué ce rôle de grande contestataire, mais ce n’est pas du tout le cas. Je suis tout simplement une artiste pensante. La politique a toujours revêtu un caractère idéaliste pour moi. Je suis une femme de gauche, même si je n’appartiens à aucun parti. Je pense que les artistes doivent rester indépendants de tous partis politiques. Je crois aux droits de l’homme. L’injustice me fait souffrir et je veux voir la paix véritable »11, déclare-t-elle.
En insistant sur le fait d’être artiste, elle se crée des ennemis à gauche, tandis que son idéologie de gauche la désigne comme une ennemie de droite. Elle fait face à un dilemme, mais cela ne l’empêche pas de prendre position dans sa musique. « Parfois, une chanson a besoin de contenu social. Mais la question primordiale réside dans l’honnêteté. En Amérique latine, le simple fait d’être un artiste honnête prend lui-même un senspolitique. » 12 Et elle prône les droits des artistes de défendre eux aussi une idéologie comme tout le monde.
MERCEDES ne doit pas seulement surmonter des dilemmes politiques. Elle est également confrontée à un dilemme moral. Elle tombe enceinte pour la deuxième fois. Mercedes aime les enfants et elle en veut d’autres, mais elle estime que c’est irresponsable de sa part. 8 Sa carrière consomme presque tout son temps et toute son énergie. Elle vit une vie turbulente et souvent changeante dans laquelle l’environnement sûr nécessaire pour élever un enfant fait terriblement défaut. Elle a déjà du mal à être la mère qu’elle veut être pour Fabián. De plus, concilier ses attentes élevées d’elle-même en tant que mère avec ses ambitions d’artiste relève un énorme défi. L’idée d’un deuxième enfant la submerge. Elle tombe malade pendant sa grossesse et décide alors d’avorter, une décision difficile pour elle qui lui fait sentir qu’elle n’est pas en mesure de vivre à la hauteur de ses idéaux. 8
Cette expérience lui apporte une nouvelle compréhension des jeunes filles tombées enceintes contre leur volonté. Elle ne prend pas position contre l’Église catholique. Mais l’opposition de l’Église à l’enseignement des jeunes adultes sur la sexualité et son incapacité à traiter la question des enfants molestés par des prêtres lui pose problème. Beaucoup d’adolescentes meurent à la suite d’interventions par des médecins incompétents qui ne connaissent pas les procédures correctes et sûres. Elle croit qu’une jeune fille de quinze ans n’est pas en mesure de prendre soin d’un enfant et que ces filles ont besoin de quelqu’un pour prendre la parole à leur place. 8 En conséquence, elle se lance dans un voyage de toute une vie. Elle devient porte-parole pour les droits des femmes. En 1995, elle est honorée pour son travail en recevant le Prix UNIFEM des NationsUnies. 13
Mercedes ne regrettera jamais sa décision d’avoir eu recours à un avortement, mais elle se sent néanmoins fréquemment coupable à ce sujet.
LA PRESSION FINANCIÈRE, leur mode de vie imprévisible, l’éducation d’un enfant, leurs désaccords politiques, et la jalousie d’Oscar qui le mène à la maltraiter, l’oblige à remettre ses vœux en question. Elle s’interroge sur leur mariage. 4 Elle est désespérée à l’idée d’en sortir, mais elle se retrouve dans une impasse. Elle a toujours été une « fille bien ». Elle n’avait pas eu de relations sexuelles avant de se marier et elle n’a commis aucune infidélité envers son mari. Elle a grandi selon les normes de l’époque et les valeurs traditionnelles de la région avec la conviction que les filles bien ne divorcent pas. Elle envisage malgré tout de prendre une autre décision difficile à l’encontre de ses valeurs et de sa personnalité fidèle. Mais pendant qu’elle réfléchit, elle découvre l’infidélité d’Oscar. Il veut la quitter pour une autre femme. Il prend la décision pour elle et apaise sa conscience. Mais elle se sent toujours humiliée et a du mal à accepter qu’il l’ait abandonnée. Elle ne laisse normalement pas surgir de sentiment de haine, mais Mercedes nourrit un véritable ressentiment envers l’autre femme pour le reste de sa vie. « Je n’ai pas quitté le mariage. Il m’a abandonnée. Une fille de Tucumán se marie pour la vie. Ça m’a détruite. »4
Mercedes et Oscar sont mariés depuis huit ans lorsque Mercedes, âgée de trente ans, accepte enfin que le mariage se retrouve dans une impasse et consente à la rupture.
Elle a le cœur brisé par le divorce et elle se sent seule. Elle ne possède même pas de logement permanent et passe d’une petite pension à l’autre avec Fabián, maintenant âgé de sept ans. Finalement, elle décide d’envoyer Fabián vivre avec ses parents à Tucumán. Son revenu provient du chant dans les boîtes de nuit de Buenos Aires, mais elle ne gagne pas suffisamment et a recours à des prêts auprès de ses amis pour survivre. Quand arrive le moment de rembourser ses amis, elle se rapproche d’eux, mais tous répondent en déclinant avec le même refrain: « Quel argent ? » Le sens de la solidarité dont ils font preuve la touche profondément, eux aussi sont des artistes qui peinent à joindre les deux bouts.
En 1965, Mercedes avance d’un grand pas dans sa carrière. Grâce au soutien d’un chanteur argentin très populaire, Jorge Cafrune, qui l’invite à chanter au festival folklorique national de Cosquin, elle devient une révélation nationale. Au début, le comité du festival ne souhaite pas qu’elle chante, car ils la considèrent comme communiste, mais Jorge Cafrune insiste. Debout sur la scène, les bras autour de Fabián, qui l’accompagne chaque fois qu’il le peut, elle remercie Jorge Cafrune et le comité de lui donner l’occasion de chanter. La chanson qui fournit sa plus grande percée s’avère presque prophétique. Ses paroles pointent sinistrement vers ce qu’elle est sur le point d’affronter:
La nuit vient à moi au milieu de l’après-midi,
Mais je ne veux pas devenir une ombre,
Je veux être lumière et rester.4
EN 1967, une nouvelle vie prend forme. Professionnellement, Mercedes se présente sur les grandes scènes internationales. Elle donne des concerts à Miami, Rome, Varsovie, Lisbonne, Leningrad et bien d’autres villes. Elle se fiancera à Francisco Pocho Mazzitelli, son manager, avec qui elle avait développé une amitié alors qu’elle était encore mariée avec Oscar. Au début, il n’était qu’un très bon ami d’un grand soutien, mais l’amitié s’est transformée en amour. Il devient indispensable à l’avancée de Mercedes en tant que musicienne. Il apprécie de nombreux genres musicaux différents et lui fait découvrir à la fois la musique classique et le jazz. Leur relation permet d’éviter à Mercedes de sombrer davantage dans la dépression et la solitude après son divorce. Francisco, ou Pocho comme elle l’appelle, l’aide à sortir de l’obscurité. Mercedes se rend compte qu’elle doit s’accrocher à lui pour rester dans la lumière.4 Ils décident de se marier en1968. Pocho, un peu plus âgé que Mercedes, lui apporte une stabilité et une paix qu’elle n’a jamais connues dans son mariage avec Oscar. Il devient l’amour de sa vie, son véritable partenaire et un père de substitution pour Fabián. Il se tient également à ses côtés pour la soutenir dans son chagrin lorsque son père décède subitement d’une crise cardiaque en juin1972, à l’âge de soixante-deux ans. 8
Le mouvement de la Nueva Canción connaît une popularité grandissante auprès de la classe ouvrière et il représente une véritable menace pour les dictatures au pouvoir à travers le continent. Bientôt, nombre de ses artistes sont confrontés à l’oppression politique – la censure, la persécution, l’intimidation – et certains sont contraints à l’exil. L’un des dirigeants du mouvement au Chili, Víctor Jara, un très bon ami de Mercedes, se prononce en faveur de Salvador Allende à la présidence. En 1970, Allende devient le premier chef d’État socialiste élu par voie démocratique dans un pays d’Amérique latine. Lorsqu’il se présente devant les masses pour recevoir leurs hommages pour la première fois, une bannière accrochée derrière lui profère: « Une révolution ne s’accomplit pas sans chanter haut. »
Víctor Jara participe à toutes les réunions politiques d’Allende. Il donne des concerts gratuits en soutien au gouvernement et amorce des tournées dans le monde entier. Il met en évidence pour le public la voie pacifique du Chili vers le socialisme. Cependant, après un coup d’État sanglant du 11septembre1973, l’armée dirigée par le commandant en chef Auguste Pinochet enlève Allende qui meurt de causes scientenues lors de l’attaque du palais présidentiel.
Au même moment, Jara se trouve à l’université technique de Santiago, où il est professeur. L’université se situe seulement à une centaine de mètres du palais présidentiel. Elle est entourée de militaires, donc personne ne peut sortir. De l’université Víctor appelle son épouse anglaise, Joan, et lui demande de rester à l’intérieur de la maison avec leurs deux filles jusqu’à la fin des combats. Il lui annonce qu’il passera la nuit à l’université avec d’autres professeurs et étudiants et qu’il rentrera au matin. Ils se déclarent leur amour mutuel avant de raccrocher. Elle entend sa voix pour la dernière fois. Le matin, les militaires attaquent les élèves et les enseignants et, avec des milliers d’autres Chiliens pro-Allende, ils les conduisent au stade national de football, Estadio Chile. Là, ils torturent Jara. Ils l’obligent d’abord à chanter et à jouer de la guitare. Puis ils lui coupent les mains avec une hache avant de le tuer avec quarante-quatre coups de feu dans la tête, la poitrine, les bras et les jambes. Quelques jours plus tard, Joan retrouve son corps dans un fossé à l’extérieur de Santiago. 14