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CHAPITRE IV

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halvard le rouge chez gunnar

Dans l'automne de cette même année, trois navires arrivant de Norwège atterrirent à la côte sud-ouest de l'Islande, non loin de Lidarende. Leurs coques ventrues logeaient toutes sortes de marchandises, tonnes d'hydromel et draps d'Angleterre, ambre de Livonie, anneaux d'or et d'argent de Garderige (Russie), hanaps et cornes, sans parler d'une provision de ces calendriers Scandinaves que l'on désignait sous le nom de runes.

Dès que les bâtiments eurent jeté leur passerelle (bryggia), les denrées, la plupart de prix, et d'une provenance plus ou moins suspecte, furent apportées en tas au rivage; puis on établit près du fiord des espèces de hangars surmontés de tentes, et sur la place même, comme c'était la coutume, le marché s'ouvrit.

Or le patron de la flottille était un nommé Halvard le Rouge, vieux marin à la peau tannée par les tempêtes et au visage couturé de cicatrices. Le marchand se doublait en lui d'un viking, et, pour dire la vérité vraie, ce n'étaient que ses profits de viking qui lui permettaient de faire le négoce. Longtemps feu Hamund, le père de Gunnar, avait navigué en sa compagnie, et, après que ledit Hamund s'en fut allé dans le Walhalla, dont ses exploits lui ouvraient d'avance la grande porte, se reposer de ses laborieuses pirateries, Halvard le Rouge avait continué d'écumer consciencieusement l'Océan.

Gunnar lui-même avait fait, tout jeune, un voyage en Norwège avec son père, et il y avait vu ce viking, dont la taille gigantesque, le crâne de bison et la rousse chevelure n'étaient jamais sortis de sa mémoire. Aussi, bien que depuis lors il se fût écoulé une vingtaine d'années, n'eut-il aucune peine à le reconnaître quand celui-ci vint, suivant l'habitude, demander l'hospitalité à son bœr, qui se trouvait le plus proche du fiord où avait abordé la flottille. Suivant la coutume également, la saison étant avancée, il invita Halvard le Rouge à passer la nuit d'hiver sous son toit.

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Bonne aubaine, s'il en fut jamais, pour les gens du logis et des environs, voire même pour ceux des districts éloignés, que la présence d'un marin de cette encolure et de cette sorte, qui avait couru toutes les mers du Nord et qui était un vrai sac à nouvelles[13]!

C'était aussi un sac à boisson d'une capacité fantastique. Des tonnes entières d'hydromel et de bière paraissaient impuissantes à le remplir, comme si, au fur et à mesure qu'on les y versait, la blonde liqueur et le nectar piquant s'échappassent par quelque fissure invisible. Et quand on demandait à Halvard ce qu'il avait vu de plus singulier dans ses incessantes pérégrinations:

«Le plus singulier, répondait-il, c'est ce que j'ai vu quand je suis allé à Byzance[14], la ville des villes, où règne le grand empereur d'Orient. Figurez-vous que dans ce pays, où il y a tout le long de l'année un soleil qui eût, pour sûr, contraint le dieu Odin, si d'aventure il y eût fait un tour, à rabattre les bords toujours retroussés du vaste chapeau avec lequel il errait par ce monde du milieu afin de pénétrer les voies des humains, figurez-vous, dis-je, que là-bas je me suis trouvé avec des hommes qui étaient d'aussi bons archers que nous autres, et qui cependant ne buvaient que de l'eau. Jamais de vin, jamais d'hydromel, jamais de bière, rien que de l'eau pure comme les bêtes. Ils prétendent que c'est une loi du prophète auquel ils croient... En quoi d'ailleurs ils sont imités par ces moines que l'empereur d'Allemagne, Othon, nous envoie en Danemark et en Norwège pour nous convertir au dieu blanc des chrétiens[15]. Ceux-là, il est vrai, ne se battent pas; ils passent tout leur temps à prier, à égrener ce qu'ils nomment leurs chapelets et à marmotter des refrains monotones. Grand bien leur fasse! Pour moi, je tiens qu'un homme véritable n'est ni un poisson ni un moine, et que si d'aventure une goutte d'eau, que ce soit de l'eau de rivière ou de l'eau de mer, lui pénètre par surprise dans la gorge, il doit la recracher aussitôt.»

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«Mais qu'est-ce donc que ces moines et ces prêtres qui font tant de bruit dans les pays de l'Est[16]? demanda un jour Gunnar à son hôte. Jusqu'ici ils ne sont jamais venus en Islande, et tout porte à croire qu'ils n'y viendront pas.

—Ils y viendront, sois-en sûr, fils de mon frère d'armes. Ne vont-ils pas, à ce qu'on prétend, jusque dans le pays des hommes bleus?

—Des hommes bleus?

—Oui, des hommes bleus[17], comme j'en ai vu, moi aussi, en Orient, auprès du grand empereur de Byzance...; des gaillards qui ont de la laine emmêlée pour cheveux et le nez tout écrasé sur la face. Avec cela, souples et musclés à ne pas y croire!

—Voilà, en effet, de merveilleuses choses, frère d'armes de mon père, et j'aimerais à voir cela de mes yeux. Pour moi pourtant le plus beau pays c'est l'Islande.

—Bon, bon, fils d'Hamund; il ne tient néanmoins qu'à toi, le renouveau venu, de me suivre aussi loin ou aussi peu loin que tu voudras par les replis du vieux fleuve Ifing[18]; mais il faut absolument que je t'emmène quelque part avec moi. Je sais ce que je sais, que l'Islande n'est pas la Norwège, que la Norwège n'est pas le Danemark, que la jaune mer de l'Est[19] n'est pas le Belt aux eaux bleues, et que les bois de hêtres du Sleswig et de la Scanie[20] ne ressemblent pas aux forêts de sapins wendes. Je sais aussi qu'on trouve l'ambre sur les rives du Samland[21], et que Bornholm[22] n'est pas en terre ferme... Si l'Islande est le plus beau pays, tu y reviendras, et, comme ton père Hamund s'est marié, tu te marieras à ton tour, à seule fin que la lignée ne s'éteigne pas. Pour moi, je remercie tous les dieux passés, présents et futurs, Odin, Balder[23], et la déesse Frigg aussi bien que le dieu blanc des papas[24], de ce qu'aucune femme n'a eu jamais l'idée de m'épouser, ni moi celle d'épouser aucune femme. Tu feras, te dis-je, ce que tu voudras; mais mon avis est que tout le mal ici-bas vient des femmes. Nul ne sait ce que c'est que la haine jusqu'à ce qu'il ait une femme pour ennemie. Puisses-tu n'en pas faire l'expérience! Quant à vouloir tenter de rendre bon ce qui est mauvais, autant essayer de changer le fiel en miel, ou de boire l'Océan dans une corne, ou d'aller à pied d'ici à Drontheim. Je puis quelque jour périr dans cette mer dont j'aime tant à renifler les senteurs, car je ne suis pas comme Éric, le roi de Suède, qui, pour faire un temps à son gré, n'avait qu'à tourner son chapeau; et je n'ai pas non plus sous ma dunette une de ces cordes à nœuds des Finnois, qu'il suffit de dénouer pour avoir un bon vent... Mais, que je trépasse sur terre ou sur mer, que je sois mangé par les requins ou bien par les milans aux pieds jaunes, il ne m'en soucie. Pour la façon de vivre, chacun, vois-tu, peut avoir ses goûts et ses préférences: les uns aiment mieux, par exemple, l'hydromel d'Angleterre que la bière de Sleswig; d'autres, au contraire, préfèrent la bière de Sleswig (moi je les aime autant l'un et l'autre); mais, dès qu'il s'agit de clore l'œil pour ne le plus rouvrir ici-bas, je n'admets pas qu'on regarde à la couche.»

Odin.

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* *

«Bien parlé, frère d'armes de mon père! Mais j'y pense, toi qui mêles ensemble dans tes discours tous les maîtres de l'eau et du feu, à quels dieux crois-tu donc toi-même?

—Çà, mon fils, voici ma réponse. M'est avis que, dans le temps où nous sommes, bien des vieilles choses sont en train de disparaître du Nord, pour céder la place à de nouvelles choses qui ne sont pas encore complètement établies. C'est comme qui dirait le jour et la nuit se coudoyant, une aurore et un crépuscule tout ensemble... Au milieu de tout cela, beaucoup n'y voient goutte, et, ainsi que fait le voyageur arrivé au carrefour de deux chemins également inconnus et pleins de mystères, ils s'arrêtent perplexes en se grattant l'oreille. Quel est le bon, et quel est le mauvais? Tel cependant, par habitude prise, continue de croire à Odin et à Thor; tel autre s'en tient à Bielbog, ou à Péran, qu'on vénère chez les Wendes; celui-ci leur préfère Czernebog, le dieu noir; celui-là, au contraire, s'en vient au dieu blanc, et délaisse Thorgerda et Irpa, les vierges du bouclier scandinave, pour celle que les missionnaires d'Othon appellent la vierge Marie... Il y en a, n'est-ce pas? pour les goûts de chacun... Mais, à côté de ces gens-là, il en est d'autres, et je suis du nombre, qui se moquent de toutes ces vétilles, et ne croient absolument qu'en eux-mêmes, je veux dire en leur bonne épée, en leur bras robuste, en leur tête bien attachée aux épaules, en leur navire solidement charpenté, et qui vont ainsi tout droit leur chemin, sans se demander si ce chemin aboutit au paradis du Thor ou à celui des chrétiens, au séjour d'Hela, la sombre déesse, ou à l'enfer dont parlent les moines. Voilà, fils de mon frère d'armes, ma croyance.

—Quel âge as-tu donc au juste?

—Si je vis jusqu'au prochain temps de Jul[25], j'aurai atteint mes soixante-cinq ans.

—C'est à peu près ce que je comptais.

—Mais pourquoi me fais-tu cette question?

—Parce que je trouve que cette foi en soi ne convient qu'aux jeunes hommes, et que peut-être, pour un vieillard, il n'est pas bon de ne pas savoir où l'on doit aller sortir de ce monde.

—Ma parole! s'écria le viking en éclatant d'un rire formidable, tu t'exprimes presque de la même façon que ces prêtres chrétiens que j'ai rencontrés un jour en Gothie, et dont, mes compagnons et moi, nous voulûmes, soit dit en passant, inventorier quelque peu l'église. Par malheur, il n'y avait rien dedans. C'était une pauvre cabane de bois, qui ressemblait aussi peu à ce temple de Thor aux piliers dorés et sculptés et aux statues couvertes de joyaux, qui s'élève tout près de Drontheim, qu'un vieux phoque tel que moi ressemble à une Walkyrie. Une demi-douzaine de vases de fer-blanc, des bouts de cire, quelques linges d'autel tout jaunis, à peine bons pour rapiécer ma voilure, c'était tout ce qui s'y trouvait. Pas même de viande, d'hydromel et de bière; mais de la crème et du lait à foison, que les desservants du sanctuaire nous offrirent et que nous acceptâmes de grand cœur, attendu que nous n'avions pas déjeuné.

—Et comment se termina l'aventure?

—Ma foi, nous nous en allâmes, la crête basse, pendant que les prêtres et les chantres se mettaient en file pour se promener en chantant des hymnes et en agitant des instruments de cuivre d'où sortait une fumée singulière qui vous prenait à la gorge et aux yeux. Ils faisaient, paraît-il, cette promenade autour de l'église en l'honneur de leur grand saint Michel, un ange plus haut placé que les autres, dont c'était la fête ce jour-là... Quand je dis que nous nous en allâmes; non pas tous, il y eut un des nôtres qui nous faussa tout à coup compagnie, sous prétexte que dans son enfance, au pays de Galles, sa patrie, il avait déjà cru au dieu blanc, et que ce qu'il venait de voir et d'entendre avait brusquement réveillé en lui comme un écho de choses oubliées et qu'il voulait essayer de rapprendre... Je te le dis, on en voit de toute sorte quand on quitte pour de bon le coin de son feu, et c'est pourquoi, au prochain varonn[26], je t'emmène avec moi, fils de mon frère d'armes.»

*

* *

Ce fut au milieu de ces propos et d'autres semblables que s'écoula l'hiver islandais, et, le moment venu de remettre à la voile, Gunnar, dont les récits de son hôte avaient allumé la curiosité,—il avait alors trente-deux ans environ,—résolut de s'embarquer avec lui.

Comme de coutume, il voulut, sur ce point, prendre conseil de son sage ami Nial, lequel lui répondit brièvement:

«Pars, Gunnar; en quelque lieu du monde que tu ailles, je suis sûr que tu te comporteras comme un vaillant homme que tu es, et peut-être même, depuis bien longtemps, les pays qui sont par delà,—il désignait du doigt le bras de l'Océan qui sépare l'Islande de la Norwège,—n'auront-ils pas vu un homme qui te vaille. Pars, je veillerai pendant ton absence sur ta maison et Ranveige, ta vieille mère.»

À quoi Kulskiag, le frère puîné de Gunnar, plus jeune seulement de quelques années, et qui pour le courage et la force était aussi un digne fils d'Hamund, ajouta aussitôt:

«Gunnar, je pars avec toi, pour revenir avec toi, je l'espère.

—Allez, frères, dit Hort, leur cadet, beau jouvenceau de seize ans à peine; et si, par hasard, vous périssiez là-bas de la main des hommes, il resterait «la querelle de sang», et un jour ou l'autre je me chargerais de vous venger.

—Bah! n'aie point ce souci, s'écria Halvard en riant; quelque chose me dit que la flèche qui tuera Gunnar n'est pas encore près de se voir empennée, ni le fer qui lui traversera les côtes de sortir de la main du forgeron. Quant aux tempêtes, s'il en survient,—et il en surviendra certainement,—j'offre d'avance ma vieille carcasse en rançon à celui des dieux, quel qu'il soit, qui manie le vent et le tonnerre.»

Gunnar et Nial scènes et moeurs de la vieille Islande

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