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I.

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Table des matières

Départ pour la Grèce. — Malte. — Arrivée à Athènes. — Voyage de Tyrinthe, Mycènes, Argos, Eleusis. — Le mont Pentélique, Thoricos, — Sunium. — Révolution de la Grèce.

Ce n’était point assez pour nous d’avoir médité sur les monuments des arts, objets de nos constantes études; nous voulions les connaître en réalité et les examiner par nous-même. L’analyse que chacun de nous avait pu faire des monuments romains, ne lui suffisait plus; nous voulions remonter à la source où ont puisé les artistes de Rome et comparer les arts de cette cité avec ceux de leur mère-patrie.

Nous entreprîmes donc, en l’année 1843, le voyage de la Grèce dans l’espoir d’ajouter aux connaissances puisées dans les livres l’expérience que donne la vue des monuments eux-mêmes.

Si nous n’eussions consulté que la tendance des artistes des nouvelles écoles vers les doctrines nouvelles, et le peu de faveur dont jouissent les arts de la Grèce, nous nous serions abstenus d’aller au loin chercher des inspirations qui peut-être intéresseraient peu les gens du monde, et nous livrer à des travaux dont nous ne serions dédommagés par aucune satisfaction extérieure; mais les arts des Grecs ne nous ont jamais semblé devoir être jugés par les sectateurs de la mode; ils dominent toutes les époques, ils peuvent être comprimés par la barbarie; des portiques superbes ont pu servir aux plus vils usages, des statues être deshonorées par des mutilations, mais tant qu’il en restera quelques parcelles, le flambeau des arts ne sera pas éteint, leurs ruines instruiront les nations qui viendront les consulter. Nous avons cru que, différents des sciences, les arts avaient leur apogée, et qu’ils l’avaient atteint chez les Grecs, que dégénérés et corrompus aux époques d’invasion des peuples barbares, ils avaient bien pu, à la faveur de quelques formes nouvelles, prendre rang sous des noms dont l’archéologie moderne a chargé son discordant vocabulaire, mais qu’ils ne sauraient obscurcir l’art antique, encore moins l’éclipser.

Pleins de ces idées, nous nous embarquâmes à Marseille le 1er septembre 1843, sur le vaisseau de l’Etat le Rhamsès; après avoir touché à Livourne, à Civita-Vecchia, à Naples, et passé par le détroit de Messine, nous arrivâmes à l’île de Malte le 7 suivant. La ville de Valette, sa capitale, se déploie en amphithéâtre autour de son vaste port. Les palais dont les rues et les places sont bordées annoncent une ville princière, ils attestent la fortune et le rang des chevaliers qui l’ont si long-temps habitée. Mais qui pourrait exprimer la surprise et l’admiration que fait éprouver l’intérieur de sa cathédrale, somptueux par la richesse des marbres et l’éclat de l’or; religieux par la sévère ordonnance de ses arcs et de ses voûtes? Quelles pensées profondes fait naître la vue de ces pierres tumulaires qui forment le pavé des nefs, véritables tableaux où brillent en marqueterie des plus vives couleurs, les armes de la famille de chacun des chevaliers que cette pierre recouvre! Jamais les siècles héroïques ne laissèrent de plus grands souvenirs, et jamais la mort n’obtint de plus magnifiques trophées. Ce pavé est couvert de noms français qui annoncent aux voyageurs que cette île a été l’une des plus belles possessions de notre patrie, aujourd’hui sous des dominateurs à la vue desquels tout sang français s’émeut de courroux.

Le lendemain, ayant changé de navire, nous continuâmes sur le Tancrède notre route vers Athènes. Après trois jours de navigation s’offre à nos yeux la longue chaîne du Taygette, le cap Ténare, l’île de Cythère bordée de rochers. Déjà nous étions sous le beau ciel de la Grèce, nous approchions du terme tant desiré, et cependant nous ne pouvions nous défendre de quelque mélancolie en voyant les côtes de la Loconie stériles et désertes. Ont-elles toujours apparu ainsi? Non, ces lieux portent l’empreinte de la dévastation et de la mort, les Turcs y ont régné, et une guerre exterminatrice a achevé l’oeuvre de l’oppression. Parfois, pour nous retirer de nos tristes pensées, nous examinions ce qui se passait sur notre bord. Parmi les voyageurs, était un Père de la Terre-Sainte, en costume de religieux, à longue barbe, Génois de naissance, et qui avait été envoyé par les gardiens du saint Sépulcre pour solliciter du roi des Français des secours et sa protection contre les persécutions dont ils étaient l’objet de la part des Musulmans. Mais, hélas! il n’en rapportait que des espérances et des paroles de paix. Le père Jean-Baptiste, c’est ainsi qu’il se nommait, n’était point supérieur de l’Ordre, il n’avait aucune charge, et comme il le disait lui-même, il n’était rien, mais ses frères l’employaient dans toutes les négociations qui intéressaient leur communauté ; il avait un esprit cultivé, des manières polies et distinguées, un bel extérieur et l’une des plus heureuses physionomies que l’on pût rencontrer. Un tel modèle était une bonne fortune pour M. Rey qui, pendant qu’il conversait, prit ses crayons. Cette attention n’échappa pas à l’œil vif du Père, qui feignit de ne pas s’en apercevoir, continua sa conversation et donna à notre peintre le temps de terminer son ouvrage.

Nous devons mentionner M. le baron et Mme la baronne Duhavelt, qui se rendaient avec lui dans la Terre-Sainte; nous ne pensions pas en nous séparant à Syra, qu’après avoir parcouru, eux la Syrie, nous la Grèce et l’Asie-Mineure, nous nous retrouverions sur le Nil, que nous courrions la même fortune jusqu’à Patras où se fit une seconde séparation, et que nous nous rencontrerions enfin à Lyon, sur le bateau à vapeur, se dirigeant vers Paris.

Une liaison affectueuse s’était formée entre nous. La baronne Duhavelt cultivait les arts, son mari les aimait et s’en entretenait avec plaisir. Le 12 du même mois, nous abordâmes à l’île de Syra, où nous fûmes reçus à bord d’un vaisseau autrichien. Après avoir navigué la nuit entière sur le golfe Saronique, et passé en vue du cap Sunium, de l’île d’Egine, de Phalère, de Munichie, nous entrâmes dans le port du Pirée, que Thémistocle avait réuni à la ville d’Athènes par des murs formés de grands blocs dont on voit encore les nombreux restes où l’on peut admirer la régularité de l’œuvre et la perfection du ciseau. Déjà nous voyions l’Acropole et nous distinguions les Propylées et le temple de Minerve. La chaîne du mont Hymète au midi, celle du Parnès au nord, le Licabet, le Pentélique à l’orient, forment le bassin au milieu duquel Athènes est située. Pour y arriver, on traverse des champs d’oliviers demeurés vastes encore malgré les ravages de la dernière guerre.

Athènes est une ville nouvelle; l’ancienne a été détruite dans la guerre où les Grecs, au prix de leur sang, ont conquis leur indépendance. Elle est partagée par les larges rues d’Hermès, d’Eole, de Minerve. On y remarque le palais de l’Université dans lequel l’auteur a fait preuve d’un talent formé par l’étude des monuments de la Grèce, des églises de petite proportion, mais dont la disposition intérieure et la forme extérieure qui en est le résultat, sont aussi constantes que la forme du culte à l’exercice duquel elles sont consacrées. Uniformité sage, conforme à la raison, au bon goût, tradition des arts des anciens Grecs et de ceux de Rome, où les formes affectées aux édifices consacrés à la divinité dans les temples, aux plaisirs du chant et de la poésie dans les théâtres, aux exercices du corps dans les thermes et les gymnases, avaient des formes constamment semblables; et c’est parce qu’il en était ainsi que nous pouvons reconnaître chez les Grecs et chez les Romains l’espèce de monument auquel ont appartenu les fragments qui ont échappé à une totale destruction.

Nos premiers pas se dirigèrent vers l’Acropole; c’est avec un sentiment religieux que les vrais admirateurs de l’antiquité s’approchent de cette enceinte qui renferme tant de précieux monuments aux formes majestueuses et pures, riches par leur matière, admirables par leur exécution. D’abord les Propylées, magnifique entrée de la citadelle, précédés eux-mêmes de deux autres monuments qui en appuyent les ailes; d’un côté, la Pinacotheca, édifice jadis orné de peintures historiques par Polygnote; près de lui, le piédestal qui portait la statue équestre d’Agrippa; de l’autre côté, le temple de la Victoire sans aîles, monument ionique élevé sur le lieu même d’où se précipita Egée, à la vue de la voile noire fatalement laissée au vaisseau qui ramenait son fils.

Au-delà des Propylées apparaît le Parthénon, de grandeur colossale, merveille de l’art où l’on admire les proportions harmonieuses des parties entre elles, la simplicité noble des formes, la beauté de la statuaire, la richesse et l’élégance de la peinture, dont quelques traces sont conservées. Ce monument, malgré l’explosion des poudres et la spoliation des Anglais, est encore demeuré l’un des plus entiers qui se voient sur le sol de la Grèce. Si l’explosion a renversé les murs de la Cella, elle n’a pas atteint les colonnes des deux façades et un grand nombre des colonnes latérales. Le fronton occidental est debout; deux statues, bien que mutilées, existent encore dans ce fronton; elles font juger de l’effet que devait produire ce tableau composé de statues, et dont nous jouirions encore, si elles n’avaient suivi les bas-reliefs de la frise et l’une des cariatides du Pandrosium dans le musée de Londres. En échange, les auteurs de ces spoliations ont laissé un massif de pierre pour suppléer une statue, une tour carrée en moëllons surmontée d’un cadran, et une église gothique, étrange conception de ces Scandinaves à Athènes, en face du Parthénon.

Passant de l’examen des formes à l’étude de l’exécution, avec quelle surprise ne s’aperçoit-on pas que l’œil peut à peine suivre la ligne de jonction des blocs entre eux; et lorsque, par le renversement des colonnes, on reconnaît que la surface des tambours a été dressée et la planimétrie des lits obtenue par le frottement de l’un sur l’autre, lorsqu’appliquant l’instrument à plomb, sur la hauteur de la colonne, on voit que, pour obtenir la plus grande stabilité possible, on leur a donné un talus plus fort à l’extérieur qu’à l’intérieur du portique; que, pour augmenter la force des angles du périptère, on a donné aux quatre colonnes angulaires un diamètre plus grand qu’aux colonnes intermédiaires, afin aussi de rendre à l’apparence de leur volume ce que leur isolement aux extrémités des ailes devait leur faire perdre.

Mais quelle a été l’intention des auteurs de ce monument en donnant aux marches qui forment le soubassement des colonnes et à l’entablement qui les surmonte, une courbure sensible à un œil attentif et exercé, particularité que nous avons également remarquée au temple de Thésée, de sorte que les quatre angles, dans l’un et l’autre édifice, s’abaissent et que les quatre points intermédiaires s’élèvent en suivant une insensible progression; la solution de cette question nous révèlerait peut-être la connaissance de quelque profonde théorie qui ne nous est pas parvenue.

Hors de l’Acropole qui renferme de plus le temple d’Erechthée et une quantité considérable de fragments d’architecture, de statues, de bas-reliefs, d’ornements, d’inscriptions, de tombeaux, sont les autres monuments recueillis par Stuart, et avant lui par Leroy, tels que le monument choragique de Lysicrates, dont nous devons mentionner l’architrave et la frise faites d’un seul bloc dans tout leur développement circulaire, disposition favorable à laquelle on doit en grande partie sa conservation; le monument choragique de Thrasyllus, dont les inscriptions, les frises, les chapiteaux sont renversés au pied de la grotte dont ils formaient l’entrée. Une statue surmontait cet édifice, elle figure au musée de Londres, à côté des bas-reliefs du Parthénon; vanité de posséder, plus funeste à l’art que la barbarie des Turcs.

Espérons que les villes qui jouissent de semblables richesses s’opposeront enfin à ce vandalisme, et déjà le gouvernement grec fait exercer la plus active surveillance sur les curieux étrangers, et notamment sur ceux de la nation britannique. Il est secondé d’ailleurs par les Grecs, ce peuple éminemment intelligent qui connaît le prix des trésors qui se rattachent à l’histoire de son pays.

Nous n’entrerons ici dans aucun détail sur les autres monuments que nous avons étudiés: la tour des Vents, si remarquable par sa poésie; l’entrée de l’Agora, le temple de Thésée encore intact dans son ensemble, la tribune où a parlé Démosthènes sur le Pnix, la colline de l’Aréopage, sur laquelle étaient des sièges de marbre, placés aujourd’hui auprès du portique du temple de Thésée, la fontaine Callirhoë qui, dépouillée de tout le prestige qui peut flatter l’imagination, n’est plus qu’un amas d’eau impure dans le creux d’un rocher, au milieu du lit desséché de l’Illissus; le Stade, situé sur la rive gauche de ce fleuve, et auquel on parvenait par un pont à trois arches dont on retrouve les deux piles extrêmes et les substructions des deux piles intermédiaires; les monuments de l’époque romaine, tels que le théâtre d’Hérodes Atticus, le temple de Jupiter Olympien, et l’arc portant la double inscription où sont les noms de Thésée et d’Hadrien; les restes du Stoa, où se réunissaient les philosophes dont la secte avait pris le nom; le monument honorifique élevé à Philopapus sur la colline du Musée, et les restes du gymnase de Ptolémée. Tous ces précieux débris de l’antique Athènes ont été mis sous la sauve-garde de M. Pittakys, que son amour pour les arts et ses profondes connaissances en archéologie ont dû placer à ce poste honorable.

Qu’il nous soit permis de payer ici notre tribut de reconnaissance à ce savant, aussi modeste qu’éclairé. Que d’observations délicates nous auraient échappé dans nos visites aux monuments de l’Acropole, s’il ne nous eût initié aux connaissances que de longues méditations lui avaient acquises! pouvions-nous, d’ailleurs, n’être pas flattés d’un accueil auquel il se livre toujours d’autant plus volontiers quand il s’adresse à des Français; car, enfin, il nous est doux de le dire, il y a sympathie entre la nation grecque et la nôtre, nous l’avons éprouvé partout et auprès de toutes les classes de ce peuple ami, le nom de Français est un titre à leur affection. Nous lui devons en partie l’accueil que nous avons reçu de M. Typaldos, bibliothécaire de la ville, de son second, M. Apostolidis, et leur empressement à nous fournir les renseignements dont nous avions besoin. Le crédit dont jouit auprès des Grecs notre ministre plénipotentiaire, M. Piscatori, est le résultat de sa nationalité et de son dévouement à la cause des Grecs pendant leur sanglante guerre contre leurs oppresseurs; toujours disposé à être utile à ceux de sa patrie, le moindre intérêt qui les touche trouve sa place parmi les soins et les intérêts généraux qui l’occupent. Enfin nous avons eu pour nous mettre sur la voie de nos explorations les conseils et l’assistance amicale et empressée de notre compatriote, M. Couchaud, architecte résidant à Athènes, qui, sachant notre voyage, était venu à notre rencontre au Pirée. Nous avons trouvé dans l’intérieur de sa famille tout le charme d’une confraternité bien précieuse dans un tel éloignement, et les marques obligeantes du souvenir qu’il a bien voulu conserver de nos anciennes relations.

Un vaisseau partait pour Nauplie, nous en profitâmes pour visiter Tyrinthe, Mycènes et Argos. L’Acropole de Tyrinthe est encore ceinte de ses murs cyclopéens; là se voient des tours, des galeries pratiquées dans l’épaisseur des murs, couvertes par des blocs posés horizontalement et en encorbeillement les uns au dessus des autres. Mycènes, d’une importance historique plus grande, se reconnaît aux murs cyclopéens qui entourent son acropole, et à sa Porte des Lions, du style primitif de la sculpture grecque, où se trouve la justesse des grandeurs respectives unie à une raideur de forme qui rappelle la sculpture des Egyptiens. Mais l’édifice le plus important est le tombeau d’Agamemnon, nommé aussi trésor des Atrides. Ce vaste monument construit dans les flancs de la montagne est circulaire et de forme conique. La voûte est formée, ainsi que la galerie des murs de Tyrinthe, par des assises posées en encorbeillement, en sorte que tous leurs lits sont horizontaux.

Le linteau de la porte offre des dimensions qui méritent d’être rapportées. Sa longueur est de 8 mètres 15 centimètres, sa largeur est de 6 mètr. 50 c., et son épaisseur est de 1 m. 22 c., sa pesanteur ne peut être moindre de 168684 kilogrammes.

On peut apprécier par là l’état des connaissances mécaniques chez les Grecs à l’époque de cette construction. Sans ces antiques témoins, cette opulente Mycènes aurait entièrement disparu. Des terres incultes, des monts arides, occupent le sol où elle a existé ; quelques pâtres, des chiens féroces, sont les seules rencontres que l’on fasse dans ce désert.

Argos n’est qu’à quelques milles de Mycènes. Bien que son aspect soit celui d’un village, que ses maisons soient la plupart en terre, elle a quelque importance dans la Grèce moderne, puisque les députés s’y réunissaient au temps de la présidence de Capo d’Istrias. Son théâtre antique, adossé à l’Acropole, est taillé dans le roc. Non loin sont les restes d’une construction romaine en briques qui paraît avoir fait partie de quelque therme.

Le temple de Cérès, à Eleusis, a été l’objet de nos recherches; il ne reste de ce monument célèbre que bien peu de traces; toutefois on reconnaît le périmètre du temple par ses substructions taillées dans le roc, et les propylées de son enceinte par de nombreux fragments de colonnes et d’entablements en marbre.

D’Eleusis, nous rentrâmes à Athènes, en suivant la voie sacrée. Lorsque l’on voit ces lieux jadis embellis par la verdure des oliviers, si brillants par l’éclat des pompes religieuses, aujourd’hui déserts et brûlés par un soleil ardent, on éprouve un sentiment de profonde tristesse.

D’Athènes, nous nous dirigeâmes vers le mont Pentélique; ses carrières ont fourni le marbre dont furent construits tous les grands monuments, et l’on y voit encore des blocs ébauchés de forme circulaire, qui avaient été destinés dans ces temps anciens à former des tambours de colonne.

Nous avons remarqué, dans le rocher, au bord de la voie, un trou de 25 centimètres de largeur sur 35 centimètres de profondeur, qui paraît avoir servi à fixer quelque partie des agrès employés à tirer des profondeurs de la carrière ou à faire glisser sur la pente du mont les blocs qu’on en avait extraits. On aime à rencontrer ces traces des moyens qu’employaient les Anciens pour l’exécution de leurs grands travaux. Quand l’œuvre est achevée, l’art se montre seul, l’homme s’efface, le monument nous semble être le produit instantané d’une divine création; mais, dans les traces de son exécution, l’homme paraît tout entier, tantôt luttant avec ses seules forces contre les difficultés, tantôt y suppléant par d’ingénieuses combinaisons de forces empruntées. On croit y assister soi-même, l’esprit franchit sans peine les deux et trois mille ans qui nous en séparent. Ici nous voyons un sillon creusé dans le roc, c’est le passage des chars; là, c’est le pic qui a laissé sur la surface du rocher des incisions aussi vives que si elles étaient de la veille; là encore, des blocs préparés n’ont point été achevés, ils ont été abandonnés parce que leurs dimensions étaient insuffisantes, ou parce qu’on leur a reconnu quelque vice de contexture qui les a fait rejetter.

Après avoir péniblement gravi jusqu’au sommet du mont Pentélique, nous découvrîmes la mer d’Egine, le cap Sunium, la pointe méridionale de l’Eubée et la plaine de Marathon. Cette plaine est située à l’entrée du détroit de l’Eubée; son rivage a la forme d’une anse, c’est là qu’abordèrent les Perses. Au pied des montagnes qui la ferment à l’occident, est le bourg de Marathon; entre ce bourg et la mer est un vaste tombeau en terre élevé sur les corps des guerriers morts dans ce combat célèbre.

Au sud-est d’Athènes est le cap Sunium, auquel les restes du temple de Minerve ont fait donner le nom de Cap-Colonne.

Nous partîmes d’Athènes sur des montures pour aller visiter ce monument. Dans notre route, nous passâmes par l’ancienne ville de Thoricos. Son emplacement est marqué par les ruines d’un portique et par les restes d’un théâtre dont l’hémicycle a la forme allongée d’une ellipse, courbure inusitée dans les théâtres, et qui nous fait connaître que les Grecs savaient la varier suivant la disposition naturelle du sol où ils devaient les asseoir.

Après avoir suivi les flancs sinueux de la chaîne du Laurium, on arrive au promontoire Sunium; sur son plus haut sommet s’élève le temple de Minerve. C’est de ce lieu que Platon entretenait ses disciples d’un Dieu unique et de la création de l’univers. Et quel lieu était plus capable de lui inspirer ses sublimes pensées! un ciel admirable, une mer sans bornes, semée d’îles habitées par des populations heureuses, un temple, dont les formes nobles et pures entraient harmonieusement dans le magnifique tableau qui se déroulait à sa vue.

Il ne reste aujourd’hui de ce temple que douze colonnes qui sont rongées par les vapeurs salines de la mer; il était entouré d’une enceinte dans laquelle on entrait en passant par des propylées dont les ruines se remarquent encore. Non loin du cap, on voit l’île où plutôt le rocher de Patrocle, et l’île où Paris, ravisseur d’Hélène, vint aborder, où il s’unit à elle pour la première fois.

Pendant ces explorations, la révolution de la Grèce se préparait, elle était près d’éclater. Dans la nuit du 14 au 15 septembre, des bruits tumultueux nous réveillent, nous en demandons avec inquiétude le sujet; les Grecs, nous dit-on, font leur révolution. Le peuple en armes était rassemblé autour du palais du roi, les canons étaient braqués contre ses portes, les canoniers n’attendaient que le signal. Quelles pouvaient être les suites de ces démonstrations? et si les troupes eussent opposé de la résistance, quel aurait été le sort des étrangers qu’aucune marque distinctive ne pouvait empêcher de confondre avec des Bavarois, objets de la faveur du roi, et devenus odieux aux Grecs? Un des chefs de la révolution, Calergi, nous apparut à cheval entouré du peuple qui le saluait par ses acclamations; il tenait une couronne qui lui avait été décernée. Ainsi ces usages des temps antiques semblent être inhérents au génie du peuple grec.

L’orage grandissait. Dans toute la Grèce les populations étaient attentives au signal que devait donner Athènes, afin d’accourir en armes, si la révolution éprouvait de la résistance. Déjà les peuplades voisines se rendaient à la capitale vêtues de leurs manteaux à longs poils, armées et dans une attitude sombre et résolue. Toute la ville attendait dans l’anxiété la fin de cette journée qui devait voir ou l’accord s’établir entre le gouvernement et le peuple, ou le sang couler à flots. Mais la défection fut complète du côté du roi, les bases d’une constitution lui furent présentées, il les signa, et l’on vit la joie renaître dans la ville, et l’on entendit le peuple saluer le roi de ses acclamations.

Telle fut l’œuvre d’une seule journée; toutefois, les flots de cette mer agitée ne pouvaient au loin se calmer si promptement, et nous ne pouvions, sans courir quelques dangers, nous éloigner d’Athènes pour visiter les pays situés au nord; nous déplorions ce contre-temps à notre voyage, et nous regrettions d’être venus assister à une révolution où nous n’avions que faire et qui devait peut-être nous obliger à monter sur le premier vaisseau qui ferait voile pour la France.

Relation du voyage fait en 1843-44, en Grèce et dans le Levant

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