Читать книгу Considérations morales sur la destination des ouvrages de l'art - Antoine Quatremere De Quincy - Страница 4
ОглавлениеCONSIDÉRATIONS MORALES SUR LA DESTINATION DES OUVRAGES DE L’ART.
ON a souvent demandé quelles furent les causes morales de la grande perfection des Arts en Grèce. A cela, il y a une réponse qui, si elle ne comprend pas toutes ces causes, en renferme au moins un très-grand nombre. On peut, ce me semble, répondre d’un seul mot, que la supériorité ou la perfection qu’obtinrent les Grecs en cette partie, fut due à ce que chez eux les arts étaient nécessaires.
Nécessaire peut s’entendre ici sous plus d’un sens et se dire de plus d’une manière.
Si l’on parle des Arts, en les considérant dans leur génération et dans la propriété qu’ils ont de se produire, de se perpétuer d’eux-mêmes sans aucun secours étranger, nécessaire signifie obligé forcé d’être. C’est ce qu’on nomme spontanéité dans le règne naturel, force des choses ou fatalité dans l’ordre moral.
Lorsqu’on envisage les arts dans l’exercice habituel qui s’en fait chez une nation, le mot nécessaire exprime cette liaison naturelle qu’ils ont quelquefois avec les principaux besoins des hommes en société, ce qui met la forme d’une société dans une telle dépendance des Arts, que, sans eux, cette forme cesserait d’exister. Telle est, par exemple, l’espèce de nécessité de l’écriture.
Envisagés dans l’emploi qu’on fait de leurs productions, les Arts seront et s’appelleront aussi plus ou moins nécessaires, selon l’application qu’on saura faire de leurs ouvrages à des usages précis et utiles. On appelle donc ouvrage nécessaire, celui qui a un but fixe et déterminé, un emploi tellement positif, que cet emploi fasse un devoir à l’auteur de lui imprimer un caractère spécial, contraigne le spectateur d’en porter un jugement conforme aux raisons qui l’ont fait produire, et le public d’en recevoir des impressions uniformes et déterminées.
Si l’on veut se rendre compte plus en détail des causes qui concourent à la perfection des Arts, on verra qu’il en est peu d’étrangères à ces trois espèces de nécessité. Les causes même qu’on fait dériver, soit de l’enseignement, soit des encouragemens, soit des récompenses, se rattachent plus immédiatement qu’on ne pense à l’action première de la nécessité.
Quel fut ce peuple où l’on vit les exemples produire les règles du beau dans les œuvres de l’imitation, et les règles reproduire des modèles de plus en plus achevés; où l’on vit l’exécution créer les méthodes, et les méthodes simplifier l’exécution; où les chefs-d’œuvre de toute espèce, et tous les genres d’encouragement réunis laissent encore à douter si le génie fut plus honoré par les récompenses qu’il ne les honora lui-même? Quel fut ce peuple? Ce fut celui chez lequel les Arts d’imitation naquirent et se développèrent comme des planter indigènes; ce fut celui dont toutes les institutions sociales, politiques et religieuses étaient fondées sur les Arts d’imitation; celui chez lequel toutes les grandes actions immortalisées, toutes les belles affections consacrées, tous les sentimens personnifiés par des signes publics, ne permettaient à l’Art aucun monument oiseux ou inutile, ni à l’artiste aucun ouvrage qui n’eût un emploi nécessaire.
En indiquant les trois degrés de causes nécessaires qui produisent les Arts, j’ai fait voir assez clairement quelles sont celles de ces causes dont il ne nous est pas permis d’attendre le retour.
Ainsi, il n’est pas en notre pouvoir de reproduire les effets qui dépendent de la nécessité, en tant que signifiant les causes originaires ou naturelles, s’il est vrai que plusieurs de ces effets appartiennent à l’âge même de la société, et aux révolutions périodiques de l’esprit; s’il est vrai que le genre humain ait eu aussi son enfance et sa jeunesse, et que, pour l’espèce comme pour l’individu, cette saison de l’imagination et des riantes passions une fois écoulée, il ne soit plus possible de retrouver dans l’âge de l’observation et de l’expérience, ni cette fraîcheur d’idées, ni cette chaleur de sentiment qui sont le privilége du printemps de la vie.
On en doit dire autant des effets produits par l’espèce de nécessité qui est celle des causes sociales. Comme personne ne peut les créer à volonté, il n’est donné à personne d’en faire naître les conséquences ou les résultats. La forme de chaque société politique précède, en chaque pays, le développement des Arts d’imitation. Lorsque le principe de la nécessité de ces Arts ne s’est pas incorporé avec le principe d’existence d’une société, nul moyen de l’y introduire après coup. C’est une greffe tardive que repousse une sève trop avancée.
L’action particulière de l’homme, si distincte de l’action générale de la nature, ne saurait donc suppléer la double vertu qui résulte de ces deux élémens de nécessité. On ne saurait faire ni que les Arts soient nés d’eux-mêmes, ni qu’ils se soient fondus avec les institutions primitives d’une nation.
Il n’en est pas tout-à-fait ainsi du troisième genre de nécessité dont on a parlé, c’est-à-dire des rapports d’utilité que peuvent avoir ou acquérir avec la société les ouvrages de l’Art. Si le génie des artistes, dirigé par ceux qui les emploient, vers un but utile et noble, en reçoit plus de force; si une destination précise et déterminée des ouvrages rehausse leur valeur, et en explique mieux l’intention aux spectateurs; si l’accord de l’ouvrage avec sa destination, avec les circonstances et les motifs qui l’ont fait produire, ajoute à son effet et aux impressions qu’on en reçoit, on ne saurait nier qu’il ne soit en notre pouvoir de s’emparer de quelques-unes de ces causes secondaires, d’en diriger, d’en développer et d’en conserver l’action.
En effet, les causes dont je veux parler ici sont plus ou moins indépendantes de ces élémens primitifs de l’ordre naturel ou politique, élémens qui nous dominent, et que nous ne dominons pas. Elles dépendent plus qu’on ne pense de l’action des hommes qui, par leur position, peuvent influer sur la direction des Arts, des artistes et de leurs ouvrages. Ainsi ces causes se développeront d’une manière utile ou nuisible, selon l’impulsion qu’on saura donner à certaines habitudes sociales; selon que les leçons de la théorie cultiveront en nous un sentiment plus ou moins éclairé des principes du goût; selon qu’on favorisera certaines opinions, certains usages propices ou contraires aux Arts.
Mon dessein n’est donc pas de traiter ici des deux premiers genres de nécessité. L’examen de ces sortes de causes peut être un sujet curieux pour le philosophe; mais une fois qu’elles sont reconnues pour être hors de notre pouvoir, tout ce qu’on peut en dire est sans application.
Me bornant à ce qui appartient au troisième degré de nécessité, je n’entreprendrai pas encore de développer tous les effets utiles qu’il est toujours possible d’exiger des Arts. Je veux me contenter de faire voir que c’est à augmenter et à multiplier les rapports utiles qu’ils ont avec la société, que doit consister tout bon système d’administration et d’encouragement en ce genre. Cette action aura lieu, soit en appliquant les artistes à des ouvrages susceptibles d’une destination publique et importante, soit en formant, par l’accord des monumens et des ouvrages avec leur destination, le jugement que le public doit porter, et l’opinion qu’il doit se faire des œuvres de l’Art, soit en respectant dans les ouvrages qui ont reçu une destination, les considérations locales, morales ou accessoires, d’où dépend l’impression qu’ils font sur notre âme.
Mon but est de montrer que l’utilité morale des ouvrages d’Art, ou leur application à un emploi noble et déterminé, est la plus importante des conditions nécessaires à l’artiste et à l’amateur pour produire et pour juger; au public, pour sentir et goûter les beautés de l’imitation.