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À Valle Chiara

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Oskar se réveilla en sursaut. Il avait du mal à se souvenir des événements de la veille. Comment avait-il échoué dans cette chambre inconnue ? Par la fenêtre, une faible luminescence blanchâtre révélait une lumière hivernale. Il regarda sa montre et découvrit, surpris, qu’il était dix heures du matin. Il allait se lever d’un bond, mais se recoucha de nouveau : il n’avait rien à faire. Il était en vacances. Il se trouvait dans une pièce pleine d’objets anciens ; quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il observa tranquillement les objets du passé, l’un après l’autre.

Aimait-il donc tant le passé ? Le passé est une obsession, les indices que livre le présent remontent toujours à l’enfance. C’est désormais l’hypothèse classique à laquelle presque tout le monde a recours. Il fallait donc repartir en arrière et retrouver le fil coupé… et ensuite ? Ensuite, émerger à nouveau dans le présent, changé. Mais en cet instant, cette éventualité lui sembla irréalisable.

Il avait parfois réfléchi à la façon dont, enfant, il percevait le monde. Il s’agissait d’un monde agréable, alors qu’il attendait l’âge adulte avec impatience. Peut-être que les événements désagréables, qui existaient déjà, ne le touchaient pas de près. À cette époque, il était détaché du Mal. Il avait atteint l’Harmonie sans s’en rendre compte, puis tout s’était désagrégé, à cause des désirs. Personne n’a jamais pu expliquer de quelle façon commence la séparation d’avec l’harmonie. Il suffit d’une banalité quelconque, du fait de désirer quelque chose avec une certaine intensité, peut-être… Quand le désir survient, un Centre se forme et prend une masse énorme, quelque chose se déforme, et c’est ainsi que l’harmonie s’en va pour toujours, avec le Présent, laissant l’Être au milieu des scories éparses de la réalité.

Après, « les choses ne sont plus ce qu’elles sont ».

Cela s’était sûrement passé ainsi. Il avait été jeté d’un train merveilleux, et forcé à errer dans une toundra gelée en ramassant des fragments. Ce train devait aller à la vitesse de la lumière.

On frappa à la porte et Clara entra avec le plateau du petit déjeuner.

— Bonjour ! Bien dormi ? Je t’ai apporté le petit déjeuner au lit parce que tu es un hôte important pour nous. Mon père m’a chargée de prendre soin de toi, dit-elle d’un air malicieux.

Il fut surpris de cet accueil. Il repensa à la mélancolie du paysage de la veille, à l’esplanade désolée du téléphérique sous le grésil. Sans savoir pourquoi, il pensa au premier jour d’école d’un enfant pauvre…

Il avait été accueilli à l’hôtel comme un parent dans le besoin. Ce qu’il vivait n’était pas une situation qui pourrait durer pendant toute sa période de vacances. Il avait déjà ressenti ces sensations de froid et chaud ailleurs, auprès d’autres. Mais il était arrivé dans cet endroit dans un état d’esprit particulier, qui était d’une certaine façon lié au Changement. Oskar resta au lit en savourant son petit déjeuner.

— Tu me parlais hier d’un directeur des installations à qui je pourrais demander des informations.

— Oui, bien sûr, je t’emmènerai le voir ce matin.

Le ciel était couvert, on ne voyait que de rares passants en chemin. Certains transportaient du foin, d’autres nettoyaient, ou réparaient un outil. Mais ils faisaient tout avec lenteur. Oskar pensa à certains automates que l’on trouve sur les horloges des clochers gothiques.

Le bureau du directeur se trouvait à l’autre bout du village. C’était une construction récente d’un seul étage, sans attrait particulier. Clara frappa à la porte, et on vint aussitôt ouvrir.

— Bonjour Monsieur Franchi ! Mon père vous transmet ses salutations -dit-elle, avant d’ajouter en regardant Oskar- je vous présente un de nos clients qui est ici en vacances. Il connaît l’existence du téléphérique et souhaitait obtenir quelques informations.

Les présentations terminées, la jeune femme salua, annonça qu’elle devait faire quelques courses au village et sortit rapidement.

Le directeur était d’apparence timide. Il fit installer Oskar dans un fauteuil face à son bureau et demanda à un employé, qui travaillait dans la pièce à côté, de préparer du café.

— Vous prendrez une tasse de café ? demanda-t-il avec un sourire. Dites-moi, Monsieur, comment avez-vous connu notre petite installation de montagne ?

— Je voudrais d’abord me présenter, je m’appelle Oskar Zerbi. C’est un de mes amis, passionné de montagne, qui m’a parlé de cette installation. À vrai dire, il m’a parlé d’une station de ski, ici à Valle Chiara, qui serait reliée au circuit du Grand Ski-lift.

Il hocha la tête et ajouta :

— Voyez-vous, Monsieur le directeur, je suis arrivé hier et la curiosité m’a poussé vers l’esplanade d’où devraient partir les remontées. Croyez-moi, j’ai été impressionné par l’état d’abandon. Je peux même vous dire que j’ai du mal à croire que ce que j’ai vu puisse être une station de ski.

Le directeur avait écouté en faisant des signes d’approbation continus. Dès qu’Oskar eut fini, il lui dit avec un demi-sourire :

— Monsieur Zerbi, qu’est-ce que vous a vraiment raconté votre ami ? Cela vous semblera peut-être étrange que le responsable d’une station de sports d’hiver pose ce genre de questions à un client, mais au-delà de tout jugement, je dois quoi qu’il en soit reconnaître que pour le moment, il faut considérer le téléphérique comme étant… expérimental.

Cette version plut à Oskar ; il se sentait enfin tiré d’une situation d’irréalité totale.

— Cet ami, qui, je le répète, est passionné de montagne, a mentionné le nom de ce village. Maintenant, je ne me souviens plus précisément s’il avait utilisé votre installation pour rejoindre les pistes ou au contraire pour redescendre dans la vallée. Mais, d’après ce que j’ai pu voir pour le moment, il me semble que c’est un détail important.

— Vous avez raison de souligner cet aspect. Il est plus probable que votre ami soit redescendu par notre téléphérique. Voyez-vous, d’après mes souvenirs, il ne me semble pas qu’un usager inconnu de moi soit passé par ici. Nous n’avons pour le moment utilisé l’installation qu’avec les techniciens, pour les tests.

Le directeur réfléchit un instant, comme pour mieux peser ses propos, puis il affirma énergiquement :

— Notre société a justement décidé d’ouvrir la liaison au public à partir de cet hiver !

— Alors je serai le premier touriste à utiliser l’installation ?

— Pas tout à fait. Disons qu’à part les techniciens, trois ou quatre autres usagers sont montés. Des personnes de confiance, croyez-moi.

Son expression trahit son embarras, et il s’exclama :

—Je vous en prie, je ne peux rien vous dire de plus.

Oskar pensa à son ami qui, d’après ce qu’il comprenait, n’était pas du tout arrivé aux plateaux d’altitude en partant de l’esplanade ; il semblait plus vraisemblable qu’il ait utilisé le téléphérique pour redescendre. Peut-être était-il arrivé par hasard sur les plateaux en venant d’une autre station connue. Et, passant d’une installation à l’autre, il était sûrement redescendu ensuite à Valle Chiara. Il se serait donc agi d’un événement fortuit : un événement singulier. Il imagina alors une arrivée dans la vallée totalement différente du scénario de la veille, quand il était arrivé sur l’esplanade aux dernières heures d’un après-midi pluvieux. Émotivement, une arrivée est bien différente d’un départ, même s’il s’agit de deux événements spéculaires, comme l’aube et le crépuscule.

— Monsieur le directeur, je voudrais vous poser une question : vous avez évoqué des usagers choisis qui ont utilisé l’installation pour monter ; vous m’avez également laissé entendre que d’autres personnes l’ont utilisée pour descendre.

Un homme arriva de la pièce à côté avec une cafetière et deux tasses posées sur un plateau.

— C’est exact ! confirma le directeur, l’expression sérieuse. Voyez-vous, Monsieur Zerbi, le téléphérique est tout juste terminé. L’installation consiste en cabines qui permettent le transport de deux passagers sans skis aux pieds.

Il s’arrêta un instant pour formuler une explication plus logique, puis poursuivit :

— D’accord, Monsieur Zerbi, puisque vous insistez, vous allez devoir prendre conscience d’une situation désagréable. Il est possible, donc, que le téléphérique, après sa mise en service, ait été utilisé frauduleusement pour emmener dans la vallée des personnes qui n’ont rien à voir avec le tourisme.

Oskar était étonné :

— Que voulez-vous dire ? Vous voulez parler de mon ami ?

—Non, pas du tout ! Je suppose que votre ami a utilisé l’installation de façon correcte, après une randonnée en altitude. Peut-être se sera-t-il trouvé dans une situation de nécessité. Je faisais référence à un autre type de personnes, voyez-vous. Je parle des illegales qui s’introduisent sur notre territoire de façon subreptice.

Il but son café, puis poursuivit à voix basse, d’un air circonspect.

— Monsieur Zerbi, j’ai appris que pendant les tests, l’installation était remise en fonction la nuit, toujours en cachette… et c’est ainsi que les clandestins ont commencé à descendre dans la vallée ; ils disparaissaient dans le bois dès qu’ils descendaient des cabines, sur l’esplanade. Je crois qu’ils avaient corrompu les machinistes d’une manière ou d’une autre ; l’histoire circulait parmi les gens du village qui avaient remarqué des visages asiatiques dans la vallée.

Les traits du directeur étaient maintenant altérés. Après un moment d’hésitation, il poursuivit l’exposé de sa version des faits.

— Bien, les nuits suivant cette découverte, nous nous sommes mis en embuscade au départ, et nous avons surpris quelques illegales sur l’esplanade. C’étaient deux Asiatiques, Mongols, peut-être, qui ne parlaient pas un traître mot de notre langue, et il n’a donc pas été possible de découvrir la raison de ce trafic à Valle Chiara.

— Qu’avez-vous fait ?

— Rien. Je les ai laissés partir. Du reste, qu’aurais-je dû faire ? Appeler la police ?

Il se leva, visiblement embarrassé.

— Monsieur Zerbi… En somme, vous avez parlé avec Ignazio, le patron de l’hôtel, au sujet de la naissance de cette initiative ?

— Oui. Il a fait allusion à un inspirateur venu de Californie.

— C’est cela, exactement, un Californien. Une personne de génie, qui, selon moi, ne voulait pas seulement rendre service à son village d’origine, mais aussi mettre en œuvre une expérience complexe de développement du territoire.

— Une expérience ?

— Précisément ! Selon moi, cette personne avait étudié dans le détail un problème relatif aux réseaux. Vous connaissez ces sciences avancées qui étudient analytiquement les systèmes réticulaires ?

— Oui, un peu. Je devrais même être plus au courant, vu que j’ai un diplôme d’ingénieur. Mais ce sont des choses que l’on apprend à l’université et que l’on oublie par la suite.

—Donc vous êtes ingénieur. Félicitations ! Moi, je ne suis qu’un expert-technicien, mais je me suis un temps intéressé aux réseaux, juste par curiosité, sans avoir la possibilité d’approfondir. Eh bien, je crois que le promoteur de cette initiative, le précédent maire du village, poursuivait un projet scientifique. Je suis même sûr qu’il le suit encore, de l’extérieur. Comme on vous l’a peut-être dit, après l’inauguration de la « connexion », comme il l’appelait, il a donné sa démission et a quitté Valle Chiara pour toujours.

Le directeur resta un instant pensif, puis ajouta :

— Je me souviens bien du jour de l’inauguration, le maire avait hâte de s’en aller, comme s’il avait eu d’autres choses à faire. Le chantier s’était peut-être prolongé au-delà des délais convenus.

Ils restèrent tous deux silencieux, l’homme s’était approché de la fenêtre d’où filtrait la mélancolique luminescence hivernale. Dehors, il bruinait.

— Monsieur l’ingénieur, nous nous sommes éloignés de notre sujet. Je vous parlais des illegales qu’il aurait fallu dénoncer. Vous aurez maintenant compris que cette installation n’est pas tout à fait en règle. Le projet a un nom vague, il a été officiellement homologué comme « téléphérique à usage professionnel pour le transport de matériaux ».

— Je n’en comprends pas la raison, il s’agit d’un projet de la commune de Valle Chiara pour développer le tourisme ! Pourquoi tous ces mystères ?

— Je crois que nous touchons au point critique de toute l’affaire. Écoutez-moi bien, Monsieur. La vallée est trop bas, elle est à l’écart des grandes chaînes de montagnes. Une installation touristique pour le ski au sens strict ne serait pas faisable.

— Enfin ! Il me semble que c’est là le nœud de l’affaire.

— Le circuit du Grand Ski-lift est trop loin de la vallée. Sur la Sierra, il y a des milliers de villages qui, au fil du temps, se sont tous dotés d’une belle petite installation pour accueillir le tourisme hivernal. Avec le temps, les villages ont construit des liaisons transversales et ont créé les circuits de vallées ; les circuits de vallées se sont à leur tour rassemblés et ont donné naissance aux consortiums de la Sierra. On en est déjà à parler de amas. Vous êtes au courant de ces initiatives, Monsieur ?

— J’ai lu des choses dans les publicités des journaux. Il me semble qu’à certains endroits, on offre de longues traversées d’une vallée à l’autre en utilisant une sorte de super-forfait.

— Exactement ! Ce sont des circuits de montagne avec des remontées interconnectées. Quand le Professeur est arrivé au village pour assumer la charge de maire, il m’a embauché comme directeur des installations de Valle Chiara. Il m’a précisément parlé de ce Grand Réseau et de la façon dont il allait se développer. D’après ses informations, les consortiums évoluaient toujours, et franchissaient les frontières nationales en intégrant d’autres chaînes de montagnes, dans toutes les directions. En substance, il semble qu’en ce moment précis, personne n’a connaissance de l’extension réelle du réseau. Une immense toile d’araignée, avec des sous-réseaux périphériques, des lignes abandonnées, des connexions sans issue, et ainsi de suite…

— Excusez-moi, Monsieur le directeur, mais pourquoi le maire, ou le professeur, comme vous dites, tenait tellement à relier le village à ce grand circuit ?

—Eh bien, je vous donne la version officielle qui a permis à l’initiative de voir le jour, avec l’accord des gens du village. La connexion au Grand Ski-lift allait être une source de revenus pour cette vallée isolée. L'idée était donc de construire un téléphérique jusqu’aux plateaux… bien que les plateaux soient encore loin du Grand Ski-lift. Mais pour le maire, ce dernier point était sans importance dans le succès de l’entreprise. D’après ses calculs, un flux de trafic jusqu’au Grand Circuit se créerait spontanément autour du terminal. Il serait une sorte « d’attracteur ».

Cette description laissa Oskar assez perplexe.

— Une connexion illégale au Grand Ski-lift… Des gros sous, c’était ça, le projet !

— Plus ou moins. En réalité, notre installation s’arrête sur le premier plateau, à plusieurs miles du glacier central. Il y a encore deux plaines d’altitude à traverser, et croyez-moi, cela n’a rien d’aisé. D'autre part, vous vous rendez sûrement compte de la valeur que peut avoir une voie d’accès au Grand Ski-lift. Vous y êtes déjà allé ?

— Non, jamais.

— Des milliers et des milliers de pistes, de vallées recouvertes par la neige, d’hôtels, et un nombre inimaginable de structures de loisirs. Le tout à disposition des clients.

— Mais il doit bien y avoir une procédure de contrôle d’accès à ce Circuit ? demanda Oskar, abasourdi. Il doit falloir avoir une carte, il y a sûrement des contrôles permanents de la part du personnel des remontées.

—Vous avez raison, mais cependant, d’après les recherches demandées par le Professeur, le Grand Ski-lift est devenu au fil des ans un système trop complexe. Je m’explique : il semble qu’il y ait actuellement des milliers de cartes en circulation, un type pour chaque village homologué par le Grand Ski-lift, et que chaque année plusieurs centaines de nouvelles cartes soient distribuées. Par ailleurs, le personnel de contrôle est réduit au minimum, à cause des frais de gestion.

Oskar essaya de se souvenir des contrôles effectués quand il allait skier, des années auparavant. Mais cela faisait trop longtemps qu’il n’allait plus à la montagne. C’est peut-être pour ça que ces vacances à Valle Chiara lui avaient fait envie. Il avait sûrement besoin de se souvenir de choses qui s’étaient évaporées de son âme, et qui étaient peut-être liées au ski.

Le directeur ouvrit un tiroir et en sortit une carte.

— Nous aussi, dans la vallée, nous avons fait imprimer nos cartes.

— Mais ce n’est pas illégal ?

— Pas vraiment, si l’on en croit les consultants que le maire avait sollicités. Ce document a été rédigé de façon à ne pas enfreindre la loi. C’est une carte avec le nom du village, voilà tout.

Oskar examina le petit morceau de carton coloré :

— Je me souviens que pour accéder aux remontées mécaniques il y avait des contrôles automatiques sur des bandes magnétiques.

—Ce n’est plus le cas, apparemment, les contrôles faits par des machines reviennent très cher en entretien. C’est pour cela que le Grand Ski-lift ne peut pas exagérer avec les inspections, il faudrait pour cela un nombre excessif de contrôleurs et une forêt de dispositifs éparpillés sur la plus grande partie de l’hémisphère boréal.

Oskar demanda encore au directeur le type de carte qu’ils avaient choisi à Valle Chiara : ils n’avaient fait imprimer que des cartes pluriannuelles. Un document de transit permanent, concrètement : le summum de ce que le Grand Ski-lift pouvait offrir à un client.

Oskar se leva. La logique de ce projet était défaillante et l’affaire tout entière était faite de bric et de broc. Mais il était réconforté par ce qu’il avait découvert : il s’agissait d’une installation « expérimentale ».

Il fit une dernière observation :

— Pour résumer, le maire précédent a voulu construire un téléphérique non autorisé aux abords du Grand Ski-lift, dans l’intention d’attirer un mouvement périphérique vers la vallée. Une dérivation en mesure de s’intégrer au Grand Réseau avec le temps, en somme. C’était bien ça, le contenu du projet, n’est-ce pas, Monsieur le directeur ? Comme l’initiative en est encore à ses premiers pas, il est impossible de savoir si l’hypothèse du maire est valable. D’après ce que vous m’avez vous-même dit, on pourrait au début constater un afflux épisodique dans la vallée. Très probablement des personnes égarées ou en fuite, comme les Asiatiques, qui, une fois sur l’esplanade, s’enfuiraient dans le bois. Parce que c’est bien ce point qui reste obscur : l’idée n’est efficace que si ce programme touristique reste entièrement clandestin. Vous ne trouvez pas ça contradictoire ? Vous me permettrez de vous dire qu’une structure touristique ne peut pas rester secrète, par définition.

—Votre raisonnement est irréprochable, Monsieur Zerbi, mais le maire pensait qu’il n’y avait pas d’autre solution. Au contraire, la clandestinité des débuts devait même devenir un atout, toujours d’après les réflexions qu’il avait eues. Puis il regarda Oskar dans les yeux :

—Avez-vous idée du nombre de gens que brasse le Grand Ski-lift ?

— Non, pas la moindre.

— Eh bien, des millions de personnes, et pas uniquement des touristes. Le Circuit est maintenant devenu un gigantesque réseau dont personne ne connaît les limites. On dit qu’il existe des groupes extérieurs qui se sont formés à l’insu des actionnaires, que des consortiums transnationaux sont en train de se constituer ; certains les appellent même les superamas. Quelque chose d’immense, où le ski alpin est devenu un élément mineur, peut-être même une simple façade. Dans le projet du maire, il suffit de s’approcher le plus possible du Circuit pour créer mouvement et richesse dans la vallée.

Le directeur s’interrompit un instant, puis affirma :

— Même si les clients potentiels devaient au début être des voyageurs perdus en montagne !

— Je vous remercie pour toutes ces informations, et, vu les circonstances, je vais réfléchir… essayer de comprendre si c’est bien opportun de monter sur les plateaux.

— Je comprends vos hésitations, Monsieur. Mais ce serait tout de même une expérience importante, c’est du moins ce que pensait le maire, qui a été le premier usager à tenter de rejoindre le point d’insertion dans le Grand Ski-lift.

— Alors le maire a quitté la vallée en utilisant cette connexion ?

Oskar posa sa question très sérieusement.

—C’est exact, il est monté, sa carte autour du cou, et nous ne l’avons plus revu depuis. Du reste, il m’avait lui-même confié qu’il ne reviendrait plus à Valle Chiara.

Prenant congé, Oskar serra la main du directeur. Dehors il ne pleuvait plus, il y avait un vent léger qui arrivait du bois en bruissant. Il leva la tête vers le ciel et entrevit le disque opaque du soleil passer d’un nuage à l’autre.

Ce qui s’était dit dans le bureau du directeur l’avait jeté dans un état de confusion. Il ne pouvait plus affirmer que la version de son ami était crédible : celui-ci avait dû se retrouver malgré lui au téléphérique de Valle Chiara en arrivant d’une station d’altitude. Il avait probablement utilisé dans un premier temps les installations du Grand Circuit, puis il avait dû s’éloigner des pistes, et, skiant d’un refuge à l’autre, avait échoué sur cette connexion expérimentale de Valle Chiara.

Oskar devait prendre une décision. Il était venu jusque-là pour passer ses vacances de Noël, et pas pour affronter des situations limite. Il avait besoin de se changer les idées, besoin d’activité physique, c’est pour cela qu’il voulait se rendre dans une vraie station de sports d’hiver. Il ne pouvait pas rester à Valle Chiara, cet endroit n’était qu’un point marginal dans le domaine de la Sierra, une zone morte. Qu’il y ait derrière cette installation une histoire étrange, fruit de l’esprit délirant d’un maire à moitié fou, ne le concernait pas. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire que cette remontée n’ait pas les autorisations pour se connecter au Grand Ski-lift ? Ou que Valle Chiara soit un village que le tourisme pouvait lancer ? D’après ce qu’il avait pu comprendre, le directeur aurait quoi qu’il en soit fait fonctionner le téléphérique pour l’emmener à ses risques et périls sur les plateaux par une connexion expérimentale.

Il sentait maintenant qu’il avait perdu son enthousiasme dès son arrivée sur l’esplanade. Et pourtant, il était arrivé plein d’énergie, et il lui avait même semblé un instant être entré dans une nouvelle existence, loin de la grisaille qu’il avait laissé dans la Ville.

Il faisait froid, on apercevait de nouveaux nuages chargés de pluie à l’horizon ; mieux valait s’abriter dans le bar de la place que Clara, la fille du patron, lui avait indiqué.

Il entra dans le bar, peinant à ouvrir une petite porte vitrée à cause du bois qui frottait sur le sol ; à l’intérieur, quelques clients étaient assis autour de trois tables. On jouait aux cartes à deux d’entre elles, et à la une troisième on écoutait un vieil homme qui parlait en patois. Ils portaient tous un chapeau, bien que le local soit chauffé par un énorme poêle de terre cuite placé dans un coin noirci par la fumée.

Le garçon lui indiqua une table libre, en souriant. En savourant un verre de vin chaud, Oskar pensa que cette connexion expérimentale ne pouvait pas être une solution envisageable pour ses vacances de Noël. Il était évident que son ami lui avait donné de la situation une image qui, sans être réellement fausse, était simplifiée. Il y avait cependant des difficultés qu’il n’avait pas prises en considération ; ce n’était pas une excursion organisée comme celles que proposent les agences de tourisme. Il faut un tempérament affirmé pour ce genre de vacances, alors que lui se retrouvait là dans un état d’épuisement qui était la conséquence des années vécues dans l’inconsistance.

Son séjour à Valle Chiara était devenu paradoxal. L’information que lui avait initialement donnée son ami était peut-être incohérente, pour ce que peut valoir un conseil sur une destination touristique hivernale, du moins. Du reste, il n’aurait pas pu prétendre à des images précises sur les paysages qu’il allait trouver. C’étaient plutôt ses propres attentes qui lui semblaient maintenant déplacées. Qu’attendait-il de ces vacances ? Qu’est-ce qui avait pu susciter son enthousiasme initial ? Il ne s’attendait évidemment pas à arriver dans un village touristique à la mode, et encore moins à trouver un lieu organisé. Il avait probablement imaginé quelque chose de comparable à Valle Chiara, mais une fois sur place, tout lui avait semblé confus…

Sur la ligne du Présent, les couleurs d’origine de la vie apparaissent dans les intervalles, ces zones intermédiaires entre un événement et l’autre.

La veille, sur l’esplanade, il avait pris peur, il avait ressenti une grande solitude, sans aucune alternative. D’un certain côté, il n’avait considéré que l’aspect extérieur, une sorte de pellicule sur laquelle appliquer les images traditionnelles de Noël. Il avait en revanche négligé son besoin d’être Reconnu et Accueilli par ses semblables. Après les rites d’usage, il aurait pu déposer sa propre Structure, comme un lourd sac à dos, pour pouvoir se faire absorber dans le cadre. C’est cela, il avait imaginé une danse de l’Accueil dans un village de montagne où il aurait été Attendu.

Il rentrerait en ville le lendemain, il n’avait plus envie, maintenant, de passer Noël dans cette vallée perdue. Ses amis étaient en Ville ; le soir de Noël, chez Joseph, il préparerait une dinde farcie. Il avait des choses à faire, il pouvait passer quelques jours à mettre de l’ordre dans ses affaires avant de reprendre le travail. Il emmènerait Elisa au théâtre, cela faisait un bon moment qu’ils n’y allaient pas.

Un des clients se disputa avec son compagnon, mais après quelques explications, il se remit à jouer en ronchonnant. Le garçon parlait avec un client. Une jeune fille entra par une porte latérale, portant un plateau couvert de verres propres : bien que vêtue légèrement, elle avait le visage échauffé ; elle rangea les verres sur les étagères et ressortit presque en courant par la porte latérale. Quelques minutes après, elle rentra à nouveau dans la salle en portant sur ses bras des bûches destinées au poêle.

Oskar remarqua qu’elle faisait son travail avec concentration, les gestes sûrs, sans jamais se laisser distraire par l’atmosphère environnante. Cette particularité suscita en lui jalousie et admiration : il aurait aimé exécuter ces tâches.

Par la fenêtre, on voyait une neige mouillée qui, en tombant, fondait dans la boue de la rue.

— Je savais que je te trouverais ici !

Oskar s’étonna de connaître quelqu’un dans ce village étranger. Dans un élan d’affection, il se leva et pris la jeune femme dans ses bras.

— Je suis content de te voir ! Une mélancolie m’avait pris, à rester là, tu sais.

— Je suis désolée.

— Je ne sais pas, mon malaise vient peut-être de ce que j’avais des attentes différentes. Cette histoire de connexion avec le Grand Ski-lift m’a fait venir un tas de questions en tête.

— Je comprends ça ! s’exclama Clara, qui, se rappelant la rencontre du matin, lui demanda :

— Que t’a dit le directeur ? C’est possible de monter aux plateaux avec la nouvelle installation ?

— C’est là toute la question. Le directeur m’a assuré que tout peut fonctionner. Au sens strict, l’installation a été construite pour développer le tourisme, même s’il y a des doutes sur sa légalité. Mais d’après lui, ce n’est pas un problème pour un usager.

— Ne t’inquiète pas, cette affaire n’est pas si importante que ça. Tu passeras quand même tes vacances avec nous. Je n’ai pas grand-chose à faire à cette période, les chasseurs ne viendront pas de tout l’hiver, au moins. Je t’accompagnerai faire de belles promenades, et, même s’il n’y a pas de pistes de ski, on passera un beau Noël.

Ces mots lui faisaient plaisir, et il regarda Clara avec tendresse. Cette femme lui plaisait.

Quand ils rentrèrent à l’hôtel pour déjeuner, elle l’aida à défaire ses valises dans la chambre des grands-parents, où il avait déjà dormi la nuit passée. Elle alluma du feu dans la petite cheminée, qui n’était pas utilisée depuis des années : la pièce se remplit de fumée, et tous deux essayèrent alors de nettoyer le conduit en s’aidant du manche d’un balais.

Dans la cuisine de l’hôtel, les propriétaires avaient déjà fini de manger.

— Bonjour Monsieur Zerbi ! dit l’homme en souriant. Ma femme et moi préférons manger tôt, nous avons des horaires à respecter. Mais ne vous inquiétez pas, ma fille vous tiendra compagnie.

— Alors, que dis-tu de rester à Valle Chiara pour Noël ? lui proposa Clara après le repas, tandis qu’elle mettait les assiettes dans l’évier.

— D'accord. Je n’ai pas encore pris ma décision pour le téléphérique qui monte aux plateaux… honnêtement je ne m’attendais pas à ce que les choses soient si compliquées. Mais je pense que je resterai encore quelques jours avec vous.

Clara semblait heureuse de cette décision. Mais lui était contrarié : son programme initial pour les vacances de Noël était compromis, et il se sentait d’autant moins enclin à prendre de nouvelles initiatives. Il était découragé, en somme, il voyait devant lui une trame très serrée qui ne lui laisserait aucune liberté.

Il retourna dans sa chambre, l’esprit fatigué, et le cerveau piqué par des milliers d’épingles. Il s’allongea sur le lit, fixant dans la pénombre les objets anciens éparpillés sur les meubles et accrochés aux murs, des objets de mauvais goût que, de toute évidence, les propriétaires avaient acheté dans des foires de campagne. C’étaient des souvenirs qui n’auraient rien dû signifier pour lui, mais que, conditionné par sa mémoire, il sentait pourtant comme familiers, exactement comme la cuisine de l’hôtel. C’était la part « archaïque » de son Être.

Tout commence dans l’enfance : sans aucune défense, sans avoir la possibilité de choisir les situations favorables, par définition. Le fait que les souvenirs ne soient sélectionnés qu’au cours de la « vie » était un fait qu’Oskar tenait pour un aspect étrange de l’existence. Cela voulait dire que l’Être est enfermé pour toujours dans une espèce d’aquarium. Une banalité à laquelle il n’avait jamais réfléchi sérieusement. Il avait parfois examiné la possibilité de vies prénatales ou de réincarnations, mais il était convaincu qu’il s’agissait d’évocations qui n’allaient pas au-delà des explications sur le « déjà vu ».

Il s’endormit et rêva qu’il glissait sur une longue vague, parfaitement lisse, sans la moindre strie. C’était certainement un rêve important, dont il ne voulait pas se détacher, il s’agissait peut-être d’un Archétype incarné dans des signaux purs, comme le mouvement ondulatoire, par exemple.

Quand il ouvrit les yeux, il faisait encore nuit noire, la pièce lui apparut à la seule clarté irrégulière des braises de la cheminée. Il se sentait épuisé. Il regretta d’avoir quitté la Ville, même s’il se rendait compte qu’il y vivait mal, noyé dans l’inutilité qui lui avait rongé l’âme. Il était malade depuis trop longtemps, du reste, pour pouvoir espérer une résurrection et, pour survivre, il avait abusé des émotions, qui avaient fini par se déformer. Il décida donc qu’il rentrerait en Ville le lendemain. Il ne pouvait pas rester dans cet hôtel à mendier la compagnie de la fille des propriétaires, qui s’étaient peut-être entendus entre eux pour ne pas le laisser seul. Clara était charmante, ou du moins elle lui paraissait charmante dans ces circonstances. Il lui semblait qu’elle vivait une vie plutôt compacte, de celles où les pensées existent à l’état solide.

L’idée d’accéder au Grand Ski-lift était maintenant devenue un exploit hors de sa portée. Oskar n’était plus en mesure d’emprunter seul le téléphérique, et encore moins de passer la nuit en altitude dans un chalet d’alpage perdu. Il pensa qu’il en serait certainement mort, anéanti par une immensité qu’il ne pouvait assimiler.

Malgré sa fragilité, il oubliait parfois son mal-être et rêvait de parcourir le vaste monde, seul, sans destination précise, comme aurait pu le faire n’importe quel sage capable d’identifier les infinies nuances de la liberté.

Il était maintenant tout à fait réveillé, et ne se sentait plus fatigué. Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, la chambre commençait à lui procurer une sensation de bien-être, car il était allongé sur une surface sur laquelle glissaient les sentiments de sécurité et de continuité : un lieu lunaire, la Mer de la Tranquillité.

Clara ouvrit lentement la porte, s’approchant du lit pour vérifier si Oskar dormait : en le voyant les yeux ouverts, elle sourit et lui posa une main sur le front.

— Je suis venue il y a un bon moment pour t’emmener aux sources voir le coucher de soleil. Tu te plaignais dans ton sommeil, tu as dû faire un cauchemar.

— C’est vrai ?

— Tu avais le front brûlant, dit-elle à voix basse.

— Quelle heure est-il ?

— Presque minuit.

Oskar fut surpris, il devait être très fatigué pour avoir dormi autant. Mais il se sentait mieux.

Ils trouvèrent une lampe à pétrole et l’allumèrent, puis s’assirent près de la cheminée, restant l’un à côté de l’autre devant le feu, sans rien dire. Ce fut Oskar qui rompit le silence :

— Qu’est-ce que tu faisais, quand tu étais en Ville ?

— J’étais inscrite à l’Académie des Beaux-Arts, et tant que je faisais mes études, je me suis amusée. J’avais plein d’amis, j’ai même joué dans un bar, j’aime la musique.

— Bien ! Bravo, tu ne pouvais pas faire mieux. Et qu’est-ce qu’il s’est passé, ensuite ?

Clara se fit sérieuse, s’installa plus confortablement dans son fauteuil.

— Les problèmes sont apparus quand j’ai commencé à travailler. Le travail est quelque chose d’incompréhensible, en Ville. Je crois qu’il n’y a que très peu de gens qui comprennent comment cela fonctionne.

— Je pense que tu as raison, le travail est une chose vraiment mystérieuse…. Et tu es donc rentrée à Valla Chiara ?

— Bien sûr. Quel sens ça avait de rester en Ville ? J’aurais fini par avoir une existence plate.

C’était vrai, pensa Oskar. Par certains aspects, les impressions de Clara n’étaient pas très différentes des siennes.

— Toi, par contre, tu es ingénieur, pas vrai ? Où travailles-tu ?

— À la H.M.C. comme expert des matériaux.

— Ça doit être intéressant, comme travail.

— Assez. Mais les derniers temps, j’ai trop travaillé, c’est pour ça que je suis en vacances.

Il y avait une place qu’il connaissait bien, en Ville, et c’est là qu’il avait retrouvé un homme qui ne lui avait pas proposé de partir en vacances, mais… de s’insérer dans le Grand Ski-lift, comme si c’était un travail à accomplir.

Clara se tourna vers lui et lui posa délicatement une main sur le front, et le caressa.

— Je sais tout. J’ai compris que quelque chose n’allait pas dès que je t’ai vu dans la salle à manger. Je me suis intéressée à toi parce que j’ai pensé que tu avais besoin de quelqu’un.

Ils s’embrassèrent longuement, puis s’endormirent dans les bras l’un de l’autre.

Il se réveilla en sursaut. La jeune femme dormait. Clara lui sembla très belle, il sentit qu’il s’attachait. Cette pièce pleine de souvenirs de famille lui plaisait, et il aimait parler avec Clara : il ne se sentait plus seul, et ressentait même quelque chose de plus essentiel, la Protection.

Le lendemain, ils partirent se promener dans la forêt, le soleil apparaissait de temps à autres entre deux nuages, et ses rayons illuminaient alors le paysage ; puis il disparaissait à nouveau, laissant les arbres dans une pénombre opaque.

Oskar et Clara passèrent quelques jours ensemble. La nuit, ils parlaient longuement dans la chambre des souvenirs, puis ils s’endormaient, enlacés. Un jour ils allèrent jusqu’à l’esplanade du téléphérique. C’était le matin, la lumière était forte, Oskar regarda les câbles d’acier monter au-dessus de la forêt : on voyait les petites cabines émerger après une deuxième crête, puis, de plus en plus haut, les câbles s’enfiler dans un passage qui disparaissait contre le ciel. On devinait que l’installation continuait ensuite à monter pour atteindre une altitude invisible de là. Mais, aussi loin que portaient les yeux, on n’apercevait aucune trace de neige, à l’exception de quelques taches blanches près des buissons.

Il n’éprouva aucune répulsion, cette fois-ci, et observa même avec curiosité la chaîne interminable de pylônes qui s’étirait le long des pentes de la montagne. De leur point d’observation, l’existence des plateaux semblait invraisemblable...L’installation ressemblait à une échelle magique pour s’élever vers le Ciel, et Oskar émit l’hypothèse que son promoteur avait peut-être voulu ouvrir une espèce de trappe vers un autre Monde.

Il pensa qu’en cet instant, il aurait pu monter seul sur les plateaux ; mais au village, il avait rencontré Clara, la fille du propriétaire de l’hôtel.

Il la prit dans ses bras :

— Clara, je t’aime.

— Tu vas rester encore quelques jours ? demanda la jeune femme en souriant.

— Tu sais, maintenant que je te connais, j’aime cet endroit. Mais oui, Valle Chiara est un endroit magnifique ! s’exclama-t-il.

Ce soir-là, le coucher du soleil le surprit alors qu’il était derrière l’hôtel, à fendre du bois. Les eaux d’un étang tout proche s’étaient teintées de rouge. En levant les yeux, il vit les murs de la maison, les fenêtres, les pots de fleurs et les tuiles s’envelopper d’une lumière feutrée. À l’est, le ciel mourait dans des langues de feu, et de l’autre côté, là où le soleil se couchait, le paysage hivernal s’était illuminé de façon presque impérieuse. Il entendit un par un les bruits de la vallée : les aboiements d’un chien, le cri d’un enfant, des coups de marteau sur une planche de bois, une charrette qui s’éloignait… il pensa alors qu’elle devait déjà être ailleurs. Elle devait s’être arrêtée, à certains bruits. C’était le monde, quoi qu’il en soit, et il tournait. Ce qu’il voyait et entendait était-il le résultat d’un fonctionnement ? Oui, il se souvenait parfaitement qu’un jour il avait écrit quelque part :

Le Monde existe parce qu’il fonctionne.

Ce n’était pas le vers d’une poésie, mais un aphorisme par lequel il avait commencé une recherche scientifique, peut-être révolutionnaire, qu’il avait bizarrement oubliée. Il ne se rappela de rien d’autre.

Il voyait peu les propriétaires à l’hôtel, il mangeait en général avec Clara après que le patron et sa femme étaient allés se coucher.

Il était sûr qu’ils en avaient parlé entre eux et qu’ils avaient décidé d’encourager l’idylle. Oskar présentait bien, il était citadin, il travaillait dans un cadre professionnel. Tout était en règle.

Ce soir-là aussi, en entrant dans la cuisine, Oskar remarqua que les propriétaires l’avaient déjà quittée. La jeune femme mettait la table avec une expression concentrée, trop sérieuse.

— L’autre jour, tu m’as dit que tu m’aimes.

Oskar s’approcha, lui prit les deux mains en murmurant :

— Avec toi, je suis heureux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois que tu pourrais vivre avec moi ?

— Pendant les quelques jours passés ici, j’ai pensé à rester dans la vallée pour toujours, parce que je suis serein ici. Ce soir, j’ai vu le coucher du soleil. Dans la Ville, il n’y en a pas.

La jeune femme ne dit rien, mit le couvert, et tous deux s’assirent pour manger.

— Je pense que je pourrais être heureux avec toi, répéta enfin Oskar.

Quand il eut fini de manger, il se versa à boire. Il resta absorbé dans ses pensées, sans rien dire. Clara l’avait écouté attentivement, mais avec une expression qui ne lui était pas habituelle.

— Alors tu serais prêt à rester à Valle Chiara ? lui demanda-t-elle, et, hochant la tête, elle ajouta :

— Je ne te demande pas de quitter la Ville et ton travail.

Il vit une forte détermination dans son regard. Clara acceptait donc l’idée de se mettre avec lui, mais l’idée de rester dans la vallée ne lui plaisait pas.

— Je croyais que ta vie ici te plaisait bien.

— Oui, c’est vrai, dans un certain sens. Tu vois, seule, je préfère rester là où je suis née. Mais dans le cas d’un mariage, c’est différent… je ne trouve pas ça bien de vivre ici, isolés.

Il sourit un instant à l’idée que Clara pensait au mariage, puis s’écria :

— Tu m’as dit que quand tu m’as vu la première fois j’avais un air abattu... Eh bien, je suis arrivé ici épuisé, parce que je vivais mal en Ville.

— Mais moi je te tiendrais compagnie !

Les façons directes de la jeune femme troublaient Oskar.

Ils restèrent silencieux quelques minutes. Il se sentit comme quand il était arrivé sur l’esplanade de l’installation, le premier soir : un paysage désolé s’était formé dans cette cuisine.

— Qu’est-ce que tu trouves d’étrange à ma proposition ? Tu es un homme mûr, maintenant, tu as peur de la solitude, et moi, je te tiendrais compagnie. Quand je t’ai vu dans la salle à manger, tu avais l’air perdu, et j’ai décidé de t’aider, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai même logé dans la chambre de mes grands-parents. Tu ne vois pas que je t’ai aidé en te faisant vivre dans une atmosphère chaleureuse ? Avec des objets familiers qui t’ont aidé à ne pas te sentir seul. Eh bien, j’ai été utile ! Tu ne crois pas ? J’ai joué un rôle important, que seules les femmes peuvent jouer, avec leur douceur innée.

Ce discours sembla logique à Oskar, mais il eut cependant la sensation que quelque chose d’important y manquait. Elle sourit, et ajouta :

— Tu vois, c’est bien d’être sincère dans les rapports humains. Il n’y a rien de magique dans la vie en commun. Je crois que j’ai présenté la situation sous ses aspects concrets.

Il dut reconnaître que Clara avait correctement posé le problème, mais il relevait de la Tradition, qu’il fuyait.

— Ce que tu as dit sur la solitude est vrai, et je te félicite d’avoir compris mon état d’esprit. Ce n’est malheureusement pas qu’une question de solitude, il s’agit de quelque chose de pire : je vis dans l’isolement.

— De quoi t’occupes-tu en Ville ? Si je ne suis pas trop indiscrète…

Oskar réfléchit avant de répondre. Il n’avait jamais été lucide sur ce sujet. D’une voix mal assurée, il essaya de l’expliquer d’une phrase :

— Je crois que je fais un travail inutile.

Il se leva pour prendre la chope de bière posée sur le buffet, retourna à sa place, et ajouta :

— Quelques fois, j’ai été jusqu’à penser que mon travail n’était même pas utilisé. Des feuilles de papier qu’on pose sur des étagères et qu’on brûle quelques mois après.

Oskar remarqua des signes de fatigue sur le visage de la jeune femme, et dit alors :

— Quand je suis arrivé sur l’esplanade du téléphérique je me suis rendu compte que j’avais commis une erreur… et je me suis senti perdu. Mais quand je t’ai vue ici, à l’hôtel, j’ai cru que tu allais pouvoir me sauver.

— Te sauver de quoi ?

— C’est difficile à expliquer. Peut-être que j’ai pensé que tu avais la solution à portée de main…

— C’est étrange, j’ai pensé la même chose ! s’exclama Clara.

Le Grand Ski-Lift

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