Читать книгу Le Grand Ski-Lift - Anton Soliman - Страница 7
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ОглавлениеOskar était sur lâesplanade du téléphérique, avec un sac à dos de montagne et ses skis. Un léger vent froid, qui soufflait du nord, avait balayé les nuages pendant la nuit.
Le directeur avait accueilli sa demande avec satisfaction ; après lui avoir remis une carte pluriannuelle du Grand Ski-lift, il nâavait demandé que quelques heures pour effectuer les derniers contrôles sur lâinstallation. Oskar monterait sur les plateaux avec un guide qui lâaccompagnerait en altitude, jusquâen bordure des pistes : câétait un homme de la vallée, jeune, trapu, qui avait lui aussi un sac à dos sur les épaules, et un bonnet de laine.
â Bonjour, Monsieur lâingénieur, je mâappelle Mario. Le directeur mâa chargé de vous accompagner jusquâaux plateaux.
â Bien. Quand penses-tu que nous pourrons partir ?
â Le machiniste a téléphoné au bureau pour dire que tout était prêt. On peut déjà entrer dans la cabine.
Dâune petite fenêtre de la baraque du départ, un homme fit un signe de la main. On entendit les moteurs électriques se mettre en marche. Lâinstallation ressemblait à un manège qui sâétirait vers le haut, à perte de vue. Les deux hommes montèrent dans une cabine ovale et sâassirent lâun en face de lâautre, sur deux strapontins de plastique. Le guide ferma la porte dâune secousse, et la cabine commença son ascension.
â Si jâai bien compris, cette installation arrive jusquâaux plateaux, fit Oskar, pour dire quelque chose.
â Oui, Monsieur.
â Et le circuit du Grand Ski-lift est encore loin, après ?
â Il faut traverser le plateau jusquâà un col, puis on descend dans une cuvette : une des pistes périphériques du Grand Ski-lift passe de lâautre côté. Disons quâil faudra partir demain à lâaube pour arriver en bordure du Circuit après midi.
Oskar regardait vers le haut, vers le dernier pylône visible qui brillait dâune lumière particulière. Au fur et à mesure que la cabine montait, le panorama du fond de la vallée se dévoilait dans son immensité. De cette hauteur, le village nâétait déjà plus quâune tache de maisons marron dâoù montaient des rubans de fumée. Une fumée qui, en altitude, semblait se fondre dans une auréole évanescente qui flottait sur la vallée tout entière. Lentement, une forêt de conifères émergea, sâétendant à perte de vue, envahissant presque tout le champ de vision ; le village était maintenant de la dimension dâun petit rectangle irrégulier. Un cadre dâune beauté remarquable, qui devait avoir frappé son ami, redescendant dans la vallée après avoir laissé le Grand Ski-lift derrière lui.
La cabine arriva au dernier pylône visible, et la nuée disparut, révélant un monde vierge aux couleurs vives. Oskar était entré dans un univers à haute résolution, incroyablement lumineux. On apercevait, encore plus haut, le ruban blanc des glaces éternelles.
En bas, Valle Chiara était condensée en une tache rougeâtre entourée dâune énorme forêt à la parure dâhiver ; de lâautre côté, alors que la cabine montait toujours, les grands massifs de la Sierra apparaissaient lentement sur la ligne de lâhorizon. Une étendue de neige de plus en plus uniforme courait sous la cabine, alors que les conifères se clairsemaient avec lâaltitude, jusquâà ce que la végétation ne disparaisse complètement pour céder la place à un manteau blanc. Un manteau blanc absolu.
Oskar vit enfin les plateaux. Il sâagissait probablement dâalpages de haute montagne qui sâélevaient doucement jusquâaux pieds de deux cimes pointues, entre lesquelles on apercevait un autre pylône, peut-être le dernier. Il montra à son guide le point sur lâhorizon :
â Câest lâarrivée ?
â Pas encore. Nous traversons le premier plateau, qui finit sous ces sommets. Puis le deuxième plateau commence après ce pylône, et la baraque dâarrivée est au bout de celui-là , répondit le guide.
Oskar était curieux de voir le type de paysage qui allait apparaître derrière le col, dont ils sâapprochaient rapidement. Ils quittèrent le premier plateau dans une secousse, puis la cabine passa au-dessus dâune espèce de cuvette ensevelie sous la neige ; le ciel était dâun bleu extrême, irréel. Il sentit une distance impossible à combler entre lui et la Ville, les lieux de la peine, les visages souffreteux de ses relations. Lâimage de Clara sâétait entièrement résorbée dans une immense tache verte qui sâaplatissait contre la ligne dâhorizon.
Du monde de lâhôtel, de la fille de son propriétaire, il ne restait que des figurines imaginaires, qui rejoignaient un paysage enfantin, animé dâune vache qui paissait, dâun cochon, de poules, et de la fumée qui sortait des cheminées des maisons aux balcons fleuris⦠Il ne restait rien dâautre.
Le trajet en téléphérique, interminable, sâacheva enfin ; le froid était pénétrant, lâair léger. Un homme, le machiniste, probablement, vint à leur rencontre.
â Bonjour, Monsieur Zerbi. On mâa averti par téléphone que vous arriveriez avec un guide.
â Bonjour, répondit Oskar.
Puis, regardant autour de lui, il ajouta :
â Vous êtes vraiment tranquille, dirait-on !
Le machiniste hocha la tête :
â Ãa, pour la tranquillité, je ne peux pas me plaindre. Mais je préfèrerais être au village avec ma famille. Lâhiver, les nuits sont longues, ici.
Oskar pensa que dans le fond, les gens simples disent toujours les mêmes choses. Ces phrases élémentaires dans lesquelles les mots sont liés par le bon sens, une espèce de barrière de protection de lâespèce.
Lâarrivée était une construction de béton armé, protégée par une ligne de sommets. Vers lâouest, à quelques centaines de mètres de la construction, il y avait un autre col dâoù on accédait au dernier plateau ; il sâagissait probablement de la cuvette mentionnée par le guide, celle quâils traverseraient à pied le lendemain, jusquâaux pistes périphériques du Grand Ski-lift.
Le machiniste actionna une sonnette et le bruit des moteurs de lâinstallation cessa aussitôt. Un grand silence tomba.
â Je vous accompagne à vos chambres, dit le machiniste en indiquant un escalier de bois qui conduisait à un long couloir. Ce nâest pas vraiment un refuge, ici, mais le directeur a fait aménager deux petites chambres pour les skieurs de passage.
La chambre attribuée à Oskar était chauffée par un poêle électrique sûrement allumé depuis peu ; la petite pièce était encore glacée. Le plafond bas reposait presque sur le mobilier composé de lits superposés en fer, de deux chaises et dâune table supportant une bougie.
La vitre de la petite fenêtre était couverte dâune mince couche de glace transparente qui déformait la vue que lâon avait de lâextérieur : on aurait dit quâun océan bleu ondoyait, chaotique.
â Mettez-vous à lâaise, il nây a pas grand-chose à faire, ici. La salle à manger est en bas, il y a une cheminée. On mangera tôt, si ça ne vous dérange pas, mettons à sept heures.
Oskar pensa que le machiniste devait être aigri par la vie solitaire quâil menait. Peut-être lâhomme aurait-il été encore plus malheureux au village, aux côtés dâune vieille épouse. Il nâavait vu personne de gai, à Valle Chiara, les gens marchaient en général en silence, lâair brisé. Il se rappela des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh.
Il faisait froid dans la pièce, aussi posa-t-il ses bagages pour sortir aussitôt ; le soleil brillait encore. Derrière la construction de béton, au nord, le paysage était borné par les cimes des montagnes, qui empêchaient de voir les territoires du Grand Ski-lift. Au sud, par contre, un demi-cercle blanc sâétendait, coupé en deux par les câbles dâacier du téléphérique qui arrivaient en faisant une saillie de la vallée quâil avait quittée.
Il se rendait compte que, de lâesplanade de Valle Chiara, il nâaurait jamais pu imaginer trouver en altitude un spectacle naturel aussi imposant. Il était sans aucun doute entré dans un autre monde. Il nâaurait pas été étonné si, au coucher du soleil, deux lunes sâétaient levées.
Il se trouvait dans le territoire des monts de la Sierra, en bordure du Grand Circuit. Un endroit encore vierge. Oskar nâavait quâune connaissance vague de la géographie, et il nâétait encore jamais venu dans cette région. Cela faisait dâailleurs plusieurs années quâil nâallait plus à la montagne : câétait une activité exigeante, pour laquelle il fallait un état dâesprit favorable. Enfant, il allait souvent skier, mais câétait une autre époque, antérieure aux grands Attachements au sein desquels la Chaleur lui montrait les traces quâil devait suivre. Câétait comme si, à cette époque, sa conscience nâavait été sensible quâaux infrarouges. En fait, face aux mystérieux champs de neige, il avait toujours ressenti une sensation dâégarement, se demandant, en proie à une sensation de mystère : « Que peut-il y avoir derrière ces sommets ? »
Il fut encore une fois sidéré par le panorama grandiose des plateaux, immenses et sans limites : pour lui, ces lieux auraient aussi bien pu avoir été montés la nuit précédente par de mystérieux architectes.
Le soleil était bas, effleurant à peine le manteau neigeux ; les plaques de glace brillaient sous la lumière quâil réfléchissait. Le paysage pénétra avec force dans le cerveau dâOskar, et balaya toute la mélancolie accumulée dans les petites rues boueuses de Valle Chiara, dans lesquelles il avait subi lâenvoûtement dâun Archétype.
La salle à manger du machiniste avait été confortablement aménagée, il y avait quelques meubles de bonne facture. Une grande cheminée était allumée sur le côté. La table était mise, le machiniste annonça quâil avait préparé un ragoût de viande :
â Du gibier, déclara-t-il, lâair satisfait. Il y a beaucoup de cerfs par ici, les bois sont pleins dâanimaux parce que plus personne ne vit ici, sur la Sierra, ajouta-t-il.
â Tu veux dire quâil nây a pas âme qui vive aux alentours ? demanda Oskar.
â Ces sont des zones dépeuplées, maintenant ! Lâélevage a été abandonné, les montagnes sont retournées à lâétat sauvage. Pas vrai, Mario ?
Au signe dâassentiment du guide, il poursuivit :
â Il y a quelques années, des touristes venaient lâété pour des randonnées, mais ça a été une mode passagère, câest trop dur, la montagne. Ils allaient aussi loin quâune jeep pouvait se traîner, mais le gouvernement les a interdites, parce quâelles perturbent le Grand Ski-lift.
â Pas de mouvement, donc, par ici. Mais la construction de lâinstallation amènera sûrement des touristes ! affirma Oskar pour dire quelque chose, bien quâil connût déjà la réponse.
Le machiniste mâchait son fromage, mais il répondit quand même, la bouche pleine :
â Pour ce que jâen sais, ils sont en train de faire une période dâessai. Il nây aura en tout et pour tout quâune dizaine de personnes qui sont passées jusquâà aujourdâhui. Un peu à la montée, dont le maire, et le reste à la descente. Certains viennent du Grand Ski-lift, en général des skieurs perdus en hors-piste -lâhomme se mit un nouveau morceau de fromage à la bouche- mais les illegales sont arrivés presque tout de suite, ils prenaient les cabines dâassaut dès quâelles avaient passé le col.
â Câest-à -dire ? Oskar était intrigué.
â Eh bien ces singes-là sâagrippaient aux cabines en se jetant des pylônes, et puis, avant dâarriver dans la vallée, à lâendroit où le câble passe en traînant presque au sol, ils se jetaient dans les arbres de la forêt.
â Quâest-ce que vous avez fait ?
â Nous avons arrêté les installations qui tournaient à vide toute la journée pour attirer les touristes, câest du moins ce quâespérait le directeur. Mais avec ces Asiatiques qui rodent dans la Sierra, toutes les voies de communication doivent être attentivement surveillées.
â Il y a vraiment des clandestins partout !
Oskar hochait la tête.
â Ces maudites gens sont partout. Je les entends même la nuit : ils tournent autour de lâinstallation et même les tempêtes ne les arrêtent pas, quelques fois jâen trouve un mort, gelé, sous les pylônes.
Le machiniste avait mis les petits plats dans les grands, sans rien oublier.
â Pour ce qui est de boire et de manger, je nâai pas à me plaindre. Mais je suis mieux au village, avec ma famille.
â Mais alors, excusez-moi, pourquoi avez-vous accepté ce poste ? demanda Oskar.
â Jâavais besoin de travailler. Et puis je ne pensais pas que la vie serait si dure, ici, sur la Sierra.
Le guide ne disait rien, il sâétait installé devant le feu et fumait sa pipe.
â Vous nâaimez pas être seul, alors ?
â Ah non, vraiment pas. Quand les nuits sont tranquilles, ça va, bien sûr, mais vous devriez voir ce que câest quand ça tourne à la tempête. On dirait que toutes les âmes du purgatoire frappent à votre porte.
Lâhomme continua une bonne heure encore à parler de ses problèmes ; sa crainte véritable était dâavoir un malaise pendant une tempête, de nuit, et de mourir seul. Oskar pensa que pour lui, le meilleur endroit devait être le bar du village, où il pouvait jouer aux cartes avec ses amis.
Il se rendit compte quâil éprouvait un sentiment de répulsion à lâégard du machiniste, à cause de son indigence sournoise ; quelque chose qui remontait à très loin. Il devait cependant surmonter cet état dâesprit négatif par la « compassion ». Mais câétait impossible à ce moment, le machiniste transmettait des émotions dâun type traditionnel : un mur quâOskar essayait dâabattre. Il resta donc silencieux, écoutant les plaintes de lâhomme qui avait juste besoin de parler, sans écouter de réponses. Pendant ce temps, le guide sâétait endormi devant le feu.
Allongé sur sa couchette, Oskar passa une mauvaise nuit, à cause du froid. On frappa à sa porte aux premières lueurs de lâaube.
â Monsieur Zerbi, courage, habillez-vous ! Nous devons y aller, dit le guide gentiment, mais dâune voix résolue et autoritaire.
Il se leva péniblement, et sâhabilla en toute hâte. Il était ému, il se rendait compte quâil ne sâagissait pas dâune banale randonnée en montagne. Il y avait quelque chose de plus essentiel, qui ne transparaissait pas encore du projet général du promoteur de lâinstallation. Ils burent tous les deux un café noir, alors quâon devinait par la fenêtre la lueur enchantée de la lumière de lâaube. Le machiniste leur dit que pendant la nuit, la température était tombée bien en-dessous de zéro ; puis il les accompagna jusquâà la lourde porte quâil lui fallut presque ouvrir à coups dâépaule, à cause du gel.
Mario sâétait mis une coiffe de fourrure et, pour la première fois, Oskar remarqua quâil avait les cheveux rassemblés en une queue de cheval. Il semblait différent de lâhomme de la vallée que le directeur lui avait envoyé la veille au matin, il ressemblait maintenant à un animal sauvage qui aurait enfin retrouvé sa liberté.
Le guide se mit en chemin dâun pas décidé :
â Ãa va, comme allure, Monsieur ?
Puisque lâhomme lui avait adressé la parole, Oskar lui demanda :
â Quâest-ce que tu penses de ce type ?
â Qui, Franz, lâemployé de lâinstallation ? Câest le râleur de service, comme beaucoup au village. Il se plaint tout le temps. Jâétais là , le jour où il sâest quasiment mis à genoux devant le maire pour avoir ce boulot. Il avait même dit que plus les endroits où on le mettrait seraient isolés, mieux il sâen trouverait, vu que sa femme est vieille et quâelle sent mauvais.
â Câest ce que jâimaginais, fit Oskar.
Il pensa que la compassion était tout de même nécessaire à son équilibre spirituel. Une autre forme subtile dâégoïsme ? Ãvidemment. Câétait la patine de protection quâadoptent les saints et les professionnels du Bien : une espèce de crème solaire.
Dès quâils arrivèrent au col, le vent devint violent. Ils franchirent une arête de glace prise entre dâénormes blocs dâune roche blanchâtre. Une fois quâils lâeurent franchie, ils descendirent à moindre altitude et le vent ne fut à nouveau plus quâune brise légère. Le dernier plateau sâétendait devant eux, après quoi ils verraient les tracés des pistes du Grand Ski-lift.
â Mettez vos lunettes, Monsieur, le soleil est très fort, ici. On va suivre le sentier jusquâà ce rocher sombre, et puis on chaussera les skis pour traverser le replat.
Le rocher quâil lui avait indiqué était assez loin, mais ils marchaient dâun bon pas. Au début, Oskar sentit sa fatigue, puis il prit un bon rythme, et entra enfin dans un état de bien-être profond dans lequel il aurait pu aller nâimporte où. Ses vacances se mettaient peut-être sur une bonne voie. Les choses lui apparaissaient sous un jour étrange, câétait comme sâil sâétait échappé dâun jeu de tarot où un sortilège lâaurait retenu prisonnier. Contrairement à ce qui lui était arrivé pendant les années passées en Ville, il se sentait détaché des circonstances : il se trouvait avec un guide en haute montagne, aux confins indéfinis de la Sierra, sans points de repères, sans même une date de retourâ¦
Quand ils arrivèrent au rocher sombre, Mario sâarrêta tout net et fit signe à Oskar de sâaccroupir, puis il tira des jumelles de son sac à dos pour mieux voir quelque chose qui bougeait sur la neige.
â Juste un peu de patience, Monsieur.
Il sortit une carabine de précision dâun étui de toile, prit une grosse cartouche verte quâil enfila dans le canon, et dit, tout en manipulant son fusil :
â Les fédéraux me donnent une récompense pour chaque clandestin que je capture.
Il ajusta son tir à travers la lunette montée sur la carabine et tira un coup près dâun tas de neige blanche, à deux cents yards environ. La neige se teinta dâun vert fluorescent et trois Asiatiques se levèrent, les mains en lâair. Tout à coup, lâun dâentre eux se mit à courir, alors Mario, calmement, tira un autre coup. Le clandestin continua quelques mètres encore, à pas incroyablement lents, avant de tomber dans la neige.
â Il est mort ? demanda Oskar.
â Non, pardieu, je lâai juste endormi.
Ils arrivèrent près des deux Asiatiques assis dans la neige, les mains sur la tête : ils nâavaient aucune expression hostile, ils souriaient même. Mario les menotta lâun à lâautre et fit déplacer le petit groupe près de lâhomme endormi. Les illegales avaient des visages très ronds, presque sphériques, comme des ballons. Leurs yeux, ceux dâune jeune fille en particulier, étaient deux fentes minces au travers des paupières.
Mario tira de son sac à dos une tablette de chocolat quâil tendit à ceux qui étaient réveillés, qui le remercièrent en inclinant la tête. Puis, devinant ce quâallait faire le guide, ils remontèrent chacun une manche.
Mario hocha la tête, prit une seringue automatique et fit une piqûre à chacun dâentre eux.
â Câest un tranquillisant, pour quâils ne sâenfuient pas, expliqua-t-il.
Avec une petite bonbonne, il gonfla un ballon rouge attaché à un fil quâil laissa sâélever une vingtaine de mètres en lâair.
â Nous pouvons y aller ! Le satellite aura déjà localisé le signal, ils enverront un hélicoptère les prendre dans quelques heures.
â Mais sâil nâarrive pas avant la nuit ces pauvres gens vont mourir de froid !
â En général, il arrive tout de suite, en deux ou trois heures, disons. Mais même sâil nâarrivait pas, ils sâen sortiront très bien avec leurs sacs. Quâest-ce que vous croyez, Monsieur, que quand la nuit tombe ils vont dormir à lâhôtel ?
Ils chaussèrent tous deux leurs skis et entreprirent de traverser le dernier plateau.
â Ãa doit être des gens très forts, avec un système nerveux de fer, dit Oskar.
â En effet, ils nâont besoin de manger quâune fois par jour.
Enfant, il devait lui aussi avoir été aussi fort que les illegales. Il en était sûr.
Ils arrivèrent au bout du plateau vers midi, exactement comme lâavait prévu Mario. Pendant tout le trajet, gagné par lâenthousiasme, Oskar nâavait jamais demandé de pause ; mais il se sentait maintenant fatigué.
â Monsieur Zerbi, je proposerais quâon mange quelque chose. Après, je vous montrerai la piste damée du Circuit.
â Où est-elle ?
Le guide lui indiqua un relief en bordure de la cuvette : le terrain se relevait exactement comme le bord dâune bassine. Ils sâabritèrent derrière un repli de terrain et Mario prépara du café sur un réchaud à alcool. Le soleil était violent, les yeux dâOskar avaient rougi malgré les verres foncés de ses lunettes. Ils mangèrent ce que Mario avait emporté, puis celui-ci sortit de son sac deux jambières de fourrure quâil attacha au bas de son pantalon avec des lacets de cuir.
â Tu rentres au village ?
Lâhomme secoua la tête en sâécriant :
â Il nây a rien à faire au village à cette saison ! Je vais chasser vers le nord-est en longeant le Grand Ski-lift.
â Tu vas prendre des illegales ?
â Oui, aussi.
â Tu chasses des animaux à fourrure ? Ils se sont sûrement multipliés au-delà du raisonnable dans la Sierra.
â Bien sûr ! Je chasse aux pièges tout lâhiver, mais ça ne rapporte pas grand-chose.
â Tu as essayé de travailler dans des villes ?
â Je nâaime pas les villes.
Ils se levèrent et contournèrent lâarête à pied. Plus bas, les conifères réapparaissaient, et encore plus bas, au beau milieu de la forêt, une langue blanche de neige courait comme un fleuve gelé. Câétait une piste du Grand Ski-lift. Oskar était ému. Le guide lui passa ses jumelles : il vit glisser de nombreux points colorés sur la langue de neige. Câétaient sûrement des skieurs, dans leurs tenues de couleurs vives.
â Eh bien, je suis arrivé ! sâexclama Oskar.
â Monsieur Zerbi, souvenez-vous que vous ne devez pas vous arrêter trop longtemps au même endroit, comme ça⦠en règle générale.
Oskar avait chaussé ses skis avec grand soin, il allait bientôt être un touriste quelconque dans le circuit du Grand Ski-lift. Câest du moins ce quâil croyait.
â Gardez toujours votre carte bien en évidence, et quand vous arriverez sur la piste, suivez-la jusquâà la vallée, puis cherchez un endroit où vous loger. Je vous conseille dâaller au « Petit Cerf » ; dâautres chasseurs mâont dit que câétait un endroit tranquille.
Oskar retira un de ses gants et tendit la main à son guide, puis lui demanda, lâair sérieux :
â Mario, une dernière chose, et je te laisse à ton travail. Tu as aussi accompagné le dernier maire jusquâici ? Celui qui a fait construire lâinstallationâ¦
Mario fit un signe de tête affirmatif.
â Quel genre dâhomme câétait ?
â Je ne peux pas vous dire grand-chose, le maire était un gars qui ne parlait pas beaucoup, mais quoi quâil en soit, il mâa semblé quâil connaissait bien cette partie de la Sierra.
Oskar descendit entre les arbres et tomba souvent. Nâétant plus allé à la montagne depuis des années, il avait perdu toute habitude du ski. Il décida donc de poursuivre à pied, il aurait rechaussé sur la piste, où la neige était damée. Câétait pénible de marcher dans la forêt sur lâépaisse couche de neige, il progressait lentement, mais il était sûr de retrouver le tracé tôt ou tard. Tout serait plus facile ensuite.
Il avait marché une heure quand il entendit la rumeur produite par les touristes : le crissement des carres des skis qui mordaient la neige, les voix des personnes qui passaient, quelques cris⦠Il arriva, épuisé, aux abords de la piste. Il était couvert de neige. Il devait avant tout se reposer sans attirer lâattention ; il craignait en effet que des surveillants ne puissent le remarquer en ce moment critique, lâinstant de la transition : lâentrée dans le Grand Ski-lift. Il décida alors dâaller jusquâau bord de la piste pour donner lâimpression de reprendre son souffle après une chute⦠Il attendit un moment de calme, puis parcourut en courant la distance qui le séparait encore de lâorée de la forêt pour rejoindre le bord de la piste. Dès quâil atteignit la neige damée, il jeta ses skis, simulant une chute. Quelques skieurs passèrent : ils nâétaient pas nombreux, des groupes de quatre, cinq personnes au maximum. Plus rarement quelques couples. Mais aucun skieur isolé.
Il était donc arrivé sur le circuit du Grand Ski-lift ! Une remarquable preuve de caractère, peut-être le début dâun changement qui était son véritable objectif.
En réalité, il nâavait pas de tableau précis de la situation, et encore moins de stratégie sur le comportement à adopter. Dans lâétat actuel des choses, il ne se demandait pas combien de temps ces vacances pouvaient durer, il savait simplement quâil avait encore de nombreux jours devant lui, il réfléchirait au reste en cours de route. Le froid se fit sentir ; il se leva, rechaussa ses skis pour descendre dans la vallée. Ensuite, il chercherait lâhôtel. La piste était formée par un ravin qui serpentait dans la forêt. De part et dâautre trônaient les montagnes derrière lesquelles le soleil avait depuis peu disparu. La lumière était uniforme, une luminescence diffuse dans laquelle on devinait cependant lâapproche de lâobscurité : il en éprouvait de lâinquiétude et de la mélancolie. Il commença à descendre en pensant quâil sâen sortirait quoi quâil en soit, il se souvenait avoir été plutôt bon skieur, des années auparavant. En fait, il nâavait jamais atteint un grand niveau technique à cause de certains défauts de position quâil avait et du manque dâentraînement sérieux. Peut-être avait-il été trop désireux dâatteindre la perfection stylistique. Cette forme dâesprit lâavait sans aucun doute pénalisé, puisquâelle ne lui avait jamais permis de développer lâharmonie de ses mouvements.
Quelques mètres plus bas, il croisa ses skis et tomba. Il se releva aussitôt, conscient dâavoir oublié les mouvements de base. Il se concentra alors sur la position de départ, et, cherchant à faire porter son poids vers lâaval, il recommença à descendre en diagonale. Il fit un virage en chasse-neige, puis un autre, sans tomber, mais dès quâil essaya de rapprocher ses skis, il se retrouva à nouveau dans la neige.
La piste était déserte, il était tard. Ce devait être lâheure du coucher du soleil.
Il avait donc oublié comment on skiait. Il déplora cet inconvénient et se demanda ce quâil avait bien pu faire pendant toutes ces années. De toute évidence, il avait été prisonnier dâun monde dont le ski était exclu. En un instant, il comprit quâil sâétait négligéâ¦
à ce moment-là , le problème contingent était de descendre dans la vallée sans éveiller de soupçons. Alors, patiemment, et avec un brin dâastuce, Oskar profita des parties les plus faciles pour descendre en diagonale, faisant ses virages sans trop dâaccrocs. En bas, on apercevait déjà le village, de nombreuses lumières allumées. Au débouché de la piste, il y avait un télésiège. Des machinistes en contrôlaient la mécanique, les installations étaient maintenant à lâarrêt. Le guide lui avait conseillé dâaller au « Petit Cerf », un endroit modeste, pour ne pas se faire remarquer. Oskar se trouvait au centre dâune vaste clairière ouverte dans la forêt à travers laquelle il était descendu, le village sâétendait devant lui. Des skieurs étaient installés dans les bars, il y avait une certaine animation bien que lâendroit ne fût pas bondé.
â Excusez-moi, Monsieur, pourriez-vous mâindiquer lâhôtel « Le Petit Cerf » ? demanda-t-il à un homme qui passait.
â Vous allez voir, câest simple : vous devez suivre cette petite rue qui monte et puis tourner à gauche près de la petite tour avec lâhorloge. Vous ne pourrez pas rater lâenseigne.
Bien, lâhôtel nâétait pas loin. Les indications de lâhomme étaient précises, il arriva à lâhôtel en quelques minutes. Il laissa ses skis sur un râtelier et entra par une porte qui fit tinter une clochette.
â Bonsoir, vous arrivez tout juste ? Vous devez être fatigué par la traversée -lâaccueillit une dame assez grasse, aux cheveux jaunes. De quelle vallée venez-vous ?
Oskar réfléchit un instant, et mentit :
â Des pistes du Nord. Oui, en effet, je suis très fatigué, avez-vous une chambre libre ?
â Bien sûr ! De toute façon, même si nous sommes dans la période de Noël, on trouvera toujours une chambre libre pour un membre permanent du Grand Ski-lift.
La patronne afficha un sourire bienveillant en regardant la carte glissée dans une poche transparente de sa veste matelassée. Oskar comprenait, maintenant, pourquoi elle lui avait demandé de quelle région il arrivait. Au fond, il aurait aussi bien pu arriver par un moyen de transport classique. Mais il avait la carte du Grand Ski-lift, et des skis pour tout bagage. Rien que de très normal, donc, pour un membre permanent.
La chambre quâon lui donna était très confortable. Il ferma la porte à clef, mangea une tablette de chocolat et se glissa entre les draps. Une clarté hivernale entrait par la fenêtre, une espèce de lumière absolue qui éveillait depuis toujours en lui une grande mélancolie, comme si cela avait été un signe dâimmobilité : un cadre inchangé, les mêmes choses pour lâéternité, et un Soi perdu pour toujours dans des mondes parallèles.
Le lendemain, il se réveilla tôt, descendit dans la salle à manger, où une dame prenait son petit déjeuner avec une petite fille. Il nây avait personne dâautre, la dame le salua, puis, après un bref moment de silence, sâadressa à lui :
â Vous avez vu le beau temps que nous avons pour Noël ? Mes enfants mâont dit que la neige est merveilleuse. Vous skiez, vous aussi ?
â Oui, bien sûr. Mais cela fait des années que je ne vais pas à la montagne, je pense que je devrais prendre quelques cours.
â Ãa fait du bien. Mais ne vous inquiétez pas, mon mari a eu le même problème. Jeune homme, il était même champion en herbe, mais à cause de son travail, il a arrêté de venir à la montagne. Il y a quelques années, il a recommencé à skier avec un moniteur, et il affirme que maintenant, il skie mieux quâavant.
Oskar ébaucha un sourire forcé :
â Câest toujours la même histoire, pour tout le monde. Quand on est jeune, on a du temps pour soi, mais après, avec le travailâ¦
Il se limita à cette phrase automatique, mais il sentit en un éclair lâodeur dâune atmosphère létale qui se libérait. Cette dame se sentait stable, son centre de gravité était dans la Vie Conventionnelle. Elle nâavait pas de doutes à confesser, elle, câétait un individu sélectionné au cours de millions dâannées pour vivre en captivité. Une personne inutile, sans aucun doute, pour quelquâun qui, comme lui, devait franchir le Mur.
â Je suis heureux dâavoir fait votre connaissance, madame, mais je dois y aller, jâai un rendez-vous sur les pistes.
Dehors, le soleil extrêmement lumineux surexposait le paysage. De toute façon Oskar ne se trouvait pas dans un endroit qui lui était familier. Le cadre qui sâétalait sous ses yeux lui donnait la sensation que les Autres se trouvaient à leur aise, il voyait en effet une multitude de skieurs qui, par petits groupes, se dirigeait vers les installations. Ils avaient lâair tranquilles, sûrs de ce quâils devaient faire. On voyait quâils avaient tous un programme.
Quand il arriva à la sortie du village, il remarqua que quelques skieurs isolés se dirigeaient vers une petite vallée : peut-être aurait-il trouvé par là des pistes moins fréquentées. Il ne devait pas oublier quâil était entré illégalement dans le Grand Ski-lift et quâil espérait se fondre dans cet environnement. Les skis sur lâépaule, il arriva au fond de la petite vallée où tournait une remontée peu utilisée. Il pourrait montrer sa carte et commencer à sâentraîner sur les pistes damées, sans crainte dâêtre repéré.
Il passa sa journée à monter et descendre la même piste. Personne ne lui prêtait attention, les employés des remontées étaient distraits, ils discutaient entre eux. Ce fut une journée de ski pénible. Il avait essayé de se rappeler des mouvements de base, mais câétait difficile, il ne se souvenait presque de rien. Quiconque lâaurait vu, haletant, le pantalon trempé de neige, aurait inévitablement pensé quâOskar Zerbi était débutant. Au cours de cette première journée, il pensa plusieurs fois quâil était inutile de rester dans le Grand Ski-lift. Cela nâavait aucun sens. Et il se demanda quel pouvait être le véritable motif pour lequel il sâétait aventuré de façon si risquée dans des vacances de ce genre. Voulait-il se retrouver lui-même par le ski ? Une idée incompréhensible, en apparence.
Oskar observait attentivement les autres skieurs pour en reproduire le style, et comprendre éventuellement quelque chose dâessentiel quâil ne savait pas encore. Pendant sa dernière descente, il vit un skieur expert qui faisait ses virages avec une grande souplesse, et il essaya de lâimiter. Mais il ne put réussir un seul virage sans défauts, comme lâavait en revanche fait le skieur-guide ; il perçut cependant quelque chose, et comprit quâen restant quelques jours, il pourrait faire des progrès importants.
à lâhôtel, il dîna dans sa chambre, car il avait peur de rencontrer la dame-qui-avait-envie-de-parler. Avant de sâendormir, il pensa que ce quâil faisait était encore « standard », et que cela nâaurait apporté aucun changement. Malgré tout, quand il aurait retrouvé un peu dâhabitude du ski, il se serait peut-être amusé.
Il ne pensa plus à rentrer en Ville. Il nâavait rien à faire là -bas.