Читать книгу Pilote de guerre - Антуан де Сент-Экзюпери, Antoine De Saint-exupéry - Страница 12
IX
ОглавлениеJe le revois avec précision, couché dans son lit d’hôpital. Son genou a été accroché et brisé par l’empennage de l’avion, au cours du saut en parachute, mais Sagon n’a pas ressenti le choc. Son visage et ses mains sont assez grièvement brûlés, mais, tout compte fait, il n’a rien subi qui soit inquiétant. Il nous raconte lentement son histoire, d’une voix quelconque, comme un compte rendu de corvée.
— … J’ai compris qu’ils tiraient en me voyant enveloppé de balles lumineuses. Ma planche de bord a éclaté. Puis j’ai aperçu un peu de fumée, oh pas beaucoup ! qui semblait provenir de l’avant. J’ai pensé que c’était… vous savez il y a là un tuyau de conjugaison… Oh ça ne flambait pas beaucoup…
Sagon fait la moue. Il pèse la question. Il estime important de nous dire si ça flambait beaucoup ou pas beaucoup. Il hésite :
— Tout de même… c’était le feu… Alors je leur ai dit de sauter…
Car le feu, dans les dix secondes, change un avion en torche !
— J’ai ouvert, alors, ma trappe de départ. J’ai eu tort. Ça a fait appel d’air… le feu… J’ai été gêné.
Un four de locomotive vous crache dans le ventre un torrent de flammes, à sept mille mètres d’altitude, et vous êtes gêné ! Je ne trahirai pas Sagon en exaltant son héroïsme ou sa pudeur. Il ne reconnaîtrait ni cet héroïsme, ni cette pudeur. Il dirait « Si ! Si ! j’ai été gêné… » Il fait d’ailleurs des efforts visibles pour être exact.
Et je sais bien que le champ de la conscience est minuscule. Elle n’accepte qu’un problème à la fois. Si vous vous colletez à coups de poing, et si la stratégie de la lutte vous préoccupe, vous ne souffrez pas des coups de poing. Quand j’ai cru me noyer, au cours d’un accident d’hydravion, l’eau, qui était glacée, m’a paru tiède. Ou, plus exactement, ma conscience n’a pas considéré la température de l’eau. Elle était absorbée par d’autres préoccupations. La température de l’eau n’a laissé aucune trace dans mon souvenir. Ainsi la conscience de Sagon était-elle absorbée par la technique du départ. L’univers de Sagon se limitait à la manivelle qui commande la trappe coulissante, à une certaine poignée du parachute dont l’emplacement le préoccupa, et au sort technique de son équipage. « Vous avez sauté ? » Point de réponse. « Personne à bord ? » Point de réponse.
— Je me suis cru seul. J’ai cru que je pouvais partir… (il avait déjà le visage et les mains grillés). Je me suis soulevé, j’ai enjambé la carlingue et me suis maintenu d’abord sur l’aile. Une fois là, je me suis penché vers l’avant : je n’ai pas vu l’observateur…
L’observateur, tué net par le tir des chasseurs, gisait dans le fond de la carlingue.
— J’ai reculé alors vers l’arrière, et je n’ai pas vu le mitrailleur…
Le mitrailleur, lui aussi, s’était écroulé.
— Je me suis cru seul…
Il réfléchit :
— Si j’avais su… j’aurais pu remonter à bord… Ça ne flambait pas tellement fort… Je suis resté, comme ça, longtemps sur l’aile… J’avais, avant de quitter la carlingue, réglé l’avion au cabré. Le vol était correct, le souffle supportable, et je me sentais à mon aise. Oh ! oui je suis resté longtemps sur l’aile… Je ne savais pas quoi faire…
Non qu’il se posât à Sagon des problèmes inextricables : il se croyait seul à bord, l’avion flambait, et les chasseurs répétaient leurs passages en l’éclaboussant de projectiles. Ce que nous signifiait Sagon, c’est qu’il n’éprouvait aucun désir. Il n’éprouvait rien. Il disposait de tout son temps. Il baignait dans une sorte de loisir infini. Et, point par point, je reconnaissais cette extraordinaire sensation qui accompagne parfois l’imminence de la mort : un loisir inattendu… Qu’elle est bien démentie par le réel l’imagerie de la haletante précipitation ! Sagon demeurait là, sur son aile, comme rejeté hors du temps !
— Et puis j’ai sauté, dit-il, j’ai mal sauté. Je me suis vu tourbillonner. J’ai craint, en l’ouvrant trop tôt, de m’entortiller dans mon parachute. J’ai attendu d’être stabilisé. Oh, j’ai attendu longtemps…
Sagon, ainsi, conserve le souvenir d’avoir, du début à la fin de son aventure, attendu. Attendu de flamber plus fort. Puis attendu sur l’aile, on ne sait quoi. Et, en chute libre, à la verticale vers le sol, attendu encore.
Et il s’agissait bien de Sagon, et même il s’agissait d’un Sagon rudimentaire, plus ordinaire que de coutume, d’un Sagon un peu perplexe et qui, au-dessus d’un abîme, piétinait avec ennui.