Читать книгу Pilote de guerre - Антуан де Сент-Экзюпери, Antoine De Saint-exupéry - Страница 8

V

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L’angoisse est due à la perte d’une identité véritable. Si j’attends un message dont dépend mon bonheur ou mon désespoir, je suis comme rejeté dans le néant. Tant que l’incertitude me tient en suspens, mes sentiments et mes attitudes ne sont plus qu’un déguisement provisoire. Le temps cesse de fonder, seconde par seconde, comme il bâtit l’arbre, le personnage véritable qui m’habitera dans une heure. Ce moi inconnu marche à ma rencontre, de l’extérieur, comme un fantôme. Alors j’éprouve une sensation d’angoisse. La mauvaise nouvelle provoque, non l’angoisse, mais la souffrance : c’est tout autre chose.

Or voici que le temps a cessé de couler à vide. Je suis installé enfin dans ma fonction. Je ne me projette plus dans un avenir sans visage. Je ne suis plus celui qui amorcera peut-être une vrille dans le tourbillon de l’incendie. L’avenir ne me hante plus à la façon d’une apparition étrangère. Mes actes, désormais, l’un après l’autre, le composent. Je suis celui qui contrôle le compas pour y maintenir 313°. Qui règle le pas des hélices et le réchauffage de l’huile. Ce sont des soucis immédiats et sains. Ce sont les soucis de la maison, les petits devoirs de la journée qui enlèvent le goût de vieillir. La journée devient maison bien lustrée, planche bien polie, oxygène bien débité. Je contrôle en effet le débit d’oxygène, car nous montons vite : six mille sept cents mètres.

— Ça va, l’oxygène, Dutertre ? Vous vous sentez bien ?

— Ça va, mon Capitaine.

— Hep ! le mitrailleur, l’oxygène, ça va ?

— Je… oui… ça va, mon Capitaine…

— Vous n’avez pas trouvé votre crayon ?

Je deviens aussi celui qui appuie le bouton S et le bouton A en vue du contrôle de mes mitrailleuses. À propos…

— Hep ! le mitrailleur, vous n’avez pas une trop grande ville, vers l’arrière, dans votre champ de tir ?

— Heu… non mon Capitaine.

— Allez-y. Essayez vos mitrailleuses.

J’entends ses rafales.

— Ça a bien marché ?

— Ça a bien marché.

— Toutes les mitrailleuses ?

— Heu… Oui… toutes.

Je tire à mon tour. Je me demande où vont ces balles que l’on déverse sans scrupule au large des campagnes amies. Elles ne tuent jamais personne. La terre est grande.

Chaque minute ainsi m’alimente de son contenu. Je suis quelque chose d’aussi peu angoissé qu’un fruit qui mûrit. Certes les conditions du vol changeront autour de moi. Les conditions et les problèmes. Mais je suis inséré dans la fabrication de cet avenir. Le temps me pétrit peu à peu. L’enfant ne s’épouvante point de former patiemment un vieillard. Il est enfant, et il joue à ses jeux d’enfant. Je joue, moi aussi. Je compte les cadrans, les manettes, les boutons, les leviers de mon royaume. Je compte cent trois objets à vérifier, tirer, tourner ou pousser. (J’ai à peine triché en comptant pour deux la commande de mes mitrailleuses : elle porte une goupille de sécurité.) J’épaterai ce soir le fermier qui me loge. Je lui dirai :

— Savez-vous combien d’instruments un pilote d’aujourd’hui doit contrôler ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Ça ne fait rien. Dites un chiffre.

— Quel chiffre voulez-vous que je vous dise ?

Car mon fermier n’a aucun tact.

— Dites n’importe quel chiffre !

— Sept.

— Cent trois !

Et je serai content.

Ma paix est faite aussi de ce que tous les instruments dont j’étais encombré ont pris leur place et reçu leur signification. Toute cette tripaille de tuyaux et de câbles est devenue réseau de circulation. Je suis un organisme étendu à l’avion. L’avion me fabrique mon bien-être, quand je tourne tel bouton qui réchauffe progressivement mes vêtements et mon oxygène. L’oxygène, d’ailleurs, est trop réchauffé et me brûle le nez. Cet oxygène lui-même est débité, en proportion de l’altitude, par un instrument compliqué. Et c’est l’avion qui m’alimente. Cela me paraissait inhumain avant le vol, et maintenant, allaité par l’avion lui-même, j’éprouve pour lui une sorte de tendresse filiale. Une sorte de tendresse de nourrisson. Quant à mon poids, il s’est distribué sur des points d’appui. Ma triple épaisseur de vêtements superposés, mon lourd parachute dorsal pèsent contre le siège. Mes énormes chaussons reposent sur le palonnier. Mes mains aux gants épais et raides, si maladroites au sol, manœuvrent le volant avec aisance. Manœuvrent le volant… Manœuvrent le volant…

— Dutertre !

— … taine ?

— Vérifiez d’abord vos contacts. Je ne vous entends que par à-coups. M’entendez-vous ?

— … Vous… tends… capi…

— Secouez-le donc, votre bazar ! M’entendez-vous ?

La voix de Dutertre redevient claire :

— Vous entends très bien, mon Capitaine !

— Bon. Eh bien, aujourd’hui encore les commandes gèlent : le volant est dur ; quant au palonnier, il est entièrement coincé !

— C’est gai. Quelle altitude ?

— Neuf mille sept.

— Quel froid ?

— Quarante-huit degrés. Et vous, l’oxygène, ça va ?

— Ça va, mon Capitaine.

— Le mitrailleur, ça va l’oxygène ?

Point de réponse.

— Mitrailleur, hep !

Point de réponse.

— L’entendez, Dutertre, le mitrailleur ?

— Entends rien, mon Capitaine…

— Appelez-le !

— Mitrailleur, hep ! mitrailleur !

Point de réponse.

Mais avant de plonger je secoue brutalement l’avion, pour réveiller l’autre, s’il dort.

— Mon Capitaine ?

— C’est vous, le mitrailleur ?

— Je… heu… oui…

— Vous n’en êtes pas certain ?

— Si !

— Pourquoi ne répondiez-vous pas ?

— Je faisais un essai de radio. J’avais débranché !

— Vous êtes un salaud ! On prévient ! J’ai failli plonger : je vous pensais mort !

— Je… non.

— Je vous crois sur parole. Mais ne me jouez plus ce mauvais tour ! Prévenez-moi, Nom de Dieu ! avant de débrancher !

— Pardon mon Capitaine. Entendu mon Capitaine. Préviendrai.

Car la panne d’oxygène n’est pas sensible à l’organisme. Elle se traduit par une euphorie vague qui aboutit, en quelques secondes, à l’évanouissement, et en quelques minutes à la mort. Le contrôle permanent du débit de cet oxygène est donc indispensable, ainsi que le contrôle, par le pilote, de l’état de ses passagers.

Je pince donc à petits coups le tuyau d’alimentation de mon masque, afin de goûter sur mon nez les bouffées chaudes qui apportent la vie.

En somme je fais mon métier. Je n’éprouve rien d’autre que le plaisir physique d’actes nourris de sens qui se suffisent à eux-mêmes. Je n’éprouve ni le sentiment d’un grand danger (j’étais autrement inquiet en m’habillant), ni le sentiment d’un grand devoir. Le combat entre l’Occident et le Nazisme devient, cette fois-ci, à l’échelle de mes actes, une action sur des manettes, des leviers et des robinets. C’est bien ainsi. L’amour de son Dieu, chez le sacristain, se fait amour de l’allumage des cierges. Le sacristain va d’un pas égal, dans une église qu’il ne voit pas, et il est satisfait de faire fleurir l’un après l’autre les candélabres. Quand tous sont allumés, il se frotte les mains. Il est fier de soi.

Moi j’ai admirablement réglé le pas de mes hélices, et je tiens mon cap à un degré près. Ça doit émerveiller Dutertre, si toutefois il observe un peu le compas…

— Dutertre… je… le cap au compas… ça va ?

— Non mon Capitaine. Trop de dérive. Obliquez à droite.

Tant pis !

— Mon Capitaine on passe les lignes. Je commence mes photos. Quelle altitude à votre altimètre ?

— Dix mille.

Pilote de guerre

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