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II

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Jeudi, 22 décembre 186...

...Décidément je suis mystifié, et, pour être du parti des rieurs, je me vois forcé de me déserter. M. Toupinel et son rouleau de papiers n'ont pas été ce que je croyais. Je m'attendais à des vers du cru, à une tragédie du terroir, à de la prose de chef-lieu d'arrondissement, et je m'apprêtais à rire; or, voici ce qui est arrivé:

Je suis entré chez madame Charbonneau à huit heures précises. La société était au grand complet. M. Toupinel, assis devant une petite table garnie d'un verre d'eau sucrée et d'une lampe Carcel, semblait me guetter au passage comme un animal féroce guette sa proie. Il tenait à la main son éternel rouleau, l'instrument de mon supplice, pensais-je; je ne croyais pas si bien dire!

Après que j'ai eu convenablement salué la maîtresse de la maison et ses habitués, après les premières escarmouches sur la pluie et le mistral, il s'est fait un silence solennel. M. Toupinel a décacheté et déplié son paquet, et, au lieu du manuscrit attendu et redouté, j'ai aperçu des liasses de journaux parisiens de toutes les nuances et de tous les formats, des pages de Revues, des fragments de livres et de brochures... Je ne comprenais pas encore. «Est-ce que ce monsieur, me disais-je, tient un cabinet littéraire par échantillons?»

—Jeune homme, m'a dit M. Toupinel avec la gravité d'un président de cour d'assises, votre présence dans nos murs (ils y tiennent!) va me fournir l'occasion de me dégonfler un peu. Un de mes amis, poëte et homme d'esprit par-dessus le marché, vient de publier, sous cet heureux titre: les Bévues parisiennes, un petit livre dont vous avez sans doute entendu parler, et où il prouve, pièces en mains, que vos beaux messieurs du feuilleton et du premier-Paris auraient bien besoin qu'on leur enseignât ce qu'ils sont censés nous apprendre. Moi, je me suis livré, depuis vingt ans, à un travail analogue. J'ai rassemblé, dans les dossiers que voici (il y en avait bien une trentaine), les éléments du procès qui s'instruira tôt ou tard contre le mensonge parisien. J'y prouve, à l'aide de citations exactes et soigneusement datées, qu'il n'y a pas un de vos illustres qui ne se soit contredit cinquante fois sur les hommes et sur les choses; qu'il est littéralement impossible à un lecteur de bonne foi de démêler le vrai et le faux au milieu de ces jugements contradictoires, dont les motifs cachés, souvent inavouables, se découvriraient presque tous dans les plus ignobles coulisses de la comédie parisienne; que ce prétendu bel esprit s'approvisionne constamment, même chez les plus applaudis et les mieux rentés, d'anecdotes et de bons mots qui traînent, depuis des siècles, dans tous les anas, de phrases toutes faites, ou, pour parler votre langage, de rengaines aussi vieilles que le premier calembour de M. de Bièvre; et que, si l'on retranchait des courriers de Paris, des vaudevilles, des mélodrames, des petits journaux, des petits volumes à couverture jaune, verte, brune, grise ou bleue, les niaiseries ou les redites, le billon ou la fausse monnaie, il n'en resterait pas de quoi faire l'aumône à un pauvre de province. Voulez-vous quelques exemples? Tenez: dossier no 7; lettre L.; chapitre des chanteurs et de la critique musicale.

Je suppose un provincial comme moi, débarqué de la veille à Paris et regardant les affiches de spectacle:

«Opéra.—Ce soir, seconde représentation du Trouvère: M. Lélio chantera le rôle de Manrique.

«—Bravo! le Trouvère! chef-d'œuvre de l'illustre Verdi, le plus grand compositeur de notre siècle et de tous les siècles, ainsi que me l'ont enseigné, dans la France musicale, les frères Escudier; Lélio, délicieux chanteur, dont la voix gagne chaque jour en étendue, en puissance, en fraîcheur, ainsi que me l'apprend le Constitutionnel; ce sera superbe; je vais louer une stalle.»

Notre homme entre ensuite au café; justement c'est le jour des feuilletons de musique; toute la critique musicale rend compte de la représentation du Trouvère.

Premier journal sérieux: «Lélio, dans le rôle de Manrique, ce n'a pas été seulement un immense succès, ç'a été une révélation. Enfin, grâce à l'admirable artiste, ce rôle impossible, inintelligible, insoutenable, a pris un corps, une forme, une âme; le mannequin est devenu un homme, et les accents de cet homme ont fait battre tous les cœurs; quant à la voix de Lélio, elle n'a jamais été plus pure, plus puissante, plus étendue, plus jeune, plus fraîche; c'est Nourrit à vingt-cinq ans! Transports, rappel, ovations, rien n'a manqué à son triomphe....»

«—Oh! oh! il n'y a pas à s'en dédire; j'ai bien fait de louer cette stalle; je vais passer une bien belle soirée!»

Deuxième journal sérieux: «Assurément Lélio a eu de beaux élans dramatiques dans le rôle de Manrique. Pourtant la sympathie même que nous inspire son talent nous engage à lui dire que, dans l'état actuel de sa voix, il a commis une imprudence, et la froideur du public le lui a dit avant nous. Il n'aurait jamais dû se mesurer avec cette redoutable partition, qui exige des moyens dont Lélio est aujourd'hui complétement privé, ni surtout avec le souvenir de Mario, qui a marqué ce rôle de Manrique du sceau de son écrasante supériorité...»

Mon provincial fronce le sourcil.

Troisième journal sérieux: «L'effet de la représentation de vendredi a été lamentable; Lélio, dans le rôle de Manrique, a consterné ses admirateurs et ses amis. Lélio n'a plus du tout de voix, et il y supplée mal par des mouvements télégraphiques et une pantomime convulsive. Le public a énergiquement rappelé au silence la tourbe des chevaliers du lustre. Ce chanteur si justement fêté à l'Opéra-Comique, a commis une faute immense, en quittant, pour une plus grande scène, le théâtre de ses véritables succès. Nous craignons qu'il ne se relève jamais de ce dernier naufrage.»

Voilà mon homme au désespoir. Pour s'achever, il jette les yeux sur un journal léger, tout en dégustant sa tasse de café à la crème.

Le journal léger: «M. Lélio est parti pour Chambéry. Il cherche Savoie; on ne dit pas qu'il l'ait encore Trouvère

«—Parti pour Chambéry! murmure à part lui le provincial, incapable de comprendre les calembours par à peu près; mais alors il ne joue pas ce soir! L'affiche a donc menti? Que faut-il penser?...»—Il médite pendant une heure les deux lignes du petit journal, sans pouvoir rencontrer de solution raisonnable; ses perplexités redoublent, et il finit par vendre sa stalle, au rabais, à un industriel de la galerie noire.

Telle est, monsieur, a continué l'impitoyable Toupinel, telle est, en raccourci, et dans le plus léger de ses cadres, l'image de la critique parisienne. Vous semble-t-il qu'elle réponde parfaitement à son programme: «Renseigner clairement ses lecteurs sur ce qu'ils doivent penser de ce qu'elle juge?»

Je ne savais trop que répondre, et j'essayais de reprendre mon aplomb, quand une diversion m'est advenue du dehors; un jeune homme assez élégant est entré dans le salon: il avait commencé sa soirée au théâtre, où l'on donnait la Juive. Il nous a annoncé, d'un air tragique, que le ténor, en s'efforçant de lancer un ut de poitrine, avait fait un couac formidable, et que le parterre s'était fâché.

—Voilà bien vos publics de province! ai-je dit pour me rattraper: ils condamnent les malheureux chanteurs à crier comme des énergumènes, et adieu le chant, les nuances, la mélodie!

—Oh! permettez! a interrompu M. Verbelin; cette mode nous vient de Paris. Je m'y trouvais, l'an passé, au mois d'avril, et j'assistai aux débuts de Tamberlick. La salle était splendide; il y avait là assurément les femmes les plus élégantes, les connaisseurs les plus délicats, la fine fleur du dilettantisme parisien. Tamberlick chanta fort bien le premier acte d'Otello: le public fut de glace. Tamberlick fut magnifique d'énergie et de passion dans le troisième acte, qui est sublime: on ne l'applaudit que modérément. Tout ce qui précéda et suivit le fameux ut dièze fut compté pour rien. On avait annoncé cet ut dièze; l'assemblée attendait cet ut dièze; il lui fallait cet ut dièze, auquel Rossini, par parenthèse, n'a jamais songé. Si Tamberlick avait escamoté cet ut dièze, non-seulement il serait tombé à plat, mais sa vie n'eût pas été en sûreté. Pensez aux légitimes colères de ces mille Parisiens, dont cent cinquante Russes, trois cents Italiens, et huit cents Anglais, qui forment ce qu'on appelle tout Paris. Ils et elles ont mis leur cravate blanche et leurs diamants, découvert leurs épaules et frotté le verre de leurs lorgnettes, manqué une polka ou une partie de lansquenet, le tout sur la foi d'un ut dièze, et cet ut dièze aurait faussé compagnie! On a assassiné pour moins que cela. Sans ut dièze, cet homme était un zéro; avec ut dièze, c'est un dieu. Que Shakspeare et Rossini s'arrangent comme ils pourront: vive l'ut dièze et Tamberlick for ever!—Êtes-vous bien sûr, monsieur, que ce soit là de la musique?

—Mais enfin, je ne suis pas musicien, ai-je répliqué avec une certaine impatience; que M. Lélio chante bien ou mal le Trouvère, que M. Tamberlick donne ou garde son ut dièze, ce sont, après tout, choses d'assez mince importance, et nous avons là une singulière façon de causer littérature...

—Patience! a repris l'impitoyable Toupinel en rouvrant son cahier. Dossier no 12, lettre P, chapitre du courrier de Paris et des chroniqueurs.

«Gaston B..., jeune peintre de plus d'espérances que de rentes, avait remarqué, aux eaux de Baden, la fille d'un très-riche banquier, Clémentine R... On savait que le père serait inflexible. Heureusement l'amour est ingénieux, et nos deux jeunes gens s'avisèrent d'une ruse des plus spirituelles. Gaston s'introduisit chez le banquier, et y obtint, sur sa bonne mine, l'emploi de premier commis. Au bout de six mois, M. R... raffolait de Gaston. Celui-ci en profita pour lui avouer qu'il avait cultivé la peinture à ses moments perdus, qu'il était élève de M. Ingres, et il lui proposa de faire, pour rien, le portrait de mademoiselle Clémentine. Les millionnaires ne sont pas insensibles à ces petites économies: M. R... consentit donc. Gaston fit cent soixante-trois séances. Le portrait était si ressemblant, que M. R..., enthousiasmé, laissa échapper ces paroles, bien attendrissantes dans la bouche d'un homme riche: «Je ne sais ce que je pourrais refuser au peintre dont le magique talent me donne une seconde fille!—Eh bien, monsieur, donnez-moi la première!» s'est écrié Gaston, prompt à la riposte. Esclave du préjugé bourgeois, M. R... commençait une horrible grimace, lorsque l'on a sonné à la porte. Le groom de Gaston lui apportait une lettre d'un notaire de Château-Thierry, sa ville natale. L'honnête tabellion lui annonçait qu'une vieille parente, qu'il connaissait à peine, venait de mourir en lui laissant cinq cent mille francs. Ce dénoûment providentiel et imprévu a déridé M. R... et ramené la joie dans tous ces cœurs. Le mariage se célébrera jeudi prochain à Saint-Roch. Gaston a mis dans la corbeille un exemplaire du Roman d'un jeune homme pauvre, de M. Octave Feuillet, magnifiquement relié.»

Les Jeudis de Madame Charbonneau

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