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PHONOGRAPHE

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Table des matières

A Robida.

En son sordide cabinet dont les araignées avaient tapissé les angles, et dont les rats avaient troué les murs, près de sa table où fumait, parmi les bouquins où s'enseigne l'économie, un plat encore tiède des haricots blancs qui constituaient son unique nourriture, ses longs doigts ramenés sur ses yeux et la paume de la main posée sur son nez crochu, le vieux milliardaire Peter Peterson s'abîmait, à la clarté fumeuse d'une lampe, en une indicible mélancolie. Un des plus riches des États-Unis, et certainement le plus avare des deux mondes, il avait conquis, en vingt-sept faillites dont quinze pouvaient, sans exagération, être qualifiées de frauduleuses, une immense fortune dont il ne jouissait en rien, mais qu'il lui était néanmoins tout à fait désagréable de quitter en môme temps que ce monde. N'ayant pas d'enfant, c'était à des enfants de collatéraux, dissimulant mal leur impatience d'hériter, que s'en irait cet immense bien.

Il n'avait d'ailleurs aucune illusion sur les sentiments affectueux du ménage Humphry, ni du ménage Ouweston, ni du célibataire Krokwess qui composaient cette descendance. Lui-même les haïssait cordialement, renonçant uniquement à les frustrer parce qu'il lui eût répugné davantage encore de faire une bonne action en laissant son argent aux pauvres. Son unique préoccupation était donc de leur rendre l'héritage désagréable par mille taquineries posthumes auxquelles se complaisait son invention naturelle. Il voulait, avant tout, leur éviter la joie de tripoter dans ses affaires, en mettant son testament à l'abri de toutes leurs atteintes, et son voeu le plus cher était d'ajourner leur félicité par quelque volonté d'outre-tombe qu'il leur fût impossible d'enfreindre. Mais en quel homme aurait-il assez de confiance, homme public ou ami sûr, pour lui donner en garde le précieux dépôt? Le ménage Humphry, ou le ménage Ouweston, ou le célibataire Krokwess auraient bientôt fait de le corrompre. On juge volontiers les autres par soi-même, et Peter Peterson, qui avait assez vécu pour s'estimer à sa propre valeur, possédait les meilleures raisons du monde d'avoir une fichue opinion de l'humanité.

Tout à coup, il se frappa le front, ce qui fit un bruit de castagnettes. Il avait trouvé, et un rire énorme grimaça sur ses gencives édentées, cependant que sa petite barbiche grise, en queue de moineau, dansait sur son menton décharné. Et, le lendemain matin, lui qui n'avait jamais fait de folies, il s'en fut acheter un phonographe Édison, chez le meilleur fabricant de New-York, et le fit transporter dans son sordide cabinet dont les araignées avaient tapissé les angles et dont les rats avaient troué les murs. Fort instruit de toutes les choses pratiques—son mépris des poètes et de la rêverie lui en avait fourni le moyen—Peter Peterson connaissait à merveille ce stupéfiant instrument qui emmagasine la parole humaine, et la restitue au commandement, en lui donnant seulement le petit accent des personnes enrhumées, ce qui ferait supposer qu'un des inconvénients de la mort, entre autres, est un perpétuel coryza. Aussi j'en sais qui mettent une coquetterie à ne rien confier, de leur voix harmonieuse, à cet appareil enrhumeur, n'est-ce pas, mon cher Paul Arène, toi qui n'as jamais voulu figurer dans le musée de causeurs à voix de Polichinelle de notre bon ami Mariani?

Mais Peter Peterson n'avait pas de ces délicatesses latines. Après s'être assuré que son phonographe fonctionnait comme il convient, il convoqua et réunit dans la pièce voisine de son cabinet, laquelle lui servait de salon—oh! combien indigemment meublé!—le ménage Humphry, le ménage Ouweston, le célibataire Krokwess, plus le solicitor Harris et un greffier, porteur de scellés. Après quoi, il leur tint ce langage, que je traduis fidèlement de l'anglais dont je ne sais pas un mot: «Estimés parents, gracieux solicitor, et vous, ineffable greffier, je sens que mon compte de jours mortels va être liquidé d'ici peu, et je me décide à mettre mes livres en règle avant de quitter ce comptoir de larmes, en exprimant, d'une façon indestructible, mes dernières volontés. Ce n'est à aucun de vous, malgré le grand cas que je fais de votre honnêteté, que j'entends les confier. Vous allez demeurer ici, sans vous dire, autant que possible, des choses désagréables, et sans vous disputer, par avance, mon bien, pendant que, dans mon cabinet à côté, je vais épancher ces confidences suprêmes dans oreille de cuivre d'un phonographe que j'ai acheté à cette intention, et qui les inscrira rigoureusement sous ma dictée, vous réservant le plaisir, mais un an seulement, entendez-vous, après mon trépas définitif, d'entendre ces doux aveux, de ma propre voix, ce qui vous donnera l'exquise illusion que je vis encore: c'est une attention gentille, n'est-ce pas?»

Le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess firent différentes grimaces imparfaitement approbatives, cependant que le solicitor Harris et le greffier Cacatoès applaudissaient franchement à l'originalité de l'idée. Puis, Peter Peterson sortit, referma avec soin la porte massive, laissa retomber une lourde couverture qui servait de portière et ne laissait filtrer aucun son entre les deux pièces; ensuite, se penchant vers la gueule du tromblon par où se versent les paroles dans l'enregistreur harmonieux, il commença d'y prononcer ses volontés dernières dont il avait médité la formule définitive depuis longtemps, accumulant toutes les formalités insupportables qui en pouvaient retarder l'effet, entassant les motifs de procès ultérieurs entre le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess, superposant les obstacles juridiques aux considérations blessantes pour chacun des cohéritiers, oeuvre patiente d'un homme de bien, qui serait charmé qu'on échangeât des calottes en famille, après son trépas. Et, quand il eut terminé, par une ironique prière au Dieu de toute justice et de toute bonté, en bon protestant qu'il était, il souleva la lourde couverture, rouvrit la porte massive et dit, gracieusement, à sos hôtes, enfermés jusque-là dans le salon: «Entrez!»

Quand le ménage Humphry, le ménage Ouweston, le célibataire Krokwess, légèrement émus et impatients se furent assis, comme ils avaient pu, dans les coins, effrayant fort, du bruit de leur pas, les pauvres rats qui avaient coutume de se promener tranquillement dans le cabinet, et accrochant à leurs cheveux les menues dentelles tissées par les araignées, au solicitor Harris et au greffier porteur de sceaux Cacatoès, demeurés debout, comme il convient à des serviteurs officiels de la Loi, Peter Peterson tint ce langage: «Monsieur le greffier, en présence de mes parents bien-aimés, et dont je ne soupçonne pas un seul instant la délicatesse, vous allez, s'il vous plaît, apposer vos sceaux sur ce parchemin, dont je vais fermer hermétiquement l'oreille de cuivre de ce phonographe, de façon que, sans les briser, personne n'y puisse plus faire parvenir aucun son; et vous, monsieur le solicitor, vous aller dresser, de tout cela, un acte authentique que mes adorés congénères se feront un vrai plaisir de signer.

Après quoi, je déposerai ce phonographe dans cette armoire que je fermerai de deux rubans solides maintenus également par les cachets légaux que vous voudrez bien apposer vous-même encore, monsieur le greffier, vous rappelant que vous encourriez la peine d'être pendu si vous commettiez la moindre irrégularité volontaire dans cette délicate opération. Enfin, il demeure convenu, chère postérité de mes frères et de mes soeurs, et messieurs les hommes publics, que dans un an seulement, jour pour jour, après celui où vous aurez le regret de me perdre, l'armoire sera ouverte, le phonographe délivré de son obturateur et mes volontés révélées, ce à quoi vous allez vous engager, sur l'honneur et par écrit, au bas de l'acte précité. J'ai dit.»

Et le ménage Humphry, le ménage Ouweston, le célibataire Krokwess, le greffier Cacatoës et le solicitor Harris ne se retirèrent que quand tout eût été fait comme Peter Peterson venait de le prescrire, le phonographe obturé et enfermé dans une armoire scellée au sceau de l'État.


Peter Peterson avait eu raison de prendre ses précautions. Huit jours après, il exhalait son âme coquette vers l'éternité, et sa famille mettait autant d'empressement à lui fermer les yeux qu'un bon calfat à boucher les trous par où une barque fait eau. Il avait demandé un enterrement très simple; mais ils trouvèrent moyen de le faire plus simple encore, si bien que tous les pauvres du quartier suivirent son convoi, par commisération, pensant que ce fût celui d'un plus pauvre qu'eux encore, cependant que quelques optimistes enragés murmuraient: «Voyez! on disait Peter Peterson avare et, certainement, il faisait en cachette beaucoup de bien, que tant de misérables assistent à ses funérailles.» Ah! les bourriques!

L'an d'épreuve, pour les héritiers de Peter Peterson, est révolu. Le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess sont fidèles au rendez-vous. Le solicitor Harris tient l'acte roulé dans sa main, et le greffier Cacatoès délie les sceaux, d'abord de l'armoire, puis du phonographe délivré. De ses mains expertes, il brise les cachets et enlève les rubans de toile solide. L'attention est à son comble. Une petite manoeuvre du solicitor, puis le phonographe va parler. Au milieu d'un silence, où l'on eût entendu un ciron se gratter, le solliciter Harris fit la petite manoeuvre. Un frôlement d'air prémonitoire annonça la venue de l'oracle. Peter Peterson va parler.... Il parle et voilà ce qu'il dit: «Prout! Prout! Prout! (Mots impossibles à entendre, hachés qu'ils sont par une poignée de prouts.) Prout! Prout! Prout! (Nouveaux mots également scandés de prouts, qui les rendent insaisissables.) Prout! Prout! Prout! Prout! Prout... et... ce fut tout, après avoir duré longtemps.

—Canaille! sale fumiste! hurlèrent à la fois le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess.

—C'est tout de même stupéfiant, fit le solicitor Harris, pendant que le greffier Cacatoès crevait de rire dans son mouchoir.

Machinalement, il souleva le phonographe, regarda dans l'oreille de cuivre, pencha l'instrument, et vit, avec stupéfaction, tomber, du tromblon confidentiel, le squelette d'un rat.

Un moment de réflexion et la scène fut reconstituée. Au moment où le brouhaha des parents, dans la pièce voisine, le jour du testament, avait effrayé les rats familiers qui grouillaient, d'ordinaire, dans le cabinet de l'avare, un de ces malheureux animaux s'était caché dans le tromblon et n'avait plus osé en sortir. Gonflé qu'il était de haricots, nourriture ordinaire et frugale de Peter Peterson que ces invités étranges partageaient avec lui, ce prisonnier avait mêlé ses soupirs de soulagement naturel aux paroles du testataire, en scandant, de sa détestable musique, les moindres syllabes; après quoi il avait été enfermé sous les scellés et était mort lamentablement de faim, deux fois captif, dans l'instrument et dans l'armoire!

Le testament fut déclaré nul. La succession de Peter Peterson s'en fut à l'État. Le ménage Humphry, le ménage Ouweston et le célibataire Krokwess n'en échangèrent pas moins des calottes, en s'accusant mutuellement d'avoir causé le désastre en faisant trop de bruit. Ainsi, le dernier rêve de Peter Peterson fut accompli.


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