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Ils me tiennent au coeur, à moi, ces pauvres forains qu'on persécute. Parce qu'ils empêchent quelques bourgeois de dormir, on leur voudrait retirer la royauté de Paris, où ils règnent maintenant toute l'année, transportant, de quartier en quartier, le chargement de leurs roulottes, gaieté des boulevards extérieurs, délices des places lointaines. Moi qui les aime, je revendique leur droit, pour eux, à amuser les badauds, dont je suis. Je leur dois les plus pures joies de mon enfance et quelques très bons instants de ma maturité. Que de fois, au bruissement des cymbales, aux grondements de la grosse caisse, au mugissement du trombone, j'ai senti s'engourdir en moi quelque peine d'amour! J'ai même quelque peu aimé dans ce joli monde, et n'en rougis pas. Au demeurant, de tous les saltimbanques qu'il nous faut subir, les professionnels me paraissent les plus tolérables aux honnêtes gens.

Qu'avez-vous à objecter, je vous prie, aux chevaux de bois? Qu'ils marchent toujours sans faire aucun chemin? Alors, que direz-vous de la politique? Moi, je leur fais un reproche: celui de s'être américanisés et d'être devenus trop confortables. On y pose maintenant sur de vraies selles, avec de vraies brides dans les mains. Alors, autant aller tout de suite au Bois de Boulogne, sur de vrais chevaux! Vivent ceux de ma prime jeunesse, les vaillants chevaux de bois peints en rouge cru, avec des rênes peintes en bleu sur le cou, et une brosse sur ledit cou, qui vous donnait l'impression de monter un des héroïques coursiers du Parthénon.

Le manège Billedou, père et fils, qui tournait il y a quelques jours, place du Lion de Belfort, ne s'éloignait pas beaucoup de ce primitif et traditionnel modèle. Le prix du tour y était demeuré modestement de dix centimes, meilleur marché que l'omnibus, même sur l'impériale. Comme moteur vivant, il avait un cheval bai, une ancienne bête de sang qui prenait là de monotones invalides, bien qu'honorablement traitée par de bonnes et humaines gens qui l'appelaient Bijou et ne le frappaient jamais. Il n'y eût pas fait bon, d'ailleurs. La bête était susceptible encore de fringance momentanée à la moindre caresse du fouet. Un passé de gentilhomme chevalin se révoltait, en elle, sous l'outrage. Pacifique à cela près, ayant accepté sa circulaire et insipide promenade entre les lazzis des lascars et les rires épais des bonnes, connaissant même si bien son métier qu'il s'arrêtait, de lui-même, quand son patron avait régulièrement gagné le montant de sa recette intermittente.

Et, ce jour-là, un dimanche, Bijou avait eu, à son déjeuner, un picotin de plus, parce que la besogne serait rude vraisemblablement. Et depuis deux heures déjà, il vous faisait tourner d'énormes charges de militaires, de petites commerçantes, de commis libérés et de voyous, de fillasses en cheveux et de jeunes gens en hautes casquettes, quand la société Pistache et Brisquet, on balade depuis le matin et qui faisait, en lacet chez les marchands de vins, un copieux lendemain de noces—une demoiselle Pistache ayant épousé un Brisquet, la veille, samedi—se précipita sur les tranquilles montures en sapin que Bijou guidait à travers l'espace, aux sons d'un orgue de Barbarie dont les tuyaux extérieurs semblaient une panoplie de seringues de cuivre, et dont l'âme souvent mouillée avait comme des grelottements dans la voix.

Et ce qu'ils étaient contents, et bruyants, et peu distingués! Ils avaient ri aux larmes en poussant des hurrahs quand, à grand'peine et aidée de trois personnes, Mlle Eulalie Brisquet, tante des jeunes époux, était parvenue à hisser sur un des chevaux, son formidable derrière; et ils avaient failli rendre leurs gorges, à force de s'esclaffer, quand Napoléon Pistache, cousin de la fiancée, avait écarté, en pincettes, autour du sien, ses longues guiboles qui pendaient à terre. Et le petit Mathias Brisquet, qui se tenait en hurlant, comme un singe, à la barre de fer accrochant son coursier; et la petite Mélanie Pistache, assise comme une reine et faisant ses embarras déjà, dans un petit carrosse peint en jaune clair!

Sauf deux places seulement, les deux chevaux confinant à l'orgue et qui avaient été jugés bons pour des sourds, la société Pistache et Brisquet occupait tout le manège Billedou père et fils, et la lourde machine, où des saucisses humaines semblaient pendues, allait se mettre en branle sur un coup de collier de Bijou, quand deux inconnus, deux étrangers, presque deux intrus, un homme et une femme, sautèrent sur les deux seuls chevaux encore vacants, et, tout aussitôt, s'enlacèrent dans les bras l'un de l'autre, avec les mauvaises façons de concubins sans vergogne, et tout à fait indignes d'entrer dans une aussi matrimoniale compagnie. Et de se donner des baisers tout haut, devant le monde, en s'appelant de leurs petits noms d'amants: Titine et Totor. Non! ça vous sentait l'irrégularité dans la vie à plein nez, jusqu'à la fripouille. Bijou venait de donner le coup de collier et l'orgue commençait de gueuler comme si on lui avait marché sur un pied, chose d'autant plus improbable qu'il n'en avait que trois. On s'amusait ferme dans la société Pistache et Brisquet, et moins honnêtement, mais plus encore, dans le couple Titine et Totor.

Et pendant ce temps-là, M. Eusèbe Pécrus promenait, à quelques pas de là, le long des baraques épanouies derrière la parade, une sérieuse mélancolie, regrettant fort, comme moi d'ailleurs, l'absence des femmes colosses, proscrites, aujourd'hui, et qui n'avaient pas leurs pareilles pour vous distraire d'un chagrin d'amour en vous faisant tâter leur «petit mollet». Chagrin d'amour et humiliation conjugale, tel était le double cas de M. Eusèbe Pécrus, ancien pharmacien de seconde classe, dont la femme Ernestine, née Lavesse, avait fichu le camp, il y avait trois ans déjà, avec son premier potard, Victor Pépin, accident qui avait projeté sur sa vie, jusque-là sans ennuis, une ombre douloureuse et fourchue. C'est au point que, par dégoût de tous les jeunes potards qui trompent leur patron en collaborant à des clystères, il avait quitté son commerce, vendu son fonds, et vivait, pensif mais à l'aise, du produit de ses empoisonnements passés, n'ayant d'autres distractions que celles des petits rentiers inoccupés; assidu, par conséquent, à toutes ces badauderies foraines, dont il ne faut tolérer la suppression à aucun prix.


Comment s'en vint-il se buter, marchant comme il faisait, un peu à l'aventure, contre le manège Billedou, père et fils, en pleine marche circulaire maintenant? ce sont ces hasards que les gens à qui ils profitent appellent: providence, et les autres: guignon. Toujours est-il qu'il poussa un cri et l'exclamation: Ah! canailles! en reconnaissant dans le couple Titine et Totor, lequel s'embrassait à tire-larigot, en passant devant lui, son infidèle épouse née Lavesse, et l'infâme potard Pépin, qui la lui avait ravie.—Attendez-un peu, gredins! ajouta-t-il encore en se pendant, comme un forcené, au petit carrosse peint en jaune clair où la petite Mélanie Pistache se mit à crier comme un jeune putois.

Mais Victor Pépin, qui n'était pas myope, avait vu le coup. Il fallait, à tout prix, accélérer la marche de la cavalerie de bois. La croupe de l'infortuné Bijou était à sa portée. Il y fit pleuvoir une grêle de coups de canne. J'ai dit que l'animal entendait mal la plaisanterie. Bijou, exaspéré de ce manque absolu d'égards, rua, puis se cabra, puis, chose inouïe dans les annales de ces pacifiques et ligneuses chevauchées, prit résolument le mors aux dents.

Alors, ce fut épouvantable. La société Pistache et Brisquet, emportée dans un mouvement vertigineux, dans une valse effrénée,—l'orgue, dont la manivelle était liée par une bielle au collier de Bijou, s'enrageant à son tour, et excitant la bête d'un vacarme de chaudron en délire,—fut prise d'une frousse indicible et qui se traduisait en cris inhumains. Le marié, Brisquet, avait perdu son gibus neuf; la jeune épouse, née Pistache, pendait, évanouie, à sa selle; la tante Eulalie, dont le pantalon avait craqué et dont les jupes balayaient le chignon, exhibait son pétard monstrueux à cinquante centimètres au-dessus de la licorne; le cousin Napoléon, renversé en arrière, avait noué ses pincettes au cou de son coursier; le petit Mathias, en grimpant après la barre, s'était accroché au baldaquin du couronnement. C'était abominable, vous dis-je. Et Totor continuait de battre la charge, d'une main, sur le dos de Bijou, tandis que, de l'autre, il retenait sur son coeur Titine, qui riait comme une bossue.

—Arrêtez-les! Arrêtez-les! Arrêtez-les! hurlait M. Eusèbe Pécrus, en gesticulant comme un fou.

Le brigadier Badoit et le sergent de ville Foiret s'approchèrent d'un air capable. Ayant remarqué, depuis longtemps, qu'il est infiniment moins dangereux d'arrêter un citoyen paisible que de se jeter à la tête d'un cheval emporté, ils n'hésitèrent pas à abattre une main solide, du poids d'un gigot d'agneau, sur chaque épaule de M. Eusèbe Pécrus.

—C'est vous, animal, fit le brigadier Badoit qui par vos cris incohérents et machiavéliques, avez fait emballer ce pacifique canasson.

—Que vous irez au poste, et tout de suite! continua le sergent de ville Foiret, en le poussant en avant.

Et, devant une foule approbatrice, ils emmenèrent M. Eusèbe Pécrus, abasourdi et muet d'étonnement, au commissariat où il fut, comme il convient, passé préalablement à tabac, dans un couloir, ayant hasardé une remarque «empreinte de rouspétance et d'anarchie», comme le dit fort bien le brigadier Badoit.

Pendant ce temps Bijou tourna un quart d'heure encore, puis manqua des quatre pieds, ce qui projeta la société Pistache et Brisquet par-dessus les têtes de ses chevaux. Totor, dont la canne était cassée, et Titine, qui riait toujours, comme une folle, ne se firent aucun mal. Il n'y a, décidément, de Dieu que pour les coeurs simples et purs.


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