Читать книгу Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie - Arnauld d' Abbadie - Страница 10
ОглавлениеAprès cet aperçu de la configuration du pays, j'essaierai, en suivant les données géographiques recueillies par mon frère, d'en indiquer les frontières. Cette tâche est d'autant plus difficile, que les cartes et les renseignements à cet égard manquent, et que les traditions sont vagues et malaisées à contrôler; aussi, en cherchant à délimiter le vieil empire d'Éthiopie, j'ai plutôt l'ambition de provoquer des études à faire, que de bien donner les noms et les directions des lignes de frontières, avec la précision que demande la science en Europe. Ce qui excusera d'ailleurs le vague de la délinéation qui va suivre, c'est l'usage des peuples africains de terminer un pays par une frontière indéfinie, mobile, élastique. Un des caractères les plus communs à ces peuples est de chercher l'isolement; ils semblent redouter de confiner de près avec une nation quelconque, et s'en séparent au moyen de larges frontières formées par des hernes ou terres abandonnées, dont le seul roi est la force, suivant l'expression des indigènes; si leur puissance s'accroît, ils étendent la culture sur la lisière de ces hernes, ravagent et dépeuplent la lisière opposée, poussant ainsi, pour s'agrandir, le désert devant eux. Les nations voisines usent de représailles, et selon les fluctuations de ces guerres, qui ne finissent quelquefois que longtemps après l'extinction des générations qui les ont commencées, la ligne frontière proprement dite se déplace continuellement; enfin, la guerre, mal sporadique en Europe, étant endémique sur le continent africain, il en résulte naturellement que les frontières des États sont toujours en état d'expansion ou de rétrécissement. En Éthiopie, les limites indiquées par la nature sont insuffisantes à comprimer ce double mouvement. Il n'y a pas encore quinze années que les hernes produites par les guerres s'étendaient sur l'un et l'autre versant de la chaîne à l'ouest de Moussawa, occupée par les Akala-Gonzaï. La rivière Béchelo, et même l'Abbaïe ou fleuve Bleu, n'empêchent point les adversaires de l'un et l'autre bord de chercher à s'étendre en faisant le désert au delà de l'un ou de l'autre bord de ces rivières. Il importe aussi de ne point perdre de vue qu'en Éthiopie, la population étant moins dense qu'en Europe, ses déplacements, par suite de famine, de guerre ou pour d'autres motifs, sont bien plus fréquents. Le sentiment patriotique de l'Européen tient plus du sol, celui de l'Éthiopien, de la race; et si, en Europe, on a pu dire qu'on emportait la patrie à la semelle de ses chaussures, cette image est bien plus vraie, appliquée aux Africains et même aux Asiatiques. En Éthiopie, un des désespoirs du voyageur, qui croit connaître le pays, est d'apprendre, quelquefois à l'improviste, que telle petite communauté, comprenant une famille, une portion de village, un village entier ou même un district, est d'une origine distincte de la population qui les entoure. Cette communauté, débris quelquefois d'une race lointaine ou disparue, du jour où elle a pris racine aux lieux où on la trouve, s'est conformée aux lois et manières d'être de ses nouveaux voisins, en tout ce qui est nécessaire pour la relier politiquement et civilement avec eux; mais comme pour ne point se dégrader en reniant complètement ses pères, elle a depuis des générations conservé précieusement quelques traits de leurs mœurs ou de leurs coutumes, qui témoignent de sa descendance. Les Éthiopiens ont une aversion instinctive pour l'uniformité civile ou administrative; ils la regardent comme un moyen et aussi un effet de la tyrannie. La configuration et la disposition de leur territoire, qui offre partout des points de résistance, et le manque de grandes routes semblent avoir servi à confirmer et à assurer leurs libertés locales, comme à empêcher la concentration permanente de la puissance impériale. C'est ainsi que ce peuple a pu durer jusqu'à ce jour, car la centralisation du pouvoir d'une nation prépare et facilite son asservissement ou sa conquête. Les montagnes, les accidents de terrain, les arbres et jusqu'aux buissons, tempèrent, disent les Éthiopiens, l'effort des vents. Ils disent encore qu'il est aussi injuste et aussi insensé de vouloir assimiler toutes les parties d'un empire, que d'exiger des serviteurs d'une même maison qu'ils se dépouillent de leur physionomie et de leur caractère personnel, pour prendre une physionomie et une manière d'être uniformes; ils prétendent que le maître est alors moins bien servi, et ils traitent de renégat la communauté ou le serviteur qui se prête à ces assimilations despotiques.
Faisant la part des restrictions résultant de cet état de choses, suivons le pourtour de l'ancien Empire d'Éthiopie, en partant de la mer Rouge et marchant du nord vers les contrées du sud, de Badour ou Hakike, petit port au S. de Saouakin, jusqu'à Zoulla, près l'antique Adoulis; la côte est peuplée par les Tigrès, qui, sous le nom de Natabs, Hababs, Kacys, etc., forment diverses tribus de Sémites, dont la très-grande majorité a adopté l'Islamisme. Ces peuplades, devenues indépendantes au fur et à mesure de la décadence de l'Empire, forment entre elles une espèce de ligue et ne payent tribut qu'éventuellement aux gouverneurs éthiopiens du deuga dont les demandes deviennent par trop pressantes. À l'ouest du Tigré, et entre le deuga et la mer, sont les diverses tribus Sahos, vivant le plus souvent à l'état nomade à l'est de la crête de montagne ou plutôt de deuga qui court parallèlement à la côte; quelques-unes d'entre elles paissent annuellement leurs troupeaux sur le rebord ouest du deuga, chez les Akala-Gouzaï; ils payent alors tribut à la fois aux autorités du Tigré et à celles du Tegraïe. Au sud de ces tribus, se trouve le peuple Afar, dont on nomme plus de cent cinquante tribus, appelées jadis Maras, ou tribus par excellence; elles sont aujourd'hui nommées Taltals par les Tegraïens, et Danakils par les Arabes, qui, comme beaucoup d'Européens, donnent à la confédération entière le nom d'une tribu aujourd'hui insignifiante. Les Afars habitent un vaste koualla borné d'un côté par la mer, depuis Makannélé jusqu'aux environs de Toudjourrah, et de l'autre par le contour du deuga qui, dans les environs de Atsbi-Dara en Tegraïe, s'élève, dit-on, dans le mont Doa, jusqu'au delà de la limite des neiges perpétuelles, ce qui, de ce côté, formerait le point culminant de l'Afrique orientale. Les Afars qui habitent la côte sont musulmans zélés; vers l'intérieur, ils sont plus tièdes, et quelques-unes de leurs tribus sont même restées païennes ou mi-chrétiennes; aucun Afar n'a adopté, comme les Sahos d'Aliténa, le Christianisme. Il ne sera pas ici question des Somals ni des habitants d'Adar ou Harar, qui sont probablement de race gouragué, quoique les uns et les autres portent la toge. Il suffit de marcher vers l'Est, dans les profondeurs du pays Afar, qui occupe ces kouallas, pour rencontrer l'Anazo et d'autres rivières qui disparaissent, dit-on, dans les sables, ainsi que le puissant cours de l'Aouache, qui s'épanouit en lac et perd ainsi son caractère de rivière, avant d'atteindre le rivage de l'Océan. C'est sur les bords de l'Aouache que les Ilmormas, dits Gallas par les étrangers, ont pris naissance; leur langue, comme celle des Sahos, se rattache évidemment à l'idiome afar. Cédant à l'impulsion mystérieuse, mais incontestée, qu'un peuple reçoit du mélange d'un sang étranger, les Ilmormas se répandirent de tous les côtés, en envahissant les peuplades voisines, plus vieilles et par conséquent moins énergiques; ils se sont ainsi infiltrés entre les nations voisines qu'ils ont détruites ou refoulées. Les Somals seuls paraissent avoir échappé à leur invasion, et dans l'absence du tout voyage à l'Est du pays Gouragué, il est difficile d'affirmer la position de l'ancienne frontière de ce côté-là. Ce dernier peuple, qui parle un idiome quelque peu voisin de l'amarigna, occupe un des deugas les plus étendus de l'Éthiopie. Le Gouragué est le plus beau, le plus courageux et peut-être le plus indépendant des Africains orientaux; les constitutions politiques si remarquables qu'on attribue à ces huit ou neuf confédérations, allient bien leur sauvage liberté à leur dignité de chrétien. Il est probable que les Gouragués ont été jadis sujets des Empereurs, et le caractère de visage des membres de la famille impériale rappelle, du reste, le type gouragué. Au delà de ces peuplades, on en trouve d'autres qui sont indépendantes, sous le nom de Tambaros, réunies en monarchies dans le pays de Cambat, et que la tradition, d'accord cette fois avec l'histoire locale, faisait obéir autrefois au souverain d'Aksoum. Les Walaytsas, Gobos et Koullos actuels faisaient partie de l'ancienne province de Dawaro, plus compacte probablement et surtout plus étendue que les principautés actuelles, où l'on parle un idiome à part, et où les petites principautés paraissent s'être divisées par les incursions incessantes des Ilmormas. On ignore si les Touftés et les Yemmas et autres tribus dites Djandjéros obéissaient, dans leurs localités actuelles, à l'ancien Empire qui nous occupe. D'après la tradition, le deuga du Kafa, si remarquable par sa végétation tropicale et par l'indolence de ses habitants, n'a jamais appartenu à l'Empire; mais il faut y comprendre comme frontière la grande forêt qui s'étend du Kafa jusqu'au deuga du Guéra, la plus haute terre du Gouma, le pays Chinacha-Dafilo, et toutes ces pentes terminées d'ailleurs abruptement du côté du koualla qui relie la haute terre du Damote à la plaine basse, où coule le grand bras oriental du fleuve Blanc. Peut-être est-il plus probable que ces pentes ont toujours été, comme aujourd'hui, à l'état de hernes frontières; peut-être faut-il, en remontant vers le nord, prendre comme limite la rivière Did-essa, dont le vrai cours embarrasse les géographes. Toutefois, ce qui milite contre cette opinion, c'est le fait bien constaté que le Sennaar appartenait aussi aux Empereurs, car pendant la saison pluvieuse ils envoyaient leurs mules de selle hiverner dans cette province. Puisque nous avons nommé ces rivières, disons aussi que l'invasion ilmorma paraît avoir refoulé dans leurs kouallas les Simitchos, qui parlent une langue très-voisine de celle d'Afillo, les Konfals, dont on ne connaît guère que le nom, les Kotelets, dont l'origine et les affinités sont inconnues, et peut-être les Tokquerouris, qui sont une vraie pierre d'achoppement pour l'ethnographie éthiopienne. Toutes les nations ci-dessus mentionnées sont de race rouge; mais sur la rive droite de l'Abbaïe, et bornés à l'Est par les hernes des Aouawas ou Agaws, vivent les Gouinzas, qui sont de véritables nègres. Sur la rive gauche de la même rivière, sont les Négayas, qui, bien que nègres aussi, sont peut-être complètement distincts de ceux qui viennent d'être nommés. Les Guinjars ou habitants de la Nubie, d'origine arabe et parlant encore un arabe corrompu, étaient autrefois, comme partiellement encore aujourd'hui, tributaires des chefs des deugas éthiopiens. En suivant vers l'Orient les hernes de l'Armatcho, en traversant la rivière Gouangué ou Atbara, les cours d'eau du Walhaÿt, qui finissent au Takkazé, on arrive chez ces tribus curieuses, qui, nègres pour les uns et rouges pour les autres, se divisent en Naras, Barias, Marias, noms qui représentent autant de peuplades indépendantes que de langues. Du reste, chacune des peuplades mentionnées dans cette énumération a une langue tout-à-fait distincte; il en est de même des Bidjas et Beni-Amer, qui ont obéi au roi d'Aksoum jusqu'au jour où le fanatisme musulman fit massacrer à Saouakin la grande caravane de chrétiens éthiopiens qui se rendait à Jérusalem. Les Bidjas sont les voisins des Tigrés, et on arrive ainsi au point d'où nous sommes partis. Dans l'intérieur de la vaste enceinte qui vient d'être tracée, vivent des restes de nations antiques, qui conservent encore des langues et même des religions distinctes, car, comme il a été dit plus haut, le travail de fusion qui plaît tant en Europe semble n'avoir jamais été du goût des Éthiopiens. Ainsi l'on trouve les Asguidés qui parlent encore le guez ou langue sacrée, qu'on ne parle plus sur le haut deuga; les Bilènes, identiques peut-être avec les Blemmyes des Romains; les Kamtas, qui perpétuent près du Lasta une des plus belles races de l'Afrique; les Gafates du Wadla, qui n'ont conservé de la langue antique d'autres vestiges que des chansons officielles, les Gafates du petit Damote, le Falacha et Quimante du Dambya, et les Sinitchos de la rive gauche de l'Abbaïe. Si l'on joint à tous ces noms de tribus ou de langues, les Tegraïens, les Amaras et les Ilmormas, l'on aura une idée sommaire de la diversité des sujets de l'ancien Empire éthiopien.
Avant de terminer cette description d'un pays encore peu connu, malgré tous nos efforts, il est bon d'insister sur un trait physique qui domine sur toute la partie occidentale et septentrionale de cette longue ligne de frontières. Là, les hernes n'ont pas été créées tout-à-fait par le génie de conquérants stupides: si ces hernes sont désertes, c'est qu'elles sont, aujourd'hui du moins, inhabitables; c'est qu'au milieu d'une végétation luxuriante, foulée seulement par la bête féroce ou par les rares caravanes de hardis trafiquants, des influences mystérieuses donnent, pendant dix mois de l'année, la mort aux voyageurs. En attendant que les hommes de l'art puissent aller savoir, sans y périr eux-mêmes, quel genre de maladie attend l'être humain qui traverse ces hernes, même en courant, on se bornera à émettre l'hypothèse que cette insalubrité a dû aider les Éthiopiens à résister aux Musulmans des kouallas et à garder les trésors sacrés de leurs libertés et de leur foi chrétienne.
Comme on doit le pressentir, la configuration de l'Éthiopie, formée de contrées d'altitudes si différentes: la température fraîche et uniforme de ses deugas ombreux, fertiles et si longtemps verdoyants; la froidure des contrées dites tchokés; la température brûlante des kouallas, dont la végétation luxuriante alterne avec la stérilité et la sécheresse la plus extrême; l'atmosphère tiède et voluptueuse qui caresse les woïna-deugas, où les villes surgissent de préférence, comme pour convier les compatriotes d'altitudes si opposées à s'entrevoir commodément; les variétés d'habitudes alimentaires et autres; enfin, l'action de climats si opposés, doivent, à la longue, influer de telle sorte sur le physique et le moral des habitants, que malgré une communauté de race, de religion, de lois et de mœurs, il s'établit entre eux des différences marquées.
L'homme des kouallas est de petite taille, souple, musculeux et bien pris; ses extrémités sont fines et sèches; il devient rarement obèse, souvent même il est comme frappé d'émaciation; il est en général plus barbu et velu que l'homme des deugas; sa tête est petite, son visage court, son teint, selon les indigènes, tend à se foncer, et ses cheveux à devenir épais et rudes; sa denture est très-belle, ses yeux grands; il a les traits accentués, le front souvent fuyant, le nez ordinairement droit, petit, aux ailes grandes et mobiles, et très-rarement aquilin.
L'homme des deugas est d'une taille plus élevée, d'une ossature relativement forte, ses extrémités sont grandes et charnues, ses muscles peu apparents et ses chairs abondantes; son teint est souvent aussi foncé, mais sur ces hauts plateaux l'on trouve plus fréquemment les femmes au teint clair, mat, légèrement doré, se rapprochant, comme il a été dit, du teint européen. Les mauvaises dentures, très-rares en Éthiopie, se trouvent plutôt chez le natif du deuga, dont les dents sont, en général, moins remarquablement belles; son visage est plus souvent oblong que rond; son front large et haut; l'angle facial ouvert; les yeux moins grands, le nez plus développé et quelquefois aquilin.
La physionomie de l'homme des kouallas est expressive; son regard mobile, ardent; ses gestes et sa démarche trahissent la vivacité de ses impressions; aussi, manque-t-il ordinairement de cette dignité de maintien résultant de la possession de soi-même. Il est abrupte dans ses façons, original dans ses habitudes, persiffleur, goguenard et tapageur; il parle haut, son élocution est rapide et figurée; son organe vibrant, souple, musical, sa prononciation claire et sa voix blanche; ses lèvres sont plutôt minces. Lorsqu'il a le don de la parole, il surprend, touche et remue plutôt peut-être que son compatriote des hauts pays; mais il est enclin à corrompre la langue par des innovations pittoresques. Il passe pour être imprévoyant, susceptible, colère, franc, charitable, ostentateur, fantasque, actif et indolent par accès, peu soucieux de la vie et impétueux au combat. Il aime les longs festins, la parure, la danse, la musique, la poésie, et lorsqu'au milieu du silence embrasé du midi ou sur le soir, on entend dans la campagne une voix qui chante, c'est celle de quelque chevrier ou de quelque laboureur du koualla qui monte jusqu'à vous.
Sur le bord de son plateau, l'homme du deuga s'arrête, écoute et sourit de plaisir, mais aussi de dédain. Il est plus sobre de paroles et de gestes; il manifeste moins bruyamment les mouvements de son âme; sa physionomie et son maintien sont graves; le regard est plutôt contemplatif, l'organe lourd, voilé, il parle souvent en fausset; sa diction est lente, il affecte la rudesse, aime les formes concises, sentencieuses, corrompt la langue à sa manière, mais parle plus purement que l'homme du koualla. On dit que lorsqu'il a le don de l'éloquence, ce qui lui arrive plus rarement, il remue moins, mais domine et entraîne bien plus que son compatriote des kouallas. Il a la réputation d'être patient, mais de ne point oublier l'injure, d'être calculateur, économe, défiant, âpre au gain. Il est moins querelleur, moins hospitalier, moins vain, plus orgueilleux, plus processif, plus fourbe; ses sentiments religieux sont moins démonstratifs et il est moins encombré peut-être de superstitions. Il aime aussi la poésie et la musique et préfère les airs lents, tristes, et les pensées mélancoliques. Il est moins bon fantassin, moins bon pour fournir à un effort subit et attaquer une position, mais, quoique supportant moins bien les fatigues et les privations, il est plus apte à faire de longues campagnes, à combattre en ligne, et surtout à couvrir une retraite. Il mange, boit et dort plus que l'homme des contrées basses, et il vieillit bien moins vite, assure-t-on. Les indigènes disent qu'il n'est pas rare que le plus jeune d'une famille, native du deuga, après avoir vécu quelques années dans un koualla, reparaisse au milieu des siens, avec la chevelure et la barbe blanchies, tandis que ses frères commencent à peine à grisonner.
Les femmes des kouallas passent pour être les plus jolies, les plus attrayantes et savoir se draper avec le plus de coquetterie dans la toge; leur éclat est précoce, mais peu durable; leur accortise, la beauté de leur regard, la gracieuse souplesse de leur démarche, la perfection de leurs formes et la mobilité de leur caractère justifient, du reste, la jalousie proverbiale de leurs maris.
Les femmes des deugas, plus grandes, plus fortes, sont moins avenantes, moins gracieuses, moins fécondes, dit-on, mais plus laborieuses, plus économes, moins fantasques et plus soumises; belles plutôt que jolies, elles passent pour exercer des séductions moins entraînantes que les femmes des kouallas, mais elles conquièrent dans la famille une prépondérance plus durable.
Comme les libertés communales ont survécu à tous les bouleversements politiques, la famille est encore assez forte; la constitution du mariage civil dissoluble semble peu faite, il est vrai, pour la conserver dans cet état; aussi les us et coutumes ont-ils renforcé la puissance du père jusqu'au point de lui permettre, comme à Rome, de disposer de la vie de ses enfants. Au dire des indigènes, les familles des contrées kouallas, quoique fréquemment les plus nombreuses, se perpétuent moins, et les liens de famille sont moins forts que sur les hauts plateaux. Le père permet à l'enfant de développer sa personnalité de bonne heure, et, sinon en droit, en fait du moins l'émancipation a lieu bien plus tôt; la mère exerce moins d'empire dans la maison; les allures et les mœurs domestiques ont un caractère indépendant et moins respectueux.
En contrée deuga, au contraire, le père et la mère jouissent d'une autorité durable; on y remarque plus fréquemment le type de la matrone, siégeant depuis longtemps à l'arrière-plan de la vie, ou de l'aïeul conseillant et dirigeant la conduite des petits-fils.
On attribue cette différence à la pétulance et au peu de gravité des natifs du koualla, dispositions peu favorables à l'obéissance filiale comme au prestige de l'autorité paternelle; on l'attribue également, et avec plus de raison peut-être, à l'instabilité du foyer domestique. En effet, les contrées kouallas sont d'une fécondité prodigieuse; souvent elles rapportent plus de 400 pour 1; mais leur production est sujette à des retours désastreux causés par les sécheresses, les sauterelles, les épizooties, les animaux sauvages, enfin, par la mortalité qui suit la recrudescence des fièvres du printemps et de l'automne, et qui arrête quelquefois, en quelques semaines, la prospérité d'une maison ou de tout un district; aussi, les habitants des kouallas sont-ils souvent réduits à l'émigration. Comme je l'ai dit ailleurs, leur attachement à leurs terres est tel, que ce n'est qu'à la dernière extrémité qu'ils les abandonnent. Souvent ils vivent dispersés durant plusieurs années: quelquefois même leur génération s'éteint à l'étranger, mais leurs enfants guettent le moment où ils pourront se rétablir dans le district paternel, et, trait digne de remarque, lorsqu'ils en reprennent possession, la tradition locale est assez vivante et assez précise, pour qu'à la première assemblée, la hiérarchie communale soit réinstituée d'après les règles qui auraient été suivies si la population n'avait jamais quitté le district. La délimitation des propriétés est rétablie avec une exactitude qui prévient habituellement les procès; les alliances et les démêlés avec les communes voisines sont renouvelés, et, si les premières récoltes, l'état de la politique et les conditions sanitaires sont favorables, la commune redevient riche, mais la famille ne répare qu'imparfaitement les atteintes que de telles péripéties ont portées à son esprit. Dans les contrées deugas, au contraire, toutes salubres, la fertilité est bien moindre, il est vrai, mais elle est continue; les sauterelles et les épizooties ne les envahissent qu'à de longs intervalles; la richesse s'accroît lentement, mais sa durée sauvegarde le calme de la famille et la transmission inaltérée de son esprit.
La portion la plus considérable, peut-être, de la nation éthiopienne habite ces contrées d'altitude intermédiaire nommées Waïna-Deugas. Est-ce parce que, ordinairement, les termes moyens l'emportent, et que les moyennes sont à la fois les causes et le résultat des civilisations? Le fait est que presque toutes les villes sont établies sur les Waïna-Deugas, et que les populations passent pour y être les plus civilisées. Leur climat, leurs productions agricoles, leur flore et leur faune tiennent en partie du koualla et en partie du deuga. Les habitants de ces dernières contrées ne s'adonnent qu'à l'agriculture, à la guerre, à la chasse ou à l'élève des troupeaux. Les natifs des Waïna-Deugas s'adonnent de préférence aux métiers, aux industries et au commerce; ils sont peu enclins à la vie militaire, et professent du dédain pour la condition du laboureur. Les musiciens, les trafiquants, les avocats, les histrions, les bouffons, les délateurs de profession, les usuriers, les professeurs de grammaire et de controverse religieuse, sont en général natifs des Waïna-Deugas; c'est là que la langue est parlée avec le plus de pureté; mais les professeurs d'histoire, de droit et de théologie, viennent des kouallas et surtout des deugas. Les habitants des Waïna-Deugas sont avenants mais peu hospitaliers, sceptiques, inconstants, paresseux, moins irascibles, moins dévoués à leurs croyances, à leurs opinions ou à un parti politique, moins respectueux envers l'autorité paternelle que les habitants du deuga ou du koualla; ils sont efféminés, enclins aux factions, très-rarement rebelles et observant plutôt les pratiques extérieures de la religion que ses préceptes fondamentaux. Les chefs et les grandes familles ne négligent rien pour flatter ces populations intermédiaires, mais comptent peu sur leur dévouement; ils regardent le Waïna-Deuga comme la proie la plus belle, le koualla ou le deuga, comme la base la plus sûre de leur puissance. Dans les contrées Waïna-Deugas, la richesse consiste principalement en argent et en biens-meubles; l'affluence des produits des kouallas et des deugas y maintient une abondance presque toujours égale, malgré les exactions des hommes de guerre attirés par les ressources et les plaisirs qu'offrent les villes. Les Éthiopiens sont remarquables par leur curiosité, leur esprit critique et leur connaissance des lois. Les habitants des Waïna-Deugas, plus curieux et plus frondeurs que les autres, sont aussi plus au courant des ressources de la loi et plus enclins à y faire appel. Leur moralité est aussi de beaucoup la plus relâchée. Tous sont très-sensibles à la prosodie, au beau langage et à la poésie; ils admirent, avant tout, l'homme brave, intrépide et l'homme vraiment religieux; mais le plus sûr moyen de les intéresser et de gagner leur cœur, est de parler avec esprit et élégance. Malgré cette disposition, ils ont compris sous un seul nom appellatif les trouvères, les musiciens, les chanteurs, les bouffons, les grotesques, les mimes, les danseurs de chica ou de vaudoux, les hilarodes, les bardes, tous ceux enfin adonnés au gai savoir, et ce nom est regardé comme injurieux et diffamatoire; ils ne l'appliquent pas au poète auteur ou chanteur de poésies religieuses, composées presque toujours en guez ou langue sacrée, à celui qui exécute des danses religieuses, au soldat coryphée, qui chante exclusivement des chants de guerre, et à ceux qui, aux funérailles, chantent ou composent des thrénodies. On remarque que les trouvères natifs du Waïna-Deuga font de préférence des couplets et distiques gnomiques ou épigrammatiques, des priapées, des facéties, des farces et des compliments; ceux des kouallas et des deugas chantent ordinairement le mieux la guerre, la vie agreste, les faits héroïques et les funérailles; les premiers passent pour savoir le mieux chanter l'amour, les seconds ont la réputation de savoir aimer le mieux et d'être moins ingénieux à le dire.
Les familles des deugas et des kouallas s'allient très-souvent entre elles; il leur paraît sage d'appuyer à la fois la prospérité d'une maison sur les chances de fortune qu'offrent les hautes et les basses contrées. Malgré ces relations intimes, par l'effet sans doute de cette tendance qu'ont les hommes à critiquer tout ce qui les différencie, l'habitant des deugas a converti en épithète injurieuse le mot désignant l'habitant des kouallas, celui-ci lui riposte par une épithète analogue, et l'un et l'autre s'y montrent on ne peut plus sensibles. Sous ce rapport, l'homme du Waïna-Deuga se regarde comme le plus heureusement né, et il raille le natif du koualla aussi bien que celui du deuga, celui-ci, de ce qu'il est né trop haut, celui-là, de ce qu'il est né trop bas. Cependant, quoique sa bouche déprécie ceux qui ne naissent pas de plain pied avec lui, il reconnaît au fond leur supériorité; il cherche à contracter avec eux des alliances de famille, à se ménager chez eux un abri et des ressources contre les mauvais jours; il tourne en ridicule leur naïveté, leur étroitesse d'esprit, traite leurs mœurs d'incivilisées, mais il craint et estime au fond les hommes du koualla et redoute ceux du deuga, comme formant la pépinière d'où sortent ses maîtres et ses conquérants.
À ces traits distinctifs des populations des contrées deugas, waïna-deugas et kouallas, on pourrait en ajouter bien d'autres, tant le moindre changement dans les conditions de son existence peut modifier l'être humain, variable à l'infini et échappant d'autant plus à la définition et au classement, que tout jugement est conjectural ou porte sur des formes changeantes, comme l'onde qui s'entr'ouvre et se referme de mille façons diverses sous la quille des vaisseaux qui la sillonnent. Aussi, ne me serais-je peut-être pas hasardé, d'après mes seules observations, à diviser une population entière en trois classes, basées non-seulement sur les différences sensibles aux yeux, mais encore sur les nuances morales, si je n'avais eu, pour me guider, l'expérience d'indigènes réputés sages et habiles dans les choses de leur pays. C'est donc surtout d'après leurs jugements, que j'ai tracé les trois portraits typiques, autour desquels gravitent les ressemblances individuelles. Du reste, ces populations s'harmonisent merveilleusement avec les contrastes qu'offre la nature physique du pays; et s'il est vrai que l'uniformité ne retient que faiblement les affections; qu'il leur faille des inégalités, des aspérités même où se prendre, on pourrait attribuer, en partie du moins, à tous ces contrastes dans les hommes et dans les choses, l'ardent amour de l'Éthiopien pour sa patrie.
En Éthiopie, le paysage est étrange, grandiose, saisissant; l'œil habitué aux transitions ménagées de nos paysages est surpris tout d'abord par les mouvements du terrain, qui procède comme par acoups et par convulsions soudaines. En Europe, les paysages ont l'air d'être au repos; là, dans leur immobilité même, on sent gronder l'action, la lutte antédiluvienne de la matière contre la matière; l'homme se sent rapetissé, mais sa pensée grandit de tout l'élan que lui donne ce spectacle, qui la reporte invinciblement aux pieds du Créateur, aux ordres duquel cette matière s'est figée dans son dernier mouvement. Le terrain facile et onduleux se dérobe subitement jusqu'à une profondeur qui donne le vertige, ou, se dressant abruptement, semble vouloir porter dans le ciel quelque haut plateau aventureux. Là, un culbutis de rochers, de blocs erratiques, d'aiguilles, de contreforts, de crêtes désordonnées, de cônes tronqués, de pics, de masses cubiques, quelques hameaux accroupis sur des ressants, et, couchée tout au fond, une grande vallée blanchissante sous un ciel en feu et dessinée par les précipices. Ici, un haut plateau, de vastes plaines faciles et verdissantes, des bouquets d'arbres et des villages blottis paresseusement sous un ciel toujours pur et limpide; à l'horizon, des montagnes aux flancs veloutés bleuissant comme la mer dans le lointain. Là, le baret des éléphants, les rauquements de la panthère, la voix tonnante du lion et les cris de l'orfraie ou un silence plus imposant encore, la fatigue, la soif, l'isolement. Ici, sur les deugas, la clochette des troupeaux, le bêlement des agneaux, des compagnies de gazelles, passant discrètes et gracieuses, ou les hennissements du cheval, rappelant l'homme de guerre; partout l'aisance et la quiétude. Tantôt on voit dans la campagne une troupe de cavaliers aux boucliers, aux harnais étincelants, aux allures pittoresques, insouciantes; ils ont l'air de gais et faciles compagnons et ne vivent que de rapines, lorsqu'ils ne vivent pas en courtisans inoffensifs; ou bien, une bande de fantassins, au pied léger, qui vont pêle-mêle comme une traînée de fourmis: les scintillements de leurs hautes javelines planent au-dessus d'eux, leurs toges terreuses sont drapées en chlamides, leurs jambes sont fines et nues, leur chevelure longue, leurs boucliers noirs; ils plaisantent, ils s'interpellent, ils rient; leur regard avide, audacieux, recèle toutes les violences. Des femmes surviennent: ils se rangent avec bienveillance, leur disent: «Ma sœur,» et leur font des compliments au passage; d'autres arrivent: ils les goguenardent et les dépouillent; ils rencontrent un religieux: leur agrée-t-il? Ils l'appellent: «Notre père,» et lui demandent de bénir leurs armes; plus loin, ils en trouvent un autre, le toisent, le gouaillent et le dépouillent; ils se conduisent un jour en redresseurs de torts; le lendemain, sans provocation, ils feront le sac d'un village; natures aventurières avant tout, un mot les excite, une bonne parole les concilie. Ailleurs, apparaît à mule, une femme tout enveloppée de sa toge: on ne voit d'elle que ses grands et beaux yeux; des suivants à pied l'entourent et pressent la marche, tant ils craignent la rencontre de quelque cavalier trop curieux. Une heure après, l'on trouve des hommes à cheveux blancs, accroupis en cercle: ce sont les Anciens qui délibèrent ou ressassent quelque affaire de la commune; ou bien, à l'ombre d'un arbre, une assemblée d'hommes assis, écoutant les plaidoyers des parties debout: ou bien des prêtres, vêtus de toges et de turbans blancs, à la physionomie calme et prospère; ou des laboureurs demi-nus, courbés sur la charrue et excitant leurs bœufs avec de longs fouets; ou une file de sarcleuses agenouillées sur le sillon; ou une caravane de trafiquants, haletants à la suite de leurs bêtes de somme; ou une troupe de paysans armés et de paysannes se rendant à un marché lointain; ou des femmes revenant de la source et pliant sous leurs amphores rebondies; ou une compagnie de mendiants lépreux qui parcourent les provinces, chantant en chœur des complaintes, des pièces de poésie satiriques; ou une nombreuse troupe clameuse de paysans bien armés, conduisant une nouvelle mariée au village de son époux; ou quelque trouvère voyageant, la guzla sur l'épaule, le sabre au côté, toujours prêt à bavarder ou à chanter ses bouts-rimés; ou quelque chef cheminant avec autorité, environné de ses fantassins et de ses cavaliers causant avec lui.
Avec tout ce monde, on échange des saluts, où se trouve toujours mêlé le nom du Créateur.
À en croire leurs annales, les Éthiopiens auraient vécu, dès la plus haute antiquité, sous le régime féodal, avec un Atsé ou Empereur pour suzerain suprême. Leurs traditions confirment cette donnée, mais elles mentionnent des séditions, des bouleversements et des interrègnes amenés par les fautes de l'aristocratie, du clergé, quelquefois du peuple, et plus souvent par les excès des prétentions impériales. Selon les traditionnistes, quelques portions de l'Empire auraient essayé d'autres formes de gouvernement, mais toujours entées sur leurs formes féodales. Ils auraient, tour à tour, érigé des royautés, des oligarchies, et, désespérant de le trouver sur la terre, ils auraient été chercher dans le ciel le gardien suprême de leurs intérêts ici-bas, en nommant tel saint ou tel archange comme chef inspirateur de tous les pouvoirs. Mais quelles qu'aient été ces tentatives, de quelque côté que ce peuple se soit retourné sur son lit de douleur social, il n'aurait jamais abandonné l'ordonnance féodale proprement dite.
Du reste, le mot de féodalité est un de ceux dont la portée a changé suivant les temps et les lieux où il a été appliqué. On a cherché à préciser le pays où cette forme de gouvernement a surgi la première fois. Serait-ce en Europe, des suites d'une conquête? Serait-ce en Perse ou dans l'Inde, d'où elle nous aurait été importée? Ou bien, la devons-nous à nos premiers ancêtres, les Ariens? En tous cas, en Orient, la féodalité a toujours existé en germe dans l'état patriarcal, où elle s'est développée diversement, selon le temps, le lieu ou les événements. Son éclosion est naturelle chez les peuples pasteurs, et surtout chez les peuples agricoles, qui n'ont pas été déformés par le despotisme, qu'ils aient à contenir un peuple conquis, ou que les intérêts de leur propre défense contre les dangers de l'intérieur ou de l'extérieur leur fassent sentir l'insuffisance de leur organisation par familles indépendantes.
Lorsque des pères ou chefs de famille, ces premiers et légitimes dépositaires de l'autorité, se groupent et se réunissent, sous la pression d'une nécessité devenue commune, il semble que quelques éléments de l'autorité qui est dans chacun d'eux s'en dégagent, s'agglomèrent et constituent comme une puissance qui n'attend plus désormais qu'une main pour la diriger au profit de tous. Alors il s'en trouve toujours un pour assumer insensiblement, et avant que ses concitoyens ne la lui confèrent, la prépondérance, puis l'autorité, et pour prendre enfin le pouvoir, soit en s'appuyant sur ses aptitudes supérieures ou sur des circonstances propices, soit en profitant simplement de cette propension qu'ont les hommes à se décharger sur autrui des soins qui incombent à la vie, surtout de ceux qui résultent de la vie commune. Ce pouvoir peut fonctionner longtemps sans être défini, et se constituer de plus en plus fortement par assises successives. Quelquefois il arrive aussi qu'une première opposition partielle le fasse mettre en question: il est discuté; d'implicite qu'il était, il devient explicite et, dès qu'il a traversé une pareille épreuve, il est avoué, acclamé ou proclamé, et armé enfin ostensiblement de son droit.
Mais en déférant ainsi le pouvoir, ces premiers constituants, qu'ils soient ou non conscients du jour précis de l'investiture qu'ils donnent, n'entendent pas s'être dépouillés, au profit de leur élu, de toute l'autorité dont ils sont naturellement dépositaires, mais bien n'en avoir fait qu'une cession, qu'une délégation partielle, utile ou nécessaire, car le père de la plus petite famille sent qu'il est roi, lui aussi, et cela, d'institution divine; et, à moins de corruption, il n'accepterait pas de se découronner de ses propres mains. On comprend, d'après ce qui précède, que les Éthiopiens disent qu'il est presque toujours aussi imprudent de vouloir préciser le premier moment de l'existence des grands pouvoirs, que de vouloir préciser le moment où l'âme entre dans le corps de l'homme.
Ce pouvoir une fois institué, par la force des choses, des familles voisines se réunissent aussi en communautés; l'exemple gagne de proche en proche, et les patrons, chefs ou petits suzerains de ces communes, ont bientôt à s'entendre et à aliéner à leur tour une partie de leur autorité en faveur de l'un d'entre eux, qu'ils arment de puissance pour la sauvegarde de quelque nouvel intérêt collectif. Cette hiérarchie, résultat souvent de l'état de guerre qu'elle tend même à entretenir, s'agrandit et se complique au gré des événements, des besoins sociaux, et de ces humbles commencements sortiront quelquefois de grandes unités politiques ou nationales. À ce point encore, la forme féodale se confond presque avec la forme républicaine, puisque celle-ci se base sur le suffrage et celle-là sur l'assentiment des sujets. Mais lorsque le régime féodal, solidarité et dépendance hiérarchique de tous les citoyens entre eux, fondées sur des besoins et des pactes légitimes, se vicie et se pervertit; lorsque les pouvoirs, se concentrant dans des foyers de plus en plus grands, s'isolent et font disparaître les relations proportionnelles, si importantes à conserver entre le citoyen et l'autorité, l'individu se sent effacé par les dimensions croissantes de l'édifice social, et il ne tarde pas à se décourager; il se résigne, abandonne sa part d'action et de concours, et la source des pouvoirs achève de passer de la base au sommet. Les chefs, se détournant alors de leur origine, vont demander leur sanction à l'autorité supérieure; la liberté et la dignité des citoyens étant frappées dans leurs racines, la vie sociale languit et s'étiole, et la société n'échappe à l'anarchie qu'en recourant à un gouvernement centralisé, refuge qui pourra lui procurer encore de longs jours de repos, à la condition que le pouvoir suprême y soit contenu par des institutions modératrices, contrepoids nécessaires sans lesquels aucun pouvoir, quel que soit son nom ou sa forme, ne saurait prolonger sa durée. Car les formes politiques les plus naturelles, les plus propres à satisfaire les besoins et à garantir la dignité de l'homme, aboutissent bientôt à l'asservissement, pour peu que les citoyens négligent de faire respecter les droits primordiaux de la famille et ceux de la commune, ou famille civile, qui entretiennent leur respect d'eux-mêmes, le sentiment de leur propre valeur, leur expérience des hommes, leur préoccupation de la chose publique, et les sauve de cette apathie civique qui développe l'égoïsme et affaiblit le corps de la nation par des paralysies locales.
Les Éthiopiens ignorent l'existence historique des Pères Conscrits de Rome comme aussi celle d'autres corps de patriciens dont les dénominations diverses relevaient plus ou moins du mot Père, et qui ont conduit les destinées de tant de nations en Europe. Ils n'ont donc pu se laisser séduire par les théories vraies ou fausses qui s'appuyent sur ces relations de noms. Néanmoins, ils considèrent le pouvoir ou son représentant, non comme un vainqueur, comme un ennemi ayant un intérêt distinct, mais comme le résumé des intérêts de la société et la consécration politique la plus haute de la paternité. Tout pouvoir qui n'a pas ces caractères est à leurs yeux entaché d'illégitimité et inconciliable, par conséquent, avec le bien-être national. Quoique dans leur société actuelle, depuis longtemps désordonnée, l'autorité n'ait que des titres suspects, que de fois ne leur ai-je pas entendu dire à leurs princes, avant ou après quelque réclamation: «Nous venons nous plaindre à toi, parce que tu es notre père?»
Les annales éthiopiennes les plus accréditées ont été écrites par les annalistes des Empereurs6. Aussi, en bons courtisans, lorsqu'ils parlent des nombreuses guerres intestines, traitent-ils indistinctement d'égarés par le démon les adversaires, quels qu'ils soient, de leurs maîtres innocents à toujours.
Note 6: (retour) Grâce à de puissantes protections, j'ai pu le premier en faire prendre copie, et si je ne fais que mentionner leur existence, c'est qu'elles rentrent plus spécialement dans le cadre d'études que s'est imposé mon frère, à qui je les ai données.
D'après les traditions, au contraire, la plupart de ces guerres auraient été provoquées par les subtilités des légistes et les abus de pouvoir des Empereurs ou des grands vassaux, par leurs attentats aux libertés communales et provinciales. Il est à croire que la nation eût péri par la conquête, si elle n'eût été protégée par l'aridité de ses frontières, la configuration de son territoire particulièrement favorable à la résistance, par son climat et par sa situation géographique à l'écart des routes suivies par les peuples conquérants. Elle eût également péri par l'anarchie ou par l'énervement qui succède à une période de despotisme et de corruption, si elle ne fût constamment revenue à ses institutions primordiales, et si son énergie n'eût été ravivée par ses guerres civiles mêmes et par les guerres étrangères d'autant plus fréquentes qu'elles semblent avoir été provoquées par un sentiment national exclusif, d'une susceptibilité d'autant plus continue que sa tradition et sa foi religieuse lui faisaient regarder comme ennemis permanents ses voisins, tous païens ou musulmans. Il est des nations qui se perdent par la guerre; il en est qui trouvent en elle un remède héroïque ou même une des conditions de leur durée; mais elles ne la font pas longtemps pour des idées politiques, toujours un peu abstraites; il leur faut des idées d'un ordre concret, accessibles à la fois aux intelligences les plus humbles comme les plus élevées. Les Éthiopiens ont eu la fortune de trouver dans leurs institutions à la fois domestiques et civiles un motif d'attachement invariable à une forme politique bien imparfaite, il est vrai, mais qui a eu du moins le mérite, de concert avec les idées religieuses, les seules d'un ordre abstrait qui puissent longtemps captiver l'affection d'un peuple, de tenir leur patriotisme en haleine depuis des siècles et de maintenir à peu près du moins leur cohésion nationale.
Dans leur ordonnance sociale, les Éthiopiens semblent avoir eu pour préoccupation de restreindre l'autorité dans son étendue et dans son intensité, et d'attacher la responsabilité à toutes les fonctions. Plus la répartition des pouvoirs est grande, plus leur équilibre est facile, et moins la tyrannie a de chance de durée. Comme tous les pays, même ceux où les pouvoirs sont les plus répartis, l'Éthiopie a vu s'élever des despotes, mais ils n'ont pu étouffer les éclats de la conscience publique et briser complètement les résistances locales; quant aux petits tyrans, la commune les étreignait dans des limites trop étroites pour qu'ils devinssent longtemps dangereux. Les tyrannies les plus funestes sont celles qui s'exercent sur les grands espaces de territoire et sur un grand nombre d'hommes. Le tyran peut alors comploter à l'écart et surprendre d'autant plus, que ses coups partent de loin, et qu'ignorant l'effort qu'ils ont souvent coûté, les sujets s'exagèrent encore la puissance qui les frappe et achèvent ainsi de se dépouiller eux-mêmes du sentiment de leurs droits et de celui de leur propre importance. À en croire les traditions, les interrègnes, les guerres civiles et les périodes d'anarchie ont été promptement suivis de retours à l'ordre. Ces phénomènes seraient surprenants, n'était la considération que l'ordre et l'autorité sont surtout vivaces dans les pays régis par les us et coutumes, lesquels puisent leur sanction et leur force dans le culte des aïeux et dans la conscience publique formée en grande partie par les traditions. Le joug des lois décrétées et écrites est d'une nature immuable ou tout au moins peu mobile; celui des traditions de la conscience publique reste en rapport avec les mouvements de la vie sociale, s'adapte aux différentes conjonctures de temps, de lieu, dirige à la fois les mœurs et les lois, tend à maintenir l'harmonie entre elles et intéresse à leur maintien les sujets, qui sentent qu'ils en sont les gardiens intéressés et responsables. Comme tout ce qui procède des hommes, l'opinion publique erre quelquefois, et déplorablement, mais aussi, lorsqu'elle part de principes vrais, elle revient et se reforme d'elle-même au gré des progrès qui s'accomplissent, les lois qu'elle dicte restant comme soumises à une délibération perpétuelle.
À leur avénement, les Atsés faisaient le serment de respecter les libertés de leur peuple et de se conformer aux usages des ancêtres. Cependant, comme nous l'avons dit, plusieurs d'entre eux, cédant aux entraînements du pouvoir, ont entrepris contre les droits de leurs sujets qu'ils ont cherché à soumettre à des règles d'obéissance uniformes, toujours commodes pour les autocrates. Ces entreprises ont donné lieu à des luttes sans nombre, à des guerres dont l'histoire est oubliée, et si, d'après ce que disent les Éthiopiens, leur famille impériale a réellement régné depuis l'époque de Salomon jusqu'au siècle dernier, il y a lieu de regretter profondément que l'histoire en soit perdue, ne fût-ce que pour les enseignements que nous aurait fournis cette lutte tant de fois séculaire entre l'autorité de la famille et de la commune et celle des Césars éthiopiens.
La tradition éthiopienne prétend que, lors de sa visite à la cour de Judée, la reine de Saba conçut du roi Salomon un fils auquel elle donna le jour à son retour en Éthiopie. Lorsque ce fils, nommé Menilek, fut en âge, elle l'envoya auprès de son père. Celui-ci voulant s'assurer de l'identité de sa progéniture, descendit de son trône, y fit asseoir un de ses officiers et se tint parmi ses propres serviteurs. Le jeune Éthiopien était chargé par sa mère de remettre à Salomon un anneau qu'elle tenait de lui, et qui devait contribuer à le faire reconnaître. Il se prosterna tout d'abord devant l'officier assis sur le trône, mais ne pouvant démêler dans ses traits l'image paternelle que sa mère avait gravée dans sa mémoire, il parcourut des yeux les courtisans, reconnut Salomon malgré son déguisement, et, s'avançant vers lui sans hésitation, il lui présenta l'anneau.
Les courtisans furent émerveillés. Salomon remonta sur son trône, bénit ce fils, le fit couvrir d'habits somptueux et se complut à le voir à sa cour, où il lui donna une fonction parmi ses serviteurs. Mais le jeune Éthiopien ressemblait tellement à Salomon, que le peuple de Judée s'y trompait. Le roi, redoutant les grandes qualités de son enfant et les effets de la popularité qu'il s'attirait chaque jour davantage, jugea bon de l'envoyer régner en Éthiopie et de lui donner pour compagnons les fils aînés d'un grand nombre de familles de marque de ses États, ainsi que des représentants de chacune des douze tribus d'Israël, afin de figurer et perpétuer en Éthiopie le royaume de Judée.
Menilek désirant emporter un signe qui lui rappelât le pays de son père, s'entendit avec ses compagnons pour enlever du tabernacle les Tables de la Loi. Un vent impétueux, disent les Éthiopiens, vint en aide à ces pieux voleurs, en jetant le désordre et l'effroi parmi les habitants de la Judée, et un nuage enveloppa même les ravisseurs jusqu'au moment de leur arrivée à un port de la mer Rouge, d'où un flot propice les porta rapidement jusqu'en Éthiopie. Les lévites, gardiens du tabernacle, réussirent, dit-on, à cacher à leur peuple la soustraction des Tables Saintes qu'ils remplacèrent comme ils purent. De même que chez les Israélites, les Tables auraient toujours suivi le camp des Empereurs éthiopiens jusqu'à l'époque, de date incertaine aujourd'hui, où, à l'exemple de Salomon, l'Empereur et les Grands de l'Éthiopie convinrent de bâtir à Aksoum un temple, pour y déposer le témoignage authentique des miracles du Sinaï.
Les empereurs auraient successivement transporté le siége de l'Empire sur plusieurs points de leur territoire. Selon les Éthiopiens, leur première capitale aurait été dans la contrée qu'occupent aujourd'hui les Ilmormas, dits Gallas-Azabos; c'était le temps de la splendeur de la ville d'Adoulis, emporium du commerce entre l'Égypte et les pays que baignent les mers des Indes et de la Chine. La capitale de l'Empire fut ensuite transférée à Aksoum. Jusqu'alors, la nation avait professé la religion judaïque; c'est à Aksoum, qu'au quatrième siècle de notre ère, l'Empereur régnant, ainsi qu'une partie de sa famille, auraient adopté le Christianisme que leur apportait Frumentius. Les princes restés fidèles au Judaïsme soulevèrent plusieurs provinces contre l'Empereur, apostat à leurs yeux. Après avoir longtemps désolé le pays, les guerres de religion se terminèrent par la réduction finale des partisants du culte primitif, qui se réfugièrent, dit-on, dans les montagnes du Samen, où ils purent pratiquer leur religion et la transmettre à leurs descendants pendant une longue suite de générations. Depuis cette époque reculée, il existe en Éthiopie une loi coutumière, qui interdit à tout juif de posséder terre ou maison, de séjourner même à l'orient du Takkazé. Aujourd'hui encore, les quelques représentants dégénérés de ces antiques vaincus, dispersés sous le nom de Fellachas, et qui n'ont plus pour religion qu'un judaïsme défiguré, subissent cette loi; et malgré l'état désordonné de la propriété dans toutes les provinces entre le Takkazé et la mer Rouge, malgré la facilité relative d'y acquérir des terres, aucun fellacha ne songerait à s'y établir, comme aucune commune n'y consentirait au mépris de cette interdiction antique.
À Aksoum, les Empereurs se trouvaient encore sur la grande route commerciale qui, partant de l'Égypte, passait à l'île de Méroé, arrivait à Aksoum, et par Adoulis aboutissait jusqu'à la Chine. Mais les nécessités politiques les portèrent à s'établir successivement au sud de leurs États, dans les provinces de Lasta et de l'Idjou, puis dans les basses contrées voisines occupées aujourd'hui par les tribus Afars, dites Taltals ou Danakils; puis dans le Chawa, puis dans l'Amara, province restreinte aujourd'hui par l'invasion des Ilmormas musulmans du Wallo, dits Gallas; plus tard, au delà de l'Abbaïe, dans le grand Damote qu'occupent maintenant les Ilmormas païens; de là, dans le Sennaar, puis dans le Metcha, d'où ils transportèrent encore une fois leur cour à Idjou, puis sur la frontière du Harnacenn, et successivement dans plusieurs autres provinces, jusqu'à l'époque de la grande invasion musulmane conduite par Ahmed-Gragne, dans le seizième siècle environ, époque à laquelle ils fixèrent leur vagabonde capitale à Gondar, où vint expirer leur pouvoir et s'accomplir le dépouillement de leur famille et la ruine de l'Empire.
À l'origine, le mot Atsé impliquait les idées de protection et de gestion suprême; mais, de même que celui d'Imperator chez les Romains, il est devenu, par corruption, synonyme de despote.
Pour devenir Atsé, il fallait être agnat de la famille de Menilek, et la primogéniture établissait le droit à la succession au trône; mais ce droit n'était pas si impérieux qu'il ne pût être suspendu, lorsque l'empereur désignait son successeur, soit de son vivant, soit par testament, ou lorsque la nation manifestait spontanément ses vœux.
L'Atsé était investi d'une sorte de délégation de pouvoirs militaires, administratifs, judiciaires et, par fiction seulement, de pouvoirs cléricaux; mais dans la limite de curateur de ces pouvoirs. D'après les feudistes indigènes, la nation éthiopienne aurait été une nation d'hommes libres, ayant pour chef un homme qui ne l'était pas. En tout cas, il semblerait que l'on pût dire des princes éthiopiens ce que Tacite disait des princes germains: de minoribus rebus principes consultant, de majoribus omnes.
Tous les citoyens étaient astreints au service de guerre, et leur réunion composait les armées nationales: les habitants des frontières gardaient les frontières; les autres suivaient l'Atsé à la guerre. L'Atsé était l'organe du commandement suprême dont il puisait la raison dans le conseil des grands Polémarques ou Dedjazmatchs dont le nom signifie: porte des gens en campagne. Ces Dedjazmatchs, dont les pouvoirs expiraient presque complètement à la fin de la campagne, étaient désignés par les citoyens à la nomination de l'Atsé, et chacun d'eux commandait aux hommes d'armes représentant une province ou quelque grande division territoriale. On rassemblait l'armée par bans impériaux émanant de l'Atsé assisté de son grand conseil. Certaines provinces, les unes privilégiées, les autres désignées par le sort ou par les circonstances, se relayaient pour veiller à la sûreté de la personne de l'Atsé et contribuer à la splendeur de sa cour. La garde de chaque jour se composait de mille hommes. L'Atsé avait aussi le droit de former, pour son service personnel, un corps de troupe qui ne devait pas excéder quelques centaines d'hommes.
En sa qualité de gardien de la Justice, l'Atsé cassait ou confirmait les arrêts soumis à sa cour, qui était composée de quatre grands juges nommés Likaontes (mesureurs, modérateurs) et de quatre assesseurs nommés Azzages (ordonnateurs, commandeurs), tous héréditaires, mais astreints néanmoins à la confirmation de l'Atsé. Le nombre de ces magistrats a été doublé quelquefois, mais il était presque toujours de huit. Ces huit magistrats formaient le noyau du grand Conseil de l'Empire auquel on adjoignait quelques grands officiers de la maison de l'Atsé, quelques grands feudataires, ainsi que quelques hauts dignitaires ecclésiastiques. La noblesse des Likaontes remontait aux Hébreux, celle des Azzages était d'origine éthiopienne. Le costume de ces magistrats était celui du clergé. De même que l'Atsé, ils ne portaient point d'armes sur leurs personnes, mais on en portait devant eux pour leur faire honneur; ils devaient résider auprès de l'Atsé et le suivre même à la guerre. Les Likaontes, qui exerçaient vis-à-vis de l'Atsé un droit de remontrances et, en quelques circonstances, celui de veto suspensif, faisaient la répartition des impôts et redevances dus à l'Empereur par les grands vassaux; les Azzages veillaient à leur perception et à la gestion du domaine impérial, composé de terres de peu d'étendue, éparses dans les provinces éloignées.
On comprend que ce tribunal suprême, composé à la rigueur de neuf juges, pût suffire, même dans un vaste empire, à ses importantes attributions. La richesse nationale était agricole, et l'agriculture s'appuyait sur la forte constitution de la famille, en dehors de laquelle la propriété ne se transmettait que très-rarement. Ce régime excluait l'intervention de l'autorité civile dans les questions si nombreuses relatives à la propriété.
Chaque citoyen était justiciable, en première instance au moins, de sa famille, qui relevait à son tour de la commune. Il pouvait passer en appel au tribunal supérieur du district ou de la province, et arriver en dernier ressort au tribunal de l'Atsé et de ses Likaontes. Mais les cas étaient rares, où il y eût intérêt à épuiser ces juridictions, car la famille jouissait d'un ascendant tel, qu'à moins d'injustice évidente, c'était affronter l'opinion publique que de faire appel d'un jugement rendu dans son sein.
La femme ne jouissait pas légalement des mêmes droits que l'homme. La terre ne passait en héritage aux femmes qu'à défaut d'héritiers mâles; dans certaines provinces, l'héritière au premier degré pouvait être déboutée par un héritier mâle du sixième et même du septième degré. De plus, les femmes se mariaient sans dot, et il leur était constitué un douaire, soit préfix, soit coutumier, ou tout au moins un mi-douaire.
Mais le trait caractéristique des constitutions éthiopiennes, ce qui contribuait surtout à prévenir l'encombrement des causes devant les juridictions intermédiaires et la haute cour de l'Empereur, c'est que pour avoir confié la puissance judiciaire à des organes remontant hiérarchiquement jusqu'à l'Empereur, la nation ne s'en était pas dessaisie. L'accusé ou le défendeur avait le droit de choisir son juge, tout Éthiopien étant considéré comme apte à juger en première instance une cause civile, quelquefois même criminelle, à condition toutefois qu'il trouvât des assesseurs pour former son tribunal; et nul ne pouvait se soustraire à l'obligation qu'imposait une désignation pareille. Aujourd'hui encore, la coutume rend doublement responsable le citoyen qui refuse d'exercer ainsi le pouvoir judiciaire: il est responsable envers l'ayant-droit d'abord des restitutions et dommages-intérêts auxquels eût été condamné le défendeur, et passible même des peines encourues par l'accusé; il a à répondre, en outre, de son fait de déni de justice. Comme on le voit, c'est l'institution du jury, mais d'un jury responsable, portée à sa dernière limite et fondée sur cette idée, que la notion de la justice n'est point le privilége exclusif des élus de la science judiciaire, mais un attribut de chaque homme, inséparable de sa conscience, et que c'est porter atteinte à cette conscience que de frapper d'interdit sa principale manifestation.
Ce régime judiciaire établit entre les citoyens une solidarité continuelle, soumet la justice à leur contrôle permanent, les porte à connaître leurs droits et leurs devoirs, leur permet de passer toujours par le jugement de leurs pairs véritables, et la loi puise incessamment une sanction et une force nouvelles dans la raison et la conscience publique dont elle suit graduellement les progrès.
Quant à cette obligation de rendre la justice, les Éthiopiens disent qu'elle est pour tout citoyen aussi impérieuse que celle de défendre le pays en danger, l'injustice étant de tous les ennemis le plus redoutable.