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CHAPITRE III

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APERÇU GÉOGRAPHIQUE, ETHNOLOGIQUE ET HISTORIQUE. L'ANCIEN EMPIRE.

Les pluies hivernales avaient atteint leur plus grande intensité; il pleuvait quelquefois sans interruption pendant des journées entières, et le tonnerre grondait fréquemment. Un matin, le Lik Atskou vint m'annoncer que l'Atsé ou Empereur le faisait prier de m'engager à me rendre auprès de lui, pour donner mes soins à sa femme dangereusement malade, disait-il. Pour faire plaisir au Lik Atskou, je me rendis avec lui au palais.

Ce palais, bâti par des Portugais, il y a environ deux siècles, est situé au milieu de quartiers en ruine. Il consiste en une agglomération de bâtiments sans symétrie, terminés les uns en plates-formes bordées de créneaux, les autres en dômes ou en voûtes; autour, règne une enceinte spacieuse et irrégulière formée par une muraille crénelée, à marchepied, à meurtrières et tourelée de distance en distance; le bâtiment principal a pour façade une grosse et haute tour carrée, qui domine tout cet assemblage. De la salle de banquet et d'audience solennelle, il ne reste plus qu'un pan du mur de pignon, au milieu duquel la baie cintrée de la haute porte d'entrée se découpe sur le ciel. Les salles de bains, les étuves sont défoncées; les chambres des femmes n'abritent plus que les oiseaux de nuit; la trésorerie, le garde-meuble, les cuisines, les écuries, les appartements où les Empereurs se retiraient, dit-on, avec leurs familliers pour se reposer de la rigide étiquette de la cour, tout est inhabitable, et personne dans le pays n'était capable même de fabriquer la chaux pour réparer les dégâts causés par le temps. Une ancienne prison et la grande salle où se tenait le plaid impérial sont les seules parties bien conservées. Un vieillard de Gondar disait, en me racontant des anecdotes sur les Empereurs:

Dieu veut qu'au milieu de ces débris, la prison et la salle des plaids restent debout, pour témoigner contre les violences iniques de notre Famille impériale.

Les indigènes, quoique habitués aux aspects grandioses et austères de leur pays, s'arrêtent devant cette demeure avec un sentiment de mélancolie respectueuse; quant à l'Européen, il est surpris agréablement comme par une image de la patrie, mais bientôt, il cède aussi à la tristesse, en considérant ce palais mutilé, hautain encore, au milieu des humbles maisons de Gondar, comme un vétéran déguenillé, prêt à raconter aux enfants les guerres d'autrefois.

Le Lik Atskou s'arrêta sur le palier d'un large escalier extérieur; un enfant demi-nu nous ouvrit la grande porte d'une espèce de corps-de-garde, d'où il nous introduisit dans la salle des plaids, vaste pièce rectangulaire et dénudée, à l'extrémité de laquelle était accroupi sur un lit à baldaquin l'Atsé ou Empereur: Sahala Dinguil. Le Lik Atskou salua comme s'il se fût présenté devant le plus magnifique des Rois, et l'on nous fit asseoir par terre, sur un lambeau de natte.

Sahala Dinguil, vieillard d'environ soixante-dix ans, avait le teint coloré et presque aussi clair que celui d'un Européen, la chevelure crépue et blanche comme la neige, le front haut, uni, l'œil vif, la figure pleine et imberbe; toute sa personne un peu vulgaire était empreinte d'une jovialité sensuelle. Il trônait en toute sérénité sur un bois de lit indien, portant encore les restes d'une riche marqueterie en ivoire et en nacre; un tapis turc, râpé et trop étroit, laissait à découvert une partie des fonçailles. Quatre petits pages en haillons, un eunuque difforme et deux vieillards se tenaient immobiles et les yeux baissés de chaque côté du pauvre trône.

On me demanda quelque remède panchymagogue, quelque panacée infaillible, pour la femme de Sa Majesté, la mère de son héritier, son âme, sa vie, ajouta-t-on; mais on me décrivit la maladie en termes tellement discrets et vagues, que je dis que je ne prescrirais qu'après avoir vu la malade. Là-dessus, on se consulta d'un air mystérieux, et je fus confié à l'eunuque, qui m'introduisit seul dans le harem impérial. Il est de ces mots pleins d'enchantements pour un jeune homme et pleins de désillusions aussi. Je trouvai, couchée à côté d'un brasier ébréché, en terre cuite, une femme d'un âge mur, d'une corpulence formidable et d'une figure commune; son genre de maladie était à l'avenant: l'excès de nourriture l'avait réduite où elle en était. J'assurai à l'Empereur qu'elle guérirait sous peu, à condition d'observer un régime sévère.

En regagnant notre logis, le Lik Atskou s'égaya fort à la description de la maladie et de la personne de l'auguste patiente, qu'il n'avait jamais été admis à voir. Il me pria néanmoins de ne rien épargner pour la guérir; les ancêtres de la Famille impériale avaient toujours été, disait-il, généreux et bons envers les étrangers. Je songeai qu'effectivement, ils s'étaient montrés tels envers l'écossais Jacques Bruce, et pendant plus d'une semaine, deux fois le jour, malgré les pluies, j'allai exactement au palais. Ma grosse cliente se rétablissait à vue d'œil. L'Atsé me fit sonder relativement à mes honoraires: je refusai d'en recevoir; il feignit de croire sa dignité offensée et saisit la première occasion de rompre avec moi. La convalescente ne se soumettait qu'imparfaitement au régime prescrit. Un matin, je la trouvai plus souffrante, elle m'avoua avoir bu de l'eau-de-vie; je lui déclarai que je ne la reverrais que sur une nouvelle invitation de l'Empereur; et je ne fus pas rappelé.

Ce dénoûment était fort à ma convenance. Si la malade n'était pas radicalement guérie, ma médication expectante avait du moins écarté le danger et le public m'attribuait tous les honneurs de la guérison. J'avais d'ailleurs perdu le goût de faire le médicastre. Lorsque je devais entrer chez la malade ou la quitter, me présenter devant son Empereur ou me retirer, enfin, dès que je paraissais au palais, les quelques valets enhaillonnés, qui passaient leur temps à muser aux portes, prenaient des airs compassés, solennels, et j'avais à subir toutes les simagrées de l'étiquette de l'ancienne cour des Empereurs d'Éthiopie. Les premiers jours, cette mise en scène bouffonne m'avait fait pitié; mais sa répétition quotidienne m'était devenue désagréable. Plus tard, m'étant initié à la langue, aux coutumes et aux traditions, je regrettai de ne m'être pas montré plus patient à l'égard de ces débris d'une famille de princes tombée, dit-on, d'une hauteur de 28 siècles. Mais avant de parler de cette famille impériale qui, chaque jour, comme une statue renversée de son piédestal, s'enlize davantage dans la poussière des temps, il convient de donner une idée de la base géographique sur laquelle, debout de générations en générations, elle a su, pendant que surgissaient et s'abîmaient tour à tour la plupart des dynasties souveraines du monde, diriger l'histoire de tant de peuples de l'Afrique orientale et de l'Arabie.

On s'est habitué, en Europe, à donner le nom d'Abyssinie à la portion indéfinie de l'Afrique orientale qui nous occupe, et sur laquelle, de toute antiquité, et même aujourd'hui, plane le nom primitif d'Éthiopie.

Les indigènes savent que les musulmans nomment leur pays el Habech, mais s'ils tolèrent ce nom dans la bouche des étrangers, c'est par courtoisie ou par pitié pour leur ignorance; eux-mêmes, pour la plupart, ne connaissent pas l'étymologie du mot Habech, mais ils sentent qu'elle est injurieuse pour eux. En effet, Habech, en arabe, s'emploie pour qualifier un ramassis de familles d'origines diverses ou bien de généalogie inconnue ou altérée; et parmi les races sémitiques, l'injure la plus mortifiante qu'on puisse faire à un homme ou à un peuple, est de dire qu'il ignore sa généalogie ou qu'elle est entachée de promiscuité, parce que, chez eux, les hommes de tous les rangs sont convaincus de l'existence d'une solidarité étroite non-seulement entre les vivants, mais surtout entre les vivants et leurs ancêtres. Du reste, quand on est initié à leur vie intime, on est journellement frappé des effets plus souvent bienfaisants que nuisibles de ce sentiment. L'Afrique orientale a servi de lieu d'établissement à plusieurs races, mais la grande majorité se rattache à la famille sémitique, d'après les caractères fournis par leurs idiômes, leurs langues, et, comme il a été dit, d'après leurs traditions. Cette origine suffirait seule à expliquer l'objection persistante des indigènes à la dénomination de Habechi.

L'adjectif Habechi, déformé par les Portugais, qui ont mis de côté la première lettre, et, selon leur usage, ont rendu le son ch par x, est devenu ainsi Abexim, en y joignant la finale portugaise; d'où, en usant à leur tour de la licence de transcription dont les Portugais leur avaient donné l'exemple, les copistes du seizième siècle ont fait le nom Abessinie devenu sans effort Abyssinie. Quelques auteurs allemands emploient encore la dénomination Habesch; les Anglais écrivent tantôt Abyssinia et tantôt Abessinia. Puis donc que les Arabes et les Européens, les peuples étrangers enfin, n'ont pu s'entendre sur la manière d'écrire une qualification injurieuse, convertie en désignation géographique, il paraît convenable de revenir au nom d'Éthiopie, par lequel tous les indigènes désignent leur patrie.

Quand on sait que ce peuple éthiopien rattache à la Judée ses origines historiques; qu'il justifie son nom par les textes bibliques, et qu'il pratique le Christianisme depuis le quatrième siècle; quand on songe que depuis cette époque, son pays a servi de lieu de refuge pour les mœurs et les idées chrétiennes; que les peuples d'Europe, quoique nombreux et aguerris, n'ont sauvegardées qu'avec tant de peine contre la propagande armée des musulmans, on s'apitoie de le voir, malgré ses protestations, dépouillé même de son nom, et l'on est peu disposé à conniver avec les Musulmans, pour substituer à une antique dénomination une désignation injurieuse, qui falsifie l'acte de naissance d'un peuple, l'allié le plus constant que nous ayions en Afrique pour le maintien de ces idées chrétiennes, qui sont notre gloire, la base et l'essence progressive de nos sociétés.

On peut objecter que le nom d'Éthiopie est d'origine grecque, mais les contre-objections ne manquent pas; d'ailleurs, ce qui paraît dominer toute considération, c'est que ce nom est le plus ancien et le seul usité dans le pays.

À défaut d'une définition plus précise de l'Éthiopie, on est tenté de suivre l'exemple des Romains, qui avaient divisé la Gaule en Gallia togata, Gallia braccata, Gallia comata, et de dire que l'Éthiopie comprend la partie de l'Afrique orientale dont les habitants portent la toge; cette Africa togata aurait du moins l'avantage de comprendre presque toutes les contrées africaines jadis soumises à l'autorité de l'Atsé ou Empereur, et d'être conforme à une locution employée actuellement par les Éthiopiens, sinon pour définir, du moins pour caractériser leur pays.

L'érudit géographe Ritter a défini en deux mots le caractère le plus saillant, non peut-être de toute l'Afrique, comme il le dit, mais de la portion orientale qui nous occupe; il partage le pays en terres hautes et terres plates. Il serait plus exact de dire contrées hautes et contrées basses, et, comme ces deux idées doivent entrer fréquemment dans les descriptions du pays, nous emprunterons à la langue amarigna, langue la plus généralement parlée en Éthiopie, les termes de relation deuga et koualla5; celui-ci désignant des contrées dont les plus hautes ne dépassent guère 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer, et dont les plus basses sont affaissées au-dessous même de ce niveau; celui-là, des contrées élevées à 2,400 mètres au moins au-dessus du niveau de l'Océan. Ces termes deuga et koualla correspondent aux termes arabes nedjd et tahama, qu'on pourrait à la rigueur exprimer en anglais par les mots high-land et low-land. Si la contrée est d'altitude mitoyenne, c'est-à-dire de 2,000 à 2,400 mètres environ, les Éthiopiens lui donnent le nom de woïna-deuga, ou deuga susceptible de produire la vigne; ils donnent le nom de beurha aux kouallas les plus bas, et en Gojam, celui de tchoké aux deugas d'une altitude de plus de 3,000 mètres; mais on peut dire que les deux désignations génériques servant à fixer l'esprit au sujet de l'altitude d'une contrée sont deuga et koualla.

Note 5: (retour) Pour ne pas élever une discussion analogue à la mémorable et malheureuse querelle de Ramus, à propos de la prononciation de la lettre u placée après q, et pour ne pas enfreindre l'usage grammatical qui veut qu'en français le q soit toujours suivi d'un u au commencement d'un mot, j'écris koualla, quoique le k français, comme le kh et le c dur, représente une articulation gutturale que nous ignorons, et qu'il me semble que si j'écrivais qoualla, la lettre q se rapprocherait davantage du k claqué que nous n'avons pas et qu'il faudrait pour mieux figurer la prononciation de ce mot.

Les Éthiopiens, dépourvus de mesures pour indiquer l'altitude d'un lieu, caractérisent habituellement les deugas et les kouallas par leurs productions les plus importantes du règne végétal; le deuga, par l'orge et la fève; le koualla, par le maïs, et surtout les nombreuses variétés de sorgho ou dourah des Arabes; les kouallas les plus bas, par le coton. Ils désignent aussi comme deuga, mais d'une façon moins absolue, la contrée où les moutons et les chevaux se reproduisent de préférence; et comme koualla, celle où les chèvres abondent. Par suite du spectacle habituel de contrées hautes et contrées basses, les indigènes sont, en général, assez au courant des productions zoologiques et botaniques dépendantes de la différence des altitudes; mais celles que je viens de nommer sont celles qu'ils emploient le plus fréquemment.

Les deugas sont balayés par des vents qui, en Afrique, bornent leurs brises rafraîchissantes aux parties élevées de l'atmosphère; l'air est frais, doux et sec; les sources sont fréquentes, et la végétation laisse des traces abondantes et vertes pendant presque toute l'année; les arbres sont d'un bois tendre, et la plupart des arbustes sont inermes, le feuillage est touffu, les feuilles sont légères, souples, de tons variés et doux à l'œil; le sol est mou, élastique, et pierreux. On voit, dans de vastes pâturages, le poulain folâtrant près des troupeaux de moutons et de bœufs-bisons aux allures majestueuses et au pelage d'une variété inconnue en Europe; la campagne abonde en grandes perdrix rouges; le bouquetin prospère aux flancs des précipices, et le sanglier à masque atteint une taille prodigieuse; les troupes de singes n'y apparaissent que de passage; les scorpions et les reptiles sont rares; leur venin est peu dangereux; l'hyène et le chacal y vivent discrètement, et le grand lion à crinière noire n'y est signalé que de loin en loin.

Dans les kouallas, au contraire, le vent n'est qu'à l'état de brise intermittente et à directions incertaines; le plus souvent, l'air s'y meut sous forme de révolin; à cause du voisinage des deugas, il y forme fréquemment des tourbillons, et, dans les lits encaissés des rivières, le vent y souffle quelquefois avec une furie impérieuse pendant un petit nombre de minutes. L'air, presque toujours chaud, est sec, comme sur les deugas, car une sécheresse permanente et bien sensible à toutes les muqueuses est le caractère le plus saillant du climat éthiopien. Aux nuits fraîches et sereines succèdent des journées durant lesquelles le sol s'échauffe quelquefois jusqu'à 75 degrés. Les sources sont plus rares que dans les hauts pays; la végétation, fougueuse et luxuriante au printemps, se dessèche rapidement aux rayons du soleil et n'offre, pendant plus de la moitié de l'année, que des tons fauves, relevés de distance en distance par quelque arbre gigantesque, aux feuilles épaisses, cassantes et d'un vert poussiéreux. Le bois des arbres est dense et noueux; lianes, arbustes, arbrisseaux, une multitude de plantes sèment de leurs épines acérées le sol durci, pierreux, et souvent profondément crevassé. Des herbes hautes à dissimuler un homme à cheval, couvrent de grands espaces; une étincelle suffit pour y allumer de vastes incendies, qui envahissent rapidement; aux crépitations, aux craquements sinistres de ces embrasements subits, les carnassiers terrifiés fuient, et les reptiles sont dévorés par les flammes. La terre est ainsi purgée de quantité d'insectes venimeux et préparée à la recrudescence printanière, mais elle attriste le regard par ses tons roux, sombres, et ses arbres défeuillés aux troncs noircis.

On trouve dans les kouallas les plantes aromatiques, les bois odorants, des scorpions, d'autres insectes venimeux, ainsi que des variétés nombreuses de reptiles, depuis le boa jusqu'à un serpent gros comme le doigt, long d'une coudée à peine, dont la morsure cause la mort la plus rapide. Le bœuf est de petite taille, grêle, vif, d'un pelage fin, court et ordinairement clair. La vache donne très-peu de lait; en revanche, les troupeaux de chèvres s'accroissent rapidement, malgré les larcins fréquents des panthères, qui pullulent dans les anfractuosités des rochers. L'âne est la seule bête de somme; il est plus petit que sur les deugas, plus sobre, plus agile, son poil fin et court est mi-partie gris souris et ventre de biche.

Le cheval ne se reproduit que très-rarement dans les kouallas d'altitude mitoyenne et se reproduit quelquefois dans les kouallas les plus bas et les plus chauds dits beurha. Les hommes riches des bas pays l'importent souvent des deugas pour leur usage à la guerre; ils le choisissent de petite taille, le plus ardent possible, souvent même emporté, car son séjour en koualla, fait tomber sa fougue et le guérit ordinairement de l'habitude de prendre le mors aux dents. Son poil devient plus fin, sa robe plus soyeuse, son embonpoint disparaît; il vit moins longtemps, et, dans plusieurs kouallas d'altitude mitoyenne, il n'échappe que rarement à une maladie mortelle, ressemblant au farcin, mal dont il guérit si on l'envoie dans les pâturages d'un deuga élevé. Les indigènes assurent qu'on peut le soustraire à cette maladie, en l'empêchant de paître dans les kouallas où poussent une petite herbe garnie de longues épines et bien connue des cavaliers; ce qui semblerait donner raison à leur observation, c'est que cette herbe n'existe pas dans les kouallas dits beurha, et que les chevaux n'y sont point frappés de la maladie en question.

Les animaux sauvages, tels que les grandes et les petites antilopes, la gazelle et tous ses congénères, abondent. Les sangliers de taille moindre que ceux des deugas se multiplient étonnamment, quoique de nombreux lions en fassent leur proie habituelle: les hyènes et les chacals sont d'une férocité plus grande. Dans les kouallas les plus bas, dits beurha, on rencontre le buffle, le rhinocéros, l'éléphant, la girafe, l'autruche, l'onagre, l'hippopotame, le crocodile et bien d'autres animaux malfaisants. Ces quartiers sont souvent égayés par des bandes de grands singes cynocéphales, mis en fuite par la fronde des gardiens des plantations; ils s'arrêtent hors portée, s'entre-pillent les fruits de leurs larcins, cachés dans leurs joues, et regardant malicieusement le champ qu'ils ont dévasté, se réjouissent en cris et en gambades, pendant que les vieux de la bande, les stratéges, ont l'air de prendre gravement leurs mesures pour un nouveau plan de maraude.

Cette distribution de l'Éthiopie en deugas et kouallas, jointe à la périodicité de ses pluies, donne au régime de ses eaux un caractère spécial. Ailleurs, les cours d'eau arrosent et fertilisent; en Éthiopie, ils semblent distribués comme d'après un vaste système d'égouttement des terres ou drainage, et n'arrosant que leur lit, ils vont porter la fécondité aux terres de la Nubie et de l'Égypte, qui, sans ces cours d'eau, ne seraient qu'un désert aride. L'hiver, les cours d'eau des kouallas, augmentés de tous côtés par le regorgement des eaux pluviales des deugas, deviennent torrentueux, mais pendant l'été et l'automne, il ne reste que des lits quelquefois complètement desséchés; les sources sont rares, peu abondantes, de longs espaces en sont dépourvus. D'autre part, les kouallas qui ont des cours d'eau continus, un peu volumineux, sont frappés d'insalubrité. Les djins, disent les indigènes, veillent sur leurs bords pour frapper de fièvres pernicieuses ou typhoïdes, trop souvent mortelles, ceux que la fatigue, la fraîcheur et l'ombre convient à s'y livrer au repos. Les kouallas, même salubres, deviennent malsains lorsque les premières pluies de l'hiver humectent les terres altérées, et lorsque le soleil du printemps les dessèche de nouveau. Le séjour en deuga passe, au contraire, pour être toujours sain.

Du reste, même en Éthiopie, les termes deuga et koualla sont relatifs; telle contrée basse est quelquefois nommée deuga par ses voisins qui habitent un koualla plus profond encore, comme tel district deuga, sis à une altitude de plus de 2,000 mètres, est traité de koualla par ses voisins qui vivent sur des terres d'une altitude plus grande.

Réduit à sa dernière expression, le deuga est un plateau borné par des précipices dont l'escarpement est souvent tel, qu'on peut s'asseoir sur le bord, les jambes pendantes dans le vide, comme si l'on occupait la margelle d'un puits. On trouve quelquefois, dressé abruptement au milieu d'un koualla, un deuga de la plus petite échelle, rendu inabordable par la main de l'homme; ce deuga en miniature devient un mont-fort, forteresse naturelle, dont les hill-forts de l'Inde ou la forteresse de Kœnigstein, en Saxe, donnera l'idée exacte. Quelques-uns de ces mont-forts, hauts de plusieurs centaines de mètres, ont comme la forteresse de Kœnigstein, un sommet assez étendu, des sources et des terres arables suffisantes pour nourrir une bonne garnison; aussi les rebelles et les ambitieux ne négligent-ils rien pour se procurer ces forteresses, dont la plupart sont inexpugnables pour les troupes éthiopiennes. Après avoir grimpé le long d'un sentier raide, étroit et tortueux, il faut quelquefois se faire hisser par une corde pour arriver à la plaine du sommet; les débouchés de ces sentiers sont ordinairement garnis de blocs de pierre, retenus par des courroies qu'il suffit de couper pour écraser les assaillants. Quelques mont-forts, dépourvus de sources ou de terres arables, ne servent que comme lieu de retraite passagère. Les principaux mont-forts de l'Éthiopie sont dans l'Enderta, le Lasta, l'Idjou, le Samen, le Tagadé, le Wolkaïte, le Dambya, le Wadla, le Wara-Himano, le Gojam. Parmi les plus petits, on peut citer celui de Wohéni, près de Gondar, espèce de colonne carrée et gigantesque, haute de trois cents mètres; son sommet étroit servait de prison pour les membres de la famille impériale que la jalousie ombrageuse du souverain y maintenait somptueusement pendant toute leur vie. Dans des proportions plus restreintes encore, ces curieux accidents de terrain ne forment plus que des obélisques naturels, comme le mont Chamo, en Begamdir, et l'on peut supposer que le souvenir de ces aiguilles naturelles ait inspiré aux Égyptiens l'idée de leurs obélisques, s'il est vrai, comme le rapportent les anciens et comme le dit encore la tradition, que l'Égypte ait été peuplée par des émigrants de la Haute-Éthiopie.

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie

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