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ABRAHAM SALOMON PINEDO,
DE SMYRNE.

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Table des matières

Een slecht doctor!

Ce médecin ganache!

Avec votre permission, quelques mots encore sur le docteur Pinedo.

S’il faut l’en croire, voici à peu près quelle fut sa vie. Il naquit à Smyrne, en1770; c’est vous dire son âge. Son père, Samuel Pinedo, était venu de Lisbonne s’établir en cette ville; et, après un long séjour, il y mourut, laissant à son fils et à sa veuve une assez considérable fortune. Abraham, ou, comme on le nomme plus ordinairement, Bram Pinedo, était encore enfant lorsqu’il perdit son père. Sa mère, qui avait quelque chose comme vingt ans de moins que son défunt mari, ne se sentant nulle vocation pour l’état de veuve, et au contraire de grandes dispositions à la condition d’épouse, chercha, trouva et prit un second mari.

Cet homme, aussi long-temps qu’il n’eut pas d’enfant, se montra pour Abraham bon et paternel; mais alors il changea brusquement de façon à son égard, et se conduisit envers lui véritablement en belle-mère. Il n’y a sorte de mauvais traitemens, d’humiliations et de peines qu’on ne fit éprouver au pauvre diable. Sa mère même,–sa mère, qui aurait dû le couvrir de son amour comme d’une égide, qui aurait dû le défendre, ou, si trop timide pour cela, du moins effacer ses chagrins sous ses caresses,–sa mère n’avait pas pour lui des sentimens beaucoup plus doux, plus charitables que son mari. Et ce fut encore bien un autre martyre pour Abraham lorsque ses deux frères commencèrent à devenir grands! Ils se montèrent au diapason de leurs parens, de manière que la dose se trouva doublée’; niais alors elle se trouva trop forte pour son tempérament. Tel corps peut supporter un pesant fardeau, qui plierait sous un plus lourd. Ainsi l’âme du jeune Pinedo, qui s’était montrée forte d’abord et résignée, ne put tenir, et se brisa contre tant de misère. Il traça dans le silence un plan de fuite; et, un beau jour, il sortit de la maison paternelle, emportant dans ses poches quelques sequins, dont, à force de combinaisons, de ruses et de persévérance, il était parvenu à dépouiller son avare et indélicat beau-père; et, les échangeant contre des satins, des étoffes brochées d’or et d’argent, et des parfums, il monta à bord d’un navire qui mettait à la voile pour Venise.

C’est ce dont il ne s’était nullement informé, où il allait; il n’en savait rien, c’était pour lui la dernière des choses que celle-là. Il n’avait qu’une pensée unique, celle de s’arracher des bras de sa tendre famille. Il ne quittait pas le rivage des yeux, s’imaginant toujours voir arriver une chaloupe lancée à sa poursuite. Ah bien! on pensait à lui, ma foi!

Arrivé à Venise, il ne s’amusa pas à la contempler en artiste, croyez-le bien; il se mit à brocanter, et s’efforça de tirer le plus possible de ses marchandises d’Orient. Ses affaires prirent une bonne allure, et–toujours s’il faut l’en croire,–au bout de trois années il avait dans ses coffres et en portefeuille une fortune, à peu de chose près, équivalente à celle que lui avait laissée son père, et à laquelle il avait volontairement renoncé, très-sûr qu’il était de n’en jamais entendre résonner la moindre partie dans sa bourse.

Je ne suis pas de ceux qui, pour me servir d’une façon de s’exprimer triviale et laide, tirent les vers du nez aux gens. Jamais il ne m’est venu à l’esprit de chercher à savoir comment Pinedo avait su, avec quelques sequins et en si peu de temps, reconstruire l’héritage paternel, richesses laborieusement acquises par trois générations, comme il disait. Que m’importait? D’ailleurs je croyais peu à ses coffres pleins, aussi peu qu’à l’immense fortune du père. Mais le diable d’homme un jour fut son propre Juda; voici de quelle manière.

Vous saurez que Bram Pinedo a la manie de vouloir faire croire qu’il a joué un rôle en sa vie; il prédilectionne passer pour ruine d’une grande chose. Il est comme ces fichaises que portent les aveugles qui courent les villages et les foires, chantant des cantiques et des complaintes, fichaises qui toutes ont la prétention de se donner pour morceau de la vraie croix, ou dent de sagesse de la bonne Vierge. Une fois donc qu’il rejetait ses regards en arrière, et les promenait sur ses grandeurs passées, il me dit, qu’étant à Venise, il eut occasion de voir souvent un prince du sang royal de France, depuis Louis XVIII, et qu’il se lia avec lui de la plus étroite amitié,– N’est-ce pas adorable? Pinedo lié de l’amitié la plus intime avec Louis XVIII! Pinedo rendant d’importans services pécuniaires à son ami le roi de France, lui ouvrant ses coffres, l’y laissant plonger! Pinedo n’ayant qu’à se présenter aux Tuileries en1815pour être tout ce qu’il eût voulu!–C’est beau.

Mais voici venir le juif, se trahissant lui-même, quand après ces brillans souvenirs, il larmoyait sur ses infortunes,–ce qui ne manquait jamais.–Il me disait d’un air piteux:–Ces grands seigneurs à qui j’avais été utile, indispensable, eh bien! de tous les billets qu’ils m’avaient souscrits, croiriez-vous que pas un n’a été payé, non, monsieur, pas un.–C’est-à-dire, juif, que tu prêtais sur gages, et pour le reste tu es un infâme menteur, je te l’ai dit et je te le répète; mais achevons son histoire.

Il était paisiblement à Venise, faisant l’Arabe, lorsqu’on reçut la nouvelle de la bataille de Montenotte. Pinedo, mort de peur, voyait déjà tout ce que la France avait de soldats descendre du haut des montagnes, comme un torrent furieux, qui brise et franchit toutes les barrières qu’on lui oppose, et inonder les campagnes; il voyait déjà l’Italie dévorée, déchirée par la flamme et le feu, les villes prises et réduites en cendres, et les habitans pillés et égorgés. Il ne se trompait pas précisément, le cher homme.

Le général Bonaparte avait dit à sa nouvelle armée;–Soldats! vous êtes nus, mal nourris, on vous doit beaucoup, on ne peut rien nous donner; votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables; mais ils ne vous procurent aucune gloire. Je viens vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde; de riches provinces, de grandes villes seront en notre pouvoir, et là vous aurez richesses, honneurs et gloire. Soldats d’Italie, manquerez-vous de courage?

–Vive la République!–Cette voix puissante de toute une armée s’éleva jusqu’au ciel, mêlée au bruit guerrier des armes qui s’entrechoquaient et résonnaient dans les mains des soldats, et la Victoire chaussa ses bottes de sept lieues pour suivre le citoyen général.

Pinedo réalisa tout ce qu’il put des valeurs qu’il avait en portefeuille, et de celles qui couraient dans le commerce, et comme cela nepeut se faire d’un instant à l’autre, qu’avec de grands, d’énormes sacrifices, il maudit très-cordialement le citoyen Bonaparte, qui lui coûtait tant de sequins et de ducats. Ses malles faites, il se jeta sur un schooner anglais qui chargeait pour Smyrne.

Le voilà donc s’en retournant vers la terre natale! mais ce n’était, parbleu! pas le mal du pays qui le ramenait, ni ce besoin qu’on a de revoir, d’embrasser sa famille, ce besoin qui rend la route si longue, qui fait qu’on a les yeux incessamment fixés à l’horizon, cherchant à déchirer, à percer le brouillard, et à en arracher la pointe noire et grêle de la haute flèche du clocher qui vous dit: C’est-là. Oh! ce n’était pas cela pour Abraham Pinedo, et je vous assure que lorsqu’il entra dans le port de Smyrne,–Smyrne, mot odieux, qui réveillait tant de douleurs, et qu’il ne pouvait prononcer sans s’érailler le gosier, semblable à ces braves gens qui ont avalé une arrête de poisson qu’ils ne peuvent pas rendre, et qui les étrangle,–je vous assure qu’alors il n’aspira pas avec bonheur, l’air toujours pur de la patrie, et que cette pensée si universelle que Byron a moulée en vers:

The very wind feels native to my veins,

ne s’agita pas un instant dans son esprit. A peine débarqué qu’il s’occupa des moyens de partir au plus vite; aussi quelques jours après le voyons-nous en caravane pour Alep, où il arriva sain et sauf, et où il fut reçu à bras ouverts par la peste, qui l’étreignit de toute sa force, et comme les guenons font à leurs petits, l’étouffa sous ses caresses. Cependant la mort ne voulut pas de lui, elle ne trouva pas le gibier assez faisandé, et lui fit grâce pour cette fois; bien sûre, la mauvaise, de le rattraper plus tard quand elle voudrait, et lorsqu’il serait à point; et elle s’en fut flairer ailleurs.

Il avait-été rudement secoué, le malheureux, et quand il me racontait sa maladie, ce qui, sans reproche, lui est arrivé quelques douzaines de fois, il me disait assez naïvement pour que j’y crusse mieux qu’à sa royale amitié, il me disait: «J’avais bien toutes les qualités nécessaires pour mourir, et si j’en suis revenu c’est qu’on y a mis de l’indulgence, je pourrais dire même, si je ne craignais de blasphêmer, qu’il y a eu injustice.»

Il avait été violemment ébranlé, et fut bien long-temps à se rétablir. Il ne reprenait que peu à peu et bien lentement ses forces. Je ne dirai pas que les roses de la santé vinrent colorer ses joues, car il est, et a toujours été, de couleur citrine; mais je dirai que son visage terne et funeste, que tout son corps alongé, maigri, avarié, se dépouillait petit à petit de sa mine hideuse de pestiféré, et rentrait en possession de sa laideur naturelle et accoutumée: il était comme un ver à soie qui change de peau, celle qu’il traîne après lui et dont à chaque instant il se sépare, est galleuse et dégoûtante, et celle toute neuve dont il est habillé n’est guère moins vilaine. Pinedo commençait à faire usage de ses membres; ses jambes le portaient passablement bien, et ses bras lui obéissaient assez volontiers; déjà les idées mercantiles,–c’était peut-être là le signe le plus évident du rétablissement de sa santé,–trottaient dans sa tête, et il allait jeter les fondemens d’une grande savonnerie, quand ses beaux projets furent spontanément arrêtés, enchaînés, emprisonnés, violemment et arbitrairement par l’effroyable fléau qui vint alors, comme un vautour qui fascine sa proie, planer et tournoyer sur Alep, et renverser, sous le souffle puissant de son haleine empoisonnée, hommes, femmes, enfans. Ainsi le Boon-Upas grandit et étend ses rameaux au milieu des cadavres d’animaux suffoqués par sa transpiration qui tue. C’était la cruelle peste de1797,–dont Pinedo peut se vanter d’avoir obtenu les premières faveurs, –qui ravagea la ville, anéantit toute industrie, jeta un crêpe noir à toutes les familles, et ne se retira, l’implacable, la gloutonne, qu’après avoir dévoré soixante mille individus!

Pinedo se lamentait, se désolait de voir son argent dormir dans ses coffres, paisible et stérile; mais il fallait se résigner et attendre. Enfin, une vigoureuse brise de mer s’éleva et chassa devant elle l’atmosphère mortelle qui pesait sur la ville comme un couvercle de plomb; et la maladie vaincue se sauva, à regret, emportant dans sa fuite, par-ci par-là, encore quelques personnes.

Abraham Pinedo se précipita à genoux, courba son front jusqu’à terre et rendit mille actions de grâces au Dieu de ses pères, dont le courroux était calmé, et qui permettait au plus humble, au plus indigne de ses serviteurs de continuer son commerce et de doubler ou tripler, s’il le pouvait, la fortune qu’il lui avait plu d’accorder au fils injustement dépouillé, comme il lui avait plu autrefois de faire d’Ismaël, chassé de la tente paternelle, le chef d’un grand peuple. Elle fut courte, la joie du pauvre juif. Un matin, quelqu’un entra chez lui, et tout en parlant de choses et d’autres lui apprit que l’armée des Francs, commandée par le séraskier Bonaparte, venait de débarquer devant Alexandrie. Pinedo qui tenait à la main un grand flacon d’essence de rose, étourdi par ce coup funeste et inattendu, laissa tomber le cristal qui se brisa sur le plancher où toute la liqueur se répandit. Ses jambes tremblèrent sous lui, plièrent, et le malheureux alla rouler au milieu des débris du flacon et dans la mare embaumée dont le fatal parfum l’eût asphixié, si l’autre ne se fût hâté de le relever et de le traîner hors de la chambre. Il lui ôta tous ses vêtemens qui étaient empreignés et infectés de la maudite essence; le fit revenir à lui, et s’en alla, ne voulant pas rester plus long-temps dans cette maison, sentant que la tête commençait à lui tourner, à lui aussi.

Voilà donc Pinedo, nu comme un ver, qui marche, ainsi qu’un homme ivre, en s’aidant de la muraille jusqu’à sa garde-robe.

–Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob! disait-il en se tordant les mains, est-ce bien possible? Mais que lui ai-je fait à cet homme pour qu’il me poursuive ainsi, pour qu’il s’acharne après moi si cruellement? C’est Belzébuth descendu sur la terre; Belzébuth et des légions de diables! Que veulent-ils? Le monde! Eh bien! quand ils l’auront, quand ils seront au bout, où iront-ils?

En cet endroit, il décrocha une veste de soie du porte-manteau, et passa une manche.

–Mon Dieu! je vous prends à témoin que je ne lui ai jamais rien fait, à ce satan; ni à lui, ni aux siens maudits. C’est bien lui qui est venu me chercher à Venise, où j’étais paisible et heureux.

Ici l’autre manche.

–Tu paieras sur terre et au ciel tous les maux que tu m’as faits, brigand! mes yeux verront la défaite de mes ennemis, et mes oreilles entendront la perte des méchans qui se lèvent contre moi. Qui me rendra tout l’argent que tu m’as coûté à Venise, et tous les sequins que tu vas me coûter encore? Car ne crois pas que je t’attende, comme l’agneau timide qui se jette innocemment sous la dent assassine des loups, non! jamais je ne verrai ta face, ange des ténèbres! mais si le Seigneur est patient, le Seigneur est un vaillant guerier, son nom est l’éternel, il a frappé plusieurs nations, il a tué de puissans rois, il a jeté dans la mer les chariots de Pharaon, et l’élite de ses capitaines a été enfoncée dans la mer Rouge.

Il n’y avait plus que quelques pièces à ajuster pour que la toilette fût achevée.

Seigneur! s’écria–t–il en chaussant ses mules, Seigneur! punissez l’ennemi qui dit: Je poursuivrai, j’atteindrai, je partagerai le butin; je dégainerai mon épée, ma main les détruira, faites souffler sur eux le vent de votre colère, et que la terre les engloutisse.

L’habillement était complet.

Vous est-il arrivé quelquefois de vous trouver au milieu de la campagne, menacé de recevoir une bonne averse par un triste nuage noir, que le vent chassait dans la direction du chemin que vous suiviez? on court, n’est-ce pas? devant la nue; on se hâte, on fait merveille de ses jambes pour ne pas se laisser joindre, et gagner son gîte avant que la vessie pleine d’eau, qui pendille dans les airs, ne crêve et n’inonde. Ainsi fuyait Abraham Pinedo devant le nom de Bonaparte. Il se retira à Constantinople, et chemin faisant il se demandait combien de temps satan le laisserait vivre en paix.

Satan Bonaparte ne vint pas l’y chercher comme à Venise, et les cinq années qu’il y habita et y fit commerce, furent de sa vie les années les plus belles et les plus heureuses: il nageait sur l’or comme le vin sur la lie. Hélas! tous ces coffres remplis, toutes ces richesses amassées à grand’ peine et à la sueur de son front, devaient se vider, devaient disparaître et s’anéantir pour lui dans une seule nuit; mais avant de vous dire cette calamité, permettez que je vous conte une chose, qui a certain degré de parenté avec la liaison royale de Venise.

Vous savez que tous les vendredis, peut-être ne le savez-vous pas, le sultan s’en va à cheval ou à pied, à la grande mosquée de Sainte-Sophie. Lorsqu’il s’y rend à cheval il est escorté du grand visir et de tous les hauts dignitaires de la cour, formant un cortége pompeux et magnifique, couverts qu’ils sont tous d’or et de pierreries, et montés sur de superbes chevaux arabes et persans merveilleusement caparaçonnés; devant sont les pekiquers,–coureurs,–qui ouvrent, éparpillent et coupent en deux la foule que sa hautesse traverse en la saluant de la tète, comme font tous les rois qui nous portent toujours dans leurs cœurs, pour ne pas dire sur leurs épaules. Vous savez aussi qu’en ces occasions les gens du peuple qui ont quelque pétition à présenter, allument sur leur tête une chandelle, et tiennent leur requête élevée avec la main. Un de ces vendredis, comme le sultan lui-même s’avançait pour prendre une de ces pétitions, la chandelle enflammée tomba de la tête du brave homme, le cheval du sultan s’effaroucha, bondit, s’emporta à travers la foule et désarçonna son cavalier, qui eût été se briser les côtes à terre, si Pinedo ne se fût, par bonheur, trouvé là pour recevoir le grand seigneur dans ses bras, et lui épargner quelques contusions. Sauver les jours d’un roi, ce n’est pas œuvre mesquine et vulgaire! cela porte son fruit. Si Pinedo eût voulu changer de religion et se faire mahométan, il touchait du doigt à toutes les dignités; mais il ne voulut pas renier son Dieu, et sa fidélité pieuse ne fit qu’augmenter pour lui les sentimens de bienveillance et d’amitié du sultan, pas une lune ne se passait qu’il ne vînt, déguisé, causer familièrement quelques heures avec lui.–Cela et l’histoire de Venise, ce sont les deux thèmes favoris du juif, sur lesquels son esprit se replie toujours;–à à force de les avoir caressés il y croit.

Donc Pinedo nageait sur l’or, il en avait les coffres pleins, les poches pleines, les mains pleines, il suait l’or. Dans cette haute fortune il pensa au doux lien du mariage et prit une femme. C’était une jeune et belle fille, avec des yeux noirs et ardens, la peau brune, et l’air hardi et dévergondé. Pinedo fut séduit, et aussitôt séduit que trompé. La nouvelle épouse agit avec son mari un peu en volontaire, elle faisait sortir des coffres les piastres et les sequins plus alègrement qu’ils n’y étaient entrés, ce qui déplaisait fort à Pinedo; mais il fallait gémir et se taire, madame avait le geste brusque, et frappait parfois, et égratignait. Or, ce n’était rien que cela; ce qui était le pis c’est que Rachel avait, non pas un, mais plusieurs amans: ce n’était pas tolérable, et Pinedo résolut d’employer son grand moyen, la fuite; emportant, cette fois, par exemple, sa fortune, et ne laissant à l’épouse adultère que ses vêtemens.

Ah! trois fois malheur! Rachel de son côté avait bâti quelque projet à peu près semblable, et fut plus preste à l’exécuter que son infortuné mari. Un beau matin, Abraham-Salomon Pinedo, de Smyrne, se réveilla ruiné, totalement ruiné! Sa femme s’était échappée du toit conjugal emportant la caisse,–du moins le contenu, ne se souciant guère du bahut vide,–aidée sans doute par un de ses courtisans; car il s’écoulait peu de nuits sans qu’un d’entre la foule ne vînt s’abriter sous les courtines de la dame.

Abraham-Salomon Pinedo, de Smyrne, commença par verser des larmes et s’arracha les cheveux. Il se les arrachait à poignées, les cheveux, puis les regardait, comme s’ils eussent dû se changer en pièces d’or dans ses mains. Il passa toute la journée ainsi, au lieu d’aller porter sa plainte au Naïb. Vous voyez, il n’était pas content. C’est la seule chose qui lui manqua des trois: il possédait les deux autres à un degré suprême. Il paraît que le sultan son ami l’oublia un peu dans sa mauvaise fortune, car nous le voyons arriver à Amsterdam comme domestique, à la suite d’un riche Italien, qui partit de Constantinople au commencement de i8o3, sur un bâtiment armé en guerre et escorté d’un navire de conserve, pour échapper aux croiseurs anglais qui rôdaient dans la mer du nord, et qui leur donnèrent même une bonne chasse. Sans un épais brouillard qui les sépara, navire de conserve et bâtiment de commerce étaient capturés. L’Italien suait la peur, Pinedo était calme; il lui était bien égal d’être prisonnier. Il était sûr qu’on ne le calefreterait pas; qu’on ne lui prendrait ni sa bourse ni sa montre. Peut-être les coups de canon le troublaient-ils bien un peu; à part cela, il était tout-à-coup devenu philosophe: il n’avait peur ni des Anglais, ni des Français, ni de l’empereur Napoléon Ier. Seulement celui-là, il le haïssait dans l’âme, il le maudissait. C’était lui la cause de toutes ses misères.

Pinedo ne resta pas long-temps au service de l’Italien. Son orgueil se révoltait un peu de cette condition servile et du titre assez plat de domestique. Il entra chez un apothicaire en qualité de garçon apprenti, et tout en pilant des drogues dans le mortier, tout en manipulant rhubarbe, manne, quinquina et magnésie, il se mêlait de guérir quelques rhumes, quelques engelures, quelques coqueluches; si bien qu’un beau jour, tout boursoufflé de ses cures merveilleuses, il se dit:–Je suis médecin.–Et marchant droit et la tête au vent, il s’en fut dire à son patron:–M. Naarden, je vous quitte, si vous voulez bien le permettre. Je vais exercer la médecine.– Mais, mon cher enfant, vous allez embrasser un état que vous ne savez pas; c’est ce que je prends la liberté de vous faire observer. On ne se fait pas médecin comme on se fait marchand de tourbe. Réfléchissez que c’est une haute science dont l’étude dévore de nombreuses années. C’est la chose dont on se rit, dont on se moque le plus que la médecine, et c’est celle à laquelle tout le monde a des prétentions, celle qu’on désire le plus connaître. C’est une science où les plus instruits apprennent encore chaque jour et doutent. Souvent il leur arrive de ne pas savoir.– M. Naarden, je ne crois pas, moi, Abraham Pinedo, qu’il soit indispensable d’être reçu par l’université de Leyde pour être médecin; par la raison que j’en sais qui ont été reçus et qui ne savent pas la médecine plus que vous et moi.–Abraham! vous dites là une impertinence.–C’est une manière de parler, je voulais seulement dire qu’ils étaient des ignorans. Ensuite, je sens en moi une vocation pour la médecine. Je suis né médecin comme un autre naît peintre ou mathématicien; et puisque, comme vous dites, ceux qui savent, ne savent pas, je ferai mon chemin.

Depuis ce jour, jusqu’à celui où pour la première fois mes yeux rencontrèrent celui de Pinedo, Abraham fut toujours docteur et misérable. Ce n’est pas qu’il n’eût une nombreuse clientelle, loin de là. C’était le Boerhaave du quartier des juifs. Il avait tant de malades que la journée était trop courte pour qu’il pût les visiter tous, ce qui lui avait fait imaginer une méthode à lui bien individuelle. Il avait assigné à chaque rue une heure particulière, et lorsqu’il passait devant la porte d’un de ses patiens, le personnage avançait la tête hors de la fenêtre, montrait sa langue, et Pinedo, après un rapide examen, inscrivait avec de la craie son ordonnance sur le panneau de la porte. Mais ce qui le faisait misérable et gueux, c’est que les mémoires ne se payaient pas très-exactement: les pratiques mettaient peu de délicatesse dans leurs rapports avec leur Esculape, et il lui arrivait, quelques jours de la semaine, de se coucher sans avoir dîné. Pendant vingt ans, sa vie se traîna de cette manière. Ah! j’oubliais de vous dire pourquoi et comment borgne!

Lorsque Louis Napoléon monta au trône de Hollande, Pinedo pensa mourir de rage; car ce nom lui revenait toujours comme un aliment mal digéré, et sa haine grandissait avec sa misère. C’était naturel! Bien résolu de ne pas être témoin des fêtes du couronnement, le premier jour il sortit d’Amsterdam dès l’aube, et marcha dans la campagne jusqu’au soir. Comme il venait de rentrer dans la ville et se dirigeait en toute presse vers son gîte, les oreilles déchirées par les cris de joie et les chansons de la populace, il se trouva tout-à-coup arrêté par une foule immense, qui attendait, avec impatience, la première bombe d’un superbe feu d’artifice dont on allait régaler ses yeux. Voilà Pinedo forcé d’assister à une réjouissance publique et de se laisser éblouir de toutes les flamèches de l’artificier. Jamais vous n’avez vu un homme plus furieux, il trépignait, se mordait les poings, poussait du coude tous ses voisins et cherchait à se faufiler à travers cette mer, murmurante et tumultueuse, comme une anguille cherche à se glisser et s’échapper d’un filet rempli d’écrevisses, laissant un peu de sa peau à chaque soubresaut, à chaque tentative. Ainsi, Pinedo poussant, heurtant, séparant, recevait des coups et des malédictions de tous côtés. Il se résigna donc et attendit. Mais à la première fusée, poussé par une etiriosité stupide, il leva la tête pour voir, et la baguette lui retomba dans l’œil.

Vous le pensez, cet accident n’éteignit point son antipathie frénétique pour le nom de Napoléon. Aussi, quand le. colosse tomba, comme il se mit à croasser, le corbeau. Et quand il mourut donc, attaché sur son rocher, le coeur rongé par un effroyable vautour! ce fut bien autre chose. Que d’insultes au cadavre, que de morsures!–Le Seigneur a tonné du ciel; le Très-Haut a fait retentir sa voix,–criait l’énergumène,–il a tiré ses flèches et il a dispersé les ennemis. Il a lancé ses éclairs, et il les a consumés. Il m’a délivré d’un ennemi puissant!

Vous savez.à quoi vous en tenir sur Abraham-Salomon Pinedo, de Smyrne. J’ai eu l’honneur de vous dire qu’il était menteur et vantard, et semblable assez à presque toutes les garde-malades, qui ne sont jamais, nées pour la profession qu’elles exercent, et sont toujours veuves de généraux vendéens ou républicains. Si je vous en ai parlé si longuement, c’est que j’ai à vous prier de vouloir bien vous intéresser à lui, et que je devais vous faire connaître l’homme qui se recommande à vous. Car on aime en général à savoir qui l’on oblige, qui l’on soutient, l’on aide. Oubliez donc que Pinedo a le vilain défaut de mentir, ce que le catéchisme nomme un péché capital, et avec celui-là, encore celui de l’orgueil; et pensez que c’est un vieillard de soixante-deux ans, pas méchant homme, qu’il est pauvre et près de la tombe, et qu’il vous implore.

Voici la lettre qu’il m’a écrite il y a deux mois:

«MON EXCELLENT MONSIEUR,

Vous me trouverez sans doute bien hardi de prendre la liberté d’oser vous écrire; mais c’est que je suis bien malheureux! Il n’y a presque plus de malades à Amsterdam; c’est une calamité; c’est désolant. Je ne sais que devenir. Je ne suis plus d’âge à pouvoir entreprendre quelque chose de nouveau. Vous savez que je n’ai plus d’ambition, je ne demande à gagner que juste ce qui m’est indispensable pour soutenir une pauvre existence qui ne sera pas de longue durée. Les grandeurs qui tombent doivent cheoir sur la philosophie. Qui aurait dit, il y a trente-cinq ou trente-six ans, qu’Abraham Pinedo serait médecin et misérable à Amsterdam; Pinedo le puissant! J’ai pensé que peut-être vous pourriez m’employer à copier les ouvrages que vous faites, et que me sachant dans cette position, votre bon cœur vous porterait à ne pas rejeter la prière d’un vieillard qui ne vous importunera pas long-temps. Mon écriture est encore assez lisible, et ma main ne tremble pas, Dieu merci!

Dans le cas où vous agréeriez ma requête, oserais-je vous prier d’être assez bon, mon excellent monsieur, pour me faire tenir quelques florins pour mes frais de voyage, vous me les retiendriez sur les copies que je ferai.

J’ai bien l’honneur, monsieur, d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur,

ABRAHAM-SALOMON PINEDO.»

Amsterdam, décembre, 21,–1832.

J’ai répondu à Pinedo:

«MON CHER DOCTEUR,

Je n’ai pas encore entrepris d’autre ouvrage depuis que je vous ai quitté.–Il y a bien longtemps, cependant,–et je compte n’en commencer que lorsque les contes que vous avez remis au net auront paru et auront été jugés. Le moment n’est pas très-favorable; car, de contes, on en est inondé; il y en a de bleus, de noirs, de verts, de toutes les couleurs; c’est un cataclysme! Dieu veuille que ceux-ci soient les dernières gouttes de la grande averse! Si mon livre est mauvais, je n’en ferai plus. Ainsi, à mon très-grand regret, je me verrai dans l’impossibilité de vous être utile. S’il passe, et que mon libraire m’en commande un second, alors je vous écrirai, et ce sera vous dire de venir. Je désire bien de tout mon cœur pouvoir vous servir, et long-temps.

Adieu, cher docteur, portez-vous bien et du courage.

ARNOLD DA COSTA.»

Janvier1833.

Vous voyez, messieurs, et vous, mesdames, surtout, c’est une bonne œuvre que je vous prie de faire. Ne fermez pas vos cœurs à la pitié, et venez au secours d’un pauvre vieillard qui vous supplie. Sa vie est entre vos mains. L’étoufferez vous? Vous pouvez être bien certains de ne pas obliger un ingrat; et moi, pour ma part, je vous aurai, de vos bontés pour lui, une éternelle gratitude.

Abraham Pinedo, docteur d'Amsterdam : contes hollandais

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