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LES DEUX RIVALES
ОглавлениеC'était au temps des thés diurnes. Vers quatre heures de l'après-midi, Parisis et Mme d'Antraygues prirent le thé ensemble, par rencontre, chez une Havanaise des Champs-Élysées. Il y avait beaucoup de monde. Quelques figures sévères obligeaient au cérémonial; on parlait tout haut. «Est-ce que vous aimez le thé? dit Octave à la comtesse en lui passant une tasse.—Pas le matin, dit-elle.»
Et elle refusa, tout en jetant un regard dédaigneux sur la tasse de porcelaine anglaise que Parisis avait passée sous ses yeux.
On parlait déjà dans tout Paris d'une jeune fille qui s'était brûlé la cervelle la veille dans l'avenue de la Reine-Hortense. «Vous ne savez pas cela? dit une dame en questionnant Octave avec une bonne intention de femme.—Comment! dit Octave, je ne sais que cela. Je ne connais pas la dame, mais c'est moi qui l'ai trouvée «baignée dans son sang,» comme dira la Gazette des Iribunaux.—Il paraît que c'était avenue de la Reine-Hortense?—Je ne me souviens pas bien, dit Octave; c'était peut-être avenue d'Iéna.—On dit que c'est un désespoir de jalousie?—Si Mme d'Antraygues n'était pas là, dit audacieusement Octave, je dirais que la demoiselle a prononcé le nom de baptême de son mari. Après cela, il y a tant de Fernands!—Voyez-vous, dit la maîtresse de la maison, on racontera tant d'histoires sur ce coup de pistolet, qu'on ne saura jamais la vraie. Vous avez raison, madame, reprit Octave; l'histoire n'a été inventée que pour cacher la vérité.»
Et il jeta une citation latine qui lui fit le plus grand honneur chez toutes ces belles dames qui s'écrièrent en choeur: «Il est inouï! il voit tout, il est partout, il sait tout!»
Naturellement Octave, en s'en allant, trouva Mme d'Antraygues dans l'escalier. «Monsieur de Parisis, lui dit-elle, je sais tout; ce soir, à onze heures, en revenant de chez ma grand'mère, j'irai prendre le thé chez vous.—Par quelle porte?—Par la grande, par celle de Violette. Moi aussi, hélas! j'ai le droit d'avoir mes grandes entrées.—Vous savez que vous trouverez Violette?—C'est pour elle que je veux aller chez vous.—Pour lui brûler la cervelle?—Oui, mon mari m'a donné le revolver.»
Le philosophe, ou plutôt le moraliste, car il y a un abîme entre le philosophe et le moraliste, aurait étudié avec une bien vive curiosité les métamorphoses rapides qui s'emparèrent de la comtesse d'Antraygues et de cette jeune fille que Parisis avait surnommée Violette. Les hommes politiques les plus dévoués à leur fortune ne font pas d'aussi soudaines évolutions,—même dans les révolutions.
Au lieu de se sauver l'une par l'autre, elles achevèrent de se perdre en se rencontrant. Comme elle l'avait dit, Mme d'Antraygues alla le soir chez Octave. Il l'attendait dans son petit salon, un journal à la main. «C'est l'histoire d'hier que raconte le journal, sans doute, dit Mme d'Antraygues en s'asseyant à côté de lui pendant qu'il lui baisait le front.—Oui, écoutez plutôt:
«Hier, vers minuit, avenue de Wagram, une jeune fille a reçu six coups de couteau dans la poitrine. On ne doute pas qu'elle n'ait été victime d'une fureur jalouse; elle a survécu à cet acte de barbarie; elle a été transportée à l'hôpital Beaujon. On croit connaître le nom de l'Othello. La justice informe.»
«Eh bien! voilà un journal bien informé.—Quoi! vous doutez du journal? Mais c'est la loi et les prophètes.—Vous savez que je veux voir cette jeune fille?—Eh bien! vous vous imaginez qu'elle est ici? Elle est chez elle.—Je ne suis donc pas mieux informée que le journal!—Pourquoi voulez-vous la voir?—Parce que la passion qui va jusque-là est encore de la vertu. Et puis, je ne sais pourquoi, mais j'aime cette jeune fille.»
La comtesse regarda doucement Octave, «C'est peut-être parce que vous l'aimez. Puisqu'elle n'est pas ici, je m'en vais.—Quelle étrange femme vous faites!—Peut-être. Mais il me semble que cette jeune fille est pour quelque chose dans ma destinée. Comment va-t-elle?—Mal, mais elle ira bien. La balle s'est promenée sur le sein sans pénétrer; elle a une forte fièvre; j'ai eu peur jusqu'à midi, parce qu'elle n'était pas revenue à elle, mais Ricord m'a répondu de sa vie.—Conduisez-moi chez elle.—Non! je ne ferai pas cette folie. Il faut que les femmes du monde restent dans, le monde.—C'est l'histoire du Paradis; vous m'avez ouvert la porte pour m'en aller et je ne la refermerai pas.»
Mme d'Antraygues soupira. «C'est fini! je ne m'amuserai plus chez moi, à moins que vous ne métamorphosiez mon mari en homme amusant. Donc, si vous ne voulez pas me conduire chez Mlle Violette, car je sais son nom, j'irai toute seule.—Nous ne ferons pas cette bêtise-là ni l'un ni l'autre.»
Mme d'Antraygues se leva. «Don Juan, dit-elle à Octave, montrez-moi donc votre palais. Je suis tout éblouie, ici, moi qui n'habite pourtant pas une chaumière.»
Elle marcha rapidement, suivie d'Octave, parlant de toutes choses en femme qui connaît un peu toutes choses. «Dites-moi donc, Alice, le nom de la Dame de Coeur?—Oui! Et de la Dame de Carreau et de la Dame de Trèfle? Je suis trop jalouse pour vous le dire; et d'ailleurs, j'ai juré sur votre tête que je ne le dirai pas.—Je vous donne ma tête.—Je n'en veux pas.» Ce fut en vain que Parisis insista, Il embrassa Alice, «Voyez, je vous mets à la question.—J'y resterais plutôt un siècle!» s'écria Mme d'Antraygues. Et, se dégageant des bras d'Octave: «Adieu, dit-elle tout à coup, je reviendrai.»
Octave, qui avait promis à Violette d'aller la voir à minuit, ne retint pas de force la comtesse. «Demain, reprit-elle, nous nous verrons aux Italiens.» Elle partit. Octave l'accompagna jusqu'à son coupé. «Adieu. Je vous aime; mais vous n'irez pas voir cette pauvre enfant?—Non, puisque vous ne voulez pas,» Mais Mme d'Antraygues alla droit chez Violette.
On sait déjà que Violette habitait les mansardes d'une petite maison de l'avenue d'Eylau, perdue dans un de ces vieux jardins de Paris qui disparaissent tous les jours sous les pyramides de pierres. La comtesse avait été bien renseignée, car elle traversa le jardin sans même dire le nom de la jeune fille au concierge; elle monta les trois étages et sonna; une garde-malade vint ouvrir et la conduisit au lit de Violette. «Je suis une amie inconnue, du la comtesse, je sais tout, j'ai voulu vous voir et vous serrer la main.—Je ne comprends pas, dit Violette en essayant de se soulever.—Ne remuez pas, imaginez que je suis une soeur de charité; si la femme qui vous veille veut se reposer demain, je viendrai vous veiller moi-même.—Je comprends de moins en moins, dit Violette; comment savez-vous qui je suis et où je suis, moi qui ne connaissais personne?»
Violette regarda Mme d'Antraygues jusqu'au fond du coeur. «Ah! c'est vous!» dit-elle en laissant retomber sa tête. Elle avait jugé que c'était sa rivale. Elle faillit se trouver mal, mais elle eut le courage de lutter. «Oh! madame, murmura-t-elle d'une voix éteinte, venez-vous ici pour me railler?»
Et, avec un sourire: «Une femme qui veut mourir et qui ne meurt pas est si ridicule! mais j'espère que Dieu me fera la grâce de ne pas survivre.—Mademoiselle, je suis venue par un sentiment d'admiration et de sympathie. Ne voyez pas une rivale en moi, mais une amie.—Après tout, madame, dit Violette, l'amitié est si rare qu'il faut toujours lui dire: Soyez la bienvenue. Je crois sérieusement que je vais mourir, je vous pardonne ma mort» Ce n'est pas une balle qui m'a tuée, c'est une trahison.
—Pauvre enfant! vous êtes comme moi, vous n'êtes pas de votre siècle. Une trahison d'Octave de Parisis! mais vous ne savez donc pas qu'il trahit toujours le lendemain celle qu'il a adorée la veille. On a raison des hommes, non pas en se tirant des coups de revolver, mais en se moquant d'eux.—Mais si on les aime?—dit Violette toute naïve encore et ne craignant pas d'ouvrir son coeur,—si on les aime, on se moque de soi-même.—Vous avez un coeur d'or, mais il se bronzera. Adieu, je suis contente de vous avoir vue, je reviendrai demain.—Oui, revenez, dit Violette devenue curieuse.» Mme d'Antraygues lui serra la main et partit en lui montrant le plus beau sourire du monde.
La beauté exerce un despotisme qui soumet tout le monde. Si Violette eût vu venir à elle une figure quelconque—effigies sine anima—une de ces figures qui ne parlent pas au coeur, peut-être se fût-elle révoltée, mais elle subit avec je ne sais quelle douceur le charme invincible de la comtesse; elle sentit d'ailleurs que ce n'était pas pour la trahir qu'elle venait à elle. Les coeurs se voient. Violette, qui n'avait jamais rencontré une amie, se prit à cette amitié imprévue. Elle s'imaginait d'ailleurs que Mme d'Antraygues ne lui prendrait plus Octave, comme si son coup de pistolet était un titre sacré.
Octave entra chez Violette, cinq minutes après le départ de Mme d'Antraygues. «Comment vas-tu?—Bien, si tu m'aimes.» Parisis baisa Violette au front. «N'est-ce pas, reprit-elle, que tu m'aimeras toujours?» Il ne put s'empêcher de sourire. «Je lis ta pensée, dit vivement la jeune fille; tu m'as aimée, mais tu ne m'aimes plus.—Si je ne t'aimais plus, serais-je là?—Non, ce n'est pas l'amour qui te conduit ici, c'est un sentiment de pitié. Je me vengerai.—Et tu feras bien! dit Octave qui voulait lui donner la soif de vivre.—Tu n'as pas rencontré ta belle maîtresse?—Elle est donc venue? je m'en doutais; c'était bien sa voiture qui fuyait vers l'Arc de Triomphe. Elle est aussi folle que toi. Puisque ta maison devient une maison de fous, je n'y reviendrai plus.—Octave, tu veux me faire mourir?—Non, je t'aime, je veux que tu vives; si cela t'amuse, je reviendrai avec elle.»
Le duc de Parisis embrassa doucement Violette. Il passa la nuit à la veiller. Le lendemain, Ricord déclara qu'elle n'en avait que pour une semaine. «Dis-moi que tu m'aimeras toujours,» disait-elle à son amant. Et il répondait «Toujours!»
Mais le surlendemain il envoya à Violette un adieu en ces mots:
Je crois que nous n'avons plus rien à nous dire, ma petite
Violette. Ne vous tuez plus pour les hommes, redevenez belle.
Prenez une boutique de fleuriste et vendez-y de tout, excepté des
violettes!
Ne voyez pas trop les femmes du monde, elles vous perdraient.
Adieu, je pars pour Londres et je vous embrasse. Tournez la
page—comme celle du livre de la vie.
Point de signature. Octave ne signait presque jamais. Violette tourna la page en pleurant. Elle s'indigna en y trouvant un bon de dix mille francs sur M. de Rothschild. Elle le jeta au feu. En le voyant flamber, elle s'imagina qu'elle avait brûlé dix mille francs. Elle se dit: «Il ne sait pas que cela ne vaut pas dix de mes larmes.»
Mme d'Antraygues survint. Elle lui conta tout. «C'est beau, cela! dit Mme d'Antraygues. Je vais écrire à Octave, il vous enverra vingt mille francs.—Je ne veux rien, murmura Violette: Je veux mourir.»
Violette devint plus malade qu'elle ne l'avait été. Elle se fût laissée mourir de chagrin si la comtesse n'était venue la consoler.
Mme d'Antraygues se consolait elle-même en la consolant; elle n'avait pas vu la profondeur de sa chute. Quoique son mari fût de jour en jour plus indigne, elle reconnaissait qu'elle était plus indigne que lui. C'est à la femme bien plus qu'à l'homme que Dieu a confié l'honneur de la maison. Un amoureux avait franchi le seuil de la sienne: quand il avait repassé la porte, il était son amant. Elle ne comprenait pas cet éblouissement, ce vertige, cet abîme. Elle s'armait de toutes ses vertus pour remonter le courant, pour retrouver ce sommet où l'on n'a pas les curiosités de l'orage, mais où l'on respire l'air vif.
C'en était fait! Elle devait bientôt s'avouer qu'une femme ne se repent d'un amour que dans un autre amour. C'est la loi fatale, la vertu ne se reconquiert pas; le Rubicon est facile à franchir, mais si on se retourne vers l'autre rive, elle est devenue inabordable.
Violette devait-elle, comme Mme d'Antraygues, se repentir de son premier amour dans les bras d'un second amoureux?