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COMMENT PIERROT DEVINT UN GRAND GUERRIER

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Table des matières

Pierrot naquit enfariné: son père était meunier; sa mère était meunière. Sa marraine était la fée Aurore, la plus jeune fille de Salomon, prince des génies.

Aurore était la plus charmante fée du monde: elle avait les cheveux noirs, le front de moyenne grandeur, mais droit et arrondi, un nez retroussé, fin et charmant, une bouche petite qui laissait voir dans ses sourires des dents admirables. Son teint était blanc comme le lait, et ses joues avaient cette nuance rose et transparente qui est inconnue aux habitants de ce grossier monde sublunaire. Quant à ses yeux, ô mes amis! jamais vous n'en avez vu, jamais vous n'en verrez de pareils. Les étoiles du firmament ne sont auprès que des becs de gaz fumeux; la lune n'est qu'une vieille et sale lanterne.

Dans ces yeux si beaux, si doux, si lumineux, on voyait resplendir un esprit extraordinaire et une bonté suprême. Oh! quelle marraine avait le fortuné Pierrot!

Les fées, qui sont de grandes dames, ne fréquentent guère de simples meuniers; mais Aurore était si compatissante, qu'elle n'aimait que la société des pauvres et des malheureux. Un jour qu'elle se promenait seule dans la campagne, elle passa près de la maison du meunier juste au moment où Pierrot, qui venait de naître, criait et demandait le sein de sa mère; elle entra dans le moulin, poussée par une curiosité bien naturelle aux dames.

Comme elle entrait, Pierrot cessa de crier pour lui tendre les bras. Aurore en fut si charmée qu'elle le prit sur-le-champ, l'embrassa, le caressa, l'endormit, le replaça dans son berceau et ne voulut pas sortir du moulin avant d'avoir obtenu la promesse qu'elle serait choisie pour marraine de l'enfant.

Le lendemain, elle tint Pierrot sur les fonts baptismaux et voulut lui faire un présent, suivant la coutume.

—Mon ami, lui dit-elle, je pourrais te rendre plus riche que tous les rois de la terre; mais à quoi sert la richesse, si ce n'est à corrompre et endurcir ceux qui la possèdent? Je pourrais te donner le bonheur; mais il faut l'avoir mérité. Je veux te donner deux choses: l'esprit et le courage, qui te défendront contre les autres hommes; et une troisième: la bonté, qui les défendra contre toi. Ces trois choses ne t'empêcheront pas de rencontrer beaucoup d'ennemis et d'essuyer de grands malheurs; mais, avec le temps, elles te feront triompher de tout. Au reste, si tu as besoin de moi, voici un anneau que je t'ordonne de ne jamais quitter. Quand tu voudras me voir, tu le baiseras trois fois en prononçant mon nom. En quelque lieu de la terre ou du ciel que je sois, je t'entendrai et je viendrai à ton secours.

Voilà comment Pierrot fut baptisé. Je passe sous silence les dragées dont la fée Aurore répandit une si grande quantité qu'elle couvrit tout le pays, et que les enfants du village en ramassèrent deux cent cinquante mille boisseaux et demi, sans compter ce que croquèrent les oiseaux du ciel, les lièvres et les écureuils.

Quand Pierrot eut dix-huit ans, la fée Aurore le prit à part et lui dit:

—Mon ami Pierrot, ton éducation est terminée. Tu sais tout ce qu'il faut savoir: tu parles latin comme Cicéron et grec comme Démosthènes; tu sais l'anglais, l'allemand, l'espagnol, l'italien, le cophte, l'hébreu, le sanscrit et le chaldéen; tu connais à fond la physique, la métaphysique, la chimie, la chiromancie, la magie, la météorologie, la dialectique, la sophistique, la clinique et l'hydrostatique; tu as lu tous les philosophes et tu pourrais réciter tous les poëtes; tu cours comme une locomotive et tu as les poignets si forts et si bien attachés, que tu pourrais porter, à bras tendu, une échelle au sommet de laquelle serait un homme qui tiendrait lui-même la cathédrale de Strasbourg en équilibre sur le bout de son nez. Tu as bonnes dents, bon pied, bon oeil. Quel métier veux-tu faire?

—Je veux être soldat, dit Pierrot; je veux aller à la guerre, tuer beaucoup d'ennemis, devenir un grand capitaine et acquérir une gloire immortelle qui fera parler de moi in soecula soeculorum.

Amen, dit la fée en riant. Tu es jeune encore, tu as du temps à perdre. J'y consens; mais s'il t'arrive quelque accident, ne me le reproche pas.... Ces enfants des hommes, ajouta-t-elle plus bas et comme se parlant à elle-même, se ressemblent tous, et le plus sensé d'entre eux mourra sans avoir eu plus de bon sens que son grand-père Adam quand il sortit du paradis terrestre.

Pierrot avait bien entendu l'aparté, mais il n'en fit pas semblant. «Il n'y a pire sourd, dit le proverbe, que celui qui ne veut pas entendre.» Ses yeux étaient éblouis des splendeurs de l'uniforme, des épaulettes d'or, des pantalons rouges, des tuniques bleues, des croix qui brillent sur les poitrines des officiers supérieurs. Le sabre qui pend à leur ceinture lui parut le plus bel instrument et le plus utile qu'eût jamais inventé le génie de l'homme. Quant au cheval, et tous mes lecteurs me comprendront sans peine, c'était le rêve de l'ambitieux Pierrot.

—Il est glorieux d'être fantassin, disait-il; mais il est divin d'être cavalier. Si j'étais Dieu, je dînerais à cheval.

Son rêve était plus près de la réalité qu'il ne le croyait.

—Embrasse ton père et ta mère, dit la fée, et partons.

—Où donc allons-nous? dit Pierrot.

—A la gloire, puisque tu le veux; et prenons garde de ne pas nous rompre le cou, la route est difficile.

Qui pourrait dire la douleur de la pauvre meunière quand elle apprit le projet de Pierrot?

—Hélas! dit-elle, je t'ai nourri de mon lait, réchauffé de mes caresses et de mes baisers, élevé, instruit, pour que tu te fasses tuer au service du roi! Quel besoin as-tu d'être soldat, malheureux Pierrot? Te manque-t-il quelque chose ici? Ce que tu as voulu, en tout temps, ne l'avons-nous pas fait? Ne te l'avons-nous pas donné? Pierrot, je t'en supplie, ne me donne pas la douleur de te voir un jour rapporté ici mort ou estropié. Que ferions-nous alors? Que fera ton père, dont le bras se fatigue et ne peut plus travailler? Comment et de quoi vivrons-nous?

—Pardonne-moi, pauvre mère, dit l'entêté Pierrot, c'est ma vocation. Je le sens, je suis né pour la guerre.

Ici la mère se mit à pleurer. Le meunier, qui n'avait encore rien dit, rompit le silence:

—Tu peux t'en aller, Pierrot, si tu sens que c'est ta vocation, quoique ce soit une vocation singulière que celle de couper la tête à un homme, ou de lui fendre le ventre d'un coup de sabre et de répandre à terre ses entrailles. La voix des parents n'a appris, n'apprend et n'apprendra jamais rien aux enfants. Ils ne croient que l'expérience! Va donc, et tâche d'acquérir cette expérience au meilleur marché possible.

—Mais, dit Pierrot, ne faut-il pas combattre pour sa patrie?

—Quand la patrie est attaquée, dit le meunier, il faut que les enfants courent à l'ennemi et que les pères leur montrent le chemin; mais il n'y a aucun danger, mon pauvre Pierrot, tu le sais bien: nous sommes en paix avec tout le monde.

—Mais....

—Encore un mais! Va! pars! lui dit son père en l'embrassant.

Pierrot partit fort chagrin, mais obstiné dans sa résolution. Si la bonne fée avait pitié de la douleur de ses parents, elle savait fort bien qu'un peu d'expérience était nécessaire pour rabattre la présomption de Pierrot, et elle avait confiance dans l'avenir.

Ils marchèrent longtemps côte à côte sans rien dire. Enfin, après plusieurs jours, ils arrivèrent dans le palais du roi. Là, Pierrot fut si ébloui des colonnes de marbre, des grilles en fer doré, des gardes chamarrés d'or, et des cavaliers qui couraient au galop le sabre en main, à travers la foule, pour annoncer le passage de Sa Majesté, qu'il oublia complétement les remontrances de ses parents.

Comme il regardait, bouche béante, un spectacle si nouveau, le roi passa en carrosse, précédé et suivi d'une nombreuse escorte. Il était midi moins cinq minutes, et la famille royale, au retour de la promenade, allait dîner. Aussi le cocher paraissait fort pressé, dans la crainte de faire attendre Sa Majesté. Tout à coup un accident inattendu arrêta le carrosse. Un des chevaux de l'escorte fit un écart, et le page qui le montait, et qui était à peu près de l'âge de Pierrot, fut jeté contre une borne et eut la tête fracassée. Tous les autres s'arrêtèrent au même instant pour lui porter secours ou au moins pour ne pas le fouler sous les pieds des chevaux.

—Eh bien! qu'est-ce? dit aigrement le roi en mettant la tête à la portière.

—Sire, répondit un page, c'est un de mes camarades qui vient de se tuer en tombant de cheval.

—Le butor! dit le roi; qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place. Faut-il, parce qu'un maladroit s'est brisé la tête, m'exposer à trouver mon potage refroidi?

Il parlait fort bien, ce grand roi. Si chaque souverain, ayant trente millions d'hommes à conduire, pensait à chacun d'eux successivement et sans relâche pendant quarante ans de règne, il ne lui resterait pas une minute pour manger, boire, dormir, se promener, chasser et penser à lui-même. Encore ne pourrait-il, en toute sa vie, donner à chacun de ses sujets qu'une demi-minute de réflexion. Évidemment c'est trop peu pour chacun. C'était aussi l'opinion du grand Vantripan, empereur de Chine, du Tibet, des deux Mongolies, de la presqu'île de Corée, et de tous les Chinois bossus ou droits, noirs, jaunes, blancs ou basanés qu'il a plu au ciel de faire naître entre les monts Koukounoor et les monts Himalaya. Aussi, ne pouvant penser à tous ses sujets, en gros ou en détail, il ne pensait qu'à lui-même.

Par l'énumération des États de ce grand roi, vous voyez, mes amis, que la Chine fut le premier théâtre des exploits de Pierrot. Il ne faudrait pas croire pour cela que Pierrot fût Chinois. Il était né, au contraire, fort loin de là, dans la forêt des Ardennes; mais la fée, par un enchantement dont elle a gardé le secret, sans quoi je vous le dirais bien volontiers, l'avait, au bout de trois jours de marche, et pendant son sommeil, transporté, sans qu'il s'en aperçût, sur les bords du fleuve Jaune, où se désaltèrent, en remuant éternellement la tête, des mandarins aux yeux de porcelaine. Mais revenons à la colère du roi quand il craignit de trouver son potage refroidi.

Au bruit de cette royale colère, toute l'escorte trembla. Le grand roi était d'humeur à faire sauter comme des noisettes les têtes de trois cents courtisans pour venger une injure si grave. Chacun cherchait des yeux, dans la foule, un remplaçant au malheureux page.

La fée Aurore poussa de la main le coude de Pierrot. Celui-ci, sans balancer, saisit les rênes, met le pied à l'étrier et monte à cheval.

—Ton nom? dit Vantripan.

—Pierrot, sire, pour vous servir.

—Tu es un drôle bien hardi. Qui t'a dit de monter à cheval?

—Vous-même, sire.

—Moi?

—Vous, sire. N'avez-vous pas dit: Qu'on l'enterre et qu'un autre prenne sa place!» Je prends sa place. Toute la terre ne vous doit-elle pas obéissance? J'ai obéi.

—Et la casaque d'uniforme?

Ici Pierrot fut embarrassé un instant, mais la fée vint à son secours. Elle le toucha de sa baguette: en un clin d'oeil Pierrot fut habillé comme ses nouveaux camarades. Alors le roi, qui s'était penché vers le fond du carrosse pour parler à la reine, se retourna brusquement.

—Sire, dit Pierrot, je suis prêt.

—Comment! tu es habillé?

—Sire, ne vous ai-je pas dit que toute la terre vous doit obéissance? Vous avez voulu que je prisse l'uniforme. Je l'ai pris.

—Voilà un grand prodige, dit Vantripan; mais mon potage ne vaut plus rien. Au palais, et au galop.

En une minute le carrosse, l'escorte et Pierrot disparurent, laissant trente mille badauds stupéfaits de la hardiesse de Pierrot, de sa promptitude à s'habiller, et de la bonté du grand Vantripan. Dans le même moment, la pluie qui tombait les força de rentrer dans leur famille, où tout le reste de la journée et les trois jours suivants on ne parla d'autre chose que du nouveau page.

Pierrot était émerveillé de son bonheur.

—Quoi! disait-il, en si peu de temps me voilà admis à la cour, et en passe de faire une belle fortune. Qui sait?

Au milieu de ces pensées ambitieuses, on arriva au palais. Pierrot voulut descendre de cheval comme les autres et suivre le roi pour dîner, mais le gouverneur des pages l'arrêta.

—Montez votre garde d'abord, lui dit-il.

—Je meurs de faim, dit Pierrot.

—Vous répliquez? huit jours d'arrêts. Mais d'abord, sabre en main et restez à cheval devant le vestibule; voici la consigne: Quiconque entrera sans laisser passer, vous lui couperez le cou; et si vous y manquez, on vous le coupera à vous-même pour vous apprendre à vivre.

Ce disant, le gouverneur monta d'un air grave dans son appartement, où l'attendait un bon dîner avec un bon feu et d'excellent vin.

C'était au mois de novembre, et Pierrot, chamarré d'or, mais légèrement vêtu, montait sa garde à cheval devant le vestibule. Devant lui, des cuisines royales montaient à chaque instant une foule de plats succulents, les uns pour le roi, d'autres pour les officiers de sa maison, pour ses ministres, pour les femmes de chambre de la reine, pour les maîtres d'hôtel, pour tout le monde enfin, excepté le désolé Pierrot. Chaque plat laissait un parfum exquis dont étaient douloureusement excitées les papilles nerveuses du malheureux page.

Les marmitons riaient en passant près de lui, et se le montraient l'un à l'autre avec des gestes moqueurs.

—Voilà un cavalier dont la digestion sera facile, dit l'un d'eux.

—Habit de velours, ventre de son, dit un autre.

Pierrot, mouillé de pluie, morfondu, ne pouvant souffler dans les doigts de sa main gauche qui tenait la bride du cheval, ni dans les doigts de sa main droite qui tenait le sabre, affamé de plus, donnait de bon coeur au diable le roi, la reine, la cour, les courtisans et la maudite envie qu'il avait eue de quitter son père et sa mère, et d'entrer au service militaire.

Enfin la fée Aurore eut compassion de ses souffrances.

—Pierrot, dit-elle, cherche dans la sacoche de ton cheval, et mange.

Or dans la sacoche il n'y avait qu'un morceau de pain sec et fort dur, que le pauvre affamé dévora en quelques minutes. Ainsi se réalisa son rêve de dîner à cheval.

Comme il finissait, trois heures sonnèrent. Vantripan avait dîné, lui aussi, mais beaucoup mieux, et plus à l'aise.

—Ventre de biche! dit-il en paraissant sur le balcon du premier étage du palais, j'ai solidement dîné.

Et il défit son ceinturon pour respirer plus à l'aise.

—Quel est ce page qui monte la garde? ajouta-t-il en abaissant son regard royal sur le pauvre Pierrot.

—Sire, dit un officier, c'est ce jeune homme qui s'est offert si singulièrement au service de Votre Majesté.

—Pardieu! dit le roi, quand j'ai bien mangé et bien bu, je veux que tous mes sujets soient heureux. Approche ici, page; et toi, dit-il au ministre de la guerre qui avait dîné avec lui, tire ton sabre, et découpe-moi ce chapon rôti.

Pierrot s'approcha, et Vantripan lui lança le chapon. Pierrot le reçut si adroitement qu'il fit l'admiration générale.

Les gens qui ont bien dîné ne sont pas, comme on sait, difficiles sur le choix de leurs plaisanteries, et celles des rois, quelle qu'en soit la tournure, sont toujours excellentes.

Après le chapon vint une bouteille de vin, puis un petit pain, puis des gâteaux. Finalement Pierrot dîna mieux qu'il ne l'avait espéré; mais il voyait rire toute la cour, et ce rire ne lui faisait pas plaisir.

—Quand je dîne avec mes parents, pensait-il, le dîner n'est pas friand, mais je ne mange les restes de personne, et personne ne se moque de moi.

Cette pensée indigna Pierrot. Quand il eut fini, et cela dura quelques minutes à peine, tant il montra d'activité, Vantripan le fit monter près de lui.

—Il est aux arrêts, dit le gouverneur des pages.

—Est-ce ainsi qu'on m'obéit? dit le roi d'une voix tonnante. Va toi-même prendre sa place, et garde les arrêts pendant six mois.

Le gouverneur descendit la tête basse et prit la place de Pierrot au milieu des rires de toute la cour. Chacun trouva la justice de Vantripan admirable.

Le roi, content de lui, s'assit dans un bon fauteuil et attendit l'arrivée de Pierrot. A ses côtés, dans un autre fauteuil, près du feu, était assise la reine, dont nous n'avons pas encore parlé, et qui était une femme assez grande, fort blonde, fort grosse, de qui ses femmes de chambre disaient:

—Il est impossible de savoir si elle est plus méchante que bête ou plus bête que méchante.

Derrière elle se tenait debout, tantôt sur un pied, tantôt sur l'autre, la princesse Bandoline, sa fille, surnommée par les courtisans Reine de Beauté; elle était fort belle en effet, mais encore plus orgueilleuse, et regardait la race des Vantripan comme la plus illustre de toutes les races royales, et elle-même, comme la plus illustre personne de cette race. De l'autre côté de la cheminée se chauffait, assis, l'héritier présomptif de la couronne, le prince Horribilis, laid et méchant comme un singe; il faisait l'orgueil et la joie de sa mère, qui ne voyait en lui qu'un esprit gracieux et pénétrant, et il effrayait d'avance ceux qui craignaient de devenir ses sujets. Rangés en demi-cercle, les courtisans se tenaient debout autour de la famille royale, et semblaient attendre en bataille l'entrée de Pierrot.

Celui-ci se présenta simplement et sans embarras. Il n'avait pas vu la cour, mais l'éducation que lui avait donnée la fée Aurore le mettait dès l'abord de plain-pied avec tous ceux qu'il voyait. Arrivé à quelques pas du roi, il s'arrêta modestement.

—Approche, drôle, lui dit gaiement le roi. D'où sors-tu? Je ne t'ai jamais vu.

—Sire, dit Pierrot, le soleil ne regarde pas les hommes, mais tous les hommes regardent le soleil.

Cette réponse fit le meilleur effet. Vantripan, flatté de se voir comparé au soleil, croisa ses mains sur son ventre avec satisfaction. Quant à Pierrot, s'il répondait par une flatterie, c'est qu'il ne se souciait pas d'une réponse plus directe. Au milieu de tant de grands seigneurs, il sentait qu'il n'aurait pas beau jeu à dire: Je suis Pierrot, fils de Pierre le meunier et de Pierrette sa femme. Cette généalogie honnête, mais modeste, aurait fait rire toute la cour. Pierrot ne reniait pas sa famille, mais il n'en parlait pas; c'était un commencement d'ingratitude.

Quoi qu'il en soit, dès les premiers mots Pierrot fit merveille. La reine lui fit quelques questions et trouva ses réponses admirables. Le prince Horribilis lui dit des méchancetés qui furent repoussées avec fermeté par Pierrot, mais sans qu'il osât riposter à un si dangereux adversaire. La princesse Bandoline elle-même daigna détourner ses yeux de la glace où elle se contemplait elle-même, et après l'avoir considéré quelque temps au moyen d'un lorgnon à verre de vitre, elle se pencha vers sa mère et dit assez haut pour être entendue de Pierrot:

—Il est assez bien de sa personne, ce petit.

Ce fut le signal des compliments. Toute la cour se jeta sur Pierrot et voulut l'embrasser. Celui-ci ne savait comment se débarrasser de la foule d'amis qu'il avait acquis si subitement; il s'en tira pourtant avec assez de bonheur, grâce aux secours de la fée Aurore qui, sans se montrer, lui soufflait toutes ses réponses.

Pour que la leçon fût complète, elle voulut aider elle-même à sa fortune.

La voix de Vantripan fit cesser ce tumulte.

—Pierrot, dit-il, tu me plais, et je t'attache à notre personne sacrée. Je te donne une compagnie dans mes gardes.

—Il faut convenir, pensa Pierrot, que je suis né coiffé. Qui m'aurait dit cela dans la forêt des Ardennes?

Il se précipita aux genoux du roi, baisa sa main royale et celles de la reine et de la belle Bandoline; quant au prince Horribilis, au moment où Pierrot s'avançait pour la même cérémonie, il lui appliqua sur le nez une croquignole si vive, que le malheureux page recula de trois pas.

—Qu'est-ce? dit Vantripan.

—C'est votre nouveau capitaine qui vient de se heurter le nez, dit sur-le-champ Horribilis.

Pierrot n'osa le démentir.

—A-t-il de l'esprit, mon bel Horribilis! dit la reine qui avait vu donner la croquignole.

—Assez, répondit négligemment la belle Bandoline, qui lissait ses cheveux avec ses doigts blancs comme la neige.

—Maintenant, dit Vantripan en se levant, nous avons assez travaillé aujourd'hui. Si nous faisions une petite collation?

Tout le monde le suivit, même Pierrot, qui fit collation, et soupa avec messieurs les capitaines des gardes.

Dès le lendemain il entra en fonction, fit l'exercice du cheval et du sabre, et montra des dispositions admirables.

En peu de jours il l'emporta sur tous ses camarades, ce qui lui ôta le peu d'amis qu'aurait pu lui laisser sa rapide fortune. Si facile à réparer que fût cette perte, Pierrot s'y montra sensible: il n'était pas encore accoutumé au bel air de la cour et aux usages du monde.

Un mois après l'arrivée de Pierrot, le bruit se répandit que le géant Pantafilando, empereur des îles Inconnues, sur la réputation de beauté de la princesse Bandoline, la faisait demander en mariage. Tout le monde sait que les îles Inconnues, semblables à l'île de Barataria du fameux Sancho Pança, sont situées en terre ferme à cinq cents lieues au nord des monts Altaï, et confinent au Kamtchatka. On sait aussi que ces îles sont appelées Inconnues à cause du grand éloignement où elles sont de la mer et des poissons, qui jamais n'en entendirent parler. L'occasion se présentera peut-être plus tard de donner sur cette géographie nouvelle quelques détails que j'emprunterai aux livres magiques du magicien Alcofribas. La description du magicien commence ainsi:


Ce qui veut dire, dans la langue qu'emploient le diable et ses adeptes pour communiquer ensemble:

Hrhadhaghâ, mhushkhokhinhgûm,

Bhahrhatâ, Abbrakhadhabrâ.

Et en français:

Écoutez tous, petits et grands,

Celui qui mange les petits enfants.

Revenons à la demande en mariage du géant Pantafilando. Ce grand prince n'avait pas cru qu'elle pût être rejetée; aussi vint-il la faire lui-même à la tête de cent mille cavaliers qui entrèrent le sabre au poing dans la capitale de la Chine, et l'accompagnèrent à cheval jusqu'au grand escalier du palais du roi.

Par hasard, Pierrot était de garde ce jour-là avec sa compagnie. Il fut un peu étonné de cet appareil, et descendit l'escalier pour tenir la bride du cheval, pendant que le géant mettait pied à terre avec toute sa suite. Pantafilando, remettant son cheval à un palefrenier nègre, monta les degrés côte à côte avec Pierrot.

Au dernier, Pierrot se retourna et vit que les cent mille Tartares suivaient leur prince dans le palais. Il s'arrêta et dit au géant:

—Sire, S.M. le roi de la Chine sera sans doute très-heureux de vous donner l'hospitalité dans son palais, mais il est bien difficile de loger tous ces braves cavaliers.

—Eh bien, dit gaiement Pantafilando, ceux qui ne pourront pas entrer resteront dehors. D'ailleurs, mes soldats ne sont pas difficiles. N'est-ce pas, amis, que vous n'êtes pas difficiles?

—Non, non, crièrent à la fois d'une voix de tonnerre les cent mille Tartares; nous ne sommes pas difficiles. Nous coucherons un peu partout.

—Avez-vous la gale? cria Pantafilando.

—Non.

—Avez-vous la teigne?

—Non.

—Avez-vous la peste?

—Non.

—Entrez donc!

Pierrot regarda autour de lui. La compagnie dont il avait le commandement était de cent hommes seulement, qui tremblaient de peur à la vue du seul Pantafilando. Engager le combat et faire respecter la consigne eût été folie. C'était mettre à feu et à sang la capitale de l'empire. Manquer à sa consigne, c'était se faire couper le cou, et Pierrot savait bien que le grand Vantripan n'y manquerait pas, ne fût-ce que pour se venger de la frayeur que lui inspirait l'empereur des îles Inconnues.

—De quoi s'avise ce grand escogriffe, disait-il, de faire un pareil esclandre? S'il veut se marier, n'y a-t-il pas des filles dans son pays? Après tout, qu'est-ce qu'une femme? C'est un être plus petit que nous, plus bavard, plus médisant, plus paresseux, plus joli si l'on veut, qui porte plusieurs jupons et qui n'a pas de barbe. N'est-ce pas là de quoi massacrer des centaines de mille hommes et brûler tout un pays?

A ce moment de ses réflexions, il sentit une douleur assez vive, comme si on lui tirait les oreilles. C'était la fée Aurore. Elle avait entendu ce beau monologue.

—Pierrot, dit-elle, j'ai bien envie de te planter là, car tu n'es pas bon à grand'chose. Dis-moi, connais-tu ce beau vers de M. Legouvé?

...Parle mieux d'un sexe à qui tu dois ta mère.

—Hélas! dit le pauvre capitaine, M. Legouvé s'est-il jamais trouvé en face du féroce Pantafilando et de ses cent mille Tartares?

—Laisse-moi faire et ne t'inquiète pas des Tartares.

En même temps elle parut en costume de dame d'honneur aux yeux du géant, qui ne l'avait pas encore vue. Vous imaginez assez ce que devait être la fée Aurore en dame d'honneur. Les plus belles filles d'Ève n'étaient auprès d'elle que des cailloux bruts, comparés aux purs diamants de Golconde. C'était une grâce, une lumière, une divinité. Tout en elle paraissait rose, transparent, diaphane, fait d'une goutte de lait dorée par un rayon de soleil. Elle regarda les cent mille Tartares, et tous, d'un commun accord, se prosternèrent contre terre. Pantafilando lui-même en fut ébranlé jusqu'au fond du coeur; il se sentit subitement radouci, ramolli, et saisi d'un transport de joie dont la cause lui était inconnue. Quant à Pierrot, il était ravi et transporté en esprit au-dessus des planètes. Il ne craignait plus ni le géant ni personne. Il ne craignait que de ne pas exécuter assez vite les ordres de sa marraine.

—Seigneur, dit-elle à Pantafilando, la princesse Bandoline, ma maîtresse, qui a depuis longtemps entendu parler de vos exploits, est ravie de vous voir. Mais elle vous prie d'entrer seul dans ce palais avec deux ou trois officiers. C'est en habit de fête et non en habit de guerre qu'il faut venir voir sa fiancée.

—Mon enfant, dit le gros Pantafilando, si ta maîtresse a seulement la moitié de ta beauté, mon coeur et ma main sont à elle; mais, sans aller plus loin, si tu veux m'épouser, je te fais dès à présent impératrice des îles Inconnues, et pour peu que tu le désires, j'y joindrai le royaume de la Chine, que mes Tartares et moi nous dévorerons en un instant. N'est-ce pas, amis? dit-il en se tournant vers son escorte.

—Oui, oui, s'écrièrent à la fois les cent mille Tartares en remuant les mâchoires comme des castagnettes; nous mangerons la Chine et tous ses habitants.

Cette armée était si admirablement disciplinée, que chaque soldat buvait, mangeait, dormait, marchait et parlait à la même heure, à la même minute que tous ses camarades. C'était un modèle d'armée. Chaque matin on lui disait ce qu'elle devait penser dans la journée, et, en vérité, il n'y avait pas d'exemple de soldat qui eût pensé à droite ni à gauche contre les ordres de son chef.

—Seigneur, répliqua la fée en souriant, tant d'honneur ne m'appartient pas; mais souffrez que j'annonce votre arrivée à ma maîtresse. Et elle disparut.

—Corbleu! dit le géant en passant sa langue sur ses lèvres, comme un chat qui lèche ses babines après dîner, comment t'appelle-t-on, capitaine?

—Pierrot, seigneur.

—Corbleu! capitaine Pierrot, par le grand Mandricard mon aïeul, premier empereur des îles Inconnues, voilà une jolie fille, et je veux lui faire plaisir. Holà! trois généraux! qu'on me suive, et que tous les autres remontent à cheval et attendent mes ordres, la lance en arrêt. Toi, Pierrot, montre-moi le chemin.

Pierrot ne se fit pas prier. Il entra dans la salle à manger, qui était aussi la salle d'audience du grand Vantripan. La porte n'ayant que 60 pieds de haut, Pantafilando, qui marchait sans précaution, se cogna le front contre le montant supérieur. Il entra en jurant horriblement.

—Que mille millions de canonnades renversent ce palais sur la tête de ceux qui l'ont bâti et de ceux qui l'habitent!... s'écria-t-il d'une voix si forte que toutes les vitres de la salle se brisèrent en éclats.

—Diable! dit Pierrot, les affaires vont mal.

Vantripan était assis sur son trône. Sa famille était à ses côtés avec toute la cour; mais au seul bruit de la voix de Pantafilando, toutes les dames s'enfuirent saisies d'une terreur panique. Les courtisans auraient bien voulu suivre cet exemple; mais les portes étaient trop étroites pour donner passage à tout le monde, et beaucoup furent forcés, ne pouvant fuir, de faire contre mauvaise fortune bon coeur.

—Quel est l'officier de garde aujourd'hui! s'écria Vantripan d'une voix mal assurée.

—C'est moi, sire, répondit Pierrot qui avait repris tout son sang-froid.

—Quelle est la consigne?

—De couper le cou à tous ceux qui entrent ici sans permission.

—Eh bien, pourquoi n'as-tu pas coupé le cou à cet immense Tartare, et pourquoi laisses-tu entrer ici le premier venu?

Pierrot allait répondre, le géant l'interrompit.

—Le premier venu! s'écria Pantafilando. Oui, certes, le premier venu de cent mille Tartares qui n'attendent à ta porte que mon signal pour te casser en mille morceaux, toi et ta ville de porcelaine et tes coquins de sujets, dont aucun n'ose me regarder en face.

—Prenez la peine de vous asseoir, monseigneur, dit alors Vantripan en présentant lui-même son fauteuil au géant, et excusez l'incivilité de mes officiers qui ne vous ont peut-être pas traité avec tous les égards dus à votre rang. Et, à propos, seigneur, à qui ai-je l'honneur de parler?

—Ah! ah! vieux cafard, dit le bruyant Pantafilando, tu ne me connais pas, mais à ma mine seule tu as deviné que j'étais un hôte illustre. Je suis le géant Pantafilando, si connu dans l'histoire; Pantafilando, empereur des îles Inconnues, souverain des mers qui entourent le pôle et des neiges qui couvrent les monts Altaï; Pantafilando, qui a conquis le Beloutchistan, le Mazandéran et le Mongolistan; qui fait trembler l'Indoustan et la Cochinchine; qui rend muets comme des poissons le Turc et le Maure, et devant qui la terre frissonne comme l'arbre sur lequel souffle l'ouragan, pendant que l'Océan demeure immobile de frayeur; je suis Pantafilando, l'invincible Pantafilando.

Durant ce discours, tous les assistants mouraient de peur. Pierrot seul regarda le géant sans pâlir.

—Voilà, pensa-t-il, un grand fanfaron; mais sa barbe rousse, ses moustaches retroussées en croc et sa voix de chaudron percé ne m'effrayent pas.

—A quel heureux événement devons-nous le plaisir de vous voir? dit Vantripan.

—Je viens te demander en mariage ta fille Bandoline, la Reine de Beauté.

—Je vous la donne avec beaucoup de plaisir, s'écria Vantripan. Elle ne pouvait pas trouver un époux plus digne d'elle. Elle est à vous, avec la moitié de mes États.

—J'en suis enchanté, s'écria Pantafilando, et la dot ne me plaît pas moins que la fiancée. Entre nous, mon vieux Vantripan, tu es un peu âgé pour gouverner encore un si grand empire, et tu feras bien de prendre du repos. Dans une famille bien unie, un gendre est un fils. Tout n'est-il pas commun entre un père et ses enfants? La Chine nous est donc commune. Or, quand un bien est commun à deux propriétaires, si l'un des deux est paralytique, c'est à l'autre de le remplacer dans l'administration de la propriété commune. Tu es paralytique d'esprit, impotent de corps; donc, moi qui suis sain de corps et d'esprit, je te remplace dans le gouvernement et dans l'administration du royaume. C'est un lourd fardeau; mais, avec l'aide de Dieu, j'espère y suffire.

—Mais je ne suis pas paralytique, essaya de dire Vantripan.

—Tu n'es pas paralytique! dit Pantafilando feignant d'être étonné. On m'avait donc trompé. Si tu n'es pas paralytique, prends ce sabre et défends-toi.

—Hélas! seigneur, dit tristement le pauvre Vantripan, je suis paralytique, étique et phthisique si vous le voulez. Prenez mes États, mais ne me faites pas de mal.

—Vous faire du mal, dit Pantafilando, faire du mal à un beau-père si tendrement aimé! Que le ciel m'en préserve. Vous n'avez pas d'ami plus fidèle que moi, maintenant que mes droits au trône de la Chine sont reconnus. Qu'est-ce que je demande, moi? la paix, la tranquillité, le maintien de l'ordre et le bonheur des honnêtes gens.

Le prince Horribilis, plus tremblant encore que son père, avait écouté ce dialogue sans mot dire; mais, quand il vit l'audace et le succès de Pantafilando, la colère lui donna du courage, et il s'avança au milieu de la salle.

—Tu oublies, dit-il au géant, que la loi salique règne en Chine, et que la couronne ne peut pas tomber aux mains de ma soeur qui n'est qu'une femme.

—Et moi, suis-je une femme? cria Pantafilando d'une voix de tonnerre. Viens, si tu l'oses, ver de terre, me disputer cette couronne, et je te coupe en deux d'un seul revers.

A ces mots, il tira son cimeterre qui avait quarante pieds de haut, et que vingt hommes robustes n'auraient pas pu soulever. Horribilis frémit et courut se cacher derrière le ministre de la guerre, qui se cachait lui-même derrière le fauteuil de la princesse Bandoline. Content de cette marque de frayeur qu'il prit pour une marque de soumission, le géant dit d'un ton plus doux:

—Chinois et Tartares, puisque la divine providence a bien voulu m'appeler, quoique indigne, au gouvernement de ce beau pays, je jure de remplir religieusement mes devoirs de souverain, et je vous demande de me jurer à votre tour fidélité aussi bien qu'à mon auguste épouse, la belle Bandoline.

—Nous le jurons, s'écria toute l'assemblée avec l'enthousiasme habituel en pareille circonstance. Pierrot seul ne dit rien.

Le géant s'agenouilla et voulut baiser la main de sa fiancée; mais celle-ci, effrayée de se voir unie à un pareil homme, ne put s'empêcher de se cacher le visage dans les mains en pleurant.

—Ne faites pas la prude ni la mijaurée, s'écria Pantafilando, ou par le ciel! je....

—Que feras-tu? dit Pierrot d'un ton qui attira sur lui l'attention générale.

Jusqu'ici notre ami avait gardé un silence prudent. Au fond, il se souciait fort peu que Vantripan ou Pantafilando régnât sur la Chine. Que me font leurs affaires? pensait-il. Vantripan m'a nommé capitaine des gardes, et je suis prêt à me battre pour lui, s'il m'en donne le signal; mais, s'il ne réclame pas mes secours, s'il se laisse détrôner, s'il aime mieux la paix que la guerre, est-ce à moi de me faire estropier pour lui? Si les Chinois supportent les Tartares, est-ce à moi de les trouver insupportables? Ces réflexions lui firent garder la neutralité jusqu'au moment où il vit pleurer la belle Bandoline. C'est ici le lieu de vous avouer une faiblesse de Pierrot.

Il était amoureux de la princesse. J'en suis bien fâché, car Pierrot n'était qu'un paysan, et si l'on voit des rois épouser des bergères, on vit rarement des reines épouser des bergers. L'amour ne raisonne pas, et Pierrot passait toutes les nuits où il n'était pas de garde à veiller sur les fenêtres de la trop adorée Bandoline. Il l'aimait parce qu'elle était belle, et aussi, sans qu'il s'en rendît compte, parce qu'elle était fille du roi et qu'elle avait de magnifiques robes. Pierrot disait:

—Je suis capitaine, je serai général, je vaincrai l'ennemi, je conquerrai un royaume, et je l'offrirai à la belle Bandoline avec ma main.

Il ne parla cependant pas de son projet à sa marraine, confidente ordinaire de ses pensées, mais elle le devina.

—Le papillon va se brûler les ailes à la chandelle, dit-elle; tant pis pour lui! L'homme ne devient sage qu'à ses dépens. Ce n'est pas moi qui ai fait la loi, mais je ne veux pas l'aider à la violer.

L'amoureux Pierrot fut donc saisi d'indignation en voyant cette princesse adorée sur le point de passer aux mains du géant. Dans un premier mouvement dont il ne fut pas maître, il tira son sabre.

Pantafilando fut d'abord si étonné, qu'il ne trouva pas un mot à dire. Puis la colère et le sang lui montèrent au visage avec tant de force, qu'il faillit succomber à une attaque d'apoplexie. Son front se plissa et ses yeux terribles lancèrent des éclairs. Tous les assistants frémirent; seul l'indomptable Pierrot ne fut pas ébranlé. La princesse jeta sur lui un regard où se peignaient la reconnaissance et la frayeur de le voir succomber dans un combat inégal. Ce regard éleva jusqu'au ciel l'âme de Pierrot.

—Prends le royaume de la Chine, le Tibet et la Mongolie, s'écria-t-il; prends le royaume de Népaul où les rochers sont faits de pur diamant; prends Lahore et Kachmyr qui est la vallée du paradis terrestre; prends le royaume du Grand-Lama si tu veux; mais ne prends pas ma chère princesse, ou je t'abats comme un sanglier.

—Et toi, dit Pantafilando transporté de colère, si tu ne prends pas la fuite, je vais te prendre les oreilles.

A ces mots, levant son sabre, il en asséna sur Pierrot un coup furieux.

Pierrot l'évita par un saut de côté. Le sabre frappa sur la table de la salle à manger, la coupa en deux, entra dans le plancher avec la même facilité qu'un couteau dans une motte de beurre, descendit dans la cave, trancha la tête à un malheureux sommelier qui, profitant du désordre général, buvait le vin de Schiraz de Sa Majesté, et pénétra dans le sol à une profondeur de plus de dix pieds.

Pendant que le géant cherchait à retirer son sabre, Pierrot saisit une coupe de bronze qui avait été ciselée par le célèbre Li-Ki, le plus grand sculpteur qu'ait eu la Chine, et la lança à la tête du géant avec une roideur telle que, si au lieu de frapper le géant au front, comme elle fit, elle eût frappé la muraille, elle y eût fait un trou pareil à celui d'un boulet de canon lancé par une pièce de 48. Mais le front de Pantafilando était d'un métal bien supérieur en dureté au diamant même. A peine fut-il étourdi du coup, et, sans s'arrêter à dégager son sabre, il saisit l'un des trois généraux qui l'avaient suivi, et qui regardaient le combat en silence, et le jeta sur Pierrot. Le malheureux Tartare alla frapper la muraille, et sa tête fut écrasée comme une grappe de raisin mûr que foule le pied du vendangeur. A ce coup, la reine et la princesse Bandoline, qui seules étaient restées dans la salle après la fuite des dames de la cour, s'évanouirent de frayeur.

Pierrot lui-même se sentit ému. Tous les autres spectateurs, immobiles et blêmes, s'effaçaient le long des murailles, et mesuraient de l'oeil la distance qui séparait les fenêtres du fleuve Jaune qui coulait au pied du palais. Malheureusement, Pantafilando avait fait fermer les portes dès le commencement du combat. Vantripan criait de toute sa force:

—C'est bien fait, seigneur Pantafilando, tuez-moi ce misérable qui ose porter la main sur mon gendre bien-aimé, sur l'oint du Seigneur!

Le prince Horribilis, non moins effrayé, priait Dieu à haute voix pour qu'il lançât sa foudre sur ce téméraire, ce sacrilége Pierrot, qui osait attaquer son beau-frère et aimer sa soeur.

—Lâches coquins, pensa Pierrot, si je meurs ils me feront jeter à la voirie, et si je suis vainqueur, ils recueilleront le fruit de ma victoire! J'ai bien envie de les laisser là et de faire ma paix avec Pantafilando. Rien n'est plus facile; mais faut-il abandonner Bandoline?

Tout à coup il s'aperçut que sa belle princesse était évanouie. En même temps, Pantafilando ouvrant la porte, criait à ses Tartares de venir à son secours. Je serais bien fou de les attendre, dit Pierrot; et prenant son élan, d'une main il saisit sa bien-aimée par le milieu du corps, de l'autre il ouvrit la fenêtre, puis s'élança dans le fleuve Jaune avec Bandoline.

Son action fut si prompte et si imprévue que le géant n'eut pas le temps de s'y opposer. Il vit avec une rage impuissante Pierrot nager jusqu'à la rive opposée, et là, rendre grâces au ciel qui avait sauvé sa princesse et lui d'un épouvantable malheur.

Aux cris de Pantafilando, les cent mille Tartares mirent pied à terre en même temps et montèrent dans le palais. On entendait sonner leurs éperons sur les degrés.

—Grand empereur, s'écria le premier qui parut sur le seuil de la porte, que voulez-vous? Faut-il piller? faut-il tuer? faut-il brûler? nous sommes prêts.

—Tu arrives toujours trop tard, imbécile, lui cria le géant.

En même temps d'un soufflet il le fit pirouetter sur lui-même et le jeta sur le second, celui-ci se renversa sur le troisième, le troisième sur le quatrième, et tous jusqu'au dernier des cent mille tombèrent les uns sur les autres comme un château de cartes, tant ce premier soufflet avait de force!

Quand ils se furent relevés:

—Prenez des barques, leur dit le géant, passez le fleuve, et courez sur Pierrot: vous me le ramènerez mort ou vif. Si vous revenez sans lui, je vous couperai la tête à tous.

Ces paroles donnèrent du courage à tout le monde. On se précipita dans des bateaux, on traversa le fleuve, on chercha la trace de Pierrot. On ne trouva rien.

Pierrot avait disparu ainsi que Bandoline. Les malheureux Tartares revinrent la tête basse comme des chiens de chasse qui ont manqué le gibier. Pantafilando leur fit couper à tous l'oreille droite, et fit jeter ces oreilles dans les rues pour effrayer les Chinois et leur apprendre à quel nouveau maître ils avaient affaire.

Vantripan et Horribilis ne furent pas les derniers à féliciter le grand Pantafilando de cet acte de justice. La reine garda le silence. Elle ne pouvait haïr sa fille, qui avait essayé d'échapper au géant, et, d'un autre côté, comment excuser une jeune princesse qui se jetait à l'eau avec le fils d'un meunier?

Pendant ce temps, qu'étaient devenus Pierrot et la belle Bandoline? Vous le saurez, mes amis, si vous voulez lire le chapitre suivant.

Histoire fantastique du célèbre Pierrot

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