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A LA CUISINE

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Table des matières

Il n'y avait pas loin du faubourg Saint-Hilaire où je demeure à la maison de M. Forestier, honorable député de Creux-de-Pile. Cent pas, tout au plus. Tous les «principaux de la ville,» comme dit le secrétaire de la sous-préfecture, habitaient cet heureux quartier, le seul où chaque maison eût son jardin et, au bas du jardin, la rivière.

Je ne tardai donc pas à toucher le but de la course, c'est-à-dire le marteau en forme de poignée qui avertissait l'honorable député de l'approche d'un de ses électeurs. Mais avant d'agiter ce marteau, je prêtai l'oreille. Un grand bruit d'assiettes, de chaudrons, de casseroles, de verres choqués les uns contre les autres, d'éclats de rire et de cris de joie sortait de la cuisine et annonçait à tout le pays le présent contrat et la noce future.

Le chef de cuisine, renommé à plus de dix lieues à la ronde, et emprunté pour ce jour-là au fameux hôtel du Dauphin, où descendent tous les conseillers généraux et où dînent tous les notaires du département, présidait naturellement le festin. Je reconnus sa forte voix bien timbrée qui proposait un toast; et en regardant à travers la fenêtre ouverte, j'aperçus sa haute et magnifique encolure. En face de lui était la grosse Mihiète, faite au tour, je veux dire comme une barrique montée sur deux courtes pattes, et majestueuse aussi, mais à sa manière, c'est-à-dire en largeur et en profondeur plutôt qu'en hauteur. Son teint était rouge de brique, ses joues s'élevaient comme deux poires énormes ou plutôt comme deux collines arrondies au fond desquelles on apercevait un vallon étroit et court. C'était son nez. Son menton supérieur, le vrai, reposait mollement sur deux autres qu'on aurait pu prendre pour des coussins. Sa voix en revanche, était grêle, mais perçante, et, sans retentir, se faisait entendre au loin, comme le son de la plus haute note du violon.

Autour de ces deux personnages considérables étaient assis et groupés, chacun suivant son importance, sept ou huit autres personnes, servantes ou domestiques mâles appelés à prendre leur part de la fête, à condition de servir à table les invités de M. Forestier, ou de faire dans la cuisine de Mihiète, pour ce jour-là et sous ses ordres, les travaux d'ordre inférieur.

Le chef de cuisine, le grand chef se leva, remplit son verre et celui de tous les assistants d'un vin que je reconnus à la forme des bouteilles n'être pas «vin du pays», mais bien «bordeaux» le plus pur, mit une main dans son gilet, comme il avait entendu dire que faisait le grand Napoléon, et dit:

—Mesdames et messieurs, je bois à la santé des dames ici présentes...

—Bravo! crièrent tous les convives qui avaient de la barbe au menton ou qui nourrissaient l'espérance d'en avoir un jour.

(Parmi ceux-ci je remarquai la voix glapissante du petit gâte-sauce qui était venu me relancer chez moi.)

Toutes les dames se levèrent et tendirent leurs verres du côté de l'orateur.

Il reprit:

—Je bois à la santé des dames ici présentes...

Le gâte-sauce interrompit:

—Et des demoiselles.

L'orateur irrité s'écria:

—Et des demoiselles aussi. C'est ce que j'allais dire...

—Oui, mais il ne l'avait pas dit! répliqua le gâte-sauce, fier de son succès, car toutes les «dames» lui avaient souri. Elles étaient toutes «demoiselles», hélas! ou du moins elles n'avaient jamais comparu devant M. le maire, ce qui est l'essentiel.

Le chef de cuisine continua:

—Je bois encore et en premier lieu à la santé de mademoiselle Mihiète, ici présente, et qui nous fait l'honneur de nous recevoir dans sa maison...

Mihiète s'inclina d'un air de protection bienveillante.

—... Dans sa maison..., reprit le chef, et de nous offrir quelques bouteilles de ses meilleurs crus, parmi lesquels je remarque avec plaisir du Château-Margaux, messieurs, du Château-Yquem, mesdames...

—Et, dit Mihiète en montrant quelques bouteilles cachées derrière sa robe, nous avons aussi du Chambertin et du Corton, sans compter les vins de dessert et quelques liqueurs que j'ai eu soin de prendre pendant que madame Forestier faisait des grâces avec les dames et les messieurs de là-bas... Sans ça, je la connais, elle aurait tout mis sous clef, ou, si elle avait oublié, les messieurs auraient tout sifflé.

—Ah! dit le cocher de M. Forestier, c'est vrai qu'ils sifflent dur, quand ils s'y mettent. L'autre jour, à Saint-Perry, après la foire, le patron, le président et le procureur de la République,—deux autres de son espèce,—ont fait apporter dix bouteilles,—dix, vous m'entendez bien,—et n'ont pas laissé au fond de quoi donner à boire à un merle.

Il y eut un cri d'indignation autour de la table.

—Ils ne t'ont rien donné? demanda Mihiète.

—Rien du tout. Ah! si! le patron m'a donné l'ordre que voici:

«—Pierre, tu donneras l'avoine au cheval et tu boiras un verre de vin gris à ma santé.»

—Oh! dit Mihiète, je le reconnais bien là. Tout pour lui. Rien pour les autres.

—Aussi, ajouta Pierre, je les ai joliment menés dans la calèche, tout le long de la route. Je suis parti au galop, j'ai passé dans toutes les ornières, j'ai traversé tous les tas de pierres, je les faisais rouler l'un sur l'autre et je les secouais comme la salade dans le panier. M. Forestier a voulu descendre un instant; j'ai fait semblant d'arrêter; il a mis un pied par terre, j'ai lancé mon cheval, sans en avoir l'air, il est tombé les quatre fers en l'air. Ça lui apprendra à m'offrir un verre de vin gris quand il se remplit, lui, comme une tonne.

—Mais, demanda le chef de cuisine, qu'est-ce qu'il a dit en se relevant?

—Il a dit comme vous auriez dit, à sa place:

«—Sacré nom de Dieu!»

A cette réponse, tous les convives se mirent à rire, et surtout les «demoiselles».

Pierre continua:

—Il aurait bien voulu se fâcher, mais j'ai crié plus fort que lui. J'ai dit aussi: «Sacré nom de Dieu!» mais en parlant à mon cheval. J'ai juré contre le bourrelier, contre le carrossier, contre la calèche, contre les saints, contre tous les diables d'enfer, contre l'agent-voyer qui a fait la route, contre les ouvriers qui l'ont cailloutée, contre la pluie, contre le vent, et, tout en jurant, je relevais le patron, je l'essuyais, je le brossais, car il était tout couvert de boue, je le plaignais, je lui disais tout bas que c'était bien malheureux pour lui, qu'on croirait qu'il s'était grisé à la foire et qu'il n'avait pas pu se tenir debout sur ses pattes; que madame Forestier lui ferait une scène au retour, mais que je serais témoin, moi, qu'il n'avait pas bu plus que les autres...

Enfin j'en ai tant dit qu'au lieu de m'appeler «fichu animal» et «sacrée rosse», comme au commencement, il a fini par me remercier comme si je lui avais rendu service... Et voilà!... Oh? les maîtres, voyez-vous, c'est tous de la canaille. Si on ne les tenait pas bride en main, on n'en ferait rien de bon.

—Et les maîtresses donc? dit Mihiète. En voilà qui sont bassinantes! Il faut se lever à cinq heures du matin, se coucher à minuit, leur porter le chocolat au lit avec du pain grillé et beurré, revenir à dix heures, au coup de sonnette de madame, recevoir les ordres pour le déjeuner, pour le dîner, pour le lunch (une invention de ces chiens d'Anglais qui ne savent quoi faire pour tourmenter le pauvre monde!), balayer par-ci, balayer par-là, faire les lits, lacer madame qui est faite comme une tour et qui veut paraître mince comme une guêpe (l'autre jour j'ai cassé deux lacets, à force de tirer; elle criait comme une brûlée, et moi je serrais toujours plus fort, ça m'amuse, quand elle crie); ensuite il faut faire la cuisine, et quand on l'a faite, entendre dire à madame qui ne saurait pas seulement mettre un rognon de veau à la broche: «Mihiète, vous ne comprenez donc rien? Vous jetez le sel à poignées; vous poivrez tout que c'est une bénédiction; vous mettez trois livres de beurre dans le macaroni, comme si le beurre ne coûtait rien, ou comme si on le ramassait sur les grands chemins; il faut faire attention, ma fille, ou je vous mettrai à la porte!...»

En parlant, Mihiète imitait de son mieux le ton et la colère de sa maîtresse, et les autres domestiques riaient aux éclats.

A la fin, le chef de cuisine lui dit:

—Est-ce que vous ne lui répondez rien?

Mihiète se redressa fièrement:

—Moi! Je lui dis d'aller dans son salon pour faire la gracieuse et de me laisser dans ma cuisine, où je veux être maîtresse de mes fourneaux. Je ne veux pas que personne vienne goûter mes sauces avant qu'elles soient sur la table. Alors elle m'appelle de tous les noms et crie qu'une «dame de député comme elle» ne peut pas se disputer avec un «torchon» comme moi. Mais moi je lui réplique qu'il y a des torchons qui valent mieux que des dames de députés, que les torchons savent faire le dîner et que les dames de députés ne savent que le manger; que si j'avais de quoi, je saurais bien me coucher à moitié sur mon canapé pour recevoir les messieurs et lever les yeux en l'air pour en montrer le blanc, comme font les tanches dans la poêle à frire. L'autre jour, elle s'est avancée vers moi, la main levée pour me donner un soufflet, en m'appelant «carogne»...

—Qu'as-tu fait? demanda Pierre.

—Rien que de bon. C'était un quart d'heure avant dîner. J'ai plongé ma grande cuiller dans le pot-au-feu; je l'ai retirée pleine de bouillon et j'ai dit «Madame, les «carognes» sont faites comme vous, et si vous me touchez, mon bouillon est brûlant, je vous en marquerai pour la vie.» Et voilà!

Elle était en toilette; elle allait faire des grimaces devant ses invités; elle a eu peur et s'est sauvée.

Le chef de cuisine demanda:

—Elle ne vous a pas renvoyée?

Mihiète répliqua d'un air profond:

—Renvoyée! Elle s'en garderait bien. J'en sais bien trop long sur son compte!

Les assistants essayèrent vainement de la faire parler.

—Non, non, répondit Mihiète; voilà vingt ans que je suis dans la maison. J'y suis entrée huit jours après la naissance d'Hyacinthe. Ce n'est pas à moi de dire des choses qui ne sont pas à dire et qui feraient du tort.

—A qui? demanda une curieuse.

—A ton bonnet, bavarde! Elle le sait bien, et ce n'est pas elle qui me renverra jamais! Ah! quand elle était jeune! Ce pauvre M. Forestier n'était pas toujours content...

Puis elle se mordit la langue, heureuse d'avoir excité la curiosité publique, heureuse aussi de ne pas la satisfaire, ce qui lui donnait une réputation de discrétion et faisait soupçonner bien des mystères.

—Mais vous, demanda le chef de cuisine, si elle ne vous renvoie pas, est-ce que vous ne la quitterez jamais?

—Moi! répliqua Mihiète d'un air capable, ça dépend... Quand nous aurons marié notre Hyacinthe, on verra.

—Elle est jolie, votre Hyacinthe! Ah! ma foi, c'est tout ce qu'il y a de plus joli à Creux-de-Pile et aux environs.

—Et dans tout le département! s'écria Mihiète avec transport. C'est moi qui l'ai élevée, cette enfant, et je m'en vante! Ce n'est pas elle qui m'appellerait «carogne», comme sa mère a fait l'autre jour, ni qui me menacerait d'un soufflet! Ah! la pauvre chérie! Elle est bonne comme le bon pain. Elle ne ferait pas de mal à une mouche, et elle est gaie comme un petit chat gris. Tenez, savez-vous ce qu'elle me disait hier:—«Écoute, ma bonne Mihiète, tu ne peux pas t'accorder avec maman, veux-tu venir avec moi? Je vais me marier, tu sais, avec Michel...—Ah! oui, un joli garçon, ai-je répondu.—N'est-ce pas, Mihiète? Et que j'aime comme il m'aime... Eh bien, tu feras notre ménage. Veux-tu?»

J'ai dit:

«—Mais ton père va se fâcher, lui qui ne trouve de bon que mes sauces...

«—Eh bien! papa viendra dîner souvent chez nous. Ça le changera!»

Et alors ma foi, j'ai dit: oui, et dans trois jours je vais quitter la cambuse. Je rendrai mon tablier à madame et je dirai:

«—Madame Forestier, au plaisir de ne jamais vous revoir!»

Le discours de Mihiète étant fini, je frappai à la porte et l'on ouvrit.

Hyacinthe

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