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Physiologie de la Police moderne
ОглавлениеM. Gisquet. — Devoirs de la police. — Police municipal c. — portance toujours croissante de la police politique. — Coup d’œil sur la police de l’ancien régime et la police révolutionnaire. — Comment la police serait une des conquêtes de 1789. — Réhabilitation des agents secrets. — Comment tout le monde fait de la police. — Anecdotes. — Les remords d’un jeune pharmacien. — Les trucs du métier. — Le joueur de bourse, les liserés verts, le profond calculateur et le tapage nocturne. — Qu’est-ce qu’un agent secret? — Variétés de l’espèce. — Singulier effet produit par la lecture de l’Espion de Cooper. — Rôle des femmes dans la police. — Histoire d’une certaine baronne. — La police refaite et jouée. — Mystification. — Un moyen renouvelé de Rabelais de voyager aux frais de l’Etat. — Portrait de l’Observateur. — Les devoirs des préfets de police. — Ce que Caussidière entendait par une bonne police. — La police de provocation. — La police appréciée par Benjamin Constant.
Quelques pages des mémoires de M. Gisquet, célèbre préfet de police sous le gouvernement de juillet, nous paraissent offrir une physiologie complète de la police d’autant plus curieuse qu’elle est écrite par un homme du métier, et qu’en pareille matière le cynisme a tout l’attrait de la couleur locale. Ce sera une introduction naturelle aux récits que nous allons faire:
«La police a des devoirs à remplir de deux natures distinctes.
» Le premier objet de son institution est l’administration d’une partie des intérêts de la cité. Cette branche occupe de nos jours les dix-neuf vingtièmes des employés de la Préfecture, et si le préfet de police veut y donner les soins qu’elle comporte, il ne peut y consacrer journellement moins de dix à douze heures de travail.
» Le second objet, autrefois très-accessoire, bien qu’il ne soit encore que secondaire, quant à l’emploi du temps et à la multiplicité des travaux, est devenu, depuis quarante ans, d’une importance qui le place en première ligne; c’est assez dire qu’il s’agit de matières politiques.
» Jusqu’à l’époque où Louis XIV créa les lieutenants-généraux de police, la direction de celle partie des services publics avait été confiée, d’abord aux prévôts de Paris, ensuite aux lieutenants civils et criminels qui présidaient le Châtelet. Leurs attributions ne comprenaient que la police municipale, la police judiciaire et la question des intérêts communaux (à l’exception de ceux placés entre les mains du prévôt des marchands).
» Mais, quand l’édit de 1667 cut institué une autorité spéciale pour la police, le chef de l’Etat comprit tout l’avantage qu’elle pouvait offrir dans une surveillance en matière politique.
» Cependant, sous une monarchie absolue, sous un roi tel que Louis XIV, dans un temps où la nation semblait avoir fait pour toujours le sacrifice de ses libertés, où il n’existait aucune faction menaçante pour la dynastie, où l’on n’eût pas même osé mettre en question les droits illimités du souverain et l’excellence de son gouvernement, les devoirs de la police, en ce qui touche la politique, étaient nécessairement fort circonscrits. Il s’agissait de suivre le fil de quelques intrigues dans les régions supérieures où des ambitieux se disputaient la faveur du prince.
» L’intérêt gouvernemental n’était pas précisément attaché à la solution de ces débats; il importait peu au pays que tel ou tel personnage eût la direction des affaires, puisqu’ils procédaient tous d’après les mêmes errements, qu’ils étaient tous les instruments dociles de la volonté suprême.
» La mission de la police, à l’égard du gouvernement, pendant les règnes de Louis XIV et de Louis XV, se bornait donc à éclairer le roi sur les manœuvres de son entourage, sur la conduite des princes de sa famille, et trop souvent, comme au temps de M. de Sartines, on la faisait descendre jusqu’à scruter la vie privée des personnes admises à la cour, pour amuser le monarque et ses favoris par des anecdotes scandaleuses.
» Sous Louis XVI, la police se renferma dans le cercle de ses attributions municipales. D’ailleurs eût elle été plus fortement organisée, elle ne pouvait suffire à protéger les institutions monarchiques contre le déchaînement des passions; la séduction des idées nouvelles soulevait les masses, et rendait hostiles au pouvoir, même les hommes chargés de le défendre. Ce n’était pas là une émeute, un complot restreint à une fraction de la population, un de ces dangers que la police est en mesure de prévenir; c’était la nation presque tout entière revendiquant ses droits, et, pour les reconquérir, brisant tous les obstacles.
» Dans l’intervalle écoulé entre la prise de la Bastille et l’établissement du Directoire, l’administration de la police, morcelée et momentanément confondue avec l’autorité communale créée par la ville de Paris, ne put avoir un mandat bien défini en matière politique, la mobilité des pouvoirs qui présidaient aux destinées de la France ne lui permettait point de suivre des règles fixes, d’adopter un plan de conduite; le manque d’unité, l’absence d’un chef sur qui seul aurait pesé la responsabilité, ne laissait pas aux administrateurs placés dans une position secondaire, l’autorité et la force nécessaires à la bonne direction de cette partie des services.
» Le comité permanent, le bureau municipal, les comités révolutionnaires, la commission administràtive, le bureau central, auxquels furent successivement confiées les attributions de police, depuis la suppression des lieutenants-généraux (15 juillet 1789), se trouvaient dans la dépendance de la municipalité, n’avaient que peu de rapports directs avec le gouvernement, et manquaient des fonds indispensables pour subvenir aux dépenses secrètes. Dans celle situation, il leur était impossible de faire une police politique.
» A l’avénement du Directoire, alors que l’autorité gouvernementale se résumait dans les mains de cinq directeurs, les administrations publiques reçurent une impulsion uniforme; l’unité d’action avait à peu près reparu; il en résulta plus d’ensemble, de régularité dans la marche des pouvoirs secondaires, une division plus intelligente, un classement plus logique des attributions.
» Alors aussi, et par cela même que ce gouvernement avait absorbé la puissance publique subdivisée jusque-là entre tous les membres de la Convention, il présenta plus de prise aux partis et devint l’ennemi commun contre qui se réunirent tous leurs efforts. Plus le nombre des hommes en qui réside l’autorité suprême est restreint, plus ils sont exposés aux attaques des factions.
» La nécessité de surveiller les ennemis du nouveau gouvernement fit sentir le besoin de rendre à la police sa mission politique, pour la mettre en position de protéger l’ordre établi. Mais l’œuvre resta incomplète: la police fut confiée au comité central, composé de trois membres, ce qui reproduisait une partie des inconvénients de la subdivision antérieure. Une police ne peut rendre de grands services qu’autant qu’elle est dirigée par un seul homme; on en comprendra le motif lorsque je parlerai des agents secrets.
» Le consulat remédia définitivement à cette organisation vicieuse en créant un préfet de police; la surveillance dont il fut chargé à cette époque et pendant la durée de l’empire, en ce qui concernait les matières politiques, avait principalement pour objet la sûreté du chef de l’État. Le consulat et l’empire succédaient à une monarchie de quatorze siècles et à une république qui, même dans ses plus mauvais jours, avait eu des partisans fanatiques. Toute l’émigration et la plupart des républicains nourrissaient des sentiments de haine contre l’homme prodigieux dans lequel les uns voyaient un usurpateur du trône de saint Louis, et les autres un tyran spoliateur des droits du peuple.
» La police, sous l’empire, eut à déjouer bien des complots, elle rendit de nombreux services à celui qui tenait alors les rênes de l’État. Non-seulement, elle devait observer les manœuvres des républicains et des royalistes, il lui fallait aussi porter un œil scrutateur sur les dispositions de quelques chefs militaires dont l’ambition et l’influence pouvaient être à redouter. Les ennemis de l’Empereur n’existaient que dans les rangs supérieurs de la population; l’ancienne noblesse, les notabilités républicaines et les généraux autrefois compagnons d’armes de Bonaparte, ne pouvant étouffer les sentiments jaloux qu’avait fait naître son élévation. C’était donc vers les sommités sociales que la police dirigeait ses investigations. Quant à la masse du peuple, on sait qu’elle était entièrement dévouée au vainqueur des Pyramides et de Marengo.
» Sous la Restauration, la police eût été plus difficile encore, puisque l’empire avait laissé tant de regrets, tant de glorieux souvenirs, tant de profondes affections; mais les vieux débris de nos bataillons immortels savaient se résigner au malheur et ne savaient pas conspirer. Ceci explique pourquoi, malgré l’aversion qu’inspiraient à la France les princes de la branche aînée, peu de machinations vraiment sérieuses furent ourdies contre leur domination. Le pays préparait leur chute, mais par des voies légales, par l’exercice des droits consacrés dans la Charte.
» N’oublions pas, au surplus, que cent cinquante mille baïonnettes étrangères étaient, pendant les premières années de la Restauration, les plus redoutables auxiliaires des Bourbons et les plus énergiques instruments de la police; n’oublions pas que la législation mettait à la disposition du pouvoir des moyens extra-légaux pour paralyser les efforts des apôtres de la liberté ; rappelons-nous enfin qu’une censure rigoureuse, que la sévérité des tribunaux jugeant les délits de presse sans le concours du pays, que la violation des lettres et d’autres moyens réprouvés, initiaient les agents de la Restauration aux épanchements de la pensée la plus intime, révélaient les opinions, les projets qui lui étaient contraires, et lui donnaient une force de répression capable d’intimider ses adversaires les plus résolus.
» Mais les progrès rapides que faisaient dans le pays les doctrines de l’opposition indépendante, inspiraient de vives inquiétudes. La police avait donc pour objet de pénétrer et de déjouer les combinaisons des libéraux; cette tâche n’était pas facile, en raison du grand nombre des ennemis de la Restauration, et surtout à cause de la position honorable qu’occupaient dans le pays les citoyens considérés comme les chefs du parti national.
» Depuis que les grandes réformes de 89 ont permis à tous les citoyens d’intervenir dans l’examen et la solution des questions relatives à l’administration des affaires du pays, et depuis que le dogme de la souveraineté nationale a été proclamé, tous les partis ont pu tour à tour s’emparer du pouvoir suprême, ou du moins chercher à s’en emparer par la violence. Le gouvernement est comme une place de guerre assiégée et menacée chaque jour d’un assaut; il faut donc être constamment sur le qui vive, avoir l’œil toujours ouvert sur les mouvements de l’ennemi. Dans une telle position, la police est indispensable; c’est la sentinelle qui veille sur le salut commun. Si l’on peut mettre en doute son utilité du temps de l’ancien régime, on ne saurait méconnaître la nécessité de son concours à l’époque actuelle.
» Quel que soit le pouvoir établi, il serait sans cesse exposé à des atteintes mortelles, si l’on ne veillait pas à sa conservation. Conséquemment, une bonne police est devenue l’auxiliaire obligée de tout gouvernement constitué , et sa mission lui impose le devoir de pénétrer, de paralyser les projets qui peuvent mettre en péril l’existence de ce pouvoir dont elle-même fait partie.................................. ....................................
» Je n’essaierai pas de réhabiliter la réputation des agents secrets; l’opinion publique les frappe d’une réprobation universelle. Je dois dire pourtant qu’il serait injuste de donner trop d’extension à cette manière de voir et de l’appliquer sans distinction à tous les individus qui fournissent des renseignements à la police. Pour ma part, j’en ai vu beaucoup qui, sans aucune vue d’intérêt personnel, et animés seulement du désir d’être utiles au pays, venaient me communiquer ce que le hasard leur avait appris. Ces révélations accidentelles m’ont été faites par des hommes infiniment Honorables, et non moins indépendants par leur fortune que par leur caractère.
» Il est même des cas où des citoyens de tous les rangs me signalaient un fait grave, non-seulement dans l’intention d’éclairer le pouvoir, mais encore pour requérir en quelque mesure son concours, afin de prévenir un événement fâcheux, préjudiciable à la chose publique ou à eux-mêmes, dont ils me rendaient tacitement responsable.
» Entre cinquante exemples analogues que je pourrais citer, M. L. S. P..., quoique d’une opinion peu favorable au régime actuel, vint me prévenir que des républicains avaient projeté de faire une barricade devant sa porte, et que sa maison était désignée pour y établir un point de défense; il voyait avec raison dans l’intention de ce plan la dévastation de sa propriété, et peut-être le massacre de sa famille. «Si les insurgés, me dit-il, formaient un poste chez moi, la troupe chargée de les debusquer peut y pénétrer par la force, et, dans un moment d’exaspération, sait-on à quels excès elle se porterait et quels malheurs j’aurais à déplorer?» Les craintes de M. L. S. P... étaient fondées; ses indications, confirmées par mes agents, me mirent sur la voie d’un complot dont je fis arrêter les auteurs principaux. — Aura-t-on le courage de blâmer une telle dénonciation, et de prétendre que ce commerçant a perdu ses droits à l’estime de ses concitoyens pour avoir rendu un service à la police?
» Un autre fait. Deux jeunes gens avaient loué deux chambres dans une maison du faubourg Saint-Germain, occupée par de nombreux locataires. Quelques-uns de ces derniers apprirent que les jeunes gens introduisaient une assez grande quantité de poudre dans leur local, et qu’ils y travaillaient pendant la nuit; les voisins furent épouvantés des chances d’explosion auxquelles ils étaient exposés, et demandèrent le renvoi de ces locataires imprudents; mais ceux-ci voulurent demeurer jusqu’à l’expiration du terme. Ne sachant alors comment échapper aux dangers qui les menaçaient, deux habitants de la maison révélèrent leur inquiétude au commissaire de police de leur quartier, et ce fut encore là une dénonciation qui motiva la saisie de poudre, de projectiles, d’écrits séditieux et l’arrestation de plusieurs conspirateurs.
» Le fils d’un homme fort considéré avait déjà été compromis au sujet de machinations républicaines; il se trouvait engagé de nouveau dans un projet de révolte dont j’avais une connaissance imparfaite; ce père de famille, ayant reconnu l’impuissance de ses conseils, et redoutant pour son incorrigible fils les suites de cette affaire, qui pouvait, si elle eût éclaté, entraîner une condamnation infamante, vint me prier, les larmes aux yeux, d’ordonner l’arrestation de son fils. J’exigeai qu’il m’expliquât les motifs de cette mesure; il me communiqua tout ce qu’il savait, ajoutant que sa demande avait pour but de soustraire son fils aux chances de la complicité, et de l’empêcher, par une détention préventive, de prendre part à l’exécution du complot.
» Un élève en pharmacie, se trouvant avec quelques amis, une discussion s’engagea sur l’étendue de ses connaissances chimiques, on eut l’adresse, en piquant son amour-propre, de lui faire écrire une recette pour fabriquer de la poudre. Ce chiffon de papier, auquel on ne semblait attacher aucune importance, fut pris et conservé par un des interlocuteurs.
» Quelques mois plus tard, le confiant élève apprit par les feuilles publiques la saisie opérée par mes ordres d’une fabrique clandestine de poudre et de papiers qui compromettaient plusieurs personnes. Se rappelant alors les instructions écrites de sa main, et quelques paroles équivoques prononcées devant lui venant confirmer ses craintes, il ne douta point qu’on n’eût fait usage de sa recette, qu’elle ne fût au nombre des pièces saisies. Il s’attendait à être arrêté comme complice, à perdre son emploi, et voyait dans un tel événement tout son avenir compromis. Pour éviter un pareil dénouement, pour justifier sa conduite, il vint me raconter tout ce qui s’était passé, et me donna, sans le vouloir, des indications qui m’amenèrent à découvrir une autre fabrique de poudre.
» Le résultat curieux de cette démarche, c’est que le jeune pharmacien était absolument étranger à la fabrique déjà découverte, et qu’en voulant s’excuser d’en être le complice, il me révéla par le fait une fabrication beaucoup plus importante, laquelle, cette fois, était réellement organisée par sa faute involontaire.
» Je pourrais multiplier à l’infini des citations de même espèce; il en résulterait la preuve que, dans une foule de cas, les révélateurs ne méritent pas les épithètes flétrissantes dont on les gratifie; mais les exemples qui précèdent me paraissent suffire, et je passe à un autre ordre de révélateurs.
» Mille moyens différents servent à mettre un préfet de police sur la voie des trames ourdies par les ennemis de l’ordre, et souvent, dans le monde, une simple conversation, une remarque faite par une personne qui n’en connaît pas toute la portée, fournissent de précieuses lumières.
» L’on pourrait dire avec raison que tout le monde fait de la police, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans y penser.
» Quelsque soient le rang et la réserve habituelle des personnes, elles peuvent laisser échapper un mot qui met sur la voie d’une intrigue secrète.
» Mon intention n’est pas de donner aux choses une importance qu’elles n’ont point, mais je ne puis m’empêcher d’exprimer cette vérité, c’est que la police a moins d’agents à ses ordres qu’elle n’en trouve de bénévoles dans toutes les classes de la société. Les indiscrétions inaperçues, les propos en l’air, qui passent dans la rapidité de la conversation, sont des sources fécondes pour la police.
» Ainsi, quoi de plus ordinaire que d’entendre dans un salon, au milieu d’un torrent de paroles échangées dans divers groupes, une foule de riens du genre de ceux que je vais citer:
«Le gros Allemand joue d’un bonheur insolent à la bourse, dit un agent de change à des capitalistes rangés autour de lui. Il avait vendu fin courant une forte somme de rentes; vous savez que la dernière émeute a occasionné une baisse de deux francs, et il a réalisé, le jour même, un bénéfice de deux cent mille francs.»
» Là, c’est une vieille baronne qui s’écrie: «Vos jeunes gens sont fous avec leurs modes! Hier j’ai vu Saint-Mesmin chez ma belle-sœur, il portait un gilet aurore avec trois liserés verts! Comment concevoir l’assortiment de ces couleurs? Eh bien 1 dans la soirée, j’ai eu occasion de remarquer plusieurs élégants affublés de gilets semblables; le ridicule peut-il aller plus loin?»
» Dans cet angle du salon, un étourdi se pavane au milieu d’un essaim de jolies femmes. L’une d’elles lui demande pourquoi son ami ne l’a pas accompagné. — «Qui? réplique le fashionable d’un ton badin, d’Avricourt? Ne m’en parlez pas! j’ai voulu le prendre ce matin pour aller au bain; je l’ai trouvé enfoncé dans les calculs, griffonnant une large page de chiffres. Ce sont des comptes de famille qu’il doit régler au plus vite, m’a-t-il dit. Tous mes efforts pour le détourner de son grimoire ont été inutiles; impossible de l’en arracher! »
» Enfin, à deux pas, c’est une belle dame qui raconte la cause de ses insomnies: «Mon cher ami, dit-elle à un homme grave, vous qui avez du crédit en haut lieu, débarrassez-moi, je vous prie, de ces importuns voisins, qui font je ne sais quel bruit, je ne sais quel tapage insupportable pendant la nuit, et cela régulièrement trois fois par semaine; c’est à n’y pas tenir!»
» Voilà des sujets de conversation bien peu politiques et qui, certes, n’ont rien de commun en apparence avec des rapports de police: un Allemand qui gagne à la Bourse, un gilet aurore avec des liserés verts, un monsieur qui fait des chiffres, et une femme que ses voisins ont empêchée de dormir. Cependant, ces discours futiles, que j’ai réunis à dessein dans un même cadre, ont eu leur portée; tous ont offert de précieux renseignements.
» Le joueur de Bourse m’était signalé comme recevant les visites de quelques anarchistes. Quel intérêt avait-il au triomphe de leur opinion? Ce qu’on vient de lire m’en donna la clé. J’acquis la conviction morale qu’il n’était pas resté étranger aux désordres de la rue, et cela pour amener dans les fonds publics une baisse dont il avait su profiter. J’engageai ce spéculateur de nouvelle espèce à choisir ailleurs qu’en France le théâtre de ses opérations.
» Les liserés verts, qui avaient offusqué la baronne, étaient un signe de ralliement, et cet épisode m’apprit le nom de quelques nouveaux membres d’une affiliation secrète.
» Le profond calculateur était une spion de l’étranger, et ses prétendus comptes de famille composaient une correspondance en chiffres avec les personnages qui l’employaient. Grâce à la révélation involontaire de son ami le fashionable, des soupçons vagues se changèrent en certitude, et notre arithméticien reçut l’ordre de quitter la France.
» J’ai réservé le tapage nocturne pour clore ce récit. Les plaintes de la dame aux insomnies furent répétées en ma présence; les renseignements que je fis prendre amenèrent la découverte d’une réunion d’ennemis du gouvernement, qui fut dissoute par mes ordres; c’était une section de la société des droits de l’homme.
» Quelle que soit la multiplicité des cas où le hasard ou des circonstances forcées apportent à l’autorité des indications fructueuses, il est indispensable, que la police ait, comme auxiliaire, des agents secrets.
» Qu’est-ce qu’un agent secret?
» C’est une personne qui, par sa position sociale, par ses relations, est plus ou moins en mesure de connaître et de communiquer à la police des choses qu’il importe à celle-ci de savoir.
» Des raisons nombreuses peuvent décider une personne à descendre à ce triste rôle: la première et la plus générale, c’est le besoin d’argent; la quantité d’individus des deux sexes qu’une grande gêne a réduits à m’offrir leurs services, est sans doute beaucoup plus forte qu’on ne le suppose. Il en est dont la situation est vraiment digne d’intérêt, et dont la démarche pouvait être, jusqu’à un certain point, excusable par la nature des sentiments qui l’avaient dictée.
» Supposons un père de famille sans occupation, sans ressource, dont les enfants meurent de faim, dont la femme est agonisante sur un grabat, ayant déjà vendu ses vêtements et son chétif mobilier... Eh bien! si dans une telle position, il se trouve par hasard instruit d’un fait qui intéresse l’ordre public, si la pensée lui vient de le communiquer à la police pour recevoir un secours qui sauvera sa malheureuse famille, ne doit-on pas trouver dans les circonstances qui ont motivé sa détermination des considérations d’humanité capables d’en atténuer la honte? Valait-il mieux que cet homme s’associât à des voleurs, ou qu’il mît fin à l’existence de sa famille et à la sienne? Je n’aurai pas le courage de prononcer sur de telles questions; mais si l’on ne veut pas l’excuser, l’on comprendra du moins la conduite d’un révélateur placé dans les conditions que je viens d’énumérer.
» J’ai vu plus de cent personnes qui, en venant m’offrir de servir la police, étaient entraînées par des considérations non moins graves, non moins déterminantes. J’ai vu de pauvres femmes, ayant vendu jusqu’à leur anneau de mariage, et décidées à se détruire si je repoussais leur proposition.
» On dira peut-être que, dans de pareils cas, c’est la charité qu’il faut faire à ces malheureux; c’est aussi la charité que je leur faisais; mais quand ils avaient épuisé un premier secours, un second, un troisième, le désir d’en obtenir la continuation ou de me témoigner leur reconnaissance, devenait le véhicule qui stimulait leur zèle pour me fournir des renseigne- ments.
» Beaucoup d’autres, sans être dans une extrémité aussi déplorable, deviennent agents faute d’emploi, faute de pouvoir exercer une industrie, une profession quelconque. D’autres réclament les profits attachés à ce genre de services pour acquérir une modeste aisance; d’autres, plus méprisables sous tous les rapports, hommes à passions violentes, joueurs criblés de dettes, déjà perdus de crédit et de réputation, se mettent aussi en assez grand nombre à la disposition de la préfecture de police; d’autres encore, dans une condition abjecte, suppôts d’immoralité, regardent presque comme un titre d’honneur, en même temps que comme un avantage pécuniaire, d’être compris au nombre des agents.
» En outre, beaucoup d’hommes engagés, par suite de leurs opinions politiques, dans les intrigues de quelques factions, désenchantés après quelque temps d’expérience, irrités contre des complices dont l’insigne mauvaise foi, le langage affreux, les projets sanguinaires les révoltaient; indignés encore par des actes d’escroquerie dont ils étaient victimes, trouvaient tout à la fois le moyen de satisfaire leur ressentiment et de faire une spéculation profitable, en me transmettant leurs confidences. C’est dans cette classe d’hommes que j’ai rencontré en général mes agents les plus utiles.
» J’ai eu aussi en qualité d’agents secrets quelques personnes qui occupent dans le monde un rang distingué. Il est bon d’en avoir dans toutes les classes de la population. Mais ceux appartenant à la bonne société nes’obtiennent que difficilement, et font souvent payer leur concours au-delà de son utilité.
» J’ai vu des personnes qui servaient la police, qui me donnaient des avis importants, et qui voulaient, disaient-elles, en cela payer la dette de la reconnaissance pour des bienfaits reçus, soit de la famille royale, soit de quelque membre du gouvernement.
» Je citerai encore, une variété remarquable et fort rare, les hommes qui deviennent agents de police par dévouement patriotique. Ce sont des esprits un peu romanesques, qui ont soif d’émotions, pour lesquels la vie positive est trop prosaïque.
» Quand ces hommes ne sont pas en position de satisfaire leur besoin de renommée, quand leur imagination ne trouve pas à se produire de manière à donner quelque célébrité à leurs noms par des actions remarquables; forcés de rabattre de leurs prétentions, ils veulent du moins se singulariser dans leur conduite.
» J’ai eu parmi les meilleurs de mes agents un individu de cette espèce. Une suite d’incidents fort-ordinaires lui avait donné des relations telles, qu’il se trouva initié aux secrets de la correspondance des légitimistes avec la duchesse de Berry. Cet homme, ne pouvant se dégager sans péril de la position qu’il occupait, et ne voulant pas coopérer au succès d’un parti contraire à ses opinions, me demanda une audience; il me fit connaître les particularités de sa situation, et développa tous les avantages que j’en pourrais tirer.
» Je m’attendais à des prétentions élevées de sa part; qu’on juge de ma surprise lorsque mon nouvel agent me déclara qu’il prétendait servir gratuitement son pays, préserver la France des malheurs de la guerre civile. Frappé par la lecture du roman de Cooper ayant pour titre l’Espion, il ambitionnait l’espèce d’illustration attachée au héros de cet ouvrage, et voulait jouer en France le rôle que Cooper a fait remplir par son Harvey Birsch pendant la guerre d’Amérique.
» Seulement, il y mit pour condition la promesse de ne prendre aucune mesure de rigueur à l’égard de plusieurs personnes qu’il me désigna, et qui lui portaient de l’affection.
La conduite d’Harvey Birsch, car il adopta ce nom dans tous ses rapports, ne se démentit jamais. Il rendit des services qui auraient pu lui mériter d’assez fortes récompenses; et quand arriva l’époque où la spécialité de ses soins eut un terme, il se borna à me demander un modeste emploi pour subvenir à ses besoins les plus indispensables.
» En outre des éclaireurs, indicateurs ou révélateurs employés par la police, les chefs d’un gouvernement veulent quelquefois en avoir qui fréquentent les salons dorés, qui soient admis dans ces réunions brillantes où se mêlent toutes sortes de notabilités et d’illustrations. Cette classe d’auxiliaires constitue une sorte d’aristocratie parmi les agents de police.
» Mais que de rares et heureuses conditions il faut réunir! de combien de qualités précieuses doit être doué celui qui veut remplir cette mission épineuse! les hommes privilégiés, que leur esprit, leur goût, leur position sociale appellent à la hauteur de ce rôle, sont de véritables exceptions.
» Pour ne rien omettre dans la collection des infirmités morales dont j’esquisse le tableau, je dois dire aussi qu’il est des gens auxquels j’hésite à donner le titre, peu flatteur cependant, d’agents de police.
» Ces parasites pullulent autour du pouvoir, et ne sont guère occupés qu’à imaginer de nouvelles ruses pour extorquer quelques sommes d’argent. Les faits qu’on va lire pourront donner une idée générale de cette classe d’industriels.
» Une certaine baronne, dont le mari avait été attaché au service de l’ancienne famille royale, affichait le dévouement le plus sincère pour la nouvelle dynastie. Elle m’adressait périodiquement des rapports fort peu substantiels, remarquables seulement par la grâce de la narration, et recevait de temps en temps le mandat d’une somme modique sur la caisse des fonds secrets.
«L’insignifiance de ses notes m’avait décidé à la congédier; mais la baronne était tenace, elle ne voulut pas renoncer aux avantages du rôle qu’elle avait essayé. Indépendamment de ses visites importunes, elle m’accablait de renseignements empruntés aux journaux, ou bien elle inventait quelque histoire innocente, et ne manquait pas de réclamer le salaire de ses prétendus services. Lorsqu’elle eut épuisé toute ma patience, elle imagina un nouveau prétexte de revenir encore à la charge.
» C’était vers la fin d’octobre 1832, époque où le gouvernement savait que la duchesse de Berry se cachait dans les environs de Nantes. Notre baronne m’affirma verbalement et par écrit, qu’elle connaissait la retraite de Madame, mais qu’elle ne pouvait se décider à trahir un tel secret, sans avoir la promesse d’une forte récompense, et une modique somme de mille francs payée à titre d’à-compte.
» Quoique peu confiant dans sa véracité, les affirmations de la baronne étaient faites avec tant d’assurance, les noms de quelques personnages légitimistes dont elle disait tenir cette confidence, étaient choisis avec tant d’habileté, et d’ailleurs son ancienne position lui donnait réellement tant de moyens de pénétrer les secrets du parti, que je ne dus pas repousser la chance éventuelle de rendre un important service au gouvernement. La somme exigée fut donc remise à la baronne, et le lendemain elle m’annonça que la duchesse de Berry était cachée, sous le nom de madame Berlin, dans un château auprès d’Arpajon. Je savais positivement que la mère d’Henri V se cachait à Nantes, ou dans un rayon de quelques lieues de cette ville... La nouvelle transmise par la baronne était donc tout simplement un mensonge fabriqué pour commettre une escroquerie.
» Une vingtaine de mes agents légitimistes employèrent la même ruse pour arriver au même résultat avant l’arrestation de la duchesse.
» A l’occasion de l’attentat du 19 novembre 1832, un ancien agent, congédié parce qu’il n’écrivait que des rapports mensongers, m’envoya la lettre suivante:
«Monsieur le préfet, depuis trois mois j’ai cessé de vous écrire... vous n’avez pas su m’apprécier. Le manque de confiance a fait dédaigner mes avis, et l’on n’a pas voulu me traiter comme le méritait un homme placé de manière à servir mieux que tout autre.
» Malgré mon juste mécontentement, je puis encore vous éclairer... Toute votre police est à la recherche du misérable qui, ce matin, a tiré sur le roi. Vous ne le trouverez pas. Mais, moi, je le connais parfaitement; j’ai passé, hier, une partie de la journée avec lui; je puis vous dire qui il est, où il est, vous donner toutes les preuves de son crime. Mais l’injustice dont j’ai été l’objet me rend défiant à mon tour. Je ne veux plus attendre en vain une récompense méritée.
» Si vous remettez pour moi quinze cents francs au porteur, je parlerai; autrement, vous ne saurez rien.
» Signé : P...»
«Je communiquai cette lettre immédiatement à M. Thiers, alors ministre de l’intérieur, et, d’après son avis, je fis venir le sieur P... dans mon cabinet; M. Thiers y vint également. Nous interrogeâmes cet individu, qui réitéra sa déclaration de la manière la plus formelle, mais qui refusa obstinément de s’expliquer avant d’avoir reçu les quinze cents francs. Quand cette somme eut été remise à P..., nous lui demandâmes les indications et les preuves annoncées par lui. Alors il déclara que les deux pistolets trouvés sur le Pont-Royal après l’attentat, et qui lui furent représentés, appartenaient à un sieur Lambert, qui les avait prêtés en sa présence au sieur Giroux, lequel en avait fait le criminel usage- que l’on connaît. Il nous cita cinq ou six complices de Lambert et de Giroux, déclara qu’ils avaient ensemble essayé les pistolets; que Giroux s’était longtemps exercé au tir sur un carton où la figure du roi était dessinée. Il indiqua les lieux, le jour, l’heure avec précision... Rien ne manquait à celte révélation, rien que la vérité ! car tous les dires de P... étaient des impostures.
» La veille du crime de Fieschi, un antre fripon, non moins effronté que P..., informé par la rumeur publique des inquiétudes dont nous étions préoccupés au sujet de la revue du lendemain, m’annonça, par un rapport, qu’un complot habilement préparé mettait en danger la vie du roi; que huit républicains s’étaient réunis chez lui pour discuter une dernière fois les moyens d’exécution; que le crime serait infailliblement consommé pendant la revue; qu’il offrait de faire connaître et arrêter d’avance les coupables, si je consentais à lui remettre de suite une certaine somme.
» Comment repousser un moyen de protéger les jours du roi? quel honnête homme aurait osé prendre sur lui la responsabilité d’un refus?... Si par hasard l’agent disait vrai, et si, par l’incrédulité du préfet de police, le crime eût été commis, de quels sanglants reproches n’aurait-il pas été poursuivi? Notre coquin de révélateur avait sans doute pesé tous ces motifs, et pensait bien que la juste sollicitude du pouvoir nous obligerait à subir la condition imposée. M. Thiers occupait encore le ministère de l’intérieur. Il pensa qu’il valait mieux être cent fois dupe d’un imposteur que de s’exposer à repousser un avertissement utile, et autorisa le paiement du capital exigé.
» Notre indicateur expliqua alors comme quoi les conjurés, dont un seul lui était connu, devaient se réunir de nouveau chez lui, le 28, de grand matin, pour se distribuer les rôles; comme quoi ils iraient ensuite sur le point désigné pour consommer le crime. Il nous invita à faire cerner sa maison de bonne heure, à mettre en surveillance chacun des individus qui en sortiraient. Au moyen de ces précautions, nous étions assurés de pouvoir placer tous les conjurés sous la main de la justice, au moment où ils voudraient agir.
» Quinze inspecteurs, deux officiers de paix, un commissaire de police, vont immédiatement s’établir autour de sa demeure; ils y passent la nuit, mais leur surveillance n’aboutit à rien; deux hommes seulement, sans doute deux compères, sont entrés chez leur prétendu confident; ils y sont restés jusqu’au moment de la revue, et, en quittant son domicile, l’un d’eux s’est rendu à Montmartre, l’autre à Charonne.
» C’est ainsi que des menteurs effrontés donnent souvent de l’occupation aux inspecteurs de police pour des surveillances inutiles. De pareils faits sont tellement fréquents, les moyens mis en œuvre pour tromper le pouvoir tellement variés, que le préfet le plus expérimenté, le plus habile à distinguer le faux du vrai, ne peut pas toujours éviter les ruses de cette classe de fripons; il ne le peut pas, il ne le doit pas, surtout lorsqu’il s’agit d’un intérêt majeur.
» Citons encore, pour dernier exemple, un trait de cette nature, choisi entre mille autres dont j’ai gardé le souvenir.
» Cette fois, c’est madame la comtesse de B... qui eut tout l’honneur et le profit de la combinaison. Cette dame n’ignorait pas le désir qu’on avait de découvrir la retraite des républicains évadés, en juillet 1832, de la prison de Sainte-Pélagie; elle m’écrivit qu’un extrême besoin d’argent la forçait de commettre une action affreuse; elle voulait quelques milliers de francs pour révéler le secret dont elle se prétendait dépositaire, offrant de dire où s’étaient retirés plusieurs des évadés, et demandant une simple avance de mille francs. Le ministre de l’intérieur autorisa le payement, et madame de B... nous annonça qu’elle allait accompagner jusqu’à la frontière deux des principaux accusés, qui devaient passer, l’un pour son mari, l’autre pour son domestique. Elle avait indiqué la diligence, le jour du départ, les noms réels et les noms d’emprunt des fugitifs. Elle partit, en effet, dans la voilure désignée; six de mes agents l’occupaient avec elle, et l’on pense bien que les mesures étaient prises pour arrêter ses compagnons de voyage imaginaires; mais, si l’aimable comtesse avait auprès d’elle quelques délinquants, la culpabilité de ceux-ci n’était pas de nature à exiger la haute juridiction de la cour des pairs.
» En résumé, la belle dame a fait, aux dépens de l’État, un voyage dont elle s’est réserve tous les agréments.
» Terminons en répétant que des tours de passe-passe sont fréquemment essayés avec l’administration, et que la force des choses leur assure toujours beaucoup de chances de succès. Ce sont là de véritables escroqueries; j’aurais peut-être dû les offrir comme une variété du genre quand je parlerai des voleurs; mais j’ai pensé que c’était ici que cette narration devait trouver place, parce que ces mauvaises actions étaient commises par des individus considérés comme agents secrets, et parce que l’autorité ne peut malheureusement pas réclamer contre leurs auteurs une répression judiciaire; ce serait dévoiler des mesures sur lesquelles l’intérêt public commande le silence.
» Les agents me faisaient leurs rapports écrits ou verbaux; ils écrivaient quand il s’agissait de choses peu urgentes; mais, dans certains cas où un retard pouvait être préjudiciable, ils cherchaient un prétexte pour parvenir auprès de moi. Quand il m’était impossible de les recevoir moi-même promptement, un seul employé de mon cabinet était chargé de les entendre, et, grâce à mes précautions, il ignorait la plupart du temps à qui il parlait. J’attachais autant de prix que mes agents eux-mêmes à ce qu’ils restassent inconnus, soit entre eux, soit par les préposés de la préfecture. Ils signaient leurs rapports d’un chiffre ou d’un pseudonyme que je leur avais assigné, et dont, moi seul, je connaissais la clef .»
Complétons cette notice par le portrait suivant de l’observateur extrait du Dictionnaire universel de police de Desessarts:
«Dans les missions délicates et difficiles, un observateur doit être un véritable Protée; son caractère, ses discours, son maintien, sa figure même doivent avoir la plus grande mobilité. Suivant les circonstances, il doit être homme du monde ou homme du peuple; toujours insinuant, souple, adroit, fécond en moyens et surtout plein de ruses. Aucun costume ne doit paraître étrange sur lui, ni le faire remarquer; son caractère doit se prêter à toutes les formes qu’il veut lui imprimer. Il s’occupe sans cesse à inspirer la confiance, et il ne néglige rien pour écarter tout soupçon. C’est surtout dans les conversations qu’il doit avoir le plus de talent et déployer le plus d’intelligence. Dans les cercles où il peut pénétrer, ou dans les assemblées publiques, il avance ordinairement des propos qui peuvent flatter le goût de l’indépendance ou la malignité, et ses tableaux sont toujours chargés, afin qu’ils produisent plus d’effet. Une grande présence d’esprit, un sang-froid caché sous des dehors passionnés, le calme le plus profond dans l’intérieur, tandis que son extérieur annonce la plus violente agitation; un coup d’œil pénétrant, l’habitude du monde, une connaissance approfondie du cœur humain, enfin une attention infatigable à tout voir, à tout recueillir, sont les principaux traits qui caractérisent un observateur de première classe.»
«Il est, dit encore Desessarts, une classe d’observateurs ignorant le rôle qu’elle joue; elle est composée de gens désœuvrés et peu riches; ce sont ordinairement de grands parleurs, des curieux qui aiment à se mêler de tout, des gens empressés à faire connaissance avec tout le monde. Ces hommes naturellement indiscrets, racontent tout ce qu’ils ont vu, tout ce qu’ils ont entendu, et les observateurs des inspecteurs se lient avec eux pour leur tirer les secrets dont ils sont dépositaires. Cette classe & observateurs est destinée pour découvrir ce qui se passe dans l’intérieur des maisons que la police a intérêt à surveiller .»
Après les ministres de la police sous le gouvernement de Juillet, nous allons remettre la plume à un préfet de police sous la république de 1848. Laissons Caussidière nous retracer à son tour les devoirs d’un bon préfet de police, et nous dire comment il entend une bonne police.
«Il faut qu’un préfet de police donne souvent des audiences. En voyant beaucoup de monde, il se tient au courant de l’opinion publique, et apprend la vérité beaucoup mieux que par son entourage; il acquiert ainsi un esprit d’observation, qui l’aide à démêler la véracité des faits et leur importance.
» Il doit, s’il n’en a pas le loisir, faire suivre avec attention, par un secrétaire intelligent, les nombreux rapports qu’on lui adresse de tous côtés. La masse de ces rapports est presque toujours insignifiante; mais si l’on en néglige un seul, il peut arriver qu’il se trouve être le plus utile à connaître.»
Voici un fait à l’appui de ce dire:
«En 1835 lors de l’attentat de Fieschi, une lettre de mauvaise apparence fut jetée comme indigne d’être lue par le préfet. Cette lettre était de Boireau, complice de Fieschi. Il indiquait les personnes, les moyens dont on devait se servir, et la maison où était apposée la machine. La lettre arriva la veille de l’attentat. Il était évident que si elle eût été examinée, on aurait pris des mesures immédiates pour le prévenir.
«Ce fut bien plus tard qu’on retrouva cette dénonciation, lorsque Boireau, emprisonné, en fit la déclaration verbale, ce qui lui valut sa grâce auprès de Louis-Philippe.»
Caussidière continue:
«Une bonne police est le meilleur instrument de la sécurité publique.
» Il ne faut point en faire une agence de provocation, mais bien une agence de prévoyance.
» La police de provocation est immorale, et condamne à la haine et au mépris des citoyens, le gouvernement qui l’emploie, et tous ceux qui en font partie.
» La police de prévoyance doit s’attacher à prévenir les complots dès leur naissance, soit par des moyens persuasifs, soit par la répression s’il y a lieu. Elle ne doit point nourrir une affaire pour envelopper un plus grand nombre de conspirateurs; c’est quelquefois dangereux, et j’en pourrai citer des exemples.
» Du reste l’indiscrétion, qui est le défaut de la nature française, met bien vite à jour toute conspiration de quelque importance.»
Et pour donner une moralité à ce chapitre, terminons-le en rappelant ces paroles mémorables, de Benjamin Constant.
«Le droit de propriété est bien respectable, disait-il à la tribune de la chambre des députés, cependant si un individu, jouissant d’une immense fortune, employait cette fortune à répandre autour de lui, dans les plus accessibles à la séduction, la corruption et le vice; s’il tentait d’acheter les serviteurs pour trahir les maîtres, les employés pour vendre leurs chefs, les hommes chargés des fonctions subalternes de la société pour qu’ils foulassent aux pieds les devoirs que ces fonctions leur imposent; qu’ils se rendissent coupables d’une infidélité qui serait à la fois le vol et la trahison; je vous le demande, ne chercheriez-vous pas dans les lois un moyen d’arracher à ce corrupteur universel, la disposition au moins de celle propriété dont il ferait un si exécrable usage? Cet usage, c’est celui que la police fait des fonds qui lui sont accordés. Ce que la justice enlèverait au propriétaire s’il en abusait si indignement, on le prodigue à des agents qui en abusent avec plus d’impudence encore.»
Ainsi parlait Benjamin Constant de la police de la Restauration.