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AUX PARLEMENS
DE FRANCE ET D’ANGLETERRE.

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MESSEIGNEURS,

AVANT la fin du quinzième siècle, toutes les nations de l’Europe formaient un seul corps politique, paisible au-dedans de lui-même, armé contre les ennemis de sa constitution et de son indépendance.

La religion romaine, pratiquée d’un bout de l’Europe à l’autre, était le lien passif de la société européenne; le clergé romain en était le lien actif. Répandu partout, et partout ne dépendant que de lui-même, compatriote de tous les peuples, et ayant son gouvernement et ses lois, il était le centre duquel émanait la volonté qui animait ce grand corps et l’impulsion qui le faisait agir.

Le gouvernement du clergé était, ainsi que celui de tous les peuples européens, une aristocratie hiérarchique.

Un territoire indépendant de toute domination temporelle, trop grand pour être facilement conquis, trop petit pour que ceux qui le possédaient pussent devenir conquérans, était le siège des chefs du clergé. Par leur pouvoir, que l’opinion élevait au-dessus du pouvoir des rois, ils mettaient un frein aux ambitions nationales; par leur politique, ils tenaient cette balance de l’Europe, salutaire alors, et devenue si funeste depuis qu’un peuple s’en est saisi.

Ainsi, la cour de Rome régnait sur les autres cours, de la même manière que celles-ci régnaient sur les peuples, et l’Europe était une grande aristocratie, partagée en plusieurs aristocraties plus petites, toutes relevant d’elle, toutes soumises a son influence, a ses jugemens, a ses arrêts.

Toute institution fondée sur une opinion ne doit pas durer plus long-temps qu’elle. Luther, en ébranlant dans les esprits ce vieux respect qui faisait la force du clergé, désorganisa l’Europe. La moitié des Européens s’affranchit des chaînes du papisme, c’est-à-dire brisa le seul lien politique qui l’attachât a la grande société.

Le traité de Westphalie établit un nouvel ordre de choses par une opération politique, qu’on appela équilibre des puissances. L’Europe fut partagée en deux confédérations qu’on s’efforçait de maintenir égales: c’était créer la guerre et l’entretenir constitutionnellement; car deux ligues d’égale force sont nécessairement rivales, et il n’y a pas de rivalités sans guerres.

Dès-lors chaque puissance n’eut d’autre occupation que d’accroître ses forces militaires. Au lieu de ces chétives poignées de soldats levées pour un temps et bientôt licenciées, on vit partout des armées formidables, toujours sur pied, presque toujours actives; car depuis le traité de Westphalie la guerre a été l’état habituel de l’Europe.

C’est sur ce désordre, qu’on a appelé et que même encore on appelle la base du système politique, que l’Angleterre éleva sa grandeur. Plus habile que les peuples du continent, elle vit ce que c’était que cet équilibre; et, par une double combinaison, elle sut le tourner a son profit et au détriment des autres.

Séparée du continent par la mer, elle cessa d’avoir rien de commun avec ceux qui l’habitent, en se créant une religion nationale et un gouvernement différent de tous les gouvernemens de l’Europe. Sa constitution fut fondée, non plus sur des préjugés et des coutumes, mais sur ce qui est de tous les temps et de tous les lieux, sur ce qui doit être la base de toute constitution, la liberté et le bonheur du peuple.

Affermie au–dedans par une organisation saine et forte, l’Angleterre se porta toute entière au-dehors pour y exercer une grande action. Le but de sa politique extérieure fut la domination universelle.

Elle a favorisé chez elle la navigation, le commerce et l’industrie, et les a entravés chez les autres. Des gouvernemens arbitraires pesaient sur l’Europe, elle les a soutenus de son pouvoir, et a réservé pour elle seule la liberté et les biens qu’elle donne. Son or, ses armes, sa politique, elle a tout fait agir pour maintenir cet équilibre prétendu, qui, détruisant les unes par les autres les forces du continent européen, la laissait libre de tout faire impunément.

C’est de ce double système politique qu’est sorti ce colosse de la puissance anglaise qui menace d’envahir le monde; c’est par là que, libre et heureuse au dedans, dure et despote au–dehors, l’Angleterre, depuis un siècle, se joue de l’Europe entière, qu’elle remue selon son caprice.

Un tel état de choses est trop monstrueux pour qu’il puisse durer encore. Il est de l’intérêt de l’Europe de s’affranchir d’une tyrannie qui la gêne, il est de l’intérêt de l’Angleterre de ne pas attendre que l’Europe armée vienne se délivrer elle-même.

Qu’on ne s’y trompe pas: ce ne sont pas ici de ces maux qu’on guérit par des négociations secrètes, par de petites opérations de cabinet; il n’y a point de repos, ni de bonheur possibles pour l’Europe, tant qu’un lien politique ne ralliera pas l’Angleterre au continent dont elle est séparée.

L’Europe a formé autrefois une société confédérative unie par des institutions communes, soumise a un gouvernement général qui était aux peuples ce que les gouvernemens nationaux sont aux individus: un pareil ordre de choses est le seul qui puisse tout réparer.

Je ne prétends pas sans doute qu’on tire de la poussière cette vieille organisation qui fatigue encore l’Europe de ses débris inutiles: le dix-neuvième siècle est trop loin du treizième. Une constitution, forte par elle-même, appuyée sur des principes puisés dans la nature des choses et indépendans des croyances qui passent et des opinions qui n’ont qu’un temps: voila ce qui convient a l’Europe, voila ce que je propose aujourd’hui.

De même que les révolutions des empires, lorsqu’elles se font par les progrès des lumières, amènent toujours un meilleur ordre de choses, de même la crise politique qui a dissous le grand corps européen, préparait a l’Europe une organisation plus parfaite.

Cette réorganisation ne pouvait se faire subitement, ni d’un seul jet; car il fallait plus d’un jour pour que les institutions vieillies fussent entièrement détruites, et plus d’un jour aussi pour qu’on en créât de meilleures; celles-ci ne devaient s’élever, celles-là tomber en ruines que lentement et par des degrés insensibles.

Le peuple anglais, que sa position insulaire rendait plus navigateur que les autres peuples de l’Europe, et par conséquent plus libre des préjugés et des habitudes natales, fit le premier pas, en rejetant le gouvernement féodal pour une constitution jusqu’alors inconnue.

Les restes à-demi détruits de l’ancienne organisation européenne subsistèrent dans tout le continent; les gouvernemens retinrent leur première forme, quoiqu’un peu modifiée en quelques endroits; le pouvoir de l’église méconnu dans le nord, ne fut plus, dans le midi, qu’un instrument de servitude pour les peuples et de despotisme pour les princes.

Cependant l’esprit humain ne restait point inactif; les lumières s’étendaient et achevaient partout la ruine des anciennes institutions: on corrigeait des abus, on détruisait des erreurs, mais rien de nouveau ne s’établissait.

C’est qu’il fallait que l’esprit novateur fût appuyé d’une force politique, et que cette force, résidant dans la seule Angleterre, ne pouvait lutter contre les forces du continent entier, qui servaient de rempart a tout ce qui restait du régime arbitraire et de l’autorité du pape.

Aujourd’hui que la France peut se joindre a l’Angleterre, pour être l’appui des principes libéraux, il ne reste plus qu’à unir leurs forces et à les faire agir, pour que l’Europe se réorganise.

Cette union est possible, puisque la France est libre ainsi que l’Angleterre; cette union est nécessaire, car elle seule peut assurer la tranquillité des deux pays, et les sauver des maux qui les menacent; cette union peut changer l’état de l’Europe, car l’Angleterre et la France unies sont plus fortes que le reste de l’Europe.

Tout ce que peut celui qui écrit, c’est de montrer ce qui est utile; l’exécuter n’appartient qu’à ceux qui ont en main la puissance.

MESSEIGNEURS, vous seuls pouvez hâter cette révolution de l’Europe, commencée depuis tant d’années, qui doit s’achever par la seule force des choses, mais dont la lenteur serait si funeste.

Et ce n’est pas seulement l’intérêt de votre gloire qui vous y invite, mais un intérêt plus puissant encore, le repos et le bonheur des peuples que vous gouvernez.

Si la France et l’Angleterre continuent d’être rivales, de leur rivalité naîtront les plus grands maux pour elles et pour l’Europe; si elles s’unissent d’intérêts, comme elles le sont de principes politiques, par la ressemblance de leurs gouvernemens, elles seront tranquilles et heureuses, et l’Europe pourra espérer la paix.

La nation anglaise n’a plus rien a faire pour sa liberté ni sa grandeur: liberté générale, activité générale, voila ce qu’elle doit désirer, voila ce qu’elle doit chercher à faire naître; mais si elle persiste dans son despotisme, si elle ne renonce pas a sa politique ennemie de toute prospérité étrangère, on sait de quelle manière l’Europe a puni sur la France une ambition moins tyrannique.

De la réorganisation de la société européenne

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