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FEMME ET MARI INGRATS

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Table des matières

D’an côté du mur est la branche et, de l’autre, la fleur qui s’en est détachée;

Depuis que la fleur est tombée, elle est devenue le jouet du vent.

A la branche qui n’a plus de fleurs, avec le temps, quelque nouvelle fleur poussera peut-être ;

Mais la fleur qui a quitté la branche doit perdre l’espoir d’y remonter.

CES quatre vers ont été inspirés à un vieux poète par l’aventure d’une femme qui avait abandonné son mari. Ils comparent la femme attachée au mari à la fleur qui adhère à la branche. La branche privée de fleurs peut attendre du printemps une floraison nouvelle; mais la fleur qui a quitté la branche ne saurait plus s’y rattacher. Le poète exhorte ainsi les femmes à remplir fidèlement les devoirs du mariage, dans la mauvaise fortune autant que dans la bonne et jusqu’à la fin de leurs jours. Qu’elles se gardent de mesurer l’affection pour le mari au bien-être qu’il procure, l’aimant s’il est riche ou le méprisant s’il est pauvre. C’est ce qu’on appelle avoir le cœur double et c’est une perversité que le Ciel punit.

Sous la dynastie des Han, il y eut l’exemple d’un ministre célèbre que sa femme se re pentit cruellement d’avoir méconnu et aban donné, au temps où il traversait encore des jours difficiles. Si tu demandes quel fut ce ministre célèbre, je te répondrai Tchu Mai-tchin surnommé Ong-tse, et je te rappellerai son histoire.

Natif du pays de Hoei-ki, il était d’une famille obscure et pauvre. Il habitait avec sa femme une étroite maisonnette mal close, gagnant sa vie à couper, dans la montagne, du bois qu’il chargeait sur ses épaules et allait vendre au marché. Il avait la passion de l’étude et, tout en pliant sous le poids des fagots, il ne cessait de feuilleter un livre. Il lisait en marchant, il chantonnait en lisant et les gens du marché, qui tous le connaissaient, étaient avertis de l’arrivée du marchand de bois par la musique de ce chantonnement continuel.

Les acheteurs ne lui manquaient pas, car il leur laissait le soin de fixer eux-mêmes la juste rémunération de ses peines, ne dispu tant jamais sur le prix offert, pressé qu’il était de se débarrasser de son fardeau. Il ne man quait pas non plus d’oisifs et de gamins pour s’attrouper bruyamment autour du bûcheron ami des livres. Mai-tchin n’avait cure de leurs moqueries; mais sa femme prit les choses d’une autre façon. Étant allée puiser de l’eau à la fontaine du marché et voyant son mari entouré, escorté, salué d’applaudissements ironiques, elle eut honte de ce spectacle et, dès qu’il rentra dans sa demeure, elle interpella en termes très vifs celui dont elle venait de rougir:

–Si tu veux étudier les livres, il faut cesser de vendre du bois, lui dit-elle, et si tu continues ce métier, il faut renoncer aux livres. Comment se peut-il qu’un homme de ton âge, sans avoir la tête dérangée, se fasse ainsi la risée de tous les polissons du marché! à ta place, je mourrais de confusion.

–Je vends du bois pour me défendre de la misère et me garder de la mendicité. Je m’instruis pour acquérir la fortune et les honneurs. Ce sont là deux occupations qui n’ont rien de contradictoire; quant aux moqueries, le mieux est de n’y faire aucune attention.

–S’il était dans ta destinée d’arriver aux honneurs et à la richesse, est-ce que tu couperais du bois? riposta dédaigneusement la femme. A-t-on jamais vu des bûcherons devenir mandarins? Tu parles comme un insensé.

–Il est un temps de misère à passer et il est à venir des temps prospères. Mon horoscope a été tiré. Il me promet un changement d’état après l’accomplissement de ma cinquan tième année. Le proverbe dit que l’eau de la mer ne saurait être mesurée, et toi tu ne sau rais mesurer non plus la destinée qui m’attend.

–Ce grand tireur d’horoscopes, qui t’a prédit tant de merveilles, voyant ta figure niaise et crédule a voulu s’amuser à tes dé pens. Ton sort, après l’âge de cinquante ans, ce sera de ne plus pouvoir charger du bois sur tes épaules et de mourir de faim. Si tu dois obtenir un mandarinat, ce sera dans l’autre monde, au cas où le juge des enfers aurait besoin d’un assesseur et te réserverait ce poste éminent.

–Kiang Taï-kong avait quatre-vingts ans et, pour se nourrir, pêchait à la ligne des petits poissons dans la rivière de Ouei, lorsqu’il rencontra Ou-ouang, des Tcheou, qui le prit avec lui et qui en fit son ministre. Sous la présente dynastie, nous avons l’exemple de Kong Senghong, que l’Empereur éleva aux plus hautes dignités, comme il atteignait la soixantaine, et bien qu’à l’âge de cinquante-neuf ans il ne fût encore qu’un humble gardeur de porcs. Si la cinquantaine est le terme où doit se pro duire pour moi une heureuse transformation d’existence, quelque tardif que cela paraisse, j’aurai cependant de l’avance sur les deux personnages que je viens de citer. Montre donc un cœur patient et attends avec confiance.

–Laisse là tes citations de l’ancien et du moderne. Ton pêcheur à la ligne et ton gardeur de porcs étaient des hommes de talent, oubliés sans doute. Quant à toi, qui ne peux que lire machinalement sans rien comprendre, tu étudierais jusqu’à cent ans que tu n’en serais pas plus avancé. J’ai ma part d’humiliation dans ces honteux attroupements qui se forment autour de toi. Si tu ne m’écoutes pas, si tu continues à marcher le nez dans tes livres, certes je te quitterai. Chacun ira de son côté, cherchant le moyen de vivre sans que l’un ait à souffrir de l’autre.

–J’ai aujourd’hui quarante-trois ans, répliqua tranquillement Mai-tchin: Encore sept années et j’en aurai cinquante. Le temps déjà écoulé est long; celui qui reste à parcourir est court. Il ne te faut plus qu’un peu de patience. Si tu m’abandonnes, tu feras preuve d’un mince attachement et, plus tard, tu en auras du repentir.

–Et de quoi me repentirais-je? s’écria la femme avec colère. Est-ce chose rare en ce monde qu’un homme capable de porter sur ses épaules une charge de bois? Si je passe encore avec toi sept ans, ne sera-ce point pour finir ensuite mes jours dans la misère? Au contraire, rends-moi ma liberté et je saurai moi-même pourvoir à ce qu’il me faudra.

Mai-tchin voyant sa femme si résolue dans son désir de le quitter, n’essaya plus de la retenir et lui dit simplement:

–Qu’il en soit selon ta volonté. Je te souhaite de rencontrer un second mari qui ressemble au premier.

–Que j’en rencontre un bon ou un mauvais, il te ressemblera toujours en quelque chose, répondit la femme en saluant deux fois, et, contente de partir, sans même jeter un regard en arrière, elle s’éloigna.

Mai-tchin eut le cœur serré par un sentiment profond de tristesse. Sur la muraille, il écrivit ces quatre vers:

Le chien et la chienne se séparent après s’être rapprochés;

Le coq et la poule font de même.

De même aussi, ma femme et moi nous nous séparons;

Mais c’est elle qui me quitte et non pas moi qui l’abandonne.

Juste à l’époque où Mai-tchin atteignait ses cinquante ans, l’empereur Ou-ti, des Han, rendit ce décret fameux, ordonnant que dans chaque pays on lui signalât les hommes de mérite. Les compatriotes du pauvre bûcheron avaient fini par apprécier son courage et son caractère. Ils, le signalèrent à l’attention du maître et Mai-tchin attendit, plein de confiance, que le maître jetât les yeux sur lui. En effet, l’évènement se réalisa. Avisé que Mai-tchin connaissàit à fond tout ce qui concernait le Hoei-ki, ses voies fluviales, son commerce, les dispositions de ses habitants, l’Empereur le nomma gouverneur de cette province.

Mai-tchin partit sans retard pour prendre possession de sa charge, voyageant avec tout le cérémonial prescrit. Sur le parcours qu’il avait à suivre, les mandarins en fonction s’empressèrent de rassembler des ouvriers qui durent réparer les routes et les remettre en parfait état. Le second mari de celle qui avait été la femme du nouveau gouverneur était parmi ces ouvriers qui maniaient la pioche. Tête couverte et pieds nus, elle-même était sur la route, lui apportant un bol de riz, lorsque les cris des courriers qui ouvraient la marche d’un nombreux cortège annoncèrent le passage du haut mandarin. Elle lève les yeux, elle reconnaît l’homme qu’elle a quitté. Mai-tchin aussi l’a reconnue; il donne l’ordre qu’on la fasse monter dans un des chars de sa suite.

On arrive au palais du gouverneur, et bientôt les anciens époux sont en présence. La femme se prosterne; elle se repent d’avoir eu des yeux sans prunelle; elle voudrait bien rompre son second mariage et reprendre place aux côtés de son premier seigneur et maître, ne serait-ce qu’à titre de femme de rang infé rieur. Elle implore son pardon. Mai-tchin ordonne qu’on apporte un seau rempli d’eau, qu’il fait répandre sur les degrés du grand escalier par lequel on montait à l’audience.

–Si cette eau pouvait rentrer dans le vase qui l a contenue, dit-il, toi aussi tu pourrais rentrer dans ma demeure; mais à ce qui est impossible on ne doit pas songer. En souvenir du passé et de notre jeunesse, je vous concède, à toi et à celui qui m’a remplacé, la jouissance des terres cultivables attenant à ce palais. Vos moyens d’existence seront assurés.

La femme alla rejoindre son second mari et reprit avec lui la vie commune; mais les gens? qui la voyaient passer, se la montrant du doigt, disaient entre eux: voilà l’ancienne compagne du gouverneur et, dans sa confusion, elle ne savait où se cacher. Une rivière bordait les champs qui lui avaient été concédés. Elle s’y précipita et se noya.

Nous venons de raconter l’histoire d’une femme qui avait abandonné son mari; nous parlerons maintenant d’un mari qui voulût se débarrasser de sa femme, et toujours par ce mobile détestable qui porte à dédaigner les humbles, quand on n’a dans le cœur ni attachement ni générosité. C’est cependant un mauvais moyen pour se tendre le destin favorable, et le mépris des hommes est assuré.

Dans la chronique de la dynastie des Song, , qui tinrent leur cour à Lin-ngan, nous lisons qu’à l’époque des années chao-hing, en 1même temps que cette ville capitale renfermait les familles les plus opulentes de l’Empire, on y comptait un nombre de mendiants qui n’était pas petit. La chronique dit que ces mendiants avaient un chef appelé touan-teou, et nous fournit à ce sujet d’intéressants détails.

Quand la saison était favorable, quand les plaintes et les cris importuns produisaient de bonnes recettes quotidiennes, le touan-teou prélevait régulièrement quelques sapèques sur la récolte de chacun; quand venaient ensuite la pluie et la neige, chassant les promeneurs et tarissant les aumônes, il faisait cuire du riz dans de grandes marmites, prenant soin de nourrir les affamés. Fallait-il remplacer des loques qui ne tenaient plus, couvrir de vieux habits ouatés les misérables qui tremblaient de froid, le touan-teou y pourvoyait encore. Il était la tête et l’âme de la corporation. Tous les mendiants grands et petits s’inclinaient devant lui comme des esclaves devant le maître, le servant d’un cœur attentif, cherchant toujours à lui complaire et redoutant surtout de l’offenser.

Le touan-teou était généralement industrieux et économe; il ne laissait pas dormir les fonds de réserve placés entre ses mains. Il pratiquait fructueusement à son profit le prêt sur gage; il amassait ainsi peu à peu un pécule privé considérable et trouvait sa profession trop lucrative pour avoir envie de la changer. Quelque chose pourtant lui manquait au milieu de sa prospérité matérielle; cette chose était la considération. Il pouvait acquérir des terres, il pouvait jouir d’un bien-être inconnu de ses ancêtres; mais il n’en demeurait pas moins le chef des mendiants, ce qui le classait au-dessous des derniers rangs du peuple et portait les plus humbles à le mépriser. S’il voulait du respect, il fallait qu’il fermât sa porte, n en devant attendre que de ses serviteurs et dans sa propre maison. Cependant, si l’on pèse bien la valeur de ces deux termes, condition honorable et condition vile, on jugera peut-être que le dernier, justement appliqué aux prostituées, aux acteurs, aux satellites, ne saurait convenir aux mendiants d’une manière absolue. Il est des mendiants par circonstance qui ne sont pas contaminés. Aux siècles dont le Tchun-tsieou renferme l’histoire, ne vit-on pas Ou Tse-siu, fugitif, jouer de la flûte et tendre la main dans les marchés?

Sous les Tang, n’avons-nous pas Tching Youen-ho, qui chanta dans les rues avant de parvenir aux honneurs? Ce sont là de belles couvertures pour les quémandeurs de sapèques, et de quoi les relever un peu dans l opinion.

Disons donc que, sous cette même dynastie des Tang, il y eut un touan-teou dont le nom de famille était Kin et le nom personnel Leou-ta. Depuis sept générations, l’office qu’il exerçait s’était transmis de père en fils dans sa lignée. De gros bénéfices s étaient, de la sorte, héréditairement accumulés. Kin Leou-ta avait une bonne maison pour se loger, de vastes jardins à cultiver, le confort parfait dans son intérieur, un grenier toujours rempli de riz et, pour les dépenses courantes, un sac où l’argent ne manquait jamais. On ne pouvait le citer comme un homme en possession de richesses extraordinaires; mais entre ceux qui jouissaient d’une large aisance il était justement compté. Ajoutons qu’il avait un esprit cultivé et que, bien que l’appellation de touan-teou lui fut demeurée par la force de l’habitude, il n était plus le chef des mendiants au temps où les faits que nous allons raconter s’accomplirent, ayant cédé sa charge à l’un de ses parents consanguins surnommé le lépreux. Il était alors âgé de près de cinquante ans; il avait perdu sa femme et concentrait toutes ses affections sur sa fille unique, appelée Yu-nou, belle jusqu’à l’idéal.

Les vers d’un vieux poète en portent témoignage:

Plus pure que le jade sans tache,

Elle ne craint le voisinage d’aucune fleur.

C’est dans la gloire du cortège impérial

Qu’une beauté si parfaite devrait resplendir.

Leou-ta aimait sa fille, comme un avare aime son trésor. Il n’avait rien négligé pour la faire instruire et pour cultiver ses dons naturels. A quinze ans, elle pénétrait déjà le style littéraire, elle entendait la poésie, elle savait composer en prose et en vers. Habile à exécuter les ouvrages de femme les plus délicats, elle était encore bonne musicienne; elle se montrait, en un mot, adroite autant qu’intelligente dans tout ce qu’elle entreprenait.

Orgueilleux de posséder une fille si charmante et si heureusement douée, Leou-ta nourrissait l’ambition de la marier à un lettré; mais quel obstacle se dressait devant ses espérances! Cette fille née dans la maison du chef des mendiants, nul ne la demandait de ceux à qui son grand désir eût été de la donner, tandis que des prétendants affluaient dont la seule recherche le faisait rougir. Entre la montée difficile et la descente escarpée, il demeurait perplexe; et c’est ainsi que, sans être promise encore, Yu-nou venait d’atteindre sa dix-huitième année, quand Leou-ta reçut la visite d’un vieux voisin qui lui tint ce discours:

Sous le pont de Taï-ping, demeure un jeune lettré appelé Mo-ki, âgé de vingt ans, étudiant avec ardeur et qui paraît de grand avenir. Orphelin de père et de mère, très pauvre, il n’a pas eu jusqu’à présent l’occasion de se fiancer. Tout récemment il a passé des examens qui lui ont ouvert les portes du Collège d’État. Je pense qu’il s’allierait volontiers à une famille riche. Ne serait-ce pas un parti convenable pour votre fille? Pourquoi n’en feriez-vous pas votre gendre?

–Assurément c’est un mariage qui me plairait. Voulez-vous entreprendre de le négocier? Mon consentement vous est acquis par avance.

Fort d’une réponse aussi nette, l’obligeant intermédiaire alla trouver, sous le pont de Taï-ping, l’étudiant Mo-ki et lui exposa le projet qu’il avait conçu, sans rien dissimuler de ce qui pouvait peser dans le mauvais côté de la balance:

–Les ancêtres, il faut l’avouer, ont été des chefs de mendiants; mais le père s’est dépouillé depuis longtemps de cette charge humiliante. La jeune fille est charmante, la fortune est considérable. Si, malgré votre titre de bachelier, cette union ne vous inspire pas de répugnance, je me charge de l’accomplir.

Mo-ki demeura pensif durant quelques instants. Il envisageait la situation dans le miroir de son cœur. Je n’ai aucuns moyens d’existence assurés; aucun moyen non plus de songer au mariage s’il me faut subvenir aux frais inévitables des fiançailles. Pourquoi repousserai-je des offres qui viennent si à propos? Qui me blâmerait de les accepter?

Et, rompant le silence:

–Ce que vous me proposez est bien séduisant, mais vous n’ignorez pas que je suis très pauvre. Comment pourrais-je envoyer les présents de noces?

–Donnez seulement votre consentement. Le reste me regarde. On ne vous demandera même pas une feuille de papier.

Ainsi posée, la question fut bientôt résolue. Il y eut parfait accord et l’on choisit un jour heureux pour l’union des époux. Le bachelier n’eut pas à supporter la plus petite dépense. Son beau-père poussa l’attention jusqu’à lui fournir les habits de noces et, le mariage accompli, prit avec lui dans sa maison le nouveau ménage défrayé de tout. En voyant la beauté de Yu-nou, Mo-ki avait ressenti la joie pénétrante d’un homme servi par le destin au delà de ses plus chères espérances. Son orgueil de lettré fut même exempt de blessure, car il n’essuya point de moqueries. Il n’était pas un de ses compagnons d’études à qui son dénuement ne fût connu, et qui ne l’approuvât d’avoir saisi une si favorable occasion d’en sortir.

Lorsqu’un mois se fut écoulé depuis les noces, Kin Leou-ta donna un grand festin en l’honneur de son gendre, l’invitant à convier ses condisciples et ses bons camarades de promotion. Il glorifiait ainsi sa propre demeure. La réunion fut très gaie. On ne cessa de boire, de manger et de se divertir, durant six à sept jours; mais un malheureux incident vint alors à se produire, que Leou-ta n’avait pas su prévoir. Ce fut l’apparition de son parent Kin Lai-tse, offensé, non sans quelque raison, d’avoir été mis en oubli.

–Si je suis aujourd’hui le chef des men diants, proféra-t-il à haute voix, toi aussi tu l’as été, par descendance héréditaire, et cet argent que tu as dans les mains, ce sont les chefs de mendiants, nos ancêtres communs, qui l’ont amassé. Tu n’es pas d’un autre sang que moi et quand Yu-nou, qui est ma nièce, prend un époux, je devais être invité tout au moins à venir boire un verre de vin joyeux. Au lieu de cela, tu as table ouverte pour célébrer le premier mois écoulé depuis son mariage, et pas le plus petit billet d’invitation ne m’a été envoyé. Est-ce donc parce que ton gendre est bachelier? mais fût-il ministre d’État, est-ce que cela m’empêcherait d’être son grand oncle et d’avoir ma place ici? Ta manière d’agir est mauvaise et tu vas en être récompensé par une manifestation que tu auras méritée.

Ayant ainsi parlé, il se retira pour revenir bientôt accompagné de cinquante à soixante loqueteux ses clients. Alors on vit apparaître:

Des vieux bonnets à fleurs, fanés et déchirés; des tuniques rapiécées; de vieux morceaux de nattes, cousus à de vieux morceaux de tapis; des écuelles fêlées, ébréchées et de grossiers batonnets portés en sautoir. Ces gens crient le Père, crient la Mère, crient le Maître des richesses. Devant les portes ils font un tapage effroyable, imitant le sifflement des serpents, le cri des singes, l’aboiement des chiens. De leurs bouches partent aussi des insolences de toute sorte. Ils chantent en frappant sur des planches, avec des voix féroces qui écorchent les oreilles. Leur visage est barbouillé de poudre rougeâtre. Leur laideur est repoussante. C’est une légion de diables échappés, dont Tchong-koueilui-même ne viendrait pas à bout.

Au bruit de cet affreux charivari, Leou-ta ouvrit sa porte, voulant juger par ses yeux de ce qui se passait. Aussitôt Kin Lai-tse fit irruption à la tête des mendiants qu’il avait ameutés. En un instant, la salle du festin fut tumultueusement envahie. Kin Lai-tse se mit à table, accaparant les meilleurs plats, se versant le meilleur vin et vociférant à pleine tête: qu’on appelle mon neveu et ma nièce! qu’ils se hâtent de venir saluer le grand-oncle! Les bacheliers n’eurent qu’à céder la table à de pareils hôtes; ils se retirèrent précipitamment et Mo-ki s’enfuit avec eux.

Cette scène terrible avait jeté Leou-ta dans un grand désordre d’esprit. Au parent qui se disait offensé, il répéta plusieurs fois que, ce jour-là, c’était son gendre qui traitait ses propres amis, tandis que lui-même n’était pour rien dans les invitations qui avaient été faites; et qu’un autre jour il l’engagerait à venir boire et causer en famille. Afin de se débarrasser des mendiants, il leur distribua force sapèques, il leur livra deux tonneaux de vin, avec une respectable quantité de poules, d’oies et de canards, en leur recommandant de porter tout cela chez leur chef et d’y festoyer à leur aise. Le tumulte avait duré jusqu’à la nuit.

Yu-nou s’était renfermée dans sa chambre pour y pleurer. Mo-ki accepta l’hospitalité que lui offrait un ami et ne rentra que le jour suivant. Le beau-père se sentit plein de confusion en présence du gendre et le gendre, de son côté, n’aborda pas le beau-père d’un cœur content. Chacun cependant garda le silence sur les événements de la veille.

Le muet qui mord à la graine de cyprès ne dit à personne qu’elle est amère;

Il en ressent pourtant l’amertume, autant que celui qui s’en plaindrait.

Cruellement humiliée de sa parenté, souffrant désormais de son origine, la jeune femme du bachelier Mo-ki comprit qu’il fallait s’élever pour sortir de cette détresse et résolut d’encourager son mari dans ses études, par tous les moyens que permettrait le secours de l’argent. Elle s’ingénia elle-même à lui procurer les livres les plus précieux, à le mettre en rapports avec les lettrés les plus instruits, capables de perfectionner son goût et ses connaissances, et à lui créer ainsi d’utiles amitiés. Tant d’assistance porta ses fruits. Mo-ki passa de brillants examens. A vingt-trois ans, il fut proclamé kiai-youen. Bientôt après, il obtint le grade de docteur•

Quand il eut dîné avec les académiciens, quand les cérémonies de sa réception furent terminées, il reprit la route de Hang-tcheou. Comme il traversait la ville à cheval, revêtu de la robe de docteur et coiffé du bonnet de gaze noire, pour rentrer dans la maison de son beau-père, il vit les curieux se presser sur son passage et les oisifs lui faire cortège en se disant les uns aux autres: voilà le gendre de touan-teou devenu mandarin. Ces paroles arrivèrent à ses oreilles. Il ne put que dévorer l’affront. Lorsqu’il fut en présence de son beau-père, il ne laissa pas de le saluer respectueusement selon les rites; mais la colère grandissait dans sa poitrine et d’amères réflexions lui troublaient l’esprit. S’il avait su prévoir les succès éclatants qui l’attendaient, quel mariage autre que celui qu’il avait fait n’eût-il pas été en droit d’espérer! De nobles et puissantes familles n’auraient-elles pas recherché son alliance! Quel contraste avec cette abjection devant laquelle il n’avait pas reculé, qui serait une tache ineffaçable durant sa vie entière, qui s’étendrait à ses enfants et petits-enfants et dont on ne cesserait jamais de jaser ou de rire! Enfin, concluait-il intérieurement, c’est chose faite et sans remède. Ma femme est intelligente et sage. Elle ne me donne aucun sujet de plainte qui m’autorise à la répudier; mais j’apprends à connaître la profonde vérité de cet axiome qu’il faut réfléchir trois fois avant de prendre une décision grave, sous peine d’avoir à compter plus tard avec de cuisants regrets et de longs repentirs. De telles pensées rendaient Mo-ki sombre et taciturne; en vain Yu-nou le pressait de questions sur les motifs de sa tristesse. Il ne répondait rien.

Cet homme n’envisageait que l’état présent de sa situation acquise. Il oubliait qui l’avait tiré de la misère impuissante, qui lui avait ouvert le chemin des honneurs et de la fortune. Au lieu de reconnaissance, c’était un morceau de glace qu’il avait dans le cœur.

Bientôt le nouveau gradué fut appelé à des fonctions en rapport avec le rang qu’il avait conquis. Il reçut l’avis officiel de sa nomination au poste de sse-houdu gouvernement de Ou-ouei. Son beau-père Leou-ta donna, cette fois, un grand dîner de félicitations et d’adieux, que les mendiants se gardèrent bien d’interrompre. Se jouer à un fonctionnaire de l’Empire eût été trop dangereux.

La route pour se rendre de Hang-tcheou à Ou-ouei est une route d’eau, agréable et sans fatigue. Mo-ki monta en bateau avec sa femme et vogua tranquillement vers le siège de son mandarinat. Au bout de quelques jours, on entra dans le fleuve Tsai-chi, et le bateau fut amarré pour passer la nuit. La lune brillait d’une lumière à rivaliser avec celle du jour. Cette vive clarté empêchant Mo-ki de dormir, il quitta la cabine et s’installa sur l’avant du bateau; tout était silence; tout paraissait solitude. Il tomba dans cette rêverie, qui le hantait souvent, d’un chef de mendiants pesant sur son existence, et tout à coup une affreuse pensée lui vint à l’esprit: si la mort m’enle vait ma femme, je pourrais en épouser un autre de naissance distinguée; et je serai délivré pour toujours de la honte qui m poursuit. En un instant, cette pensée détestable le domina. Il retourna dans la cabine il invita Yu-nou à venir admirer avec lui le beau spectacle du clair de lune. Déjà la jeunt femme était couchée; mais sur les instances de son mari, à qui elle savait difficilement résister, elle se leva, s’habilla hâtivement et se laissa conduire jusqu’à cette extrémité de la proue d’où le regard se porte au loin.

Dès qu’elle se fut rapprochée du bordage, sans balustrade en cet endroit, et comme elle se penchait un peu pour mieux voir, Mo-ki, la poussa brusquement, la précipita dans le fleuve et aussitôt réveilla les bateliers, donnant l ordre d un prompt départ avec promesse de gratifier les plus actifs. Les bateliers inconscients détachèrent donc immédiatement les amarres, mirent en mouvement les longues perches et les rames, et ne durent s’arrêter qu après une course de dix li, lorsque Mo-ki leur dit:

–Madame vient de tomber dans l’eau en s’amusant à regarder la lune. Impossible de la retrouver et de la sauver.

Un pourboire de trois taëls accompagnant : es paroles, les bateliers comprirent bien ce qui s’était passé; mais qui d’entre eux aurait osé ouvrir la bouche? Quant aux servantes, quelque niaises ou quelque naïves, elles cru rent fermement que leur maîtresse était tombée dans l’eau par accident et se lamentèrent sans plus songer.

Parce que le nom de touan-teou n’est pas en bonne odeur,

Il rejette la compagne de sa vie, au jour où il tient le succès;

Mais les liens que le Ciel a formés sont difficiles à rompre.

Tout ce qu’il obtiendra, c’est de faire exécrer sa mémoire par les gens de bien.

Les rencontres providentielles sont dans l’ordre de la destinée.

Tandis que Mo-ki fuyait l’endroit où les flots avaient englouti Yu-nou, un autre man darin récemment investi du titre de censeur provincial, Hou Te-heou, se rendait, par la même route, au siège de ses nouvelles fonctions et arrivait avec son bateau, dans ce petit port que le traître venait de quitter. Le mandarin Hou Te-heou n’était pas; encore couché; il buvait lentement du vini chaud en compagnie de sa femme. Tous deux: contemplaient aussi, par les fenêtres aux stores levés, le beau spectacle du clair de lune, quand ils entendirent des cris plaintifs du côté du rivage, paraissant l’appel douloureux d’une voix féminine. Hou Te-heou se hâta d’envoyer; à la découverte et bientôt ses gens lui amenèrent une jeune femme qu’ils avaient trouvée défaillante, seule et abandonnée sur le bord du fleuve.

Cette jeune femme, on le devine, n’était1 autre que Yu-nou. Saisie d’effroi en tombant i dans le fleuve, elle s’était évanouie; mais une; force invisible l’avait soutenue et portée au rivage. Quand elle avait repris connaissance, ses yeux n’avaient vu que l’immensité des eaux profondes; du bateau et de son époux, pas la moindre trace, et le jour s’était fait dans son esprit. Mon mari, se dit-elle, est ébloui par sa haute fortune. Il ne se souvient pas de la détresse dont on l’a sorti; nul doute qu’il n’ait voulut noyer sa femme, afin de contracter un nouveau mariage qui réponde mieux à son orgueil et à son ambition. Le Ciel m’a conservé la vie; mais je n’ai plus d’asile; je n’ai plus d’appui. Ses larmes avaient coulé et ses gémissements avaient retenti.

Pressée de question par le seigneur Hou, elle lui exposa l’entière vérité, sans rien cacher, entrecoupant son récit de pleurs et de sanglots. Le mandarin et sa femme se sentirent émus jusqu’à partager le trouble de l’abandonnée. Ils s’efforcèrent de la calmer et le seigneur Hou lui dit:

–Ne te désespère pas de la sorte. Si tu veux être notre fille adoptive, nous te ferons encore une existence heureuse.

Yu-nou salua aussitôt Hou Te-heou comme un père, en le remerciant avec effusion. Par tageant les sentiments généreux de son mari, la dame Hou alla chercher des vêtements secs pour l’adoptée, qu’elle installa dans l’arrière chambre de la cabine. Tous les serviteurs reçurent l’ordre de lui donner le nom de siao-tsie, et les hommes du bateau furent prévenus de garder un silence absolu sur l’évènement de la nuit.

Quelques jours plus tard, le conseur Hou Te-heou arrivait à destination et prenait possession de sa charge. En sa qualité de sse-hou de Ou-ouei, le mari de Yu-nou se trouvait précisément sous ses ordres; il ne manqua pas de venir lui rendre visite avec tous les fonctionnaires de sa propre dépendance. En voyant la belle mine du jeune docteur, le seigneur Hou eut une vive impression de surprise. Il n’aurait pas imaginé qu’une si agréable figure pût appartenir à un homme aussi criminel.

Après plusieurs mois écoulés, dans une réunion de mandarins ses confrères, Hou Te-heou lança ce propos:

–J’ai une fille vraiment jolie et qui est en âge de se marier. Je voudrais un gendre bien assorti. Mes confrères pourraient-ils m’indiquer ce que je cherche.

Tous les assistants pensèrent à la fois au sse-hou Mo-ki, jeune, beau, privé prématurément de sa compagne, et le désignèrent d’une seule voix.

–Comme vous, je l’ai déjà remarqué, repartit Hou Te-heou; mais ce jeune et brillant docteur a de hautes visées. Ne dédaignera-t-il pas d’entrer dans mon humble famille?

L’assistance se récria:

–Il était de maison pauvre; vous seriez l’arbre de jade auquel le lierre s’appuierait. Comment supposer qu’il n’acueillît pas avec bonheur une proposition d’alliance aussi flatteuse pour lui!

–Si tel est votre avis à tous, reprit le seigneur Hou, veuillez donc sonder ses dispositions en lui parlant de ce projet. Je vous prie seulement de faire ces ouvertures comme de vous-mêmes, sans qu’il soupçonne que l’idée vient de moi. Cela sera mieux.

Tous les mandarins qui avaient pris part à cette conversation voulurent marquer leur empressement; tous offrirent au sse-hou de lui servir d’intermédiaire. Quant à l’orgueilleux Mo-ki, l’idée d’épouser la fille de son supérieur hiérarchique le transporta de joie. Il témoigna que son ardent désir serait de voir cette union réalisée le plus promptement possible, et qu’il aurait une reconnaissance infinie à qui mènerait l’affaire à bien.

Instruit par les négociateurs du résultat de leurs démarches et bientôt en possession d’une demande officielle, Hou Te-heou feignit d’éprouver quelque hésitation. Il fit répondre que sa femme et lui aimaient tendrement leur fille, qu’ils l’avaient élevée avec de grands soins et qu’ils ne voudraient pas la marier sans être certains d’avoir trouvé pour elle toutes les garanties de bonheur; qu’ils étaient assurément très honorés de la voir recherchée par un prétendant tel que le sse-hou; mais qu’il faudrait que le sse-hou, fier de ses succès rapides et justement ambitieux, ne mît pas de précipitation dans une affaire de cette importance, de crainte de ressentir plus tard des regrets, dont sa femme aurait à souffrir et dont les père et mère souffriraient aussi; qu’il prît donc le temps de bien réfléchir et qu’ensuite l’alliance serait conclue, s’il persistait à la souhaiter.

Mo-ki rejeta ces atermoiements: il protesta contre la pensée qu’il pût retirer sa demande et se hâta d’envoyer les présents de fiançailles. Il n’était plus le pauvre étudiant, embarrassé de pourvoir à cette dépense. Il offrit des fleurs d’or et d’argent et des soieries de la plus belle qualité. Il choisit un jour heureux pour les cérémonies du mariage et s’agita comme un homme dévoré de la fièvre, dans son impatience de se voir le gendre du censeur.

De son côté, le seigneur Hou chargeait sa femme de préparer Yu-nou à ce qu’il avait décidé. La dame alla trouver Yu-nou et lui dit:

–Le vieux mandarin s’afflige de ton veuvage. Il veut te donner un nouvel époux, qui est aussi un jeune docteur. Tu ne devras pas le contrarier dans ses plans.

–Bien qu’issue d’une famille très humble, je n’ignore pas l’étendue de mes devoirs, répondit la jeune femme. Celui pour qui j’ai noué mes cheveux demeurera l’unique époux de toute ma vie. Si le seigneur Mo-ki a d’autres sentiments que les miens, si son cœur le conduit dans la mauvaise voie, je ne saurais pour cela renoncer au respect de moi-même ni changer mes résolutions.

Une pluie de larmes accompagnait ces paroles. La dame Hou en fut émue et se hâta d’ajouter:

–Ce jeune docteur, que le vieux mandarin désire te donner pour époux, n’est autre que celui auquel tu veux rester fidèle. Le vieux mandarin entend réparer le crime de Mo-ki, commis avec tant d’ingratitude; il a résolu de vous unir une seconde fois. Par quelques-uns de ses amis, il a fait dire à Mo-ki que nous avions une fille à marier et qu’il pourrait aspirer à devenir notre gendre. C’est ainsi que l’affaire s’est engagée. Aussitôt Mo-ki a fait sa demande. Quand il se présentera aux portes et quand il voudra pénétrer dans la chambre nuptiale, des surprises l’attendront qui seront pour calmer ton juste ressentiment.

Écoute-moi bien, dit-elle encore, et elle lui expliqua, sans rien omettre, comment les choses devraient se passer. Alors Yu-nou sécha ses larmes. Elle ne songea plus qu’à farder comme il faut son visage et à revêtir la toilette de noces, afin de recevoir le nouvel époux.

Le soir même, Mô-ki arrivait monté sur un beau cheval richement caparaçonné, des fleurs d’or à son bonnet, l’écharpe de soie rouge à l’épaule, musique et tambours en avant. De nombreux mandarins faisaient escorte à leur confrère. Qui n’aurait admiré ce cortège pompeux!

Au bruit des flûtes et des tambours, on voit s’avancer un cheval blanc.

Le gendre paraît; il est charmant de distinction et d’élé-gance.

Naguère aussi, le chef des mendiants se réjouissait de marier sa fille en haut lieu;

Mais ensuite que de larmes ont coulé sur les bords du fleuve Tsai-chi!

Le censeur n’avait rien négligé, de son côté, afin de recevoir dignement l’hôte attendu. Des tapis étaient déroulés, des étendards flottaient, des musiciens étaient là pour répondre à ceux qui conduisaient le fiancé.

Mo-ki met pied à terre devant la maison du seigneur Hou; en costume officiel, celui-ci marche à sa rencontre et l’invite à entrer. Au milieu de la grande salle, l’épousée se tient debout entre deux matrones, la tête enveloppée d’un voile épais. Le maître des cérémonies transmet à haute voix ses commandements. Les deux époux saluent d’abord le Ciel et la Terre, puis ils saluent le père et la mère et enfin se saluent mutuellement. Ces rites accomplis, la mariée se retire dans la chambre nuptiale, où les bougies fleuries sont allumées, où le mari ne tardera pas à pénétrer.

En ce moment, Mo-ki étouffait véritablement d’orgueil et de joie. Ses pensées planaient au plus haut des nuages. Ce fut la tête haute qu’il se dirigea vers l’appartement intérieur. A peine en avait-il franchi le seuil que huit robustes servantes, armées de bambous les uns durs et les autres flexibles, faisaient tomber sur lui une grêle de coups qui jetaient par terre son bonnet de soie, martelaient sa tête, son dos, ses épaules, et lui arrachaient des cris de douleur. Il se pelotonnait, il bondissait à droite et à gauche; il appelait ses beaux parents à son secours.

Alors, du fond de l’alcôve, une voix féminine se fit entendre qui disait:

–Ne tuez pas cet ingrat. Amenez-le seulement, afin qu’il me voie.

Aussitôt les bambous s’arrêtèrent et Mo-ki, brusquement saisi, fut traîné, presque porté, jusqu’à l’alcôve. Dans son trouble, il répétait sans cesse: quel crime ai-je donc commis! lorsque, levant les yeux vers la nouvelle mariée, qui l’attendait, modestement assise sous la vive lumière des bougies fleuries, il reconnut en elle Kin Yu-nou. D’une voix étranglée, il s’écria: Le diable est là dedans! ce qui, malgré le sérieux de la situation, ne laissa pas d’éveiller quelques rires. Au même instant, arrivait le seigneur Hou.

–Mon sage gendre est dans l’erreur, dit-il. Devant lui est ma fille adoptive. Je l’ai reçue du fleuve Tsai-chi; mais elle n’a rien qui tienne du diable.

Mo-ki est écrasé; il a tout compris. Il se jette aux pieds du seigneur Hou, les mains croisées sur la poitrine, avouant humblement son crime et implorant son pardon.

–C’est ma fille que cela regarde, répond le vieux mandarin. Qu’elle vous pardonne et je vous pardonne aussi.

Alors Yu-nou interpelle le coupable, lui jetant l’injure à la face et le couvrant de son mépris.

–Homme de peu de cœur, tu ne t’es pas souvenu des paroles de Song-hong: «Ceux qui furent nos amis, quand nous étions pauvres, nous ne devons pas les oublier. La femme qui, avec nous, partagea les mauvais jours, nous ne devons pas l’abandonnera.» Jadis, tu es entré dans la maison de mon père les mains vides. Si tu as pu étudier les livres, te faire connaître et t’élever aux fonctions que tu occupes aujourd’hui, c’est grâce à l’assistance que nous t’avons prêtée. J’espérais m’anoblir avec toi, et je me croyais digne de partager ton heureuse fortune. Qui m’aurait dit qu’oublieux du passé, oublieux des tendresses échangées au temps où je nouai mes cheveux pour devenir ta femme, tu ne songerais qu’à nourrir des pensées mauvaises et pousserais l’ingratitude jusqu’à désirer ma mort. Par bonheur le Ciel eut compassion de moi. Il m’envoya un sauveur; il me donna un second père. Quant à toi, de quels yeux pourrais-je te voir? Comment reprendrais-je un pareil époux?

Cruel! ingrat1répétait-elle, et sa voix était coupée par des sanglots.

Rouge de confusion, Mo-ki, prosterné, s’humiliait devant cette juste indignation, sans trouver un mot à répondre. Le seigneur Hou jugea que le moment était venu de lui venir en aide. Il le releva et dit à Yu-nou:

–Calme ta colère, ma fille. Mon sage gendre se repent maintenant de son crime. Il s’efforcera sincèrement de le racheter. Bien qu’en réalité vous soyez d’anciens époux, en devenant ma fille adoptive, tu es devenue une personne nouvelle. A la lumière de ces bougies fleuries, vous entrez dans une nouvelle union. Le pinceau qui ratifie le contrat d’aujourd’hui doit effacer toute trace du passé.

Puis, se tournant vers Mo-ki:

–Vous étiez bien coupable, mon sage gendre. Soyez donc sans rancune pour ce qui vient de se passer. Je vais appeler votre belle-mère, afin qu’elle achève de tout apaiser.

Quelques instants après, la dame Hou faisait son entrée. Elle prononçait de bonnes paroles et la réconciliation était accomplie.

Le repas des noces eut lieu le lendemain chez le père adoptif, qui rendit à son gendre les fleurs d’or et les pièces de soie offertes par lui la veille, disant qu’il serait excessif de faire double dépense de fiançailles pour la même femme, et qu il suffisait que les présents d’usage eussent été reçus jadis par la famille Kin.

–L’humble condition de cette famille Kin, ajouta-t-il, a été la cause des sentiments de répulsion qui ont germé, malgré lui, dans le cœur de mon sage gendre, qui ont détruit l amour du mari et troublé sa droite raison; ne dois-je pas avoir quelque inquiétude en songeant que je ne suis qu’un mandarin de rang modeste? Mon sage gendre n’aurait-il pas souhaité de rencontrer mieux?

Cette fois, Mo-ki passa du rouge à la couleur violette. Il quitta la table en priant son beau-père de l’épargner.

Dans son stupide orgueil, il pensait contracter une haute alliance,

Et voilà que l’ancienne et la nouvelle épouse ne sont qu’une seule personne, à elles deux.

Il a récolté des coups et des injures; son visage est cou-vert de honte;

Tels sont les avantages qu’un changement de beau-père lui a procurés.

Il faut rapporter cependant qu’à compter de cette époque, Mo-ki et Yu-nou vécurent dans une parfaite union. Le seigneur Hou et sa femme les traitaient comme une propre fille et comme un véritable gendre. Les sentiments d’affection étaient réciproques.

Mo-ki s’était réellement transformé. Il engagea Kin Leou-ta, l’ancien chef des mendiants, à venir habiter le lieu où il exerçait son mandarinat. Il le traita honorablement dans sa maison, tant qu’il vécut, et à sa mort, conduisit le deuil.

Yu-nou, de son côté, ne manqua pas, lorsque le seigneur Hou et sa femme quittèrent la vie, de les faire placer dans un double cercueil, en reconnaissance des bienfaits qu’elle en avait reçus.

Mo-ki ne dépassa pas l’âge de cinquante ans et Yu-nou lui survécut. Quelques jours avant sa fin, il vit en songe des esprits qui lui dirent: «Le terme de ton existence devait être plus long; mais parce qu’injustement et inhumainement tu as voulu faire périr ta femme, tu as attiré sur toi la colère des esprits qui ont diminué tes nombres. Au contraire, et par une compensation équitable, ils ont prolongé les jours de Yu-nou.»

Le malade en se réveillant dit à ceux qui l’entouraient:

–Les esprits m’ont apparu et m’ont révélé ma destinée. Le mal dont je souffre, ils me l’ont envoyé et c’est le mal qui doit m’emporter.

Tout désir qui s’élève dans ton cœur, toute pensée qui se forme dans ton esprit, le Ciel les connaît. Tes actions, bonnes ou mauvaises, il les rétribue selon son invariable équité.

Hou Te-heou et Mo-ki eurent chacun une nombreuse descendance qui, de génération en génération, se distingua dans les emplois.

Les vers disent :

Song-hong, pénétré de l’amour de la justice, est appelé l’homme droit par excellence.

Hoang-yun, en répudiant sa femme, fit voir que l’ingratitude doit être punie.

Quant à Mo-ki, voulant contracter une nouvelle alliance,

Il a montré que la prédestination du mariage n’est pas du nombre des choses que l’homme peut changer.

Six nouvelles chinoises

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