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LES MOTAZÉLITES
ОглавлениеLa théodicée du Coran commença à être l'objet de la spéculation philosophique dès le premier siècle de l'hégire. Avant donc l'introduction des ouvrages des philosophes grecs dans l'islam, il s'y produisit un mouvement philosophique spontané. Cette spéculation s'affina ensuite et devint plus complexe à mesure que l'influence grecque se fit davantage sentir. Il est curieux de suivre ces variations de la théodicée jusqu'au moment où les Å“uvres de l'antiquité ayant été traduites et pleinement comprises, le problème scolastique se posa. La plus importante lignée des docteurs qui se distinguèrent dans cette période est constituée par la secte dite Motazélite.
Les théories fondamentales étudiées par les Motazélites furent celles des qualités de Dieu et celle de la prédestination et du libre arbitre. Leurs discussions portèrent aussi sur une question d'ordre politique qui eut un grand rôle dans l'histoire musulmane, à savoir: à quels signes on reconnaît l'imam légitime. L'imam, on s'en souvient, est le président de la communauté musulmane, c'est-à -dire le khalife ou le sultan. Il se forma à ce sujet une multitude de sectes, dont chacune s'attacha, en même temps qu'à un dogme politique particulier, à certaines croyances métaphysiques 4. Dans cet ouvrage, nous laisserons absolument de côté les discussions politiques, pour ne nous occuper que de la suite des idées philosophiques. Les Motazélites constituent une secte vaste que l'on peut diviser en beaucoup de sous-sectes, mais qui se distingue dans l'ensemble par ses tendances rationalistes et libérales; en elle se concentra une bonne part de la vie philosophique des musulmans, avant l'apparition puis à côté des philosophes proprement dits.
Note 4: (retour) La théorie de l'imâmat a été longuement développée par Ibn Khaldoun dans ses Prolégomènes, trad. De Slane, Notices et extraits des Mss. de la Bibliothèque nationale, t. XIX-XXI, premières parties.--Maçoudi y revient à diverses reprises dans les Prairies d'or, et nous en avons nous-même dit quelque chose dans notre ouvrage le Mahométisme, le génie sémitique et le génie aryen dans l'Islam, Paris, Champion, 1898, à l'endroit où nous traitons des Alides.
Nous ne possédons guère les ouvrages des docteurs Motazélites avant le temps d'Avicenne; mais nous avons sur cette période quelques bonnes sources secondaires, dont la principale est le célèbre recueil de Chahrastani sur les Religions et les sectes 5. Ce remarquable historien des idées dans l'islam a consacré à un grand nombre de Motazélites des articles qui méritent confiance, si l'on en juge par le soin avec lequel est rédigé son exposé de la philosophie d'Avicenne, où le contrôle est possible. Il existe d'autres renseignements dans un traité de théologie et de philosophie encore insuffisamment étudié, le Mawâkif, composé par Adod ed-Dîn el-Idji (mort en 756 H.). Sœrensen a édité les deux dernières sections de ce livre, avec leur commentaire par el-Djordjâni 6. En se servant de ces deux sources principales, Steiner a publié naguère un bon travail sur les Motazélites 7.
Note 5: (retour) Book of religious and philosophical sects, éd. W. Cureton, 2 vol. Londres, 1847.--Cet important ouvrage a été traduit en allemand et annoté par Th. Haarbrücker, Abu'l-Fath Muhammed asch-Schahrastâni's Religions-partheien und Philosophenschulen. 2 vol. Halle, 1850.--Chahrastani mourut en 528 de l'hégire (1153 Ch.).
Note 6: (retour) Statio quinta et sexta et appendix libri Mevakif, auctore Adhad-ed-Dîn el-Igî, ed. Th. Sœrensen. Leipzig, 1848.--Le Mawâkif est un volumineux ouvrage. Il a été imprimé en entier à Constantinople. C'est un traité de philosophie; ce n'est pas, comme le livre de Chahrastani, une histoire de la philosophie; mais il contient quelques renseignements historiques.
Note 7: (retour) H. Steiner, Die Mutaziliten oder die Freidenker im Islâm. Leipzig, 1865.
La question du libre arbitre fut posée, avant la naissance de la secte Motazélite, par Mabed el-Djohani et Atâ fils de Yasâr qui appartenaient à l'école du célèbre jurisconsulte Haçan fils d'Abou'l-Haçan de Basrah (mort en 110). Ces docteurs se déclarèrent partisans du libre arbitre de l'homme. La doctrine contraire, que nous avons refusé de voir dans le Coran, avait prévalu dans l'islam, pendant les guerres des Omeyades. L'on s'était attaché, implicitement au moins, au fatalisme, c'est-à -dire que l'on croyait que l'homme était bon ou mauvais, préparé pour la géhenne ou pour le paradis, d'après les décrets éternels de Dieu. Les passages du Coran opposés à cette opinion étaient l'objet d'une interprétation (tawîl). La doctrine libérale de Mabed ayant amené des troubles, le khalife Abd el-Mélik le fit mettre à la torture et pendre en l'an 80 de l'hégire. Un autre docteur qui avait suivi ses opinions, Abou Merwân de Damas, fut crucifié à la porte de cette ville par ordre du khalife Hichâm fils d'Abd el-Mélik. C'était un esprit très hardi. Quant à Atâ fils de Yasâr, il échappa au martyre et ne mourut qu'en l'an 103, âgé de 84 ans. Il était un affranchi de l'une des femmes du prophète, Maïmounah.
Les premiers partisans du libre arbitre avaient pris le nom de Kadarites; mais cette désignation se trouvait ambiguë, car le mot kadr peut signifier également le pouvoir, le décret de Dieu, ou le pouvoir, la liberté de l'homme, et le terme de Kadarite pouvait s'entendre en même temps des partisans du libre arbitre ou de leurs adversaires. Les Motazélites, en adoptant la croyance au libre arbitre, rejetèrent le nom de Kadarites, et désignèrent le libre arbitre par le mot el-adl, qui, dans son sens normal, signifie la justice.
Wâsil fils d'Atâ fut le fondateur de la grande secte des Motazélites. Il naquit à Médine l'an 80, fut un affranchi des Bénou Makhzoum ou des Bénou Dabbah, et mourut en 131. Il était orateur, mais il ne pouvait pas prononcer la lettre ra qu'il changeait en ghaïn; autrement dit il grasseyait; mais sa connaissance de l'arabe et sa facilité de parole étaient telles qu'il réussissait à éviter dans le discours les mots contenant le ra; ce qui a fait dire à un poète: «Tu m'as réduit à l'état du ra que l'on ne prononce pas; tu m'as supprimé comme si tu étais Wâsil.»
Wâsil fut d'abord élève de Haçan de Basrah; puis il se sépara de lui à cause d'une opinion nouvelle qu'il émit sur l'état des croyants coupables de péché grave. Il dit que le croyant pécheur, le fâsik, était dans un état intermédiaire entre le croyant juste et l'impie ou kâfir. Cette opinion demeura dans sa secte sous la désignation de doctrine de «l'état mixte». On rapporte à cette circonstance l'origine du nom de Motazélites qui signifie «les séparés».
Wâsil commença aussi à nier les qualités de Dieu. Son intention, en émettant cette doctrine, était de sauver le pur monothéisme. Il ne comprenait pas l'unité d'un Dieu possesseur d'attributs, et il disait: «Celui qui affirme une qualité éternelle à côté de Dieu affirme deux dieux.» Cependant il ne semble pas qu'il ait mûri cette théorie, autant que nous pouvons en juger, en l'absence de ses œuvres. Comme tous les Motazélites après lui, il fut très net dans la foi au libre arbitre: «Il est impossible, disait-il, que Dieu veuille et décrète le mal, contrairement à ce qu'il ordonne.» Il admit le décret divin en ce qui concerne les événements extérieurs, l'infortune ou la prospérité, la maladie ou la santé, la vie ou la mort. En d'autres termes il admit un fatalisme physique, mais il condamna le fatalisme moral.
Amr fils d'Obéïd, autre chef célèbre des Motazélites, fut contemporain de Wâsil fils d'Atâ et se sépara en même temps que lui de l'école de Haçan de Basrah. C'était un personnage d'un caractère intéressant. Il paraît être d'origine afghane, son aïeul ayant fait partie des prisonniers qui tombèrent aux mains des Musulmans à Kaboul. Il était un affranchi des Bénou Témim. Sa mort arriva en 144 ou 145.
L'historien Maçoudi témoigne d'une grande admiration pour Amr fils d'Obéïd, dont il dit qu' «il fut le cheikh des Motazélites de son temps, le docteur le plus éminent de cette secte et que personne ne l'éclipsa depuis. Il a laissé des traités, des discours et un grand nombre de dissertations sur le libre arbitre, sur l'unité de Dieu, etc.». Nous ne connaissons pas ces écrits. L'historien appuie ces éloges par quelques anecdotes qui montrent le caractère élevé et légèrement cynique de ce personnage 8.
Note 8: (retour) V. les Prairies d'or, VI, 208-212.
Ces quelques vers que Maçoudi cite comme ayant été récités par Amr en présence de Mansour donnent de lui une haute idée: «O toi que l'espérance aveugle, les déceptions et la mort te séparent de ce que tu espères. Ne vois-tu pas que le monde avec ses attraits trompeurs n'est qu'une station où le voyageur campe un moment, puis s'éloigne? Ses pièges sont mortels, ses plaisirs une angoisse; sa sérénité n'est que trouble; son empire n'est que révolutions. La quiétude de l'homme y est troublée par de perpétuelles alarmes; ni la douceur ni la violence n'y peuvent rien. L'homme est comme le but des catastrophes et du trépas, le jouet des adversités filles du destin. Il fuit pour sauver sa vie et la mort est en embuscade; chacun de ses faux pas est une chute. Il se consume en efforts au profit de ses héritiers, et c'est la tombe qui recueille le fruit de ses fatigues.»
Malgré la réputation d'Amr fils d'Obéïd, nous savons en somme peu de chose de sa doctrine.
Après l'époque de ces premiers Motazélites la connaissance des livres grecs s'introduisit dans l'islam. Les Motazélites les étudièrent, et nous constatons quels progrès cette étude fit faire à leur pensée, combien elle l'enrichit et l'affina, en rencontrant, après une ou deux générations, toute une pléiade de docteurs de cette secte, en tête desquels il convient de citer Abou'l-Hodéïl el-Allâf de Basrah. Abou'l-Hodéïl naquit en 135. Il était affranchi des Bénou Abd el-Kaïs. Il étudia la philosophie à Bagdad sous la direction d'un élève de Wâsil fils d'Atâ. Il composa de nombreux ouvrages que nous ne possédons point, et il prit part aux controverses théologiques qui eurent lieu sous Mamoun. Chahrastani le fait mourir à l'âge de 100 ans, en 235; mais Abou'l-Mahâsin donne la date de 226, qui est sans doute préférable.
Abou'l-Hodéïl n'adopta pas l'opinion absolue de ses prédécesseurs touchant la négation des qualités divines. Il admit les qualités comme des modes sous lesquels apparaît l'essence divine; Chahrastani compare cette conception à celle des hypostases chez les chrétiens; mais cette comparaison ne semble pas très satisfaisante. Les qualités divines, dit plus clairement le même historien, étaient pour lui l'essence même de Dieu, non pas des idées annexées à cette essence; elles n'avaient qu'une signification purement négative, ou plutôt elles exprimaient seulement ce qui était contenu dans le concept de l'essence. Abou'l-Hodéïl ne disait pas: Dieu est savant par son essence et non pas par la science; il disait: Dieu est savant par une science qui est son essence. La première formule, qui pouvait être celle des Motazélites antérieurs, niait la qualité; la seconde reconnaissait une essence qui est identiquement qualité ou une qualité qui est identiquement essence.
Cette remarquable finesse d'analyse se retrouve dans les autres parties de la philosophie d'Abou'l-Hodéïl. Sa théorie de la volonté divine et humaine est intéressante. La volonté en Dieu n'est qu'un mode de la science; Dieu veut ce qu'il sait bon. Il y a deux sortes de volitions ou d'actions divines: les unes qui n'ont pas besoin d'être formées dans un lieu, mais qui produisent d'elles-mêmes leur effet immédiat, comme les volitions dans l'ordre de la création, exprimées par la parole: sois; les autres qui ont besoin de tomber dans un lieu pour produire leur effet; ce sont les volitions d'ordre moral exprimées par les commandements, les défenses, les communications de Dieu. En l'homme les volitions et l'activité intérieures sont nécessairement libres. On ne peut pas, dit notre docteur, d'après Chahrastani, se les représenter d'une autre sorte. Ceci est la preuve du libre arbitre par la conscience que l'on en a. Quant à l'activité extérieure, elle n'est pas libre en elle-même; mais elle est ordinairement la conséquence des volitions libres du dedans.
Assez étrange est la théorie d'Abou'l-Hodéïl sur le mouvement du monde. Ce philosophe semble avoir cherché à admettre la doctrine grecque de l'éternité du monde, sans se mettre en contradiction explicite avec le Coran. Ne pouvant croire à un mouvement éternel sans commencement ni sans fin, il enseigna que la création est la mise en mouvement du monde, et que la fin du monde est sa rentrée dans le repos. Il y aurait donc eu de toute éternité et il subsistera à jamais une matière en repos. Encore ce repos est-il conçu d'une manière très métaphysique. Il ne faut pas prendre ce mot dans son sens ordinaire. L'état de repos éternel du monde est beaucoup plutôt un état d'ordre absolu, dans lequel tout arrive conformément à des lois nécessaires, selon une prévoyance indéfectible. C'est, en somme, un état dans lequel tout caprice et toute liberté cessent; il n'est pas douteux qu'Abou'l-Hodéïl ne l'ait entendu ainsi. Il ne comprit, dit Chahrastani, la liberté humaine qu'en ce monde. Après ce monde les hommes entrent dans une sorte d'état absolu, qui est un état de suprême bonheur pour les uns, de peine affreuse pour les autres.
L'on voit combien sont ingénieuses ces doctrines et comme le contact de l'esprit grec, tout en menaçant de dénaturer le dogme coranique, avait promptement éveillé chez les Mahométans le génie philosophique.
Enfin on doit encore signaler chez Abou'l-Hodéïl une autre idée hardie, non indigne des précédentes: c'est celle de la loi naturelle. Elle est très clairement exprimée par Chahrastani. Avant toute révélation, l'homme peut parvenir à la connaissance de Dieu et à la conscience du bien et du mal, et même il y est tenu. L'homme doit, par sa propre raison, discerner la beauté du bien et la laideur du mal; il est obligé de s'efforcer d'agir selon la vérité et la justice, d'éviter le mensonge et l'iniquité. S'il manque à cette obligation, il mérite d'être puni. Cette théorie de la loi naturelle fut généralement admise dans l'école Motazélite.
A côté d'Abou'l-Hodéïl el-Allâf brille un autre grand docteur motazélite, Ibrâhim fils de Sayâr en-Nazzâm, l'un des principaux dialecticiens de l'école de Basrah au temps de Mamoun 9. Ce khalife se plaisait à entendre disserter ces deux maîtres; il les faisait venir à sa cour avec des docteurs des autres sectes, et il répandit ainsi dans le public le goût et l'habitude de la spéculation. Nazzâm avait lu beaucoup de livres des philosophes grecs, nous dit Chahrastani qui, en l'absence des ouvrages de ce maître, reste toujours notre principale source. Il ne paraît pas cependant qu'il soit arrivé à une philosophie bien différente de celle d'Abou'l-Hodéïl; on peut seulement croire qu'il avait un génie métaphysique moins fin et l'esprit davantage porté vers les sciences de la nature. Il fut un encyclopédiste.
Note 9: (retour) Abou'l-Mahâsin dit que Nazzâm parut en l'an 220. Abu'l-Mahasin Ibn Tagri Bardii Annales, éd. Juynboll, 2 vol. Leyde, 1852-1857. Pour les références, consultez l'index.
Nazzâm développa d'une manière intéressante la doctrine de la justice de Dieu, liée à celle de l'optimisme. Il retira à Dieu le pouvoir de faire le mal. L'opinion répandue chez les Motazélites était que Dieu pouvait faire le mal, mais qu'il ne le faisait pas parce que le mal était laid. Nazzâm soutint que si la laideur était une qualité essentielle du laid en acte, le laid en acte ne pouvait être attribué à Dieu, et que comme la laideur se trouvait aussi dans la possibilité du laid, on ne pouvait pas davantage attribuer à Dieu le laid en puissance. En d'autres termes, le mal n'était pas pu par Dieu ni en puissance ni en acte. Nazzâm pousse plus loin sa pensée. Même le moindre bien n'est pas pu par Dieu; il ne peut vouloir que le plus grand bien; ce serait lui faire injure que de supposer possible un plus grand bien et d'admettre qu'il ne le choisît pas. A ceux qui objectaient qu'alors tous les actes du créateur étaient déterminés, Nazzâm répondait: Cette détermination que j'admets dans la puissance, vous êtes forcés de l'admettre dans l'acte; car tout en disant que Dieu a en principe le choix entre l'existence et l'absence d'un bien, vous reconnaissez qu'en fait il choisit son existence. C'était déjà là une assez haute dispute scolastique.
Notre docteur se trompa en essayant d'emprunter aux Grecs cette notion fameuse que l'âme est la forme du corps. Il comprit mal la pensée, et il enseigna que le corps est la forme extérieure de l'âme et de l'esprit, l'esprit étant pour lui une substance douée elle-même d'une espèce de corps très subtil qui pénètre toutes les parties du corps matériel et y est infuse comme l'essence l'est dans la rose, l'huile dans le sésame, le beurre dans le lait. Ainsi que le remarque Chahrastani, Nazzâm était plus porté vers les physiologues que vers les métaphysiciens.
L'idée qu'il se fit de la création est curieuse, bien que Chahrastani prétende qu'il l'ait prise aux Grecs; Dieu selon lui créa d'un seul coup tout l'ensemble des êtres, mais il les cacha, et il ne les laissa apparaître que successivement. Cette apparition est ce que nous appelons la génération. En réalité Adam et tous ses descendants ont existé ensemble depuis le premier jour. Il n'y a eu qu'une création unique après laquelle aucune autre création nouvelle n'est possible. Toutes les choses se développent et se manifestent sur ce fond de la nature une fois donnée.
Cette doctrine aboutit chez Nazzâm à un déterminisme physique très net et qui lui fait honneur: Il n'y a pour lui qu'une seule activité libre dans la nature, c'est celle de l'homme. Hors de là toutes les choses arrivent par nécessité. La pierre lancée en l'air obéit quelque temps à l'impulsion libre qui lui vient de la main de l'homme; puis, l'effet de cette impulsion étant usé, elle revient à la place que lui assigne la force naturelle inhérente en elle.
Ce docteur s'occupa aussi de la question de la divisibilité à l'infini des corps, et il conclut en niant la partie indivisible. Il émit une théorie des accidents physiques qu'il identifia avec des corps; les saveurs, les couleurs, les odeurs sont corporelles pour lui. Nazzâm fut donc un savant et un penseur aux idées hardies et vastes; son œuvre et celle d'Abou'l-Hodéïl, si succinctement qu'elles soient connues, nous montrent déjà la métaphysique, la dialectique et la physique des Grecs pénétrant dans le monde musulman.
Aux deux grands docteurs que nous venons de citer, on doit encore en joindre d'autres auxquels on attribue des opinions intéressantes sur des questions célèbres. Cette pléiade de penseurs a, en peu de temps, poussé ses recherches dans les directions les plus variées, au point qu'on croirait, en en entendant parler, qu'ils marquent les étapes d'une longue évolution philosophique, alors qu'en réalité ils sont presque contemporains. L'impulsion donnée à l'esprit oriental par les lettres grecques fut donc d'une vivacité merveilleuse.
Bichr, fils de Motamir, posa la question dite du tawallud qui consiste à étudier la transmission de l'action d'un agent à travers une série d'objets. Le Mawâkif donne comme exemple l'action d'une main tenant une clé; l'agent meut sa main, il en résulte le mouvement de la clé qui peut-être n'était pas voulu 10. Cette question prit de l'importance en morale et suscita de nombreuses discussions chez les Motazélites postérieurs, comme on peut le voir d'après le Mawâkif. Il s'agissait de savoir comment des causes extérieures pouvaient modifier l'activité d'un agent libre et diminuer sa responsabilité. C'était toute une théorie des causes interférentes qui se constituait.
Note 10: (retour) Sur la question du tawallud, V. le Mawâkif, pages 116 à 125.
Bichr souleva aussi deux questions fameuses en théodicée et qui sont parmi les plus difficiles de cette science: celle de la justice de Dieu à l'égard des enfants, et celle de sa Providence relativement aux peuples qui n'ont pas connaissance de la foi. Sur la première, il nia que Dieu pût condamner les enfants, non pas précisément parce que ce serait injuste, mais parce que cela supposerait que l'enfant est capable de démérite et qu'alors il n'est pas un enfant, ce qui est contradictoire. Sur la seconde question, Bichr s'écarte de l'optimisme dominant chez les Motazélites. Il croit que Dieu eût pu constituer un autre monde où tous les hommes eussent été appelés à la foi et eussent mérité d'être sauvés; il n'y a pas de limite à la perfection que Dieu peut réaliser, et l'on peut toujours supposer un monde meilleur à tout autre donné. Dieu donc n'était pas tenu au meilleur; ou, en d'autre termes, nos jugements sur le bon et sur la justice ne lui sont pas applicables. Il était seulement tenu de donner à l'homme le libre arbitre, et, à quelque moment, la révélation; en dehors de la révélation, l'homme a, pour se conduire, les lumières de la raison qui lui découvrent la loi naturelle.
Les doctrines de Bichr paraissent, d'après le bref compte rendu de Chahrastani, moins solides et moins hautes que celles des précédents docteurs.
Avec Mamar fils d'Ibâd es-Solami, la doctrine motazélite acquiert une hardiesse singulière et s'avance vers le panthéisme. Pour ce docteur, Dieu n'a créé que les corps et non les accidents; les corps produisent les accidents ou par nature comme le feu produit la chaleur et la brûlure, comme la lune produit la clarté, ou librement, comme dans le cas de la vie animale. Selon Mamar, l'être et le périr sont aussi des accidents; ils ne seraient donc pas les effets immédiats des actes du créateur, et celui-ci n'aurait produit qu'une matière universelle d'où sortiraient successivement, en vertu d'une force immanente, les formes de tous les êtres.
Ayant exclu Dieu de la nature, Mamar le relègue aussi hors des atteintes de notre connaissance, par son opinion très absolue sur la négation des qualités divines. La science, par exemple, ne peut être attribuée à Dieu, parce que, ou il est lui-même l'objet de sa science et alors il y a une distinction entre le connaissant et le connu et par conséquent une dualité dans l'être de Dieu; ou l'objet de sa science lui est extérieur, et alors il n'est savant qu'à la condition de cet objet extérieur et il n'est plus absolu. Cette critique revient à dire que nos concepts ne sont pas applicables à l'être divin et que celui-ci est inconnaissable.
Les tendances panthéistes de Mamar trouvent leur aboutissement chez Tomâmah fils d'el-Achras. Ce docteur, fort connu des historiens, fut persécuté par Réchîd qui l'emprisonna en l'an 186, et jouit au contraire d'une grande faveur auprès de Mamoun. Il mourut en 213. Il avait le don de l'anecdote et de l'ironie, comme il paraît d'après les récits de Maçoudi 11. L'histoire du parasite qui se glissa dans une troupe de manichéens croyant qu'ils allaient à une partie de plaisir, est assez amusante. Cet homme s'aperçut de son erreur quand il vit les manichéens et lui-même chargés de chaînes par ordre de Mamoun. Amenés devant le khalife, ces hérétiques furent exécutés. Quant au parasite, il se déclara prêt à renier Manès et à souiller son image, expliquant qu'il s'était trompé, ce qui divertit fort le khalife.--On prête à Tomâmah cette opinion que le monde est un acte de Dieu selon la nature, c'est-à -dire que le monde n'est pas l'effet d'un acte libre du créateur, mais qu'il sort nécessairement de la nature divine. Le monde serait ainsi éternel comme Dieu et une face de la divinité.
Note 11: (retour) Les Prairies d'or, VII, 12 et suiv.
La notion de la métempsycose reparut chez deux docteurs de la secte de Nazzâm, Ahmed fils de Hâbit et Fadl el-Hodabi. Ils l'appliquèrent avec limitation et d'une manière assez grossière, aux hommes qui n'ayant été ni tout à fait bons ni tout à fait méchants, ne sont dignes ni du ciel ni de l'enfer. Les âmes de ces hommes rentrent dans des corps d'hommes ou d'animaux et recommencent d'autres existences. Ils eurent aussi une interprétation originale de la vision de Dieu, au jour de la résurrection. Les hommes ne verront pas Dieu lui-même; mais ils verront la première intelligence, qui est l'intellect agent d'où les formes découlent sur les êtres; c'est, d'après eux, ce qu'a entendu le prophète quand il a dit: «Vous verrez votre Seigneur, comme vous voyez la lune dans la nuit de la néoménie.» Voilà un exemple assez topique de l'application d'une idée grecque à un texte musulman.
Nous arrivons à un célèbre polygraphe et encyclopédiste, Amr, fils de Bahr el-Djâhiz, chef des Motazélites de l'école de Basrah. Ce docteur avait été au service de Nâzzam en qualité de page. Il suivit ses leçons et recueillit son enseignement. Nos bibliothèques renferment un grand nombre d'écrits attribués à Djâhiz, et quoique cette attribution soit souvent douteuse, on peut regretter que ces manuscrits n'aient pas fait l'objet de plus de travaux 12. Djâhiz toucha les sujets les plus divers: belles-lettres, rhétorique, folklore, théologie, philosophie, géographie, histoire naturelle; son œuvre embrassa toute la vie religieuse, sociale et littéraire de son temps. Elle reçut les plus hauts éloges. Maçoudi dit 13: «On ne connaît pas parmi les traditionnistes et les savants d'auteur plus fécond que Djâhiz. Ses écrits, malgré leurs tendances hérétiques bien connues, charment l'esprit du lecteur et lui apportent les preuves les plus évidentes. Ils sont bien coordonnés, rédigés avec un art parfait, admirablement construits et ornés de tous les attraits du style.» Djâhiz paraît avoir exercé une influence considérable. Il contribua à répandre parmi beaucoup d'auteurs l'esprit libéral et critique de sa secte. Quant à sa philosophie propre, toujours connue par le résumé sec de Chahrastani, elle semble n'avoir pas été dépourvue de finesse ni de puissance.
Note 12: (retour) Van Vloten a édité un ouvrage attribué à el-Djâhiz: Le livre des beautés et des antithèses, Leyde, 1898. Cet ouvrage n'est pas spécialement philosophique. V. en un compte rendu par Hirschfeld dans Journal of the Royal Asiatic Society, janvier 1899, p. 177.--V. sur les ouvrages d'el-Djâhiz ou à lui attribués Brockelmann, Geschichte der Arabischen litteratur, I, 153.
Note 13: (retour) Les Prairies d'or, VIII, 33 et suiv.
Il n'y a pas de liberté dans la connaissance. La connaissance découle d'une nécessité naturelle. La volonté elle-même n'est qu'un mode de la science et une espèce d'accident. L'acte volontaire désigne l'acte qui est connu par son auteur. La volonté relative à un acte extérieur n'est qu'une inclination.
Les corps ont aussi de ces inclinations naturelles, qui découlent de leurs forces intimes. Les substances sont seules éternelles. Les accidents sont le changeant, le mobile, et ils expriment, en raison de la puissance immanente dans les substances, le processus de la vie des corps et de l'esprit. Si ce système est bien compris, il aboutit donc à une espèce de monadologie.
El-Djâhiz a émis cette opinion bizarre que les damnés ne souffraient pas éternellement dans le feu, mais qu'ils se transformaient dans la nature du feu. Relativement à la théorie de la révélation, on lui attribue cette autre opinion passablement excentrique que le Coran est un corps créé qui peut se changer en homme ou en animal.
Déjà avec el-Djâhiz, mort en 255, nous atteignons l'époque du premier des grands philosophes el-Kindi. Mais pour n'avoir pas à revenir plus tard sur les Motazélites, nous allons poursuivre en peu de mots l'histoire de cette intéressante secte jusqu'au temps du théologien Achari.
El-Khayât se distingue pendant cette période dans l'école des Motazélites de Bagdad. Il fonde une théorie à aspect subjectiviste et assez originale. Il appelle chose ce qui est connu, ce dont on peut parler; et la chose, pour lui, a une réalité indépendante de son existence. L'être n'est qu'une qualité qui s'ajoute à la chose. Le noir, par exemple, est noir même dans la non-existence. Autrement dit, la chose est déjà réelle dans le simple concept, avec son essence et ses qualités; et la production de l'objet se limite à l'addition de la qualité d'être à cette essence et à ces qualités réelles.
Dans l'école des Motazélites de Basrah, deux noms prédominent: ceux d'el-Djobbây, mort en 303, et de son fils Abou Hâchim. La dispute qui s'éleva entre ces deux docteurs au sujet des attributs divins, est d'une extrême subtilité. Jadis le grand docteur Abou'l-Hodéïl avait fait disparaître tous les attributs dans le concept même de l'être divin. Abou Hâchim trouve ce concept pur un peu vide. Il essaye de le remplir, d'en faire une image plus vivante de Dieu. Selon lui, les attributs sont des modes distincts de l'être, mais qui ne sont ni existants ni connus en eux-mêmes et qui ne peuvent être et être connus qu'avec l'essence divine. La raison distingue la chose connue en soi et la chose connue dans une de ses qualités; et ces jugements par lesquels elle réunit ou elle disjoint les attributs, ne reviennent ni à affirmer l'être seul, ni à affirmer des accidents à côté de l'être. Les attributs sont donc des espèces de modes ayant une existence subjective pour celui qui connaît l'être divin. La subjectivité même de cette théorie déplut à el-Djobbây. Il lui sembla que ces modes se réduiraient à des noms ne recouvrant aucun concept ou à des idées purement relatives de l'esprit, incapables de valoir comme qualités; et il s'en tint à peu près à la doctrine d'Abou'l-Hodéïl.
Djobbây eut pour élève, avec son fils, le fameux théologien Achari (260-324) qui marque un point culminant dans l'histoire de la théologie philosophique chez les Musulmans; mais comme nous n'avons pas l'intention de parler de lui dans ce volume, il convient que nous nous arrêtions.
Nous avons dit que les Motazélites étaient la plus philosophique des sectes musulmanes, et que nous n'entreprendrions pas l'histoire des sectes théologiques, juridiques, mystiques et politiques. Quelques lignes sur des sectes opposées aux Motazélites suffiront à faire sentir la supériorité de ceux-ci, et à laisser entrevoir l'immense mouvement d'idées qui eut lieu dans la période dont nous nous occupons, et dont nous venons de rapporter ce qui intéresse le plus la philosophie pure.
En opposition avec la théorie Motazélite de la négation des attributs divins, on vit s'élever une théorie adverse qui affirma ces qualités jusqu'à tomber dans l'anthropomorphisme. On appelle en général Sifâtites du mot Sifât, qualités, les Musulmans qui affirment la réalité des attributs divins, conformément à la tradition orthodoxe. Après l'apparition de la critique Motazélite, quelques Sifâtites se réfugièrent dans une théorie prudente du divin inconnaissable. Ils dirent que, sans aucun doute, Dieu n'était pas semblable à l'homme, qu'il n'avait ni semblable ni associé, et que, en définitive, on ignorait le sens réel des versets du Coran qui contiennent des images anthropomorphiques. D'autres Sifâtites tombèrent, en sens inverse, dans d'étonnants excès. Parmi eux on remarque Mohammed fils de Kerrâm qui fut le fondateur d'une secte très importante, surtout en Syrie. Ce personnage, issu du Sédjestan, mourut en 256 à Zogar et fut enterré à Jérusalem 14. Il enseigna que Dieu est pourvu d'un corps et d'une figure semblables à ceux des créatures, et il expliqua à la manière humaine les qualités divines. Chahrastani donne de longs détails sur cette secte, et il remarque que les mêmes questions existaient dans le judaïsme où, selon lui, elles étaient résolues dans le sens anthropomorphe par les Karaïtes 15.
Note 14: (retour) V. Sylvestre de Sacy, Exposé de la Religion des Druzes, 2 vol. Paris, 1838, Introduction, p. xix.
Note 15: (retour) Chahrastani, éd. Cureton, p. 65.
Les théologiens opposés à la doctrine du libre arbitre, reçurent le nom général de Djabarites, du mot djabr, contrainte. On doit citer parmi eux Djahm, fils de Safwân, qui prêcha à Tirmid, dans la Transoxiane, et fut mis à mort à la fin du règne des Omeyades. Djahm soutenait que l'homme n'a pas de pouvoir sur ses actes et qu'il ne peut être qualifié de soumis à Dieu. Il est en vérité contraint; il n'a ni pouvoir, ni volonté, ni liberté. Dieu crée tous ses actes comme il les crée dans les autres êtres, dans l'arbre qui pousse, dans l'eau qui coule, dans la pierre qui tombe. Les actes bons ou mauvais de l'homme sont nécessités et les châtiments ou les récompenses sont des conséquences nécessaires de ces actes nécessaires.
L'on voit combien ces théories brutales nous éloignent de la fine analyse des penseurs Motazélites et de la vraie philosophie.