Читать книгу La Demoiselle au Bois Dormant - Berthe de Buxy - Страница 3

III

Оглавление

Six semaines avaient passé. Laurent était de retour à Menaudru. Bien qu'il fût d'un caractère aussi peu expansif que son père, la présence de son grand frère était douce à Auberte. Elle aimait à avoir auprès d'elle ce compagnon qui était toujours prêt à l'écouter, s'il ne lui répondait guère.

Comme le lendemain une affaire appelait Laurent dans une de leurs fermes voisines, Auberte insista pour l'accompagner une partie du chemin. Laurent accepta; le frère et la soeur se mirent en route sous le beau soleil qui répandait jusque dans les fourrés du parc une clarté réchauffante et joyeuse.

Laurent avait trente ans au moins. A part quelques voyages, des séjours annuels à Paris ou chez un oncle qui l'avait élevé, il avait toujours habité Menaudru depuis le second mariage de son père. Sous son extérieur indifférent et froid, il avait été un beau-fils modèle pour la Comtesse, un bon, un très bon frère pour Auberte.

Elle le regardait aujourd'hui, en cheminant à son côté, comme si elle le voyait pour la première fois. Il était très grand, très mince, d'allure extrêmement distinguée. Il avait l'air hautain, ce qui tenait à sa démarche, à ses manières, à son physique, plus qu'à son caractère. Son visage était grave et ennuyé; une ressemblance perceptible avec le Comte frappa Aube comme une découverte. Elle pensa tout à coup qu'elle et Laurent vivraient ensemble à Menaudru, quand leurs parents ne seraient plus là. Laurent deviendrait, avec les années, tout pareil à son père, elle l'image de la Comtesse; ils passeraient leur temps, ils traîneraient leur vie comme le faisaient les châtelains actuels; elle se figura voir le couple qu'ils seraient tous deux le soir, assis seuls dans le grand salon; elle frissonna. Sa bouche formula une question involontaire:

– Laurent, demanda Auberte, pourquoi vous ennuyez-vous?

Il l'examina une seconde et répondit avec enjouement:

– Mais, ma petite soeur, parce que la vie n'est pas tous les jours amusante.

– N'est-ce pas? fit-elle préoccupée. Il y a des choses que je ne m'explique pas, mais que vous, un homme, vous devez comprendre.

Elle le regardait avec une confiance mélancolique et tendre, persuadée que lui, qui était un homme, pouvait débrouiller l'accablante énigme.

Elle poursuivit du même ton perplexe, un peu plaintif:

– Il y a peut-être un moyen de la rendre plus intéressante; il y a peut-être quelque chose à trouver… Je ne sais pas, moi; mais vous, Laurent…

Non, Laurent ne savait pas non plus. Peut-être n'avait-il pas beaucoup cherché. Il s'était ennuyé à fond et en conscience depuis qu'il était au monde; il avait tâché de le faire honnêtement, en homme bon et en galant homme, c'est tout ce qu'il pouvait dire. Seulement, il ne le dit pas.

– Laurent, si vous voyagiez davantage?

– Je ne puis quitter souvent la maison sans faire croire que Mme de Menaudru n'est pas pour son beau-fils une excellente mère. Et puis, ajouta-t-il sans la moindre effusion, il y a vous, Auberte.

Au bout d'un instant, elle glissa timidement sa main dans la main gantée de son frère et murmura:

– Si vous voulez, Laurent, je jouerai avec vous aux échecs.

Laurent sourit avec bonté en caressant la petite main de sa soeur.

– Chère Aube, les échecs ne me distraient guère.

– Alors, dit-elle ouvrant des yeux d'admiration, vous y jouez pour distraire le Comte et pour que maman ait une heure de liberté? C'est très bien, mon frère Laurent, vous êtes bien meilleur que moi.

Il sourit de nouveau en disant:

– Vous êtes venue assez loin, nous voilà sur le chemin public.

– Est-ce que je ne pourrais pas me reposer un instant ici?

Elle désigna une sorte de tertre moussu, dominé par une belle haie où fleurissaient de grands liserons larges et éclatants de blancheur comme des lis. Les pruniers d'un jardin rustique jetaient une ombre mouvante sur le sol. Le chemin était étroit et peu fréquenté; à quelques pas, commençaient les ombrages d'une extrémité du parc. Laurent laissa Aube s'asseoir pour reprendre haleine en lui recommandant de ne pas s'attarder, et, comme il était attendu, il continua sa route.

Quand il se fut éloigné, Aube se retourna à demi pour considérer une maisonnette fermée, dont cette haie bordait l'enclos; ce mouvement lui fit apercevoir deux personnes qui venaient droit à elle et dans lesquelles elle reconnut, avec une certaine appréhension, Gillette et Camille Droy.

Mais, tout à coup, Camille échappa à sa soeur, qui voulait la retenir, et s'esquiva. Gillette s'avança seule avec une promptitude et une résolution irritée qui ne pouvaient présager que des intentions hostiles.

– Enfin! cria de loin Gillette. Il y a assez longtemps que je vous poursuis et que je vous cherche. Mais impossible de vous rencontrer seule!

Plus de doute, c'était bien à Aube qu'elle en voulait. Laurent était trop loin pour que sa soeur pût le rappeler; la maisonnette semblait déserte. Cette fois, le voeu menaçant de Gillette était accompli: elle tenait la pauvre Auberte seule, sans protection et sans défense.

Gillette marchait toujours impétueusement, comme à l'assaut; quand elle toucha Auberte, celle-ci ferma les yeux, puis elle les rouvrit d'ébahissement en entendant Gillette dire tout d'un souffle:

– Je vous demande pardon du mauvais tour que nous vous avons joué avec votre mule. C'était absurde de notre part. Pardonnez-nous le plus vite que vous pourrez, s'il vous plaît.

Et comme Auberte, subjuguée, la contemplait sans répondre, Gillette reprit:

– Le patriarche, qui est fin comme l'ambre, a reconnu tout de suite notre griffe et nous avons reçu une algarade… Vous ne vous faites pas une idée des algarades du patriarche!

– Mais si, presque… aurait dit Auberte si elle avait pu dire quelque chose.

– Il n'y a que celles d'Hugues qui l'emportent. Si bien que nous sommes en disgrâce pour nous être amusés de vous et vous avoir fait battre la campagne, – c'est le mot. Et nous ne rentrerons en faveur qu'après vous avoir présenté nos excuses. Aussi, comme le patriarche est la prunelle de nos yeux, pensez si j'ai couru après vous depuis l'incident. Au dernier moment, Cam n'a plus pu se décider; elle a pris la poudre d'escampette, me laissant toute seule pour la corvée… la commission. La vérité est que Cam vous en veut plus que jamais. – Oh! mais c'est qu'il faut me pardonner, dépêchez-vous. Est-ce que vous allez faire la méchante? Vite, vite, que je puisse dire au patriarche… ouf: c'est fait.

Sur un demi-sourire d'Aube, elle passa de cet état orageux à une complète aménité. Elle s'assit par terre à côté d'Auberte, aussi anéantie par cette intimité subite qu'elle l'avait été par la véhémence accusatrice de Gillette, en une précédente occasion.

– Et maintenant, dit Gillette, je ne vois pas pourquoi je ne m'accorderais pas un peu de repos. Dites-moi, petite princesse, qui était avec vous tout à l'heure? Votre prince, je suppose?

– C'était mon frère, répondit délibérément Auberte, mon frère Laurent de Menaudru.

Gillette se mit à rire.

– Ah! mon Dieu, qu'il est donc correct!.. Vous n'en avez pas froid de le regarder?

Elle essaya de reprendre son sérieux, mais elle riait malgré tout.

– Je ne comprends pas, fit Auberte offensée.

– Non, c'est ce qu'il y a de comique. Il est toujours comme ça?

Elle imita la tenue glaciale et distinguée de Laurent, au point qu'Aube ne put s'empêcher de sourire encore.

– Il est excellent et je l'aime, dit-elle.

– Eh bien, je vous en fais mon compliment, déclara Mlle Gillette qui domina enfin son fou rire pour ajouter:

– C'est lui qui aura Menaudru et pas vous.

– Menaudru sera à moi, repartit Auberte, comme il est à ma mère. Laurent n'est malheureusement pas mon vrai frère. Il est très riche, mais il n'aura pas Menaudru.

– Allons, tant pis, j'aurais eu encore plus de plaisir à le lui reprendre qu'à vous.

Mais Auberte, suivant une idée qui l'obsédait, dit presque bas:

– Vos frères aînés ne ressemblent pas au mien?

– Mes frères?.. au vôtre?..

Gillette rit de plus belle.

– Non, non, Dieu merci, demandez au ciel de ne jamais vous trouver au milieu de nos garçons. Ce sont des monstres déchaînés, fit-elle avec un mélange de fierté et de tendresse.

Aube tira de l'aveu cette conclusion étonnante:

– Alors, vous vous amusez beaucoup?

– Beaucoup, dit Gillette sans ambage. Nous avons bien nos ennuis, mais nous nous amusons a coeur joie.

– Que faites-vous? demanda Aube un peu honteuse de sa question.

– Il faut vous dire que je ne suis pas dans les plus raisonnables. Hugues, Stéphanie, Edmée nous tiennent en respect, bien qu'Edmée soit ma cadette.

– Mais enfin? insista Auberte, sa curiosité surmontant la crainte que lui causaient les façons primesautières de l'impulsive Gillette.

– D'abord, nous avons beaucoup de besogne, les grands surtout; les enfants à soigner, à instruire, maman à aider… Nous sommes trop nombreux pour être riches. On ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois, acheva-t-elle avec un sourire généreux qui mettait une véritable beauté sur sa jolie figure rose et piquante. Le bon Dieu ne nous ménage pas les devoirs à remplir, mais il nous reste du bon temps. Nous faisons de la musique, des lectures en quantité; nous jouons des charades, des comédies que nous composons… Oh! je vous assure que vous en inventeriez autant sans peine. Edmée a de la voix, Stéphanie d'Aumay chante comme un ange qu'elle est…

– C'est votre institutrice?

– Notre cousine. Edmée en ce moment est absorbée par Marc. Mais elle nous reviendra. Cam passe sa vie à tomber d'un embarras dans l'autre, elle déploie la plus active ingéniosité à s'attirer d'impayables mésaventures. Et les garçons… L'autre jour, nous avons trouvé, dans le pupitre de Joseph, une description lyrique qui débutait par: La lune cachète le ciel de son pain monstrueux. Mais je n'en finirais pas de tout vous dire, les enfants font tant de folies… soupira vertueusement Gillette, s'élevant au-dessus de ces errements qu'elle déplorait.

Et les bonnes veillées que nous avons! Quel tapage… Je m'étonne que votre château n'en soit pas ébranlé…

– Non, fit Aube avec un sourd regret, les murs sont épais, on n'entend rien.

– Quand nous sommes trop insupportables, on nous met au piquet, c'est-à-dire les petits à partir d'Antoine; mais quelquefois le patriarche se trompe et nous y passons tous.

Auberte n'osa pas avouer son ignorance du supplice en question, et le piquet se revêtit dans sa pensée des plus séduisantes couleurs.

– Il fait bon ici, je vais prendre mon ouvrage en attendant que Cam se décide à me rejoindre, dit Gillette tirant un tricot gris de sa poche. Nous faisons quarante paires de chaussons. Maman a pris la part d'Edmée, Stéphanie aidera Camille qui est paresseuse comme un loir. Nous avons nos quarante paires à fournir avant la fin du mois, c'est pour les élèves d'un orphelinat agricole qui est annexé à l'école de Pascal. Quand je pense à ce que nous aurons à faire ici, où il n'y a pas d'ouvroir; tout est à organiser, si les gens s'y prêtent. Qu'est-ce qui vous pétrifie? Est-ce que vous n'avez jamais rien fait?

– Mais si, dit Aube, j'ai mon ouvrage à la maison, du filet. Je fais beaucoup de filet, quand je travaille. J'ai tricoté aussi une brassière pour l'enfant de notre jardinier; mais, dit-elle avec découragement, les bras du poupon n'ont jamais voulu entrer dans les manches.

– Et alors, dit Gillette très égayée, vous avez repris votre filet perpétuel. Il faudrait qu'Hugues vous entendît. Vous tirez la navette, ou bien vous allez vous asseoir au cimetière.

Je comprends que vous ayez l'air un peu somnambule; le patriarche prétend que vous êtes une petite mangeuse de lotus.

A cet instant, une fillette, qui passait dans le chemin avec une chèvre, s'arrêta peureusement sur un signe d'Auberte.

– Bonjour Zoé, fit Gillette avec entrain. Quand viendras-tu arracher l'herbe de mon parterre et gagner ce que je t'ai promis?

– Elle ne veut pas, répondit la petite à demi tournée vers Aube, comme si c'était la jeune princesse de Menaudru qu'elle désignait par cet elle rancunier.

– Ta nourrice ne veut pas? demanda Gillette.

Zoé refusa de répondre.

– Vous connaissez donc Zoé? demanda Aube.

– Je l'ai rencontrée qui pleurait, dès le premier jour de mon arrivée.

– Je ne sais ce qu'a cette enfant, à pleurer toujours, reprit Auberte. Elle est souvent indocile.

Elle s'arrêta, considéra avec pitié la minuscule coupable aux allures mornes et lourdes, aux cheveux plantés bas, aux yeux couleur de fumée. Elle se raidit pour poursuivre sa remontrance.

– Je ne suis pas contente de Zoé, parce qu'elle est sale et qu'elle jette des pierres aux autres enfants.

Zoé avança brusquement sa main comme une patte de chat sauvage, mais elle se retira aussitôt et s'éloigna, bondissant derrière sa chèvre.

– Quelle misérable petite bambine, fit Gillette méditativement; il en tiendrait quatre comme elle dans les robes usées de Camille.

– Zoé n'est si malheureuse que par sa faute, répliqua Aube avec une paisible assurance. C'est ma petite protégée. Ses parents sont morts; elle a été recueillie par une brave femme qui l'élève et à qui je donne une pension.

– Une brave femme? En êtes-vous certaine? Zoé ne va pourtant ni à l'école, ni au catéchisme. Le chagrin et la faim sont écrits sur la figure de cette petite. Elle a l'air irascible, j'en conviens, mais pas méchante, et j'ai aperçu la femme dont vous parlez.

– Déjà? dit Auberte qui s'effrayait presque de voir Gillette, après six semaines de séjour, plus au fait qu'elle-même des particularités du pays.

– Oui, elle s'appelle Hermance. Cela ne me surprendrait pas qu'elle batte la fillette et qu'elle l'affame.

– Oh! s'écria Auberte suffoquée.

– En cette minute même, peut-être qu'elle la bat pour lui prendre l'argent que vous ne lui avez pas donné.

Aube étendit le bras pour repousser cette vision.

– Mettez-vous à la place d'Hermance, poursuivit l'impitoyable Gillette. Comment une paysanne avide et sans aucuns principes religieux n'aurait-elle pas envie de donner à l'enfant, au lieu de tartines beurrées qui lui reviendraient très cher, un grand nombre de taloches qui ne lui coûtent rien et lui procurent une détente salutaire?

Et Gillette se trémoussa comme si elle avait bonne envie de s'accorder sur l'heure, et aux dépens d'Hermance, la consolation qu'elle venait de mentionner.

– Je fais ce que je peux, dit Auberte avec douceur: je n'ai pas que Zoé, je m'occupe encore de l'asile.

– Oui, vous entrez en petite princesse imposante près des marmots bouche bée. On vous montre les plus sages, vous leur donnez un bonbon sans même embrasser les mieux lavés, et vous sortez au milieu de leurs révérences.

– Vous m'avez vue? s'écria Aube divertie et impatientée par l'exactitude du tableau. Mais mes vieilles à qui je fais l'aumône…

– La vieille Catherine, par exemple, dans la hutte malsaine de laquelle je gage bien que vous n'êtes jamais allée.

– Olge ne passerait pas dans le chemin qui conduit chez Catherine.

– Et c'est là ce qui vous arrête?

Elle considéra les petits pieds idéalement chaussés, étendus languissants sur l'herbe et qui semblaient si peu faits vraiment pour de rudes sentiers, et elle s'adoucit pendant qu'Auberte se contraignait à dire:

– Vous ne savez comme c'est difficile d'aider les gens.

A qui le dites-vous? fit Gillette qui, cette fois, se remit à rire. Ne sommes-nous pas menacés de mort en ce moment, parce que le patriarche veut donner de l'ouvrage aux hommes de la montagne? Oui, de mort, ne vous bouleversez pas, dit-elle, riant toujours. Le patriarche a le projet d'établir une scierie qu'il dirigera lui-même. Rien ne lui sera plus aisé puisqu'il était ingénieur de la grande maison Devaine. Mais ce plan heurte les principes de certain pêcheur braconnier qui se croit des droits exorbitants sur la rivière dont le patriarche utilisera les eaux, et nous voilà toute la dynastie Jaux sur les bras.

– Oh! les Jaux, fit Aube, prenez garde! ce sont des gens très dangereux; ils se sont retranchés derrière le grand ravin où personne ne peut les poursuivre. Ils forment une sorte de clan à demi-sauvage, on ne les voit jamais; il n'y a guère que le chef Gédéon qui vienne à Mirieux vendre le produit de leur pêche et des corbeilles que font les femmes: mais ils ont si mauvaise réputation, que personne ne leur achète.

– C'est peut-être pour cela, dit irrévérencieusement Gillette, qu'ils sont contraints de braconner. En tout cas, Gédéon nous a fait déclarer la guerre par l'intermédiaire d'un garde; puis il est venu lui-même. Edmée et moi étions là.

– Vous n'êtes pas mortes de peur?

– Quelle poltronne vous faites! Que nous peuvent ces pauvres gens?

– Il faudrait vous défendre, le faire mettre en prison.

– En prison? ah! mais non. Nous nous préparons bravement à la lutte. Cet homme protège sa rivière, il ne veut pas que nous troublions les écrevisses et les truites qu'il considère comme sa propriété. C'est à nous de le mettre en déroute, ou de le convaincre.

Auberte, tout à tour indignée et confondue, mais vivement intéressée, ne songeait point à partir, non plus que Gillette.

– Je crois, conclut celle-ci, que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque, mais que vous éparpillez vos efforts; c'est comme une poignée de grains que vous sèmeriez à fleur de terre dans un vaste champ; ils produiraient des épis trop débiles et trop clairsemés pour jamais faire une bonne gerbe.

– Comment apprendrai-je à semer comme vous?

– Oh! il faudrait mon frère Hugues pour vous répondre.

Une gravité singulière se répandit en Gillette, transformant la jeune fille espiègle en une femme réfléchie qu'Aube ne connaissait encore pas.

– Je sais seulement, acheva Gillette, qu'on doit faire aux pauvres du bien moral et matériel, du bien tangible et durable: donner des secours réels, solides, atteindre les âmes et les corps; ne pas se rebuter, ne pas asservir les gens qu'on aide, mais les aider toujours au nom de Celui qui nous apprit à aimer les pauvres.

Auberte soupira: Je n'ai pas assez pensé à ces choses.

– Et vous avez cependant pensé beaucoup. Ah! mon père a bien raison de vous appeler mangeuse de lotus… Il ne veut pas dire que vous ayez absorbé le fameux lotus du trésor de Menaudru, mais que vous aimez à vivre dans les nuages; vous savez que le lotus est la fleur symbolique de l'oubli et du rêve.

Au mot de trésor, Aube avait tourné la tête par un mouvement d'alarme vers la maisonnette fermée, comme murée, qui les dominait du haut de son talus vert et bornait la route par un de ses côtés, sa façade regardant à gauche dans un verger.

– Oui, dit Gillette, je sais: c'est là que demeure la fameuse demoiselle Anne de Mareux; mais je compte sur vous pour me compléter son histoire. C'est une histoire romanesque qui est si bien de votre ressort, que je gage que vous la savez par coeur dans ses plus invraisemblables détails. Je ne vous laisserai pas partir sans que vous m'ayez tout dit. Il est probable que nous ne nous parlerons plus, autant profiter de cette rencontre.

Mais comme Aube, inquiète, regardait toujours la maison au profil morose:

– Rassurez-vous, dit Gillette, il n'y a personne. Tenez.

Et elle s'en alla secouer la petite porte basse de bois plein, percée un peu en avant de la maison dans le mur du clos.

– J'entrerai même pour mieux vous convaincre. J'ai sur moi la clef d'une serre, cela suffira. Je me suis aperçue que, dans ce cher pays que j'aime déjà de tout mon coeur, malgré vous, il existait un unique modèle de clef. Chacun, cultivateur ou vieille demoiselle, – il me paraît que cette dernière catégorie abonde à Mirieux, – possède une clef énorme; chacun a la même et ferme sa porte avec une admirable conviction de sécurité, à moins qu'on ne glisse l'ustensile sous la porte, par le trou qui sert à faire passer le chat. Et en y regardant bien…

Elle se pencha pour explorer la "chatière" qui, suivant l'usage local, s'arrondissait comme une lune ténébreuse au bas de la porte. Mais Aube rappela Gillette.

– Je crois, dit-elle, que Mlle Anne est absente.

Gillette vint se rasseoir.

– Je connais en effet cette histoire, poursuivit Auberte, et je vous la raconterai comme me l'a souvent dite Jeanne. Il y a longtemps, bien longtemps, quand le monde était plus jeune, les vieux rois qui avaient bâti Menaudru avaient amassé là un riche trésor dont il restait, au moment de la Révolution, encore bien des merveilles. Je vois qu'on vous a parlé du lotus, un joyau venu d'Egypte par des voies mystérieuses, prétendent les uns, mais qui, disent les autres, représente simplement notre colchique comtois, qui est une ravissante fleur. Le lotus avait une monture de fer, des pétales de saphir et des pistils de diamant. Ce lotus, ce lotus… dit-elle doucement, rêveusement, comme si elle voyait s'épanouir devant elle la fleur miraculeuse qui avait hanté ses rêves.

– Et, avec le lotus, restaient maints bijoux splendides dont le moindre valait une fortune. Sous la Révolution, le château fut envahi, mis à sac, et le trésor disparut.

Auberte se tut, et ce fut Gillette qui continua:

– Mais, pendant le dernier assaut qui fut livré à l'improviste dans la nuit, Mme de Mareux, la soeur du châtelain, parvint à sortir de Menaudru; le vieil intendant qui l'accompagnait fut tué près de la chapelle, Mme de Mareux s'échappa, emportant un gros sachet de peau d'Espagne. Elle et son sachet gagnèrent l'Ecosse, où elle vécut avec son jeune fils, car elle était veuve. Elle revint en France à la Restauration avec ce fils et l'enfant de celui-ci; mais du trésor, il ne fut plus jamais question: elle nia l'avoir emporté et dit que l'intendant en avait eu seul le secret. En vain son frère, rentré en maître à Menaudru, l'interrogea-t-il avec des menaces: on apprit qu'elle avait vendu à des Juifs d'Angleterre des bijoux de grand prix dont on ne put retrouver les traces. Son fils et son petit-fils vécurent largement à l'étranger et l'on entendit plus parler d'eux jusqu'au jour où Mlle Anne, la fille du dernier Mareux, vint s'établir ici après la mort de son père, dont elle voulait sans doute réhabiliter la mémoire. Mais il paraît qu'à Mirieux, les vieilles histoires conservent leur fraîcheur. Le souvenir du lotus n'est pas aussi oublié qu'on pourrait le croire, une souillure mal définie s'attache au nom de Mareux: Mlle Anne n'a rencontré ici que froideur et presque mépris.

– Et pourtant, dit Auberte, elle est pauvre.

– Elle le paraît, fit Gillette, mais j'ai bien peur que ce soit elle qui nous dépouille de ce qui reste du trésor. Son père était joueur, dit(on; il a dû dissiper; mais ils ont gardé les bijoux compromettants ou d'un placement difficile.

– J'en ai peur aussi, dit Aube comme à regret.

Les deux jeunes filles relevèrent la tête; il y eut une sorte de glissement derrière la haie dont les longues branches flexibles ondulèrent. Aube murmura avec remords:

– Elle était là et nous a entendues…

Elles restèrent longtemps silencieuses; puis la voix d'Aube s'éleva de nouveau, lente et douce:

– J'aime mieux l'autre fin que Jeanne donne à la légende, et qui est peut-être la bonne. Le trésor est enfoui sous terre; et le lotus de Menaudru refleurira quand il sera découvert par une main assez innocente; et qui le trouvera y perdra son bonheur. On dit que ma grand'tante Auberte est morte après l'avoir cherché. Je me demande quelquefois si…

Elle s'arrêta, un doigt levé, dans une attitude un peu mystérieuse, dans l'ombre des arbres qui tombait sur son visage.

– Il me semble que je voudrais retrouver ce lotus…

– Cette fleur malfaisante? dit Gillette en se secouant.

Quel enfantillage! ma princesse de Menaudru, vous en remontreriez à nos babies. Mon Dieu, le soleil baisse, comme le temps s'est envolé… Enfin nous ne recommencerons pas de si tôt, c'est certain. Qu'est devenue Camille? Elle serait perchée sur l'un de ces arbres à nous épier que cela ne m'étonnerait pas. Méfiez-vous de Cam. C'est un malin singe, et elle ne s'est pas réconciliée avec vous. Pour moi, j'espère que vous ne m'en voulez plus. J'ai une grande contrition de ce que je vous ai fait… et de ce que je vous ai dit le premier jour. Je ne pensais pas moitié des méchancetés que je vous débitais, mais le vent de Menaudru m'avait un peu grisée. Vous aviez un air si bon que ça m'exaspérait; je ne voulais pas m'attendrir.

Tout cela vous est bien égal, nous ne sommes plus destinées à nous revoir. C'est fini, n'est-ce pas?

Aube fit un signe affirmatif, tout mélancolique.

– Je me sauve; Hugues va peut-être passer la soirée chez nous. Il fera de la musique avec Stéphanie, piano et violon: c'est lui le violoniste. Alors, adieu, et sans rancune. Moi, je commence à vous pardonner.

Les deux jeunes filles se séparèrent.

Aube rentra par une allée toute garnie d'aiguilles de pin.

Oui, tout était dit: elle ne reverrait plus Gillette ni aucun des Droy; ils lui avaient fait des excuses, elle serait désormais à l'abri de leurs coups. Tout était bien dit, il n'y avait plus de rapprochement possible entre eux, puisqu'ils n'essayeraient même plus de lui nuire. Certes, elle s'en réjouissait; mais, tout en marchant sur Menaudru, elle pensa avec une sorte de consolation que Cam, tout au moins, ne lui avait pas pardonné.

L'après-midi finissait. Mme de Menaudru, assise à sa place habituelle près d'une porte-fenêtre du salon, tenait sa tapisserie. Aube entra, et en même temps qu'elle, comme amenée par la jeune fille, parut une onde d'or pourprée qu'envoya le couchant.

Aube ne prit point sa chaise haut perchée sur des pieds grêles, elle fit glisser sans bruit près de sa mère un large tabouret carré. Elle s'assit sur ce siège bas qui la mettait au niveau des genoux maternels, et elle demeura les mains croisées sur la jupe de la Comtesse, les lèvres un peu entr'ouvertes sans rien dire.

– Eh bien, Aube? fit Mme de Menaudru cessant de tirer l'aiguille.

Elle regarda ce visage délicat, aux tons finement ambrés, qui se tournait vers elle avec une expression d'attente un peu inquiète. Pour la première fois depuis le début de sa courte vie, Aube fronçait soucieusement ses sourcils à la courbe grave, toujours sereine. Mme de Menaudru passa le bout du doigt sur cet arc sombre pour le détendre en répétant:

– Eh bien, Aube?

Aube dit alors de sa voix lente, musicale, dont chaque mot prenait à cette lenteur même un prix singulier:

– Maman, faisons-nous notre devoir?

– Enfant, quelle question! dit la mère sans sourire. J'espère que oui… du moins, nous essayons d'être justes les uns pour les autres, de vivre dignement.

– Ce n'est pas ce que je veux dire, notre devoir envers…

Elle hésita.

– Les pauvres. Croyez-vous!.. Croyez-vous que nous le remplissions chrétiennement, en vue de leur vie éternelle, et de la nôtre?

Elle parlait plus bas encore, elle s'était appuyée contre les genoux de sa mère et cachait son visage sur son bras replié.

– Croyez-vous que nos aumônes suffisent? qu'il ne faudrait pas donner plus de nous-mêmes et agir davantage? être différents envers tout le monde, même envers ceux qui ne sont pas pauvres? Ne pensez-vous point qu'en ne vivant pas assez, nous vivons encore trop pour nous?

Elle releva ses yeux troublés sur sa mère, mais un changement soudain se produisait dans la personne passive de la Comtesse; son visage se décomposa, devint d'une pâleur de cendre, elle dit avec une vivacité nerveuse qu'Auberte ne lui connaissait pas:

– Que voulez-vous de moi, que me veut-on encore? Je suis lasse, Aube, je ne peux pas faire plus, et nous faisons beaucoup déjà, plus que tant d'autres.

Son accent trahissait une souffrance, une angoisse véritables, la souffrance et l'angoisse d'une âme engourdie par l'esclavage, mais où subsistait une fibre vivante, sensible, qui vibrait éperdument avec une terreur maladive au contact d'Auberte. L'enfant pensa que c'était cette suite de longues années qui avaient ainsi ployé peu à peu sa mère, qui l'avaient réduite à cet asservissement mélancolique; et elle pensa aussi que le même laps de temps ferait d'elle la même chose et que ce serait peut-être mieux ainsi.

– Chère Aube, reprit doucement la Comtesse, je ne peux pas tenter davantage et je crois que c'est assez. Cela ne suffit-il plus à votre conscience?

Dans les yeux d'Aube, il y avait encore un doute qui ne demandait qu'à être dissipé.

– Vous êtes bonne, dit-elle se pressant de nouveau contre sa mère.

– Chère, n'êtes-vous pas heureuse? N'avons-nous pas fait tout ce qui était en notre pouvoir pour vous plaire?

– Si, oh! si, fit un peu tristement Auberte, vous êtes bonne, vous m'aimez.

– Oui, fit simplement la mère.

– C'est à cause de moi que vous habitez Menaudru, vous et mon père; si je n'étais plus là…

La Comtesse, muette, regarda désespérément autour d'elle.

– Vous partiriez, acheva Auberte, n'est-il pas vrai? Ah! vous m'aimez beaucoup puisque vous ne pourriez pas vivre ici sans moi. Savez-vous, si je mourais, vous donneriez le château à Laurent.

Mme de Menaudru lui mit la main sur les lèvres et murmura, mais d'une voix presque paisible:

– Vous vous marierez, Auberte, et votre mari aura Menaudru.

Aube secoua la tête.

– Vous avez déjà refusé deux ou trois partis que votre père et moi avions jugés acceptables quoique vous soyez encore jeune; mais nous désirons vous établir de bonne heure: ce jeune baron de Paux vous semble destiné. Vous vivriez ici avec nous, il serait notre second fils.

Aube s'était levée; sans une rougeur aux joues, elle dit en secouant toujours la tête avec douceur:

– Non, je ne marierai pas.

Et elle quitta la pièce.

Le soir, quand elle fut couchée dans son lit aux minces colonnes, – et, comme elle était fatiguée, elle se coucha avant la nuit tardive d'été, – elle pria Jeanne de laisser ses fenêtres ouvertes et elle demeura longtemps éveillée pendant que le crépuscule tiède et embaumé entrait dans sa chambre, avec des odeurs de sapin et de feuillage.

Tout était silencieux au château, et, dans la grande paix de Menaudru, elle entendait distinctement des bruits de voix monter d'une cour voisine. Cette cour était toute proche, mais une infranchissable barrière en séparait Auberte.

Il y avait entre Aube et les autres, sa vie et la vie des autres, un mur transparent, mais si froid, si épais, qu'elle ne pourrait jamais le franchir.

Son oreille percevait les ébats des jeunes Droy, jusqu'au son de leurs pas sur les feuilles tombées ou le sable. Ils devaient jouer aux raquettes: elle s'imaginait entendre le volant glisser dans les branches comme un être ailé, mystérieux. Une harmonie s'éleva, piano et violon unirent leurs accords qui n'interrompirent point le passage rythmé du volant dans les feuilles. Hugues jouait avec Stéphanie, les deux instruments se fondaient avec une rare perfection, le violon plus entraînant, le piano plus savant, tous deux aux sonorités nobles, à l'expression large. Et Aube, sans toutefois s'endormir, ne sentit plus dans sa couche la pesanteur lassée de son corps frêle; elle sombra dans un anéantissement bienheureux sous le souffle nocturne qui l'effleurait et qui, par instant, ramenait comme une vague légère, caressante, ses cheveux sur son visage immobile.

La Demoiselle au Bois Dormant

Подняться наверх